Marseille, victime de ses baronnets

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Marseille, victime de ses baronnets
LE MONDE | 08.10.2012 à 14h16
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Marseille, 800 000 habitants, sa mauvaise réputation, ses rues sales, ses immigrés, sa
violence, son vote Front national, ses grèves éternelles, toujours plus longues qu'ailleurs... Ces
clichés, appuyés sur un vieux fond de réalité, étaient en recul. Les grues en action sont
partout, on creuse des tunnels, le tramway progresse, le métro aussi (trop lentement, c'est
vrai). La ville allait même, avec ses voisines, être capitale européenne de la culture en 2013.
Pourtant, la ville restait elle-même, instable et mouvante, conflictuelle et solidaire, fière d'être
rebelle, parfois à l'excès, mais elle était repartie de l'avant. Chaque année, elle gagnait 5 000
emplois et 5 000 habitants. Le chômage y restait fort (13 % en 2010, 30 % chez les jeunes
dont 49,9 % dans la cité de la Castellane), mais il était moins éloigné des moyennes
nationales. On pouvait même parler d'une certaine mode pour Marseille, son ambiance, ses
plages et calanques, ses projets, ses constructions, ses entreprises high-tech... et son TGV qui
la met à trois heures de Paris.
Puis nous sommes entrés dans une nouvelle série négative. Grèves des éboueurs en 2010 et
2011, affaires politiques diverses, assassinat à la kalachnikov entre jeunes, meurtre d'un
policier lors d'un braquage. Pour se faire entendre, la sénatrice des quartiers nord a cru bon de
demander la présence de l'armée ! Effet médiatique excellent, conséquence sur l'image de la
ville et le développement économique consternant. La série noire reprit : expulsion d'un
campement de Roms avec le soutien passif d'une élue, inculpation d'une partie importante des
policiers de la brigade anti-criminallité nord...
Les décisions prises par le premier ministre ont été excellentes : préfet de police à la bonne
échelle, le département ; policiers supplémentaires, juges et éducateurs, doublement de la
scolarisation à 2 ans. Et puis un préfet délégué à la construction d'une grande métropole ! Là
est la clef réelle. La clef qui peut mettre enfin une culture politique de développement
économique au cœur du projet urbain.
Car, comme partout, le manque de travail, la pauvreté des jeunes, des femmes seules avec
enfants, des couples de retraités où la femme n'a jamais travaillé, là est le terreau de la
délinquance et de la violence. Et à Marseille, on estime qu'il manque 100 000 emplois dans le
privé pour que la ville soit à la hauteur des métropoles européennes de même taille. Et ce
depuis longtemps, depuis que le port cessa d'être le poumon de l'empire et des guerres
coloniales.
Car il faut comprendre. Nous sommes dans un territoire où s'oppose une culture portuaire qui
agite Marseille et la traverse, mais que la ville impulse peu, et une culture de l'intérieur,
aixoise pour dire vite, universitaire, touristique, culturelle et attractive pour la nouvelle
économie. Une part de Marseille a aussi commencé à vivre de cette richesse-là, mais une part
seulement, au sud et à Euromed. Parallèlement, Aix-en-Provence vit d'être à côté de Marseille
et y attire l'économie moderne. Sorte de "Hauts-de-Seine" de la ville-mère.
Aubagne d'un côté, et Fos-sur-Mer et Berre de l'autre, sont eux aussi des sortes d'avant-ports
industriels et commerciaux qui étaient "peu", sinon de magnifiques sites, avant que Marseille
n'y étende son ombre et son activité. Ainsi le cœur économique de la cité est hors de la cité, il
s'est déversé sur des villes voisines, au-delà des collines blanches : mais dans des villes à
l'histoire aussi vieille que celle de Marseille, des villes de terres et de mémoire, Aix-enProvence, Aubagne, Martigues. Le hors-Marseille n'était pas des villages faciles à absorber,
comme à Paris, mais des cités fières et culturellement bien différentes car terriennes,
foncières, juridiques.
Or le drame de cet ensemble de cités entrelacées de 1,8 million d'habitants, où Marseille pèse
pour une moitié, c'est que l'Etat a cru malin de favoriser, il y a douze ans, plusieurs
communautés de communes concurrentes. Le pays d'Aix descend même si près de Marseille
qu'Aix possède une partie de ses grandes surfaces et profite de leurs taxes ! Ainsi la ville
centre est pauvre et les pourtours, qui vivent de son voisinage, riches. Plus personne ne pense
l'ensemble, ne le lie, n'organise les transports, ne rationalise la construction, la vie culturelle,
l'université, le développement économique. Sauf bien sûr les travailleurs qui circulent entre
les cités sur des routes bondées – les masses salariales échangées entre villes sont équilibrées.
Et si l'Etat a pu favoriser hier une organisation aussi absurde et anti-productive c'est qu'il a
trouvé dans une classe politique professionnelle et familiale, et des enclaves communistes, des
partenaires pour ce morcellement qui permet les réélections par la définition de territoires
limités et stables. Aix, Martigues, Istres, Aubagne pensent Aix, Martigues, Istres, Aubagne. Et
point au-delà. Comme dans Marseille. La sénatrice des quartiers nord pense surtout quartiers
nord, les maires d'arrondissements du centre pensent arrondissements du centre... Et ici où,
dans une population en flux et passage, intégration et conflit, l'art du politique est de tenir un
territoire pour pacifier cette remue d'hommes, ce localisme général du politique prend des
forces extrêmes. Le changement, le projet, comme la République, y cèdent devant la
réélection, l'opposition aux autres et... la transmission du fief.
Aussi à côté de ce morcellement stérilisant, clientéliste, il faut construire un autre étage de
pouvoir où l'on parle projets, transports, universités, recherche, avenir portuaire, filières
technologiques, aménagement du territoire... Mais ce niveau n'existe pas. Le patronat se
désespère, les syndicats se plaignent, les universitaires enragent, mais il ne peut rien se passer,
car chacun cuisine pour son quartier et sa réélection. Il n'y a aucune structure de pouvoir apte
à penser, organiser, diriger, l'ensemble. Je ne dis pas qu'il manque un patron. Un homme fort.
Je dis qu'il manque une organisation horizontale large qui inclut toute la métropole et qui
accumule projets, compétences, valeurs, budget et perspectives. Et cet étage-là, inter-cités,
inter-cultures mais unifié par un seul port, une seule université, une seule mobilité, un seul
marché du travail, cet étage-là doit être élu de telle manière que s'y dégagent des profils
politiques différents, moins familiaux, moins localistes, plus anonymes, permettant mieux la
sélection par la compétence, la parité, la diversité. En gros, ce que les régions ont su faire par
rapport aux élus cantonaux des départements. Il y a là à gagner une structure forte et légitime
d'autorité dont ce territoire a besoin.
Et ces questions ont à voir avec le débat sur les violences des jeunes de banlieues. Car, si on
ne peut lutter à armes égales contre les bandes de jeunes dealers des quartiers qu'avec des
policiers (et des policiers incorruptibles !) et des éducateurs, il y faut aussi des emplois et un
avenir que seul ce nouvel outil politique peut apporter. Mais ce nouvel outil politique,
indispensable, ne sera pas le tout. Car il ne peut être efficace qu'à moyen terme. A court
terme, il faut améliorer la vie quotidienne et prendre de front le problème du cannabis, ici
comme ailleurs.
Car quand l'illégalité est partout et rayonne sur tout le territoire, dire que le haschich est
interdit est un mensonge. Il est commun, aussi populaire que le pastis et attire des jeunes
entreprenants et dynamiques qui trouvent à utiliser dans cette délinquance des talents
d'organisateurs que l'économie officielle ne leur reconnaît pas. Ils ne sont pas nés assassins.
Aussi un Etat qui veut imposer le respect doit reconnaître les batailles perdues et accepter de
changer de politique. Il faut encadrer la consommation du haschich, le produire en France, en
montrer les dangers et intégrer son commerce dans l'économie réelle. Le Portugal a fait là un
travail superbe qui a même entraîné un recul de la consommation.
En outre, il faut se demander pourquoi au niveau des cités le trafic est bien souvent l'œuvre de
jeunes issus de l'immigration maghrébine. Cela est moins vrai chez les revendeurs. Car le
refus par la "France d'hier" de ces nouveaux arrivants ne les astreint-il pas souvent à
l'économie informelle, voire illégale ? Il faut parler de l'Algérie et du destin euroméditerranéen de la France. L'invention d'une France blanche et uniquement européenne nous
étouffe. Nous sommes euro-méditerranéens depuis des millénaires.
Il faut d'urgence favoriser la vie des groupes les plus fragiles, mères seules avec enfants, cœur
de la pauvreté, mères souvent de ces jeunes manipulés par des dealers adultes. Les mères
isolées et leurs enfants doivent être notre priorité. Scolarisation à 2 ans pour tous leurs
enfants, bourses systématiques, augmentation des indemnités de mères isolées et prise en
charge par l'Etat du paiement des pensions alimentaires (au fisc de les récupérer auprès des
pères puisqu'il s'agit d'une décision de justice).
Parallèlement, il faut favoriser la décohabitation des jeunes adultes de chez leurs parents. On a
su le faire dans les campagnes des années 1960, on sait le faire avec les étudiants en leur
attribuant des aides. Il faut faire la même chose et mieux pour des jeunes qui, faute d'études
souvent, de travail aussi, n'ont pas de vie privée amoureuse. Pensons en termes de "logement
d'avenir" comme on parle "d'emploi d'avenir". Car le lit et le désir d'enfant poussent à
l'intégration autant que les diplômes et le salaire.
Favorisons les jeunes couples pour pacifier nos banlieues. Entre la drogue, la violence, le
radicalisme politique, les études et l'emploi, il y a aussi l'amour. C'est un intégrateur social
puissant mais trop souvent oublié.
Jean Viard, sociologue et directeur de recherche CNRS au Cevipof à Sciences Po Paris
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