Articles de Sophie Brouillet
publiés en 2003 dans
La Presse
1. Les mariages islamo-chrétiens
:
une aventure périlleuse
«Anne-Josée et Mohammed.» À l’entrée d’un immeuble perdu du quartier Villeray, par une
glaciale et noire soirée d’hiver, l’étiquette sous le bouton de sonnette semble conviviale.
L’appartement, lui, est franchement chaleureux, avec sa peinture de Chagall, ses meubles
marocains et sa cage à oiseaux tunisienne. Anne-Josée Grégoire et Mohammed Mhirit sont
jeunes et ils s’aiment. Le reste, c’est-à-dire les éléments contrastés de leurs deux visions du
monde, gravite autour d’eux sans les affecter. Ils en parlent avec un certain détachement, autour
d’un savoureux thé marocain.
«Avant de commencer à la fréquenter il y a deux ans, c’était évident pour moi que ma femme serait
musulmane», confesse toutefois Mohammed, un Marocain d’origine qui adhère résolument à l’islam et le
pratique. Sa rencontre avec Anne-Josée, une fille du Québec moderne peu portée sur la religion, a renversé
les perspectives, et leur complicité naturelle a relégué les différences au second plan. Elles refusent,
toutefois, de s’effacer.
Élevé dans un pays «à 100% musulman» où «tout le monde est croyant», Mohammed a grandi
imprégné de l’islam, dont il parle aujourd’hui avec ferveur. Sa compagne, bien qu’héritière d’une
civilisation judéo-chrétienne, n’a été ni baptisée ni élevée dans la foi, et conçoit les religions comme des
inventions humaines.
Pour le jeune couple, cette divergence pose avec une certaine insistance la question du mariage.
«Comme je ne crois pas en Dieu, ça n’a pas de sens pour moi », explique avec confiance Mme Grégoire, de
sa voix douce et engageante. Les yeux rieurs, son ami enchaîne avec son propre point de vue,
diamétralement opposé. «C’est une obligation pour moi, écrite noir sur blanc dans le Coran, mon livre
sacré, et sur laquelle on est jugé dans ma culture», dit-il. Pour Anne-Josée Grégoire, un mariage religieux
avec Mohammed Mhirit risquerait bien de ressembler à une conversion à l’islam. La religion musulmane
permet l’union d’un musulman à une «femme du Livre» (juive ou chrétienne) et accepte que cette dernière
garde sa propre foi. Mais la jeune Québécoise n’a jamais reçu le baptême, peu significatif pour elle.
En plus de la priver d’une éventuelle légitimité conjugale comme «non-musulmane», son agnosticisme
lui ferme les portes d’un mariage interreligieux du côté catholique. L’Église, qui joue les équilibristes face
aux unions islamo-chrétiennes, ne les cautionne en effet qu’à certaines conditions, dont l’engagement de la
partie catholique à donner une éducation chrétienne aux enfants dans la mesure du possible. Ainsi,
dépourvu de toute référence religieuse autre que l’islam, ponctué par la profession de foi musulmane (la
Fâtiha) et impliquant en principe une conversion, un mariage célébré selon les rites de l’islam ferait
d’Anne-Josée une musulmane dans les formes.
Du point de vue du droit musulman, il serait d’ailleurs préférable pour elle de le devenir. Les
législations en vigueur dans les pays musulmans désavantagent en effet les épouses d’autres religions,
faisant revenir la tutelle sur les enfants au père musulman en cas de divorce et à la communauté familiale
des femmes musulmanes en cas de mort du père. Il est également impossible à une épouse non musulmane
d’hériter d’un musulman, et vice-versa.
«Dans les faits, une femme est presque obligée de se marier avec l’intention de se convertir», déclare
Mohammed Mhirit avec franchise. Sensible à la situation de non croyante de son amie, et résolu à demeurer
au Québec où la législation musulmane reste commodément confinée à l’abstraction, il se montre ouvert à
la solution éventuelle du mariage civil.
Quant aux enfants, une perspective encore lointaine pour le jeune couple, ils naîtraient musulmans,
selon l’islam. La religion est en effet transmise par le père, et du simple fait de la filiation, dans la tradition
musulmane. Cette vision explique d’ailleurs l’interdiction absolue faite à une femme musulmane d’épouser
un homme d’une autre confession, qui lui engendrerait une descendance non musulmane.
Sans évoquer ces conceptions tranchées, et tout en se disant ouvert à d’autres avenues, Mohammed
Mhirit indique qu’il aimerait voir ses enfants élevés dans l’islam. L’idée semble d’ailleurs positive à Anne-
Josée Grégoire. «L’islam, c’est quelque chose de bon», affirme la jeune employée de l’Institut interculturel
de Montréal, fascinée par les autres cultures.