Dépistage du cancer du col utérin en Tunisie Rédigé par : Mohamed Hsairi - Professeur en Médecine Préventive – Institut National de la santé Publique Introduction Le cancer du col utérin représente en Tunisie le troisième cancer chez le sexe féminin, se plaçant derrière les cancers du sein et du colon. La stratégie de prévention adoptée actuellement en Tunisie repose sur le dépistage à l’aide du frottis cervical. Ce dépistage revêt une importance considérable ; c’est ainsi qu’il implique plusieurs institutions sanitaires des deux secteurs public et privé, soit 2302 structures appartenant au secteur public incluant les hôpitaux, les centres de santé de base et les cliniques de planification familiale, et 3159 structures du secteur privé incluant les cliniques et les cabinets de médecine générale, de gynéco-obstétrique et de carcinologie médicale et chirurgicale. Quant à la prise en charge des malades atteintes du cancer du col utérin, elle est assurée dans le secteur public par l’Institut de carcinologie Salah Azaiez à Tunis, et par les deux unités de carcinologie des hôpitaux universitaires de Sousse et de Sfax. Elle est assurée dans le secteur privé par deux cliniques spécialisées, par quatre centres de radiothérapie et certains gynécologues exerçant dans le secteur de libre pratique. Situation actuelle Un dépistage organisé suppose qu’il y ait une procédure d’invitation de la population cible pour bénéficier du dépistage, un système d’assurance qualité et un système de suivi et évaluation. Ainsi, en Tunisie, il n’existe pas un dépistage organisé au sens strict du terme. Il existe un dépistage individuel relativement codifié dans le secteur public, géré conjointement par l’Office National de la Famille et de la Population (ONFP) et la Direction des Soins de Santé de Base (DSSB) ciblant les femmes âgées entre 35 et 59 ans, et un dépistage individuel pratiqué dans le secteur privé, n’obéissant à aucun critère défini de sélection de la population cible, ou de choix de la périodicité. 1- Dépistage dans le secteur public Avant l’avènement du plan cancer 2006-2010, il y avait depuis l’année 2001 une ébauche de programme de dépistage du cancer du col utérin dans le secteur public, sans qu’il y ait toutefois une concertation claire entre l’ONFP et la DSSB quand à la stratégie à adopter et sans qu’il y ait une mobilisation des ressources nécessaires pour mener cette activité. Le plan cancer 2006-2010 a préconisé la périodicité tous les 5 ans1 pour les femmes âgées entre 35 et 59 ans, n’appartenant pas aux catégories à haut risque ; cellesci bénéficient d’un suivi plus rapproché (tous les trois ans quel que soit l’âge). Les femmes sont le plus souvent recrutées lors d’un recours aux soins. Le dépistage est pratiqué dans les hôpitaux (au nombre de 164), les 2058 centres de santé de base2 et les cliniques de planification familiale (51 centres de planning familial et de santé de la 1 Direction Générale de la Santé. Plan Cancer 2006-2010. Tunis, Ministère de la Santé Publique 2005. Ministère de la Santé Publique Tunisie 2011. Réseau de soins. http://www.santetunisie.rns.tn/msp/indicateur/infrastructure_n.asp 2 1 reproduction et 13 cliniques mobiles)3, et la lecture des lames des frottis est assurée par huit unités de cytologie, selon une sectorisation géographique de manière à couvrir toutes les régions du pays. Parmi les huit unités, cinq appartiennent à l’ONFP employant sept cytomorphologistes dédiés à la lecture des frottis cervicaux dans le cadre du dépistage qui sont supervisés par des médecins anatomopathologistes, et les trois restantes à des centres universitaires dans lesquels les cytomorphologistes assurent à la fois des activités de diagnostic et de dépistage3. - Couverture par le dépistage4 Le tableau 1 résume le taux de couverture par un frottis cervical des femmes éligibles âgées entre 35 et 59 ans, assuré par l’ONFP et la DSSB au cours de la période 20032008. Le taux de couverture est relativement faible, estimé à 14,3% (9,1% assurés par l’ONFP et 5,1% assurés par la DSSB). Tableau 1 : Couverture des femmes âgées entre 35 et 59 ans par au moins un frottis cervical. Activité de l’ONFP et la DSSB entre 2003 et 2008 ONFP DSSB Total Nombre Population Nombre Taux de Nombre Taux de de frottis éligible de frottis couverture de frottis* couverture 2003-2008 154684 9,1% 87039 5,1% 241723 1691,79747 * le nombre moyen annuel de frottis cervical assuré par la DSSB=19372 Taux de couverture 14,3% Cette faible couverture serait due à un manque de sensibilisation de la population cible, mais aussi à un manque de ressources humaines pour assurer la lecture des frottis. En effet, les besoins en cytomorphologistes pour atteindre une couverture de 60% s’élève à 52. Ce calcul a été fait sur la base de 240 jours ouvrables par an, avec en moyenne 20 lames à lire par jour et par chaque cytomorphologiste. Concernant le manque de sensibilisation des femmes quand au recours au dépistage, selon les données de l’enquête Multiple Indicators Cluster Survey 3 5, parmi les femmes âgées entre 35 et 59 ans qui ont été interrogées, il persiste 20% d’entre elles qui ne connaissent pas le cancer du col utérin. Cette proportion dépasse les 30% en milieu rural. D’autre part, uniquement 17,5% des femmes connaissent que le dépistage permet de détecter la maladie ; cette proportion est inférieure à 10% en milieu rural, au Nord Ouest au Sud Ouest et à Kairouan où elle est uniquement de 2.8%. Ces résultats illustrent le modeste niveau de connaissances des femmes concernant le dépistage du cancer du col utérin. A côté de cette faible couverture par le dépistage, il existe une certaine disparité régionale. 3 Office National de la Famille et de la Population 2011. Structure et moyens financiers. http://www.onfp.nat.tn/publish/content/article.asp?ID=34 4 Office National de la Famille et de la Population. Evaluation du programme de dépistage du cancer du col utérin en Tunisie. Rapport de Consultation 2010. 5 Office National de la Famille et de la Population. Enquête Multiple Indicators Cluster Survey 2006. Tunis, ONFP,2007. 2 - Contrôle de qualité4 Il n’existe aucun système de contrôle de qualité de l’activité de dépistage dans les centres de santé de base ainsi que dans les hôpitaux. Cependant, un contrôle de qualité existe dans les structures relevant de l’ONFP avec un contrôle systématique de 10 % des frottis négatifs, associé à un contrôle systématique des frottis anormaux identifiés par les cytotechniciens. En effet, l’ONFP dispose plus de moyens et bénéficie d’une autonomie financière lui permettant de procéder à un conventionnement avec des médecins des deux secteurs public et privé. . S’agissant de l’activité de dépistage assurée par l’ONFP, un système de suivi et évaluation a été mis en place. Les principaux indicateurs retenus sont relatifs à la mortalité , à la morbidité, au pourcentage de frottis inadéquats, à al proportion des cas positifs et au délai de réponse. Au cours de la période 2003-2008, 155 535 frottis ont été réalisés dont les trois quarts environ (71,4%) ont été lus. La proportion de frottis inadéquats était de 7,2%, sachant que selon les recommandations du groupe technique national en France, la proportion des frottis inadéquat ne devrait pas dépasser 2%6. La proportion de frottis anormaux est uniquement de 0,6%, sachant aussi que selon le groupe technique national, un indicateur qui se doit d’être stable et proche de 4 % 14. La proportion des anomalies de type ASC-US et ASC–H au cours de la période 20032008 était de 0,3%. Le taux de frottis codés ASC-US, correspondant à des atypies des cellules malpighiennes de signification indéterminée, est un reflet de la qualité du lecteur (il n’y a cependant pas de seuil de référence dans la classification de Bethesda 2001) puisqu’ils correspondent à des frottis pour lesquels l’anatomo-cytopathologiste ne peut/veut pas classer en LSIL ou plus alors qu’il y a des anomalies malpighiennes. Le délai d’information des femmes du résultat du frottis cervical est relativement allongé ; c’est ainsi qu’en 2008, 57.6% des femmes ont eu leur résultat au-delà de 4 semaines. Cet allongement du délai de communication du résultat à la femme, est une source d’angoisse ; il est par conséquent vivement recommandé d’œuvrer à raccourcir ou du moins à avertir à l’avance la femme du délai prévu de réponse. - Suivi des frottis anormaux Le protocole adopté pour le suivi des frottis anormaux est satisfaisant. Il propose l’application de l’arbre décisionnel figurant dans le guide de formation, inspirées des recommandations de l’ANAES7, tout en tenant compte des spécificités tunisiennes. Le problème se situe au niveau de la retro information, particulièrement dans les régions. En effet, à l’exception du centre de l’Ariana, qui constitue un centre modèle disposant d’un équipement adéquat et d’un médecin gynécologue à plein temps, ce qui lui permet d’assurer aisément le suivi des cas positifs, ce n’est pas le cas dans les autres régions. A Béja, le médecin gynécologue conventionné se limite à examiner les cas positifs du gouvernorat de Béjà (et non des autres gouvernorats). A Gabès, il n’existe pas de gynécologue et il n’existe pas aussi de colposcope. 6 Dr Nicolas Duport, Dr Ken Haguenoer, Dr Rosemary Ancelle-Park, Dr Juliette Bloch Dépistage organisé du cancer du col de l'utérus. Evaluation épidémiologique des quatre départements “pilotes” Institut national de Veille Sanitaire ,2008. 35p 7 Agence nationale d'accréditation et d'évaluation en santé. Conduite à tenir devant une patiente ayant un frottis cervico-utérin anormal. Actualisation. Recommandations pour la pratique clinique. Paris: Anaes; 2002. 3 - Prise en charge A défaut d’un système d’informations adéquat permettant d’assurer le suivi des femmes, nous ne disposons malheureusement pas de données sur la prise en charge des cas positifs. Les femmes sont soit adressées à l’hôpital, ou peuvent choisir d’être traitées dans le secteur de libre pratique. La retro information est rare et les femmes sont souvent perdues de vue. Dans tous les cas, avec l’avènement de la caisse nationale d’assurance maladie, les délais de prise en charge sont devenus relativement acceptables. Concernant les coûts du dépistage et de prise en charge, il n’existe pas de données disponibles permettant d’effectuer ce calcul. 2- Dépistage dans le secteur privé Il est utile de souligner que les frais de dépistage ne sont pas pris en charge par la sécurité sociale. Nous ne disposons malheureusement pas de données sur cette activité ; toutefois et selon quelques entretiens menés auprès de certains gynécologues de libre pratique, leur attitude vis-à-vis du dépistage du cancer du col utérin est très variable. Certains le font systématiquement à raison d’un frottis tous les trois ans ; d’autres le font d’une manière plus espacée. La classe d’âge ciblée n’est pas uniforme ; certains médecins le font même avant l’âge de 25 ans. L’impact de cette stratégie sur l’incidence et la mortalité par cancer du col utérin est plus limité et le rapport coût-efficacité est moins bon8. Ce type de dépistage présente ainsi l’inconvénient majeur de s’adresser à des femmes qui, très souvent, n’appartiennent pas au groupe d’âge cible. Il est donc peu probable qu’elles présentent des lésions précancéreuses ou alors il s’agit de lésions de bas grade qui vont régresser spontanément9, 10. Les perspectives Un plan cancer pour la période 2010-2014 a été élaboré ; la même stratégie déjà adoptée dans le cadre du plan cancer 2006-2010 a été reconduite, tout en visant une meilleure couverture en prévoyant une mobilisation des ressources humaines, matérielles et financières nécessaires. C’est ainsi qu’un recrutement de 47 cytomporphologistes dédiés aux activités de dépistage, a été inscrit pour cette période 2010-2014. La stratégie adoptée prévoit aussi la mise en place d’un système de suivi et évaluation, un renforcement des activités de formation du personnel impliqué, ainsi que des activités de sensibilisation des femmes. Cette activité de sensibilisation sera plus diversifiée, en essayant de saisir toutes les opportunités : sensibilisation par le biais du personnel soignant, en milieu du travail, utilisation de certains groupes d’influence tels que les comités féminins. 8 Hakama M. Screening for cervical cancer: experience of the Nordic countries. En: Franco E, Monsonego J, eds. New Developments in Cervical Cancer Screening and Prevention. Londres: Blackwell Science Ltd; 1997:190-199. 9 Chirenje ZM, Rusakaniko S, Kirumbi L, et al. Situation analysis for cervical cancer diagnosis and treatment in east, central and southern African countries. Bulletin of the World Health Organization. 2001;79(2):127–132. 10 Miller AB. Cervical Cancer Screening Programmes: Managerial Guidelines. Ginebra: OMS; 1992. 4 - - L’accent est mis aussi sur le contrôle de qualité à tous les niveaux ; dans ce cadre il été recommandé d’ajouter certains indicateurs reflétant la qualité ; il s’agit : du pourcentage de frottis positifs innocentés par un examen complémentaire : En effet, le frottis cervical est un test dont la spécificité n’est pas de 100 %, il est utile de calculer un indicateur permettant d’approcher le pourcentage de faux positifs. De la concordance cyto-histologique dont la finalité est de repérer la proportion de frottis positifs, suivis d’une histologie, qui ont permis de détecter une lésion histologique. Elle correspond au pourcentage d’histologies positives en fonction des anomalies cytologiques. Pour cet indicateur, une histologie est considérée positive à partir d’une CIN 2 soit : CIN 2, CIN 3, carcinome épidermoïde invasif, adénocarcinome in situ (AIS), adénocarcinome invasif. Il est à noter que les crédits prévus pour ce plan cancer 2010-2014 demeurent inscrits ; mais jusqu’à présent, ils n’ont pas été débloqués en raison d’une conjoncture politique particulière. Concernant le vaccin contre l’HP, son introduction dans le programme élargi de vaccination n’est pas inscrite, principalement à cause de son coût jugé excessif. Conclusion Le dépistage du cancer du col utérin en Tunisie souffre de beaucoup d’insuffisances, tant au niveau de l’organisation, qu’au niveau du financement avec l’absence de prise en charge de cette prestation par le sécurité sociale, ainsi qu’à une faible mobilisation des ressources nécessaires pour pouvoir atteindre un niveau de couverture et une qualité satisfaisants. Les principaux freins pour une promotion de cette activité sont essentiellement liés à un manque de prise de conscience des professionnels de l’intérêt de ce dépistage, à un défaut d’une volonté politique concrète pour appuyer ce programme et mobiliser les ressources nécessaires. Les débats scientifiques et politiques sont actuellement focalisés davantage sur le dépistage du cancer du sein, au détriment du dépistage du cancer du col utérin relégué au second rang, pourtant plus facile à mettre en œuvre. D’autre part, il existe un manque d’information des femmes dans ce domaine qui freine le recours des femmes au dépistage. Il existe toutefois des opportunités pour développer ce dépistage ; les principaux leviers sont représentés principalement par une bonne accessibilité géographique aux centres de santé de base, par l’existence de l’ONFP qui a réussi le programme de planification familiale et qui dispose d’animatrices sociales dotées d’une bonne expérience pour la sensibilisation des femmes à l’intérêt de cette prestation. Enfin, l’existence de la caisse nationale d’assurance maladie devrait constituer une bonne opportunité pour promouvoir ce type de programmes. L’Organisation Mondiale de la Santé, particulièrement dans la région EMRO, qui a beaucoup contribué à la bonne marche de plusieurs programmes de prévention (programme de périnatalité, programme de lutte contre la tuberculose etc.) devrait jouer un rôle plus actif pour mieux guider les débats sur le dépistage des cancers féminins, en accordant plus de place au dépistage du cancer du col utérin, et en se prononçant clairement sur les stratégies adéquates du dépistage du cancer du sein dans les pays de la région à moyens limités et qui observent une taille tumorale relativement élevée. Références 1- Direction Générale de la Santé. Plan Cancer 2006-2010. Tunis, Ministère de la Santé Publique 2005. 2- Ministère de la Santé Publique Tunisie 2011. Réseau de soins. http://www.santetunisie.rns.tn/msp/indicateur/infrastructure_n.asp 5 3- Office National de la Famille et de la Population 2011. Structure et moyens financiers. http://www.onfp.nat.tn/publish/content/article.asp?ID=34 4- Office National de la Famille et de la Population. Evaluation du programme de dépistage du cancer du col utérin en Tunisie. Rapport de Consultation 2010. 5- Office National de la Famille et de la Population. Enquête Multiple Indicators Cluster Survey 2006. Tunis, ONFP,2007. 6- Dr Nicolas Duport, Dr Ken Haguenoer, Dr Rosemary Ancelle-Park, Dr Juliette Bloch Dépistage organisé du cancer du col de l'utérus. Evaluation épidémiologique des quatre départements “pilotes” Institut national de Veille Sanitaire ,2008. 35p 7- Agence nationale d'accréditation et d'évaluation en santé. Conduite à tenir devant une patiente ayant un frottis cervico-utérin anormal. Actualisation. Recommandations pour la pratique clinique. Paris: Anaes; 2002. 8- Hakama M. Screening for cervical cancer: experience of the Nordic countries. En: Franco E, Monsonego J, eds. New Developments in Cervical Cancer Screening and Prevention. Londres: Blackwell Science Ltd; 1997:190-199. 9- Chirenje ZM, Rusakaniko S, Kirumbi L, et al. Situation analysis for cervical cancer diagnosis and treatment in east, central and southern African countries. Bulletin of the World Health Organization. 2001;79(2):127–132. 10- Miller AB. Cervical Cancer Screening Programmes: Managerial Guidelines. Ginebra: OMS; 1992. 6