Analyse croisée entre usage des TIC et structure d’usage pour l’activité professionnelle : le rôle du bricolage Résumé Dans le contexte de la mise en pratique de TIC, les acteurs « bricolent » souvent un usage prescrit de façon à ce que ce dernier soit efficace en fonction de l’objectif qu’on lui aura assigné. On fait ici appel à la notion de bricolage comme phase de l’appropriation. De ce fait, l’appropriation est réalisée mais détournée en fonction la relation existant entre les usages des TIC (pour une activité professionnelle) et les structures d’usages (entreprises). Abstract In the context of implementation of TIC, the actors often arrange or “bricolent” a prescribed use according to the objective assigned. Here, the concept of “bricolage” is considered like phase of the appropriation. So the appropriation is achieved but diverted in function of the relation existing between the uses of the TIC and the structures of uses. Mots clés : uses of TIC, appropriation, bricolage, structurationnism -1- Introduction La mise en œuvre de TIC au sein des organisations implique, les études empiriques l’ont souligné, de réfléchir à la démarche d’implémentation. Ce qui est en jeu, c’est l’utilisation efficace des TIC, du point de vue des utilisateurs comme du point de vue des organisations. Cette perspective s’inscrit dans la lignée des recherches menées sur l’informatisation des organisations et des échanges, suivant des doctrines économiques établies. Le développement du processus d’informatisation au cours des vingt dernières années, a généré ou révélé un certain nombre de changements profonds et structurels au sein des organisations, qui touchent aujourd’hui tout autant la vie interne des organisations, les relations entre les différents marchés et les pratiques des acteurs que la façon de réfléchir et de conceptualiser les phénomènes organisationnels et économiques. (Benghozi, 2002)1. L’emploi des TIC est un élément fondamental de l’efficacité des entreprises, la plupart du temps, notamment parce qu’elles améliorent les procédures de contrôle, développent la flexibilité des organisations, favorisent une mise en synergie de compétences spécifiques. Ce qui est pour nous central, c’est la nécessité de mettre en relation la structure et la dynamique dans lesquelles s’insèrent les TIC et l’action entreprise par l’individu. Nous ne voulons pas ici proposer une revue de la littérature exhaustive sur la dimension dialectique entre structure organisationnelle et mise en œuvre des TIC (à l’instar de nombreux chercheurs depuis une vingtaine d’années, notamment ceux issus du courant structurationniste), mais nous nous focalisations sur la 1 Benghozi P. J. 2002, "Technologie et organisation : le hasard et la nécessité", Annales des Télécommunications, mars-avril, pp. 289-305. -2- compréhension du rôle de la structure (notamment dans ce qu’elle suppose de liberté « donnée » aux acteurs pour s’approprier un dispositif sociotechnique) dans la mise en œuvre réussie (c'est-à-dire efficace) de TIC au sein d’une organisation. A cette fin, nous reprenons pour partie, la littérature structurationniste : elle nous permet de comprendre (notamment au travers des apports de certains auteurs comme de Sanctis, Poole ou Orlikowski) comment la structuration d’une activité permet aux acteurs d’avoir une autonomie de « bricolage » des TIC qui semble nécessaire à l’appropriation du dispositif sociotechnique. Nous envisageons ainsi le bricolage comme une phase de l’appropriation des TIC pour les usagers. 1 Interactions entre structures d’activité professionnelle et pratiques sociales La réalité sociale de l’usage de TIC est duale dans le sens où elle mêle dimensions objectives et subjectives de l’acteur et du système. Ainsi que le citent Deltour & Vaast, 20002, « la structure et les propriétés institutionnelles des systèmes sociaux sont créés par l’action humaine et contribuent à former les futures actions humaines. Les structures sont produites et reproduites par interactions entre actions et structures ». Ainsi, la théorie de la structuration met en avant différents points clés essentiels à notre réflexion (Clark, Modgil & Modgil, 1990)3 : elle met en avant les pratiques sociales qui se trouvent au fondement de la constitution des individus et de la société. Les pratiques sociales sont mises en œuvre par des personnes informées qui ont une capacité d’autoréflexion dans l’interaction quotidienne. Elles ont ainsi une conscience (plus ou moins tacite) de ce qu’ils font (pratique) et de leur capacité à développer ces pratiques dans certaines 2 Deltour F, Vaast E, 2000, Quant technologie et organisation construisent un réseau d’échanges professionnels ; une étude de cas structurationniste, 5ième Colloque de l’AIM, 8-10 novembre 3 Clark J, Modgil C, Modgil S, 1990, Anthony Giddens : consensus and contreversy. In eds Anthony Giddens, Consensus & controversy, Falmer press, New york, p352. -3- circonstances. Celles-là sont stables dans le temps et l’espace et supposent une certaine répétition. Ainsi, en reproduisant des pratiques sociales issues de la vie en société, les acteurs établissent les règles et la structure des dispositifs de cette dernière. Ainsi, la structure est dépendante de l’activité. C’est en même temps le moyen et le résultat d’un processus de structuration que Giddens nomme double herméneutique « we create society at the same time as we are created by it 4». Ainsi, les interactions entre structure et acteurs revêtent plusieurs dimensions : celle de la communication interpersonnelle qui permet à chacun de donner du sens aux actions. Celle du pouvoir qui, par utilisation de moyens matériels ou non, autorise la production et la reproduction de structure de domination lors des interactions. Celle des valeurs qui permettent aux acteurs de contrôler et sanctionner leurs actions en fonction de normes de valeurs. S’appuyant sur la pertinence à mettre en relation la structure dans laquelle s’insère l’activité et l’activité proprement dite, la théorie de la structuration est aujourd’hui employée plus fréquemment pour étudier les rapports entre les TIC, l’action et la structure sociale (De Sanctis & Poole, 1994) 5. A travers le prisme du structurationnisme, les TIC et les systèmes d’information de façon plus générale (S.I.) sont considérés et conceptualisés comme le produit des actions humaines ; ces dernières sont renouvelées et contraignent autant qu’elles permettent de telles productions. Dans cette perspective, Mayère (2003) 6 affirme que « plutôt que de théoriser la conception et l’usage comme des moments déconnectés ou des 4 Giddens A., 1984, The constitution of society: outline of the theory of structuration, Berkerley, University of California Press. 5 De Sanctis G., Poole M.S., 1994, Capturing the complexity in advanced technology use: adaptive theory. Ed Science The institute of management. Vol 5 Organization science, p121-147. 6 Mayere A., 2003, Rationalisation de la communication et organisations contemporaines : le cas de projets d’implantations de projets PGI/ERP, in Communication et Organisation, Ed Université M. Montaigne, Bordeaux. -4- étapes distinctes dans le « cycle de vie » d’une technologie, le modèle structurationniste de la technologie considère les artefacts techniques comme potentiellement modifiables tout au long de leur existence ». Dans le même ordre d’idée, de Vaujany (2000)7, dans son travail pour classifier les technologies, explique « qu’afin d’évaluer l’usage des technologies de l’information et de la communication, les structurationnistes s’appuient sur un postulat managérial plus ou moins explicité, qui justifie (…) l’insertion d’un modèle sociologique au sein des sciences de gestion. Ce postulat (…) suppose que l’intéressant pour les gestionnaires est de comprendre comment les usages d’un outil peuvent glisser d’une fonction de reproduction de mode de fonctionnements existants, à une fonction de production de nouveaux modes de fonctionnement. Cette émergence d’une innovation sociale à l’usage, est une préoccupation centrale pour le courant structurationniste ». 2 Le bricolage au cœur des pratiques et des usages des TIC Dans cette perspective, si l’on écoute attentivement les remarques des utilisateurs des TIC, notamment en entreprise, on entend régulièrement les phrases suivantes : « j’ai bricolé mon ordinateur pour avoir cette requête », ou encore « j’ai bricolé sur l’ERP parce que je ne me souvenais pas comment on faisait », ou également « en bricolant le logiciel, tu pourrais faire la même chose que moi ». De même, les MOA (maîtres d’ouvrages) ou les informaticiens des SI en entreprise reprennent à leur compte ce langage : « mais qu’est-ce que tu as encore bricolé pour que ça ne marche pas ? », « je vais te bricoler un accès » ou encore « de toute façon, vous 7 De Vaujany FX, 2000, Technologies perturbatrice, technologie neutre et technologie régénérante : construction et approfondissement de trois archétypes technologiques, 5ième Colloque de l’AIM, 8-10 Novembre. -5- bricolez tous vos ordinateurs et nous on vient pour éteindre le feu ». A la lecture de ces propos, force est de constater que le terme de bricolage semble d’une part fréquemment utilisé (en tant que pratique) dans les structures d’activité professionnelle, d’autre part se rapporte à une action que l’on n’attendait pas, c’est-à-dire qui n’est pas prévue dans les usages initiaux, mais que l’on sait existante. 2.1 La notion de bricolage Nous insistons ici sur le fait que le terme de bricolage ne s’emploie pas uniquement dans le contexte d’usages de nouvelles technologies. Ainsi, Von Hippel a travaillé sur un groupe d’acteur « user/self-manufacturers » et montre, à partir d’enquêtes dans des domaines industriels diverses, que, selon les marchés, 10 à 40% des utilisateurs refaçonnent ou bricolent à leur façon les produits qu’ils achètent. Les acteurs de l’innovation dans ce cas, ne sont donc pas nécessairement technophiles. Ce qui constitue ce groupe d’acteur comme usager des TIC, c’est avant tout le souci pratique et concret de trouver par soi-même et avec ses propres moyens des solutions adaptées à ses besoins. Pour avoir une lecture plus complète de la notion de bricolage dans son acception la plus quotidienne, cette dernière est définie par l’action, l’habitude, et la réparation. D’une façon très banale, il s’agit « d’action, d’habitude de bricoler » puis de « réparation faite tant bien que mal 8». Cette définition souligne d’abord ce que fait quelqu’un et par quoi il réalise une intention. Il y a donc ici l’idée 8 Définition du Petit Larousse, 1988. -6- essentielle de se proposer un certain but. La réalisation de ce dernier implique, de façon sous jacente, la volonté de réalisation. Ensuite, cette définition met l’accent sur une manière de se comporter, d’agir, individuellement, de façon répétée. Le point important concerne ici l’action individuelle de façon réitérée. Il s’agit de reproduire une façon de faire. Enfin, le dernier point de cette définition souligne un travail qui consiste à remettre en bon état. Cela sous entend que l’état initial n’est plus optimal, n’est plus (n’est pas ?) conforme à ce qu’il devrait être. Ainsi, rapporter à la perspective d’usage des TIC, la notion de bricolage met en avant plusieurs éléments fondamentaux que l’on peut regrouper de la façon suivante : il s’agit de la volonté, individuelle et réitérée, de rendre conforme à ce qu’il devrait être (objectif), l’usage d’un dispositif technique. Si l’on essaie de regarder la notion de bricolage en mettant de coté une perspective utilitariste des Tic, on peut également voir le bricolage à travers son acception originelle présentée par Lévi-strauss (1962)9. Ce dernier présente cette idée comme la science du concret (titre de son chapitre premier). Selon lui, les premiers hommes ou les peuples sauvages relèvent « d’une pensée première » qui traduit une intelligence pratique. Il y a là la faculté de connaître et de comprendre l’action, de transformer la réalité extérieure par la volonté humaine. Pour l’auteur, l’intelligence de ces peuples se traduit par « un souci d’observation exhaustive et d’inventaire systématique des rapports et des liaisons » des objets du monde qui les entoure. Lévi-Strauss, au travers de ce mode de pensée qu’il nomme 9 Lévi-strauss C, 1962, La pensée sauvage, Paris, Plon. -7- « pensée première », souligne « une forme d’activité subsistant parmi nous qui, sur un plan technique, permet de concevoir ce qu’est, sur le plan de la spéculation ». C’est ainsi qu’il définit le bricolage. Cette notion de bricolage a été également utilisée par Ciborra qui a analysé le fossé existant entre la théorie de l’usage des TIC et la pratique du développement de ces dernières (Ciborra, 2004b) 10. Un écueil essentiel pour lui est celui de vouloir mettre en œuvre des TIC en faisant abstraction de l’intuition de l’empathie développées par les usagers, êtres humains par essences (Ciborra 2004a) 11. Les situations réelles d’usage suppose de prendre en compte ce qu’il appelle (selon les mots de Levi-Strauss) des pratiques d’improvisation et de débrouillage, c'est-à-dire de bricolage. C’est selon lui, une véritable stratégie de création (en l’occurrence, il parle dans ce cas précisément de la pratique du design de systèmes d’information) est d’utiliser le bricolage comme modèle pour développer la créativité des développeurs, pour trouver des solutions et résoudre des problèmes. On est ici dans l’optique de création d’outils adaptés à une structure. Mais le problème se pose également dans une perspective d’appropriation et donc d’usage après la mise en œuvre des TIC. 2.2 Vers l’appropriation des TIC au sein des structures d’activité Nous retrouvons dans les éléments de définition de Lévi-strauss l’idée d’action, de volonté et de transformation d’un objet. Néanmoins, cet auteur ajoute deux facteurs essentiels au bricolage : le premier fait référence à l’idée de faire « avec 10 Ciborra C, 2004, Bricolage, heuristics, serendipity, and make-do, in The Social Study of Information and Communication Technology: innovation, actors and contexts, Oxford University Press , p.19 11 Ciborra C, 2004, Problem solving, in The Social Study of Information and Communication Technology: innovation, actors and contexts, Oxford University Press, p 25. -8- les moyens du bord ». Le second souligne l’idée de stock. Il parle « d’un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais le résultat contingent de toutes occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock ou de l’entretenir avec les résidus de construction et de destruction antérieurs12 ». Cette vision du bricolage suppose que ce dernier utilise tout ce qui peut servir pour arriver à une fin. Il implique donc également une très bonne connaissance des éléments du stock qui serviront de moyens d’atteindre son objectif. Au-delà de la définition, il y a derrière la notion de bricolage, trois présupposés essentiels : - le premier consiste à dire qu’il y a des chaînes de liaisons entre toutes les choses. On se retrouve ici dans une vision très systémique du monde où une relation est possible entre chaque élément du système (qu’est le monde). Ces relations supposent également une absence de hiérarchisation entre les éléments du stock : il n’y a pas d’organisation des ces éléments entre eux, ainsi que l’expliquent Duymedjian et Ruling : « Non que les choses ne soient pas ordonnées, puisque la recherche d'un ordre dans l'univers est une constante humaine. Il s'agit plutôt ici de ne pas établir une supériorité par défaut entre les éléments constitutifs du monde. Elle conduit, par exemple, au refus d'une 12 Lévi-strauss C, 1962, La pensée sauvage, Paris, Plon, p.31 -9- relation technique oscillant entre technophobie et technophilie, admettant plus volontiers une dynamique de co-évolution homme-machine - 13». Le second présupposé repose sur la connaissance du monde et des relations entre objets. On souligne ici la nécessité d’appréhender un monde qui réunit une diversité d’éléments différents. Il s’agit donc ici de bien connaître les éléments qui constituent le stock. - Le dernier présupposé met l’accent sur l’action en soulignant que processus mène à un résultat. Le bricolage insiste sur la possibilité d’utiliser chaque élément de façon totalement libre et arbitraire, c’est-à-dire qui dépend de la seule volonté de l’auteur (et acteur). Le sens de ces présupposés est d’arriver à un mode efficace de faire sur la base d’une forme d’action spécifique qu’est l’improvisation, dans une logique d’accomplissement, d’atteinte d’objectif, via un processus d’appropriation. Ces présupposés permettent de caractériser la définition « de base » dont nous sommes partis. C’est-à-dire que la volonté individuelle et réitérée de transformer un objet (objectif à atteindre) implique de le faire de façon improvisée au travers d’éléments que l’on a à porter de mains, et qui vont en déterminer la propriété (c’est-à-dire le fait de se l’être approprié). Le bricolage met ainsi en avant « l’intelligence pratique » des acteurs, ce que les Grecs de l’antiquité appelaient la « métis ». Il s’agit bien de s’approprier un dispositif en fonction des éléments du contexte qui l’entoure, dans la perspective de le rendre conforme à l’objectif fixé. Dans cette optique, le bricolage peut servir 13 Duymedjian R., Ruling C.C., 2005, Le manager bricoleur : essai de construction d’une image légitime, in Moderniser la gestion des hommes, Editions liaisons sociales, Chapitre 7, Paris. - 10 - à comprendre les situations d’action, notamment professionnelles dans la mesure où ces dernières sont porteuses de sens au niveau de la relation organisation – acteur - contexte. Trois raisons à cela : - la première souligne l’obligation pour les acteurs en situation d’activité professionnelle d’innover pour rester efficaces. Face à un environnement social et économique peu prévisible où le contexte joue un rôle indéniable de pression sociale, les acteurs mettent en œuvre les moyens de gérer l’incertitude. Le bricolage est une réponse qui peut être rapide et efficiente parce qu’elle est basée sur l’improvisation et l’immédiateté. Le bricolage est donc un moyen d’action au sein de l’organisation. Nous reviendrons plus loin sur le lien avec les théories de l’action14 dans la mesure où ces dernières s’accordent d'abord pour fonder l’essentiel de leur position sur la dimension sociale de l’activité, puis sur le principe systémique d’interdépendance réciproque et de co-évolution dynamique entre sujets et objets (par exemple : rapport entre acteurs et technologies) et enfin, sur le rapport entre les humains et les environnements de façon adaptative dans le temps. - La seconde raisons part du principe que le bricolage, comme moyen de s’approprier des dispositifs organisationnels peut favoriser la mémoire organisationnelle. Celle-ci désigne l’ensemble des processus par lesquels les organisations traitent, conservent et réutilisent des informations. Les acteurs, en rendant propres à leurs utilisations, un dispositif, concourent à nourrir cette mémoire dont le rôle est central en termes de communication dans les processus de traitement de l’information au niveau collectif. La mémoire 14 Fisette D, Livet P, 1993, L’action mise en cause, Les théories de l’action aujourd’hui, PUF, Paris. - 11 - organisationnelle favoriserait ainsi la gestion des connaissances (knowledge management) en entreprise. Cette relation entre le bricolage et l’apprentissage comme canalisateur des connaissances développées au sein de l’entreprise est sous-jacente. En conférant une dimension sociale essentielle aux processus cognitifs régissant l’apprentissage, Vygotsky (notamment) a anticipé sur les récentes recherches étudiant les interactions sociales. Pour lui, " la vraie direction du développement ne va pas de l'individuel au social, mais du social à l'individuel " (Vygotsky, in Johsua et Dupin, 1993). La part confiée aux interactions est donc évidente et prend appui sur l’action et les processus communication en jeu au cours de l’action. - La troisième raison s’appuie sur le fait que le bricolage peut être utilisé comme notion cadrant la compréhension des usages en management des systèmes d’information dans la mesure où l’usage prescrit des dispositifs sociotechniques ne se révèle pas nécessairement être celui adopté par les utilisateurs. Cette idée, qui n’est pas récente, a été notamment développée par De Certeau (1990)15 et met en avant le lien existant entre usage prescrit et usage réel des dispositifs. Il insiste donc sur l’interaction entre acteur, dispositif et organisation comme moteur de l’action. Ainsi, les éléments explicatifs de l’appropriation et du bricolage doivent nous permettre de mieux cerner leur poids respectif dans la constitution des usages et des pratiques des TIC. 15 De Certeau M, 1990, L'invention du quotidien. 1. Arts de faire. Paris, Gallimard - 12 - Pour De Sanctis & Poole16 et Orlikowski17, il est clairement établi que la technologie est un artefact physique avec des propriétés matérielles. Sa conception et son usage sont socialement construits. Le rôle de la technologie est donc perçu sous l’angle de l’objet social et matériel. Néanmoins, des différences apparaissent ensuite : la perspective de recherche adoptée par De Sanctis & Poole (1994) (« Adaptative Structuration 18 ») est une application de la théorie de la structuration qui étudie l’interaction entre les types de structures inhérentes à la technologie (tels que la conçoivent les concepteurs) et des structures qui émergent de l’adoption de la technologie par les acteurs suite à leurs interactions avec la technologie. L’adaptation de la structure de la technologie par les acteurs de l’organisation apparaît ainsi comme un facteur clé dans le changement organisationnel. L’AST critique la vue technocentrée de l’utilisation de la technologie en soulignant la part essentielle des aspects sociaux. Les groupes et les organisations employant les TIC pour leur travail créent dynamiquement un rôle et une utilité spécifiques pour la technologie. Même si leur perception des usages n’est pas nécessairement celle des concepteurs. L’objectif des acteurs est de faire en sorte que les TIC soient utilisées de façon plus pertinente pour leurs activités. Dès lors, les usages peuvent changer considérablement (modalités, rythmes, adéquation, individualisation) selon les groupes sociaux et les acteurs. Leurs usages de la technologie influencent la manière dont elle est employée et par conséquent, en modifie l’efficacité. 16 De Sanctis G., Poole M.S., 1994, Capturing the complexity in advanced technology use: adaptive theory. Ed Science The institute of management. Vol 5 Organization science, p121-147 17 Orlikowski W.J., 1992, The duality of technology: rethinking the concept of technology in organisations. Organization science, vol 3, n°3, p 406. 18 Cette théorie est également appelée « Adaptative Structuration Theory » ou AST - 13 - AST est une approche viable pour étudier le rôle des technologies de l'information dans l’amélioration de l’efficacité des organisations. Elle examine le processus de changement organisationnel : d’une part, les types de structures qui sont envisagées lors de la conception des technologies et d’autre part les structures qui émergent réellement dans l'action humaine, au fur et à mesure que les gens agissent l'un sur l'autre avec ces technologies. Dans ce cadre, la structuration est le processus par lequel les groupes créent et maintiennent aussi un système social par l'élaboration des structures, qui sont les règles et les ressources fournies. Le choix des structures utilisées dépend donc de la façon dont les groupes s'approprient les structures fournies. A la lumière de la démarche structurationniste de De Sanctis & Poole, le bricolage, tel que nous l’avons défini plus avant peut alors être pensé comme la possibilité laissée aux acteurs de s’approprier la structure (sociotechnologique) fournie par l’organisation. Cette autonomie donnée ou prise pour transformer la structure de façon à la rendre efficace (c’est-à-dire conforme aux attentes des acteurs pour atteindre un but) est le gage de l’appropriation et donc, in fine, l’utilisation optimale des TIC. Le bricolage peut donc être considéré comme la possibilité que l’organisation donne ou laisse aux acteurs d’interagir avec la structure sociotechnologique. Ainsi, dans une visée plus managériale, il semble essentiel de ne pas refreiner toutes velléités de transformation de la technologie dans la mesure où cette dernière est bien le fruit de l’interaction entre l’acteur et le dispositif : son efficacité d’usage dépendrait donc des modifications, des améliorations, que la technologie « subit » de la part des acteurs de telle sorte qu’elle devient le produit d’un arrangement tacite entre l’organisation et l’acteur. - 14 - D’un point de vue légèrement différent mais complémentaire quant au rôle joué par la technologie dans les organisations, Orlikowski (1992) appréhende le rôle de la technologie dans l’organisation à travers ses interactions avec les acteurs. Elle emprunte à la théorie de la structuration de Giddens et applique sa critique de la dualité de la structure à la technologie : « The duality of technology identifies prior views of technology - as either objective force or as socially constructed product - as a false dichotomy». Elle souligne l'impératif technologique, stratégique, et la technologie comme facteur de déclenchement, et prend en compte l'importance de la signification, de la puissance, des normes, et de la flexibilité interprétative dans la théorie de structuration. Dans son modèle, la technologie, les acteurs, et les organisations interagissent : des acteurs reinventent la technologie, pas simplement dans le procédé manifestement créateur de développement de systèmes mais également par le processus de l'appropriation (technologie comme produit d'action humaine). Dès lors, la manière dont les acteurs utilisent les fonctionnalités de la technologie permet de définir cette technologie par rapport au contexte d'organisation. On notera qu’en outre, les utilisateurs d'une ressource technologique modifient fréquemment les dispositifs et les fonctionnalités de celle-ci pour pouvoir opérer des arrangements qui leur permettent de réaliser l’activité de façon de plus en plus efficace. On remarque que, même si la technologie est définie par les acteurs, elle sert également à guider la future action. Ainsi l'action humaine assistée par la technologie, est également contrainte par le contexte d'organisation. Les normes sociales, les structures d’organisation fournissent les directives pour l'action. Ce modèle souligne la nature « récursive », voire circulaire, des influences entre acteurs – organisations - technologie. - 15 - Par ailleurs, pour Orlikowski (2000) 19, l’« objectif de pratique » permet d'examiner comment les individus, lorsqu'ils interagissent les uns sur les autres avec une technologie, de manière continue, déterminent les structures qui forment l’utilisation et l’usage émergents et située de la technologie utilisée. En outre, Orlikowski (1996)20 propose aussi que le changement soit envisagé comme une improvisation continue par des acteurs - un processus qui n'est pas lié à un instant spécifique ou à un endroit donné et peut se produire inconsciemment. Elle a appelé cette théorie la « perspective située du changement ». La technologie y est vue comme un ensemble de contraintes, qui forme l'action humaine et est formé par elle. Eléments de conclusion Par rapport à notre problématique, cette approche du structurationnisme nous permet de mettre l’accent sur deux points essentiels (outre le fait qu’elle reprend pour partie la visée de De Sanctis & Poole concernant le fait que les utilisateurs d'une ressource technologique modifient fréquemment les dispositifs et les fonctionnalités de celle-ci pour opérer des arrangements qui leur permettent de réaliser l’activité de façon plus efficace) : le premier souligne l’importance de modifier la technologie (dans ses fonctionnalités) en fonction du contexte d’action collectif. Il y a ici l’idée essentielle pour nous de déterminant de l’action en fonction des éléments du contexte externe et interne, notamment en termes de groupe social : l’utilisation en situation fait qu’une technologie est différente selon les groupes sociaux dans lesquels elle est inscrite. Sa transformation (le bricolage 19 Orlikowski W. J., 2000, Using technology and constituting structures: a practice lens for studying technology in organizations. Organization Science, pp404-428 20 Orlikowski W.J., 1996, Improvazing organizational transformation overtime : a situated change perspective. Information System research, vol 7, n°1. - 16 - qui l’affecte) répond à une appropriation différente selon les structures sociales. En se plaçant du point de vue des concepteurs, et non plus des usagers, (mais cela concourt à conforter notre hypothèse), Ciborra propose la notion « d’hospitalité » pour développer des systèmes d’information. L’hospitalité est avant tout comprise comme la possibilité d’accueillir un étranger chez soi. Transposer aux TIC, l’hospitalité implique que l’utilisateur final a la possibilité de « s’inviter » au sein du dispositif technique. Si ce dernier doit suivre les règles de l’hôte (le dispositif technique) il n’est pas obligé de se soumettre à sa culture. Ciborra part ici du principe que l’usager est étranger car les concepteurs des TIC ne peuvent pas prévoir le comportement des personnes dans leur totalité, dans la mesure où ces dernières ont des comportements évolutifs, et qu’on ne peut qu’imaginer les besoins futurs et les caractéristiques basiques propres à la majorité des usagers. Il faut donc autoriser l’étranger (l’usager) à une certaine marge de manœuvre au cours de l’usage. En d’autres mots, le bricolage comme phase d’appropriation des TIC (dans le sens de la possibilité permise par l’organisation, de bricoler) peut permettre, pour un acteur individuel, d’améliorer son utilisation et de devenir par la suite porteur d’usage social. Le second élément met l’accent sur la nécessité de considérer l’action humaine (ce qu’est le bricolage) au regard du contexte dans lequel elle se trouve. Le bricolage correspond donc à une action située qui ne prend sens qu’au travers des différents éléments du système organisationnel complexe qui motive sa mise en œuvre. Le bricolage des TIC pour une meilleure appropriation trouve ainsi sa signification d’efficacité dans le contexte qui la légitime. - 17 - Au regard des ces approches structurationnistes des TIC et de précédents travaux sur l’usage des TIC au sein des réseaux d’acteurs professionnels (Comtet, 1999) 21, nous soulignons une fois encore la nécessité pour la compréhension des problématiques organisationnelles actuelles de prendre en compte les théories de l’action. Dans l’approfondissement d'un objet d’étude centré sur l’interaction sociale, les théories de l'action viennent compléter l'étayage théorique structurationniste par rapport à l’appropriation et aux interactions. Elles soulignent l’intérêt d’une approche conjointe de l’action et de la connaissance fondée sur les processus d'interaction. Bibliographie Benghozi P. J. 2002, "Technologie et organisation : le hasard et la nécessité", Annales des Télécommunications, mars-avril, pp. 289-305. Ciborra C, 2004, Bricolage, heuristics, serendipity, and make-do, in The Social Study of Information and Communication Technology: innovation, actors and contexts, Oxford University Press , p.19 Ciborra C, 2004, Problem solving, in The Social Study of Information and Communication Technology: innovation, actors and contexts, Oxford University Press, p 25. Clark J, Modgil C, Modgil S, 1990, Anthony Giddens : consensus and contreversy. In eds Anthony Giddens, Consensus & controversy, Falmer press, New york, p352. Comtet I., 1999, Les acteurs professionnels en réseau de communications, Thèse de doctorat, Université Paris Panthéon-Assas. De Certeau M, 1990, L'invention du quotidien. 1. Arts de faire. Paris, Gallimard De Sanctis G., Poole M.S., 1994, Capturing the complexity in advanced technology use: adaptive theory. Ed Science The institute of management. Vol 5 Organization science, p121-147 De Vaujany FX, 2000, Technologies perturbatrice, technologie neutre et technologie régénérante : construction et approfondissement de trois archétypes technologiques, 5ième Colloque de l’AIM, 8-10 Novembre. Deltour F, Vaast E, 2000, Quant technologie et organisation construisent un réseau d’échanges professionnels ; une étude de cas structurationniste, 5ième Colloque de l’AIM, 8-10 novembre 21 Comtet I., 1999, Les acteurs professionnels en réseau de communications, Thèse de doctorat, Université Paris Panthéon-Assas. - 18 - Duymedjian R., Ruling C.C., 2005, Le manager bricoleur : essai de construction d’une image légitime, in Moderniser la gestion des hommes, Editions liaisons sociales, Chapitre 7, Paris. Fisette D, Livet P, 1993, L’action mise en cause, Les théories de l’action aujourd’hui, PUF, Paris. Giddens A., 1984, The constitution of society: outline of the theory of structuration, Berkerley, University of California Press. Lévi-strauss C, 1962, La pensée sauvage, Paris, Plon, p.31 Mayere A., 2003, Rationalisation de la communication et organisations contemporaines : le cas de projets d’implantations de projets PGI/ERP, in Communication et Organisation, Ed Université M. Montaigne, Bordeaux. Orlikowski W. J., 2000, Using technology and constituting structures: a practice lens for studying technology in organizations. Organization Science, pp404-428 Orlikowski W.J., 1992, The duality of technology: rethinking the concept of technology in organisations. Organization science, vol 3, n°3, p 406. Orlikowski W.J., 1996, Improvazing organizational transformation overtime : a situated change perspective. Information System research, vol 7, n°1. - 19 -