Requiem des antipodes
Au-delà de quelques dérèglements météorologiques, le réchauffement climatique reste encore
une réalité abstraite. Pas pour les habitants de Thulé et Tuvalu, hameau à l’extrême nord du
Groenland et minuscule île-Etat polynésienne, où il est en train de sceller le destin de deux
communautés éloignées de 20 000 km. L’idée maîtresse du réalisateur alémanique Matthias
von Gunten (Voyage contre la faim avec Jean Ziegler, Max Frisch, Citoyen) est de filmer en
miroir ces deux bouts du monde que leurs décors opposent, conférant à son documentaire
l’évidence d’une démonstration: à mesure que les glaces fondent dans la ville la plus
septentrionale du globe, l’eau monte inexorablement dans le petit archipel du Pacifique.
Dans les deux cas, le fragile équilibre naturel qui permettait jusqu’ici la survie humaine s’en
trouve bouleversé. La banquise de Thu lé se morcèle, remettant en cause la pratique de la
chasse qui assure la subsistance de la population. Tandis que la marée dévore les terres de
Tuvalu, culminant à 4 mètres du niveau de l’océan! A court terme, deux cultures avec leurs rites
et traditions millénaires sont ainsi promises à une disparition certaine. Sacré meilleur film suisse
au festival Visions du Réel, Thuletuvalu en recueille sans doute les dernières images et ultimes
témoignages avant leur apocalypse climatique.
Car ce documentaire militant ne se contente pas de tirer la sonnette d’alarme. Capturant le
quotidien de ces peuples en sursis, il s’inscrit aussi dans la tradition du film ethnographique
(étonnantes séquences d’une chasse au narval ou d’une pêche nocturne au poisson volant).
Dans les sublimes paysages arctiques et sur les rivages d’un paradis bientôt perdu, dans
l’intimité des familles incrédules ou résignées, le cinéaste chronique la fin de mondes dont la
beauté sauvage subjugue. Pour rappeler enfin que Thulé et Tuvalu ne sont que les premières
victimes d’un désastre qui, sauf hypothétiques mesures drastiques à l’échelle internationale,
s’annonce inéluctable: selon un récent rapport de l’ONU, avec une augmentation des
températures de 4 degrés et une montée des eaux de presque 1 mètre avant la fin du siècle, un
sort similaire attend quelque 150 000 Inuits et cent millions d’insulaires ou résidents des basses
terres. Mathieu Loewer
© Le Courrier
6 décembre 2014