partie 2. - Droits de l`Homme et Dialogue Interculturel

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Eve HERPIN
[email protected]
L’IMPACT DU RELIGIEUX DANS LE
FONCTIONNEMENT POLITIQUE ET
SOCIAL DU NIGERIA ACTUEL
Mémoire de DEA «Etudes africaines» option anthropologie juridique
et politique sous la direction de Monsieur Moustapha DIOP
Université Paris I Panthéon-Sorbonne
UFR des Etudes Internationales et Européennes
Septembre 2004
1
Eve HERPIN
L’IMPACT DU RELIGIEUX DANS LE
FONCTIONNEMENT POLITIQUE ET
SOCIAL DU NIGERIA ACTUEL
Anthropologie juridico-religieuse et dynamique d’une société complexe
2
INTRODUCTION GENERALE
I. Sujet. L’implication du religieux dans le fonctionnement politique et social du Nigeria.
Il s’agira d'une part, d’étudier comment le fait religieux est instrumentalisé pour permettre
l’appropriation violente des ressources nationales et d’autre part, montrer comment le fait
religieux peut permettre le retour à une cohésion nationale.
II. Pourquoi le Nigeria ? Le Nigeria est malheureusement peu connu ou, s’il l’est,
c’est au travers de sa mauvaise réputation : lourd passé historique, longues dictatures
militaires, coups d’Etat successifs, corruption généralisée, grande criminalité, etc. Ce pays
semble donc à première vue, caractérisé par la violence. Alors pourquoi s’y intéresser ? Trois
raisons l’expliquent. L’une est personnelle, j’y ai vécu mes six premières années. J’en ai gardé
un très bon souvenir mais celui-ci est forcément faussé, partiellement hors de la réalité, ou
plutôt peu objectif puisqu’il est celui d’un enfant. Mon intention est donc de redécouvrir le
Nigeria avec l’œil cette fois, de l’anthropologue. La seconde raison est plus générale: c’est
l’extrême richesse de ce pays, son dynamisme à toute épreuve et la fierté de son peuple qui
m’ont donné l’envie de m’intéresser à ce véritable sous-continent. La troisième et dernière
raison est le fait que le Nigeria me semble être un parfait terrain d’expérience pour
3
appréhender la géopolitique mondiale actuelle : celle d’une opposition Occident - Orient ou ce
«choc des civilisations»1 dont on entend souvent parler aujourd’hui.
Né de partages et d’assemblages coloniaux arbitraires, le géant nigérian est la seule
fédération africaine à avoir maintenu son unité après le départ du colonisateur britannique, au
prix de graves convulsions dont la moindre n’est pas la guerre civile qui a divisé le pays en
1967-1970 du fait de la tentative de sécession du «Biafra», qui a ému l’opinion internationale.
L’exploitation de gisements pétroliers importants lui a permis de se poser en puissance
régionale, tout en le soumettant à un boom économique suivi d’une crise d’autant plus grave
que sa population s'accroît et que la fièvre de l’or noir l’a conduit à négliger une agriculture
jadis florissante. Comme dans beaucoup de pays pétroliers, ces processus ont provoqué une
déstructuration profonde de la société nigériane, marquée par l’exode rural, une expansion
démesurée des villes, une corruption généralisée et un clivage croissant entre une minorité
privilégiée contrôlant la redistribution de la rente pétrolière et menant un train de vie
ostentatoire et une masse de plus en plus pauvre, aujourd'hui frappée par la crise du marché et
du pétrodollar local - le Naira -, les mesures de réajustement structurel imposées par le F.M.I.,
le chômage, l’inflation. Cette situation désastreuse est aggravée par l’incapacité du pays à se
donner des institutions politiques stables2. Après presque un demi-siècle d’indépendance, dont
60% du temps a été régi par les dictatures militaires, la démocratie (ou «democrazy» selon les
Nigérians) tarde à s’instaurer.
III. Difficultés rencontrées. La première difficulté a été la délimitation spatiale de la
monographie. La question s’est posée de savoir s’il était intéressant de limiter l’étude à la
région Nord, celle-ci étant actuellement en pleine (re)conversion ou d’étudier le Nigeria dans
son ensemble. Finalement, j’ai opté pour l’analyse du Nigeria dans son entier. Ce choix est
justifié par la volonté de tenter de trouver des hypothèses de solutions permettant le retour à
une cohésion sociale nationale. Pour cela, l’observation des antagonismes et mécanismes
existant à travers l’ensemble du pays s’imposait. La seconde difficulté que j’ai rencontrée est
liée à l’enquête de terrain : point d’ «observation participante» selon l’expression de
Malinowski3. L’organisation compliquée, le niveau de sécurité et le temps nécessaire à un
1
HUNTINGTON S., Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob (éd.), 1997.
Voir la place des institutions publiques en 2004 dans le classement africain, Annexe n° 4.
3
MALINOWSKI B., Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, 1963.
2
4
séjour sur place ont limité mes entretiens. Ceux-ci se sont réduits à la rencontre avec des
spécialistes du Nigeria (Marc Antoine de Montclos par exemple ou l’ex Ambassadeur de
France au Nigeria), des fidèles d’églises évangéliques (lors d’un séjour au Gabon). Une
tentative auprès de l’Ambassade du Nigeria à Paris a été rapidement écourtée devant le peu de
disponibilité des fonctionnaires présents. Enfin, la troisième difficulté concerne la sensibilité
du sujet religieux. Il est en effet délicat d’aborder de front ce thème et certaines réponses
apparaissent difficilement traduisibles en langage scientifique (ou rationnel).
IV. Une étude dynamique de la société nigériane. L'Afrique est connue pour être
le continent de l'instant. Une partie non négligeable des formes sociales et culturelles s'inspire
de cette organisation de la vie et de cette logique de l'immédiateté. Dans cette idée il convient
de procéder à une étude dynamique de ces sociétés. L'analyse du phénomène anthropologique
requiert tout d'abord une présentation générale de la structure choisie, pour ensuite se
concentrer sur l'un des aspects de cette réalité sociale, celui qui nous paraît le plus
déterminant.
Il s'agit de définir l'angle sous lequel la société en question va effectivement être examinée
pour mieux préciser la diffusion de l'Autorité dont elle dispose et son impact sur la population.
Population qu'il nous faut préciser, pour déterminer à qui s'adresse le pouvoir qu'on évoquera.
En effet, «l'univers de la jeune Haoussa mariée à 14 ans, à Katsina dans l'extrême nord du
Nigeria à la frontière du Niger, est bien différent de l'état d'esprit du golden boy déchu qui
s'impatiente dans sa Beetle chauffée à blanc sur une bretelle d'autoroute d'un faubourg de
Lagos» 4. Pays de contrastes aux 250 ethnies, le Nigeria se divise grossièrement en trois
groupes, dominant chacun une des trois régions imposées par le carcan colonial le long du
«Y» dessiné par le fleuve Niger et son affluent la Bénoué : les Haoussa au nord (33%), les
Yorouba au sud-ouest (21%) et les Ibo au sud-est (18%). Il ne faut cependant pas oublier les
minorités de la Middle Belt (Birom de Jos, Tiv de la Bénoué, Nupé de l'Etat du Niger, Idoma
du Plateau etc.), extrêmement actives dans le processus nationaliste et indépendantiste du
pays. Mais ne résumer la vie politique et l'avenir du Nigeria qu'en un clivage fondé sur des
oppositions tribales 5 serait bien trop réducteur.
4
5
MONTCLOS (de) M.A., Le Nigéria, University of Ibadan, Karthala-IFRA, 1994, p. 5.
Voir carte des ethnies, Annexe n° 1.
5
V. Exposé succinct sur le Nigeria : ses avantages et ses difficultés. Pays
pourtant si riche par sa diversité, voire sa complexité, le «Giant of Africa» qu'est le Nigeria
demeure malgré tout très peu connu de nos concitoyens français ou européens. On le confond
souvent avec le Niger, ancienne colonie francophone. Les Anglais ne sont pas meilleurs
élèves puisque lorsqu'on leur demande de citer les noms de quelques anciennes colonies
britanniques, ce sont inévitablement les mêmes qui reviennent : l'Afrique du Sud d'abord, le
Kenya ensuite voire le Zimbabwe. Mais le Nigeria semble inscrit aux «abonnés oubliés». Il
est pourtant le géant de l'Afrique Noire de par son poids démographique (130 millions
d'habitants, un Africain sur cinq est nigérian), de par sa taille (presque un million de
kilomètres carrés), et surtout de par sa manne pétrolière et gazière (97% des ressources
gouvernementales en 1989-1990). Ces trois caractéristiques ont pu laisser espérer à un
moment les perspectives d'un développement «autocentré»6. Mais le géant a encore pour
l'instant des pieds d'argile… très fragiles.
Voisin à la fois craint et respecté, le Nigeria endosse par ailleurs une sulfureuse
réputation, faite de paradoxes : une renommée à la fois de présomptions, d'a priori et de
brusquerie. D'un côté, les élites nigérianes sont incontestablement les plus nombreuses
d'Afrique Noire (les 36 États de la Fédération ont presque tous une université, le premier prix
Nobel africain de littérature fut un Nigérian7, c'est l'une des plus grosses productions
cinématographiques…), de l'autre, l'engrenage infernal de la violence ne semble pas vouloir
cesser (depuis la guerre du Biafra en 1967). Les clivages socio-économiques nés de la
corruption généralisée, la justice expéditive de la junte militaire ou la justice instantanée d'une
foule en colère sont malheureusement bien ancrés dans le paysage nigérian. Dans les
embouteillages, on peut parfois lire sur les vitres arrières des voitures des autocollants
résumant bien le quotidien tendu du Nigérian moyen : «Life is War» ou «No Money, No
Friends».
LAROCHE H., La Nigeria, Paris, col. «Que sais-je ?» PUF, 1962, p. 5. L’auteur, confiant, écrivait "Le Nigeria
est vraisemblablement, de tous les pays d'Afrique Noire d'obédience britannique actuels ou passés, celui dont le
présent déjà très favorable laisse entrevoir l'avenir le plus brillant".
7
Wole Soyinka, poète, dramaturge et romancier, a été lauréat du prix Nobel de littérature en 1986. Son livre, Cet
homme est mort, relate ses 25 mois de détention en cellule (pour son soutien aux sécessionnistes biafrais) après
son arrestation par le gouvernement militaire en 1967. Il a été plusieurs fois condamné à mort avant de s’exiler
volontairement.
6
6
Malgré son entrée frénétique et désorganisée dans la modernité apportée par l'ère du tout
pétrole, les traditions sont restées très vivaces. Elles ont survécu malgré les régimes militaires
qui se sont succédés et pour qui les croyances n'étaient pas vraiment une priorité. Le Nigeria
est une République (res-publica : la «chose publique») laïque depuis 1961, ce qui implique
théoriquement une sécularisation du pays. Or cette séparation du politique et du religieux ne
semble en réalité que pure illusion. Ceci est d'autant plus vrai depuis le retour du pays à un
régime civil en 1999. La transition a été radicale puisqu'elle a dû marquer le passage d'un
système de pouvoir autoritaire à un système plural (mais pas encore pluraliste). Les bases du
pouvoir reposaient jusque là sur des alignements locaux mettant l'accent sur l'unité culturelle
régionale plutôt que sur les groupements religieux universalistes. Il était en effet dans l'intérêt
du vieux politicien de résister à des modes d'action politique purement sectaires. La nouvelle
génération n'a plus de telles inhibitions dans sa recherche des bases d'un pouvoir spécifique.
VI. Importance du phénomène religieux au Nigeria : Idéologie et religion jouent
un grand rôle dans la vie publique nigériane, non seulement au niveau du discours mais
également au niveau des alignements stratégiques (si importants dans la course au pouvoir
«l'union faisant la force»). La question religieuse a pourtant largement été ignorée dans le
passé du Nigeria. Le colonisateur britannique a toujours fait en sorte de maintenir les clivages
préexistants qu’ils soient économiques ou culturels. Aujourd'hui, même si la majorité des
auteurs préfère étudier le Nigeria sous l'angle économique, l'axe théologique est pertinent. La
richesse du champ symbolique et religieux au Nigeria mérite que l'on en fasse une étude
profane. Il est un élément incontournable quand on s'intéresse aux sociétés politiques
africaines en général et aux processus de démocratisation en particulier.
Il peut encore parfois exister certaines réticences de la part de la communauté scientifique
à appréhender le phénomène religieux, non pas en tant que fait mais en tant que phénomène
social total. La religion est en effet un objet de connaissances sociologique et anthropologique
très précieux dans la compréhension d'une société donnée. Plusieurs philosophes et
sociologues tels que Hegel, Comte, Durkheim ou Weber, ont contribué à légitimer une
approche profane et non plus mystique. L'intérêt anthropologique de ce mémoire réside dans
le fait d'aborder la religion dans ses relations avec un autre objet dont la sacralité n'en est pas
moins permanente, à savoir le pouvoir politique. Il est à préciser qu'il s'agit de l'étude de la
7
religion comme une totalité8 et non de la considération du fait religieux lui-même, notion tout
à fait subjective sans apport spécifique à mon essai. L'angle théologique permet la mise en
valeur de l'homme dans ses rapports avec le politique mais également dans ses rapports avec
les autres hommes. L'Homme, être de culture, change et évolue. Avec lui, la société à laquelle
il appartient. Le Nigérian est dans sa forte majorité, comme les Africains en général,
fortement empreint de religiosité ; et il ne manque pas de le rappeler, de façon plus ou moins
animée.
VII. Méthode. Le regain de ferveur auquel on assiste au Nigeria ne doit pas être
seulement expliqué au regard de la crise économique, de la pauvreté, de l’exclusion sociale,
de la globalisation, de la faillite du modèle de développement et de modernisation. Ce
renouveau du phénomène religieux, en tant que fait social total, doit être compris comme la
participation à une politique identitaire. La démarche à privilégier aujourd’hui est l’aspect
institutionnel et/ou identitaire. Les mouvements religieux étant des mouvements sociaux
parmi d’autres, ont leur sens politique propre. Il s’agit donc, pour mieux les comprendre, de
rendre compte de l’historicité des relations entre le politique et le spirituel9.
Il faut également se méfier de l’approche culturaliste reléguant l’expression du religieux
comme une solution par défaut. Souvent la religion est-elle restreinte à une fonction de
signification ; or le champ d’action qu’elle investit est approprié, adapté, et parfois même
détourné par les croyants eux-mêmes.
Le mémoire qui suit va donc porter sur l’analyse de thèmes définis, à savoir le religieux et
le politique. Le contexte est aussi délimité dans l’espace et dans le temps, il s’agit du Nigeria
contemporain. Le souci d’une totalité explicative et la compréhension d’une société dans sa
globalité nous contraignent de rapprocher plusieurs domaines complémentaires tels que
l’économie, la sociologie ou l’histoire. La méthode historique sera d’ailleurs privilégiée dans
la première partie. Quelques petites remontées dans le temps permettent souvent d’éclairer un
présent un peu confus. L’historicité des objets en anthropologie confirme le fait que toutes les
MAUSS M., Essai sur le don, forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF, 1950, p.
145-279. L’auteur à forgé l’expression de "fait social total" pour désigner un phénomène à la fois reflet et
expression de la logique interne d’une société et perceptible et analysable par un regard extérieur plus ou moins
empathique.
9
BAYARD J.F., «La cité cultuelle en Afrique noire» dans J.F. Bayard, Religion et modernité politique en
Afrique noire, Dieu pour tous et chacun pour soi, Paris, Karthala, 1993, p. 304.
8
8
sociétés sont le fruit «d’une production continue et jamais achevée»10. Enfin, on usera
également de la méthode comparative (à double échelle) afin de confronter les expériences
issues d’autres contrées, pouvant apporter une illustration complémentaire.
VIII. Pertinence du paradigme théologique : justification théorique. Les formes
du discours religieux ne sont pas indépendantes de l'organisation générale de la société qui le
produit ni des représentations qui lui sont associées. Le discours religieux est normatif. Par là,
il revêt aussi un caractère pédagogique. C'est, pourrait-on dire, la fonction sociale de la
croyance en tant que régulateur des rapports entre les êtres humains. Chaque religion prône a
priori une sorte de code de bonne conduite : le respect de l'autre et la prohibition de toute
intolérance. Mais ceci n'est vrai qu'au stade du discours. La pratique, au fil du temps, s'éloigne
de la lettre que le texte revêt, parfois même de son esprit. Notons qu'une mutation des faits est
souhaitable ; une adaptation de l'usage religieux au monde contemporain est nécessaire à
l'homme pour progresser avec son temps.
Les théories sociologiques révèlent ainsi que la religion n'est pas réductible à une
expérience subjective, à une forme irrationnelle de la conscience ou encore à la trace d'une
étape «primitive» du développement de l'humanité selon l'optique de Feuerbach. Durkheim en
France et Weber en Allemagne soulignent que le phénomène religieux constitue une
dimension essentielle de la société humaine, un fait social total. Durkheim fournit une
définition simple de la religion qui «est un système solidaire de croyances et de pratiques
relatives à des choses sacrées, c'est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui
unissent dans une même communauté morale appelée Eglise, tous ceux qui y adhèrent» 11.
Nous reviendrons plus loin sur cette distinction que fait l’auteur entre sacré et profane. Dans
tous les cas, le fait religieux participe grandement à l'enseignement d'une valeur bien connue
de la pensée confucéenne dans les sociétés asiatiques : l'obéissance. Il y a de la norme dans le
religieux.
IX. Politique et religieux. Il faut constater le caractère inextricable des rapports entre
ces deux termes. L’idée, courante dans les démocraties occidentales, d’une séparation nette
10
11
BALANDIER G., Pouvoir et modernité, Paris, Fayard, 1985, p. 8.
DURKHEIM E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF 5e éd., 1968, [éd. originale 1912].
9
entre religieux et politique revient à reléguer le pôle religieux au domaine privé, alors que le
pouvoir politique règnerait, en toute autonomie, sur les espaces publics. C’est un moyen
d’affirmer en quelque sorte qu’il y aurait d’un côté «le gouvernement du mythe», de l’autre
«les conduites rationnelles». Entre les deux domaines semble s’imposer une cloison étanche,
l’exemple français de la séparation de l'Eglise et de l'Etat étant particulièrement parlant. Cette
conception plutôt occidentale de différencier nettement et légalement ce qui relève du
«Temporel» de ce qui constitue le «Spirituel», peut être remise en question par une approche
critique incitant à redéfinir et repositionner l'interdépendance du couple «politique-religion».
Plusieurs questions doivent être préalablement posées pour montrer l’axe choisi :
- Qu’est ce qui détermine l’adhésion des individus à une communauté (spirituelle, identitaire,
associative etc.) ? (Partie I chapitre 1)
- Comment s’organisent les pouvoirs régissant la vie en société ? (Partie I chapitre 2)
- N’y a t’il pas nécessairement conflit ou concurrence entre les Ministres politiques et les
Ministres du Culte ? Entre les Administrateurs du visible et les Experts du monde invisible ?
(Partie II chapitre 1)
- Enfin, ces pouvoirs qui s’affrontent régulièrement dans une relation dynamique ne
s’efforcent-ils pas d’enraciner leur légitimité l’un dans l’autre : le politique dans le religieux et
le religieux dans le politique ? (Partie II chapitre 2)
S’il existe une permanence du «théologico-politique»12 et une opposition entre ces deux
termes, il n’en reste pas moins que ces notions fondamentales constituent un couple lié par
une longue histoire. Cette histoire met en lumière une multiplicité de formes et de
transformations. Aussi, les relations entre les autorités politiques et religieuses se modèlentelles constamment pour composer de nouveaux paysages sociaux.
Définition des termes : Il nous faut préciser l’épistémologie du mot religion. Si l’on se
réfère à la Grèce Antique où le religieux est partout et nulle part et où il apparaît sous les
formes les plus diverses, elle peut être définie comme un mode de vie sociale. La ou les
religion(s), depuis toujours, trouvent leur fondement sur des valeurs fortes et respectées des
communautés permettant ainsi la construction des sociétés et organisations humaines. Elle est
dans ce cas, un langage, une manière de communiquer. Selon la définition classique d’un
12
LEFORT C., «Permanence du théologico-politique», Temps de la réflexion, 1981, Tome II.
10
dictionnaire, la religion est «l’ensemble de croyances et de dogmes définissant le rapport de
l’homme avec le sacré»13. La religion consisterait ainsi en un système de rites et de croyances
relatifs au sacré. Mais le dictionnaire anthropologique est plus précis puisqu’il prévient de ne
pas tomber dans le piège de l’opposition sacré contre profane. Celle-ci n’est en effet plus si
nette aujourd’hui. La relation humaine à la transcendance tend à se confondre de pus en plus
avec la relation immanente des hommes entre eux.
L’anthropologie religieuse a également su éviter la confrontation entre «la religion» et
«les religions». Marcel Mauss écrivait en 1902 : «il n’y a pas, en fait, une chose, une essence
appelée Religion : il n’y a que des phénomènes religieux plus ou moins agrégés dans des
systèmes que l’on appelle des religions et qui ont une existence historique définie, dans des
groupes d’hommes et dans des temps déterminés»14. Marcel Mauss partage ces phénomènes
en trois groupes : les «représentations» (mythes, croyances et dogmes), les «pratiques» (actes
et paroles) et les «organisations» (églises, ordre d’affiliation, collèges). Il propose l’expression
de systèmes religieux pour désigner les modalités d’articulation entre ces trois ensembles.
Le politique est défini simplement comme l’ensemble des pratiques, faits, institutions et
déterminations, relatifs à l’organisation du pouvoir dans l’Etat, à son exercice. D’un point de
vue anthropologique, le politique est aujourd’hui conçu comme processus ; c’est l’action plus
que les structures qui doit être analysée. Les théoriciens de l’action politique prennent pour
objet l’interaction d’individus et/ou de groupes dans les rapports de pouvoir. Certains traitent
le politique comme un jeu auquel s’appliquent deux sortes de règles : les règles normatives
(règles du jeu officielles acceptées par les adversaires) et les règles pragmatiques (règles
officieuses issues de la pratique et de la coutume) que mettent en œuvre les stratégies
concurrentes.
La notion de «système politique», théorisé par l’école fonctionnaliste britannique, a
d’abord plus été caractérisée par sa structure que par son fonctionnement15. Le système
politique, composant essentiel de l'organisation sociale, fonctionne, se développe et trouve son
équilibre au sein de celle-ci. Le souci de maintenir l’unité du groupe face à d’éventuelles
menaces extérieures (ou intérieures) fait du système politique une instance de contrôle de
13
Dictionnaire encyclopédique, Le petit Larousse, Paris, Larousse, 1997.
FORTES M., PRITCHARD E.E., African Political Systems, Oxford, Oxford University Press, 1940.
15
BONTE-IZARD, Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris, PUF, 2002, p. 583.
14
11
l’emploi de la force. La nature du politique peut être regardée de trois manières : soit elle est
perçue comme réalité instrumentale, soit comme une instauration spécifique du social, soit les
deux de façons simultanées. Remarquons à ce niveau que la perception de la nature de la
religion n’est pas différente, elle est même identique : instrumentale et sociale, deux faces
d’une même médaille.
C’est pourquoi la mise en relation de ces deux axes, critères privilégiés dans l’étude des
mécanismes internes d’une société donnée, m’a semblé opportune. Le choix de la
monographie nigériane m’offre un terrain d’information privilégié. Pour reprendre les
questions préalables posées page 10, la problématique de l’analyse qui va suivre peut se
résumer en une interrogation : comment retrouver une cohésion sociale au Nigeria en
transformant la concurrence politico-religieuse en véritable alliance oeuvrant pour l’intérêt
général et un futur harmonieux ?
XI. Problématique et annonce de plan. Nous prendrons pour point de départ ceux
qui constituent l’âme du pays qui nous intéresse, les Nigérians eux-mêmes. La société
nigériane se caractérise par une grande hétérogénéité, et ce dans presque tous les domaines de
la vie sociale. Si elle peut paraître source de conflits, sa diversité fait aussi sa richesse. Si de
nombreuses divergences peuvent être trouvées chez les Nigérians d’un bout à l’autre du pays,
au moins un point commun doit être relevé plus qu’aucun autre : une ferveur religieuse
omniprésente. Mais aujourd’hui cette foi en Dieu devient l’instrument privilégié d’une
poignée d’hommes atteint par la «vis dominandi» (le désir de pouvoir). Ces effervescences
religieuses peuvent soit stimuler, soit ralentir les reconstructions politiques. Un culte peut être
en alternance l’instrument d’un pouvoir ou l’arme d’une contestation. L’utilisation du fait
religieux, la plus visible, fera l’objet de notre première partie. Mais après avoir mis en exergue
cette apparente domination du temporel sur le spirituel, nous mettrons en lumière dans la
seconde partie, la véritable interdépendance qui existe de fait entre les deux pouvoirs. Comme
le politique travaille sur la religion, la religion travaille sur la société. L’un aidant l’autre à se
maintenir et l’alliance des deux pouvant permettre d’œuvrer pour le bien-être du peuple
nigérian. Le Nigeria tient alors dans ses mains les clés de son propre destin.
12
PARTIE I.
D'UNE GUERRE TRIPODE : ENTRE RELIGION, POLITIQUE
ET ECONOMIE
L’Afrique montre une relative stabilité dans la répartition des grandes masses, notamment
entre les espaces islamisés et christianisés. Aires et frontières religieuses traduisent, à un
moment donné, un état des lieux, mais celui-ci n’est toutefois pas figé. Le domaine
gouvernemental n'est évidemment pas épargné par de tels changements, particulièrement au
Nigeria qui a toujours connu une scène politique des plus mouvementées. Les coups d'Etat
successifs, la corruption généralisée et les pétrodollars obligent le «géant africain» à faire face
à une récurrence des tensions et des conflits internes, conséquence directe des différentes
forces centrifuges qui le caractérisent. Pays complexe par sa grande hétérogénéité sociale, le
Nigeria se distingue aussi par une extrême richesse accentuée par cette complexité qui lui est
propre. La structure sociale du Nigeria a largement évolué au fil du temps, subissant
volontairement ou non les influences du monde extérieur. Première population d'Afrique de
par son nombre, la société nigériane se caractérise aussi par sa très grande diversité. Mais son
hétérogénéité, avec plus de 250 groupes linguistiques, ne doit pas faire oublier les ensembles
sécants. Le premier d'entre eux est la puissance du religieux omniprésent au sein de chaque
communauté, quelles que soient ses croyances.
13
Chapitre 1. Structure sociale nigériane : hétéroclite et religieuse
Le Nigérian est par essence fortement empreint de religiosité, en témoigne le nombre
incalculable d'églises et mosquées qui longent les rues, quelle que soit la ville, quel que soit
l'Etat fédéré dans lequel on se trouve. Au-delà du fond et de la forme de la pratique religieuse,
la ferveur de la foi est la même pour un Ibo chrétien de Yola ou un Haoussa musulman de
Kano ou de Maiduguri. Mais aujourd'hui, le fait religieux tend à être de plus en plus
disqualifié ou suspect parce que, mal connu, il est assimilé à l'extrémisme. Tout croyant n'est
pas obligatoirement intégriste. A l'heure où est de plus en plus évoquée une résurgence de
l'islamisme traditionnel, surtout depuis le drame du 11 septembre 2001, c'est l'expansion du
Christianisme, plus précisément de l'Evangélisme, qui semble la plus rapide. Le Nigeria nous
offre un terrain d'étude privilégié sur le sujet puisqu'il se caractérise par une parité islamochrétienne au niveau quantitatif. Il faut préciser ici que c'est par pure commodité
méthodologique que l'on fait une analyse bipolaire de la société nigériane entre chrétiens et
musulmans. Il ne s'agit pas de créer une dichotomie nette entre un Nord dit musulman et un
Sud dit plutôt chrétien mais juste de mettre d'abord en avant l'ensemble des facteurs qui
participent à leur opposition mutuelle, pour ensuite faire ressortir de ce constat leur
complémentarité permanente, souvent invisible puisque occultée par des conflits récurrents
très médiatisés.
Section 1. La face visible : retour radical au traditionalisme musulman
L’Islamisme, en tant qu’idéologie, met la religion au service du politique : ce qui parait
logique lorsqu’on connaît l'interpénétration du politique et du religieux préconisée par le
Coran. Le phénomène est apparu d’abord dans les années Trente au sein du monde arabe
avant de s'étendre à l’ensemble du monde musulman dans les années soixante-dix (le point
d’orgue étant la révolution iranienne à l’origine de la République islamique d’Iran en 1980). Il
faut souligner la dimension sociale et politique d’un mouvement révolutionnaire dont les
élites se recrutent non parmi les théologiens, détenteurs du Droit et garants de l’ordre moral,
mais parmi la jeunesse étudiante. L’idéologie islamiste prône un renouveau de la société qui
devrait, en retournant à un Islam pur et véritable, éradiquer l’injustice sociale et économique
14
imputée à l’Etat séculier et, au-delà, à son «protecteur», à savoir l’Occident colonialiste16.
L’institution d’un Etat islamique au nord du Nigeria apparaît pour beaucoup comme le dernier
espoir, «la dernière cartouche» pouvant permettre un retour à la stabilité sociale et politique.
I. De la légitimité historique à la légitimité démocratique
Avant la colonisation, le Califat de Sokoto était l'entité politique la plus affirmée et la plus
homogène que les Britanniques aient pu rencontrer en découvrant le pays 17. Fruit du jihad
(une définition précise sera donnée plus loin) impulsé par le Peul Ousmane Dan Fodio, il sera
pendant longtemps le cœur de l’Etat le plus puissant d’Afrique tropicale et équatoriale. Cette
puissance rayonnera pendant longtemps et ce dans tous les domaines : économique d’abord
avec une agriculture vivrière développée, politique ensuite avec un Etat islamique fort et
respecté, et enfin social avec une population satisfaite des décisions de son gouvernement.
S’appuyant ainsi sur un passé prestigieux, la société musulmane du Nigeria revendique le
droit de choisir le système qui doit la gouverner, système devant être en conformité avec les
valeurs qui sont les siennes.
A/ La volonté affirmée d'un retour à l'Etat islamique
L'histoire des Etats haoussa, qui se situaient au nord-est de l'actuel Nigeria, est connue
depuis le XIe siècle. L'origine des Haoussa et de leur langue reste sujette à controverse. Le
mythe des «Sept Haoussa» qui attribue un fondement commun à sept cités (Biram, Daura,
Gobir, Kano, Katsina, Rano et Zaria) ne fournit pas d’indication historique18. Il ne fait pas de
doute, en revanche, qu’entre les XIe et XVIe siècles, leurs ancêtres construisent des villes en
exerçant leur hégémonie sur les communautés environnantes.
Les échanges commerciaux et culturels transsahariens sont d’emblée intenses, ce qui
expliquerait l’homogénéisation des divers parlers en une langue commune, le haoussa, et
l’organisation politique très centralisée que connaissaient les cités habe19. Des marchands
16
THORAVAL Y., ULUBEYAN G., Le monde musulman, Paris, Larousse, 2003, p. 71.
LAST M., The Sokoto Caliphate, Londres, Longman, 1967.
18
SELLIER J., Atlas des peuples d’Afrique, La Découverte, Paris, 2003, p. 98.
19
Habes est l’ancien nom donné aux Haoussas.
17
15
musulmans, Mandé venus du Mali, s’installent dans les villes haoussas au XIVe siècle et y
introduisent l’Islam. L’organisation des réseaux commerciaux mandés, dont la conséquence
principale est l’importation de la religion musulmane, inspireront les Haoussa. L’itinéraire de
Begho à Kano (acheminement de la noix de cola) va prendre une importance croissante. Kano
et Katsina sont les villes qui bénéficient le plus de cet essor. Les élites politiques adoptent
l’Islam, au moins à titre officiel, dès la seconde moitié du XVe siècle. Après la chute de
l’Empire songhaï (fin du XVIe siècle), l’axe principal du commerce transsaharien se déplace
vers l’est. Cela profite aux Haoussa dont le pays devient le plus prospère du Sahel. La ville de
Kano en sera le principal carrefour commercial et la plus peuplée des cités.
Au XVIIe siècle, Kano et Zaria souffrent des attaques répétées des Junkun, cavaliers
venus du sud-est (autour de la Bénoué). Pour maintenir leur prépondérance, les classes
dirigeantes renforcent leur pouvoir : les sarkis
20
cherchent à se muer en monarques absolus.
Ces classes dominantes, tout en adhérant nominalement à l’Islam, continuent en pratique de
recourir aux croyances traditionnelles pour étayer leur autorité. La majorité de la population
étant encore fortement attachée aux coutumes originelles, celles-ci restent un atout primordial
dans l'établissement d’une autorité légitime. Cependant, l’essor commercial impulsé par les
Mandé et repris par les Haoussa, fait malgré tout progresser un Islam plus conforme. Deux
camps commencent à se former : d’un côté les chefs traditionnels issus de l’aristocratie sarki,
de l’autre les musulmans réformateurs, sorte de missionnaires prônant le retour à l’Islam du
Prophète Mahomet. Des tensions de plus en plus fortes se font alors sentir, divisant et par là
amoindrissant la force politique globale de la région.
Né en 1754 dans le Gobir, le Peul Ousmane dan Fodio (dit le Shehu) va suivre à Agadez
l’enseignement religieux dispensé par un Targui. A son retour, il organise une communauté
islamique en vue d’obtenir des réformes. Ousmane prêche en peul et en haoussa pour
dénoncer les pratiques idolâtres des rois habe et leur non-respect de la Charia. En 1802, le roi
de Gobir tente de le faire assassiner ; Ousmane arme alors ses partisans et refuse de quitter le
pays. Le conflit est désormais ouvert. En 1804, il lance avec ses hommes le jihad21, qui se
20
A la tête de chaque ville se situe un sarki kasa, un «chef de pays» ou «chef de cité».
Le jihad souvent traduit par «guerre sainte» désigne originellement en arabe «effort». «Il désigne la lutte
sérieuse et sincère aussi bien au niveau individuel qu’au niveau social. C’est la lutte pour accomplir le bien et
éradiquer l’injustice, l’oppression et le mal dans son ensemble de la société. Celle-ci doit être aussi bien
spirituelle que sociale, économique et politique». Définition donnée sur le site www.islamophile.org.
21
16
propage à vive allure. Deux raisons en expliquent le succès : l’extrême mobilité des cavaliers
peuls qui surprend, et les promesses faites à la population d’une administration plus juste.
A partir de 1808, les Haoussa participent eux aussi au mouvement. Ousmane dan Fodio,
avec le soutien des Fulani (nom nigérian des Haoussa), organise une rébellion armée contre
l'Islam impie des rois habe décadents. Est visé, entre autres, le roi de Gobir à qui est reproché
un laxisme religieux : dans son royaume, le syncrétisme domine et le port du turban pour les
hommes et du voile pour les femmes est interdit22. Paradoxalement, l’expansion la plus
spectaculaire s’opère dans des zones auparavant sans Etat, Bauchi et Adamaoua, dont les
populations étaient demeurées animistes. Sont balayées toutes les structures traditionnelles de
pouvoir restantes des régions sahélo-soudaniennes depuis le Macina (région du delta intérieur
du Niger dans l’actuel Mali) jusqu’au Cameroun.
Entre 1803 et 1807 sont ainsi fondées les bases d'un Etat moderne avec l’établissement
d’un pouvoir politique dont les Sultanats du nord du Nigeria, plus ou moins confondus avec le
réseau urbain, constituent le meilleur exemple. A son apogée, le Califat de Sokoto couvre plus
de 400 000 kilomètres carrés (soit une surface à peine inférieure au territoire français actuel).
A la mort du Shehu, en 1817, son fils Mohammed Bello lui succède et prend la tête du
Califat de Sokoto. Selon une formule célèbre, «l'Islam est religion et pouvoir» (dîn wa dawla).
Tout comme le Prophète, Mohammed Bello est à la fois le chef militaire et le Commandeur
des croyants. Le titre de Calife sera conservé par ses successeurs. Le Califat englobe une
quinzaine d’Emirats, tous les émirs sont des Peul. Aujourd'hui encore les émirs de Kano ou
Katsina doivent impérativement être musulmans et fulani. On observe ainsi les traces toujours
très visibles que l’expansion politico-militaire de l’Islam a laissé dans l’espace africain en
général, nigérian en particulier. Le Shehu demeure à ce jour une référence obligée pour tous
ceux qui tiennent un discours sur l'Islam. Toute entreprise islamique doit en effet se penser
dans la continuité et l'actualisation de ce grand chapitre de l'histoire.
C'est cette union retrouvée qui est encore et toujours recherchée, l'instauration d'un Etat
unique, islamique, représentant l'ensemble de la communauté musulmane et veillant sur elle.
Descendant direct du Prophète selon le mythe régional, le Sultan de Sokoto23 est aujourd’hui
22
23
MONTCLOS (de) M.A., Le Nigeria, Ibadan, Karthala-IFRA, 1994, p. 17.
Le Sultan de Sokoto actuel est le Sultan Muhammadu Macido.
17
encore le notable musulman le plus puissant du Nigeria. Il détient le plus haut pouvoir
puisqu'il est non seulement Commandant de la force armée mais également Commandant de
la croyance religieuse ; il a entre ses mains les pouvoirs temporel et spirituel. Cela dit même le
Calife vicaire de Dieu sur Terre se doit de respecter la loi telle qu'elle est ordonnée par Dieu.
Première, éternelle, coexistante à Dieu, la loi musulmane est ainsi un gage d'équilibre, la
garantie d'un certain ordre. L’Etat islamique de Sokoto durera près d’un siècle, faisant preuve
de cette stabilité instituée. Mais la force du colonisateur sera plus grande et le territoire
passera progressivement sous la domination britannique au début du XXe siècle.
La ville de Sokoto fut soumise en 1903. Modèle religieux et politique car personnifiant la
grandeur spirituelle et matérielle de la région nord nigériane d'une époque donnée, le Califat
de Sokoto se place dans les esprits du Nord tel un reliquat de la puissance musulmane. C'est
lui qui inspire les penseurs contemporains, les intellectuels islamiques, les étudiants nigérians
mais aussi les révolutionnaires plus marxisants ou populistes qui manifestent dans les grandes
villes du nord (comme Katsina ou Zaria) leur volonté de retrouver un Etat islamique
authentique, dénué de toute référence à une quelconque occidentalisation24. Tout un courant
réformateur se fonde ainsi sur les oeuvres anciennes pour tenter de résoudre les problèmes
contemporains. Il s'agit là de justifier une entreprise réformatrice par la continuité historique,
continuité orthodoxe et qui se rattache strictement à une époque donnée et mystifiée. C’est sur
ce mythe historique que se fonde la population nigériane actuelle pour revendiquer sa volonté
d’une société plus équitable. L’avenir d’une telle justice, selon eux, passe obligatoirement par
l’établissement d’un Etat islamique et donc une application conforme de la loi islamique
B/ Une revendication sociale contemporaine
L’établissement d’un Etat islamique à part entière nécessite la remise en cause de certains
acquis. Il demande l’institution de nouveaux pouvoirs et la disparition des anciens. Mais pour
qu'il y ait légitimité du pouvoir, il faut que celui-ci soit reconnu par le peuple.
Sans qu'il soit besoin de sonder l'homme de la rue, on sait qu'au Nord-Nigeria sont
organisées depuis quelques années de nombreuses manifestations populaires pour
l'établissement d'un Etat islamique (dans les villes de Zamfara en 2000, de Kano en 2001,
24
AJAYI J.F.A., Political evolution in Nigeria, Ibadan, ULP, 1984.
18
etc.). La population n'hésite pas à user du libre droit d'expression que lui confère la
constitution républicaine25 pour crier sa volonté d'un retour à l'Etat islamique historique. Le
petit peuple, lassé de ne pouvoir accéder à une vie décente, après l'expérience dictatoriale
militaire comme avec le nouveau régime civil mis en place en 1999 26, a mis ses derniers
espoirs dans cette loi divine devant mener à «la voie droite». La popularité de la loi islamique
ne peut être niée. La vision qu'a l'Occident de la Charia s'analyse essentiellement à l'aune des
médias, pour la plupart relayés par des journalistes occidentaux et chrétiens.
La Charia ne doit pas être vue comme l’incarnation d’un mal absolu, la concrétisation
d’une régression sociale, mais d’abord et avant tout comme l’édit permettant l’unification
d’un groupe se reconnaissant à travers les mêmes valeurs et la même histoire. Rappelons qu’à
l’époque de la genèse de la Charia, l’Islam éclairé connaît son âge d’or au moment où le
Moyen-Age chrétien baigne encore dans un obscurantisme sanglant (avec l’Inquisition).
L'alphabétisation des habitants de Tombouctou à cette époque, grâce à des écoles coraniques
structurées, était bien supérieure à celle de la France. La Charia doit être ressentie comme le
moyen de mettre en place une véritable homogénéité, celle-ci ratifiant la régulation sociale
dont a besoin une société laissée pour compte depuis des années.
Ainsi, sous la pression populaire, une nouvelle application de la Charia commence à voir
le jour. Il ne s’agit cependant pas, comme on a tendance à le croire, d’une nouveauté au
Nigeria. La Charia est depuis longtemps en vigueur mais elle était jusqu’en 2000 strictement
réduite au domaine civil, c'est-à-dire aux affaires relevant du droit de la famille, mariages et
successions. Les autres domaines juridiques devaient exclusivement respecter la Constitution
fédérale du Nigeria, constitution républicaine et laïque. La nouveauté de l’application de la
Charia réside donc uniquement dans son extension au niveau pénal. Le premier Etat fédéré à
avoir consacré cette extension fut l’Etat du Zamfara en février 2000. Aujourd’hui douze des
trente-six Etats de la Fédération appliquent la loi islamique dans sa plus large expression et
peuvent, à ce titre être qualifiés d’Etats islamiques27.
La liberté d’expression de tout citoyen nigérian est édictée à l’article 39-1 de la Constitution Fédérale du
Nigeria, chapitre 4 traitant des droits fondamentaux.
26
Les élections présidentielles de 1999 ont vu sortir des urnes l’ancien général à la retraite Olesegun Obas
anjo.
27
Ces douze Etats islamiques nigérians sont, dans l’ordre chronologique: le Zamfara, le Sokoto, le Kebbi, le
Niger, le Katsina, le Kano, le Jigawa, le Yobe, le Borno, le Kaduna et le Bauchi.
25
19
Même si les raisons électorales ont sûrement présidé à l'acceptation par les Gouverneurs
de la mise en place des revendications populaires, pour la première fois des chefs politiques
nigérians suivaient l'opinion publique plutôt que ne la menaient. C’est un fait historique au
Nigeria qu’une revendication issue de la rue se soit concrétisée par une application politique
des dirigeants. Un Gouverneur, celui de Kano, considéré comme hésitant sur la question de la
Charia fut malmené, injurié et finalement lapidé par la foule alors qu’il prononçait un
discours. Il dut, pour se maintenir au pouvoir, reconnaître cette revendication du peuple et
accepter de la mettre juridiquement en œuvre. Cette situation, nouvelle pour le pays, met la
lumière sur un embryon de démocratie. La démocratie tire ses racines de la liberté : liberté de
penser, liberté de dire, liberté d’expression. Ce serait, selon certaines définitions, le
gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple28.
Dans le cas nigérian, le peuple semble avoir crié sa volonté et celle-ci semble avoir été
entendue. Paradoxalement, dans nos démocraties occidentales, on omet souvent de libérer
cette expression lorsqu’elle n’est pas conforme au «penser correct». La mise en place de la
Charia fait couler beaucoup d'encre, mais le problème est que les participants aux débats
défendent généralement tous un même point de vue : une vision archaïque de la loi islamique.
Or de nombreuses personnes, de tout âge, sexe ou horizon estiment que l'application de la loi
islamique est nécessaire et juste si elle est actualisée aux spécificités du monde contemporain.
Selon eux, il est difficile de voir les effets positifs d’une telle réforme mais tout a fait aisé de
diaboliser des effets négatifs bien plus visibles à court terme.
Si le christianisme ne fut pas imposé dans le nord par le colonisateur, le Gouvernement
sous-tendait malgré tout les valeurs occidentales dans les structures de l'Etat et touchait la vie
quotidienne des musulmans. L'introduction du dispositif juridique britannique restreignait
l'application de la loi islamique au domaine civil ; cette limitation en défaveur d'une partie de
la population a créé une frustration musulmane certaine. Trois avantages découlant d’une
application conforme de la Charia sont à noter : le pluralisme juridique, la démocratie
intégratrice29 et la valeur d’équité.
Cette expression caractérise le principe démocratique dans la Constitution française du 4 octobre 1958. Il n’est
pas inscrit ainsi dans la constitution nigériane mais il a l’avantage d’être clair quant à la compréhension de la
notion de «démocratie». L’exemple nigérian concernant la revendication d’un Etat islamique semble émerger de
la rue, donc du peuple lui-même.
29
On expliquera le terme de «démocratie intégratrice» dans la seconde partie, chapitre 1.
28
20
Quelques Nigérians expatriés donnent, sur un site Internet30, leur avis sur les bienfaits
d’une telle réforme. Le premier d’entre eux met en avant le pluralisme juridique qu’il
considère bien plus juste que l’imposition générale et unilatérale d’un système unique, en
l’occurrence le système sécularisé d’une République laïque. En tant que musulman il ne se
reconnaît pas dans ces valeurs sous-tendant une vision chrétienne du monde. La pensée
chrétienne se caractérise en effet par une réelle différenciation entre le spirituel et le
temporel : «rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu» avait répondu Jésus
aux Pharisiens31.
«Secularism, the division between religion and State, is a Christian concept and belief.
Why should Muslims have to live under Christian rules and ideas ? Let the Muslims be
ruled by Sharia and non-Muslims by their own laws. In the Islamic states of the past
Christians and Jews were able to have their own courts and maintain their own legal
systems - why can't non-Muslims extend this tolerance to Muslims in Nigeria ?32.
Un autre argue que l’un des critères de la démocratie est bien la liberté de choisir son
Gouvernement et se demande pourquoi les populations du Nord ne pourraient pas, tout
comme celles du Sud, élire les dirigeants qu’elles désirent.
«We often talk about democracy and allowing people to choose what they want. My
question is : Would we allow People to choose Sharia if they want it ? The Muslim of
north Nigeria want it, and since it would only apply to them (Muslims), why are the rest
disallowing it ? Where is the freedom then ? »
Enfin, c’est la valeur d’équité qui caractérise la pensée islamique. Gouvernants comme
gouvernés se doivent de respecter la loi, ce à quoi la population n’est pas habituée avec
l’Administration fédérale actuelle.
«I believe that Sharia can work only if applied to all classes of the population. There can
be no exceptions. The Prophet Mohamed said with regard to the issue of equality in
punishment that if his daughter were to steal he would cut off her hand. So, as it stands
30
Site www.bbc.com.
Evangiles de Matthieu, 22, verset 15.
32
Site www.newsearch.bbc.com
31
21
right now, we have to make Sharia apply evenly to all (Muslims) while respecting all the
rights of non-Muslims».
A travers ces revendications populaires on distingue une réelle volonté de se démarquer de
l'Etat central, laïque, «représentant le vice et la décadence» d’une élite chrétienne corrompue.
L'instauration de la Charia doit aussi être comprise comme une défiance envers le
Gouvernement fédéral. A la veille de Indépendance, l'Islam était déjà utilisé comme un
vecteur de revendication politique. En ce sens, de telles protestations du peuple, lorsqu'elles
aboutissent à une concrétisation par l'extension de la Charia dans un Etat fédéré, semblent
correspondre à l'émergence d'une véritable démocratie. Cette démocratie permettant à la
majorité de s'exprimer (au niveau de l’Etat fédéré) pourrait constituer une avancée
significative dans un pays où l'autoritarisme est une tradition ancrée de longue date dans
l’organisation politique. La démocratie intégratrice pourrait être une seconde étape, à plus
long terme.
La religion, véritable «ciment» populaire puisqu’elle fédère et solidarise la communauté,
devient ici un régulateur social. Elle sert de fondement à une société ancienne et dotée d'une
histoire riche. Elle est un dénominateur commun ayant une première fois permis le retour à
une certaine stabilité et à une uniformité des structures politiques et juridiques. L'Etat
islamique reste dans l'inconscient populaire la solution à tous les maux et problèmes.
II. Islam traditionnel et Etat de Droit
Selon la vision islamique du monde, la première loi qui s’impose aux hommes est celle de
Dieu. Elle s’impose à tous, à commencer par les détenteurs du pouvoir. Par nature, elle n’est
pas un outil de manipulation ; au contraire, c’est elle qui dans un Etat islamique fonde la
légitimité du pouvoir. Il faut savoir que la majeure partie de ses prescriptions n’est pas tirée du
Coran mais est le fruit d’un consensus constructif et évolutif de théologiens juristes
contemporains des premiers siècles de l’Hégire. Depuis le IXe siècle cet «effort»
d’interprétation perdure mais il a été repris dans divers espaces, selon diverses méthodes et se
trouve donc désormais sur la voie permanente de l'unification33. Un couple solide va aider
33
ALLIOT M., Le droit et le service public au miroir de l’anthropologie, Paris, Karthala, 2003, p. 81.
22
l’Etat islamique nigérian à entériner la justification de cette application nouvelle de la Charia :
le Droit d'abord, relayé ensuite par l’éducation coranique.
A/ La justification par la loi
La Charia est la loi religieuse musulmane détaillant les obligations issues du Coran ou de
la tradition (sunna). C’est la «voie droite prescrite» (par Allah), qui regroupe la totalité des
commandements de Dieu. Il convient de rappeler que le Coran, rédigé en 632 à la mort de
Mahomet, est le recueil des propos du Prophète à qui l'ange Gabriel avait transmis la Parole de
Dieu. Le Coran contient donc la dernière des prophéties, et donc l'ultime vérité, la seule
transcription «authentique» de la Révélation divine34. L’Islam étant une religion éminemment
sociale, toute activité humaine doit théoriquement entrer dans les quatre catégories juridiques
prédéfinies qui vont du strictement interdit (haram) au permis (hallal)35. Dans un Etat
islamique, la loi islamique régit l'ensemble de la société musulmane locale par des règles
s'appliquant à tous. En ce sens, elle est générale et impersonnelle et donc obstacle à toute
discrimination et bénéfique à l'unité du groupe et à sa cohésion. Les obligations légales que
prescrit le Coran ont été au fil du temps codifiées avec des variantes locales. La Charia, en
tant que loi unique et sacrée parce que divine, apporte quant à elle un réel ordre dans la vie
quotidienne de tout musulman et a fortiori garantit la stabilité de la vie publique. De plus, son
caractère divin permet d’imposer un plus grand respect de la part des fidèles : ceux-ci étant
plus prompts à entendre l’ordre de Dieu que ceux des dirigeants, législateurs de l’Assemblée,
faibles par essence car n’étant que «simples créatures du tout-puissant».
La loi musulmane joue indiscutablement un rôle de consolidation sociale dans le sens où
elle renforce, dans un esprit égalitaire, une même culture par le biais de normes générales et
impersonnelles puisqu’elles ne s'adressent à personne en particulier mais à l'ensemble de la
population se trouvant en terre d'Islam. Notons que théoriquement, au Nigeria, les Chrétiens
peuvent exciper de leur appartenance confessionnelle pour échapper aux dispositions pénales
du droit islamique (c'est le fruit d'un compromis issu des débats à l'Assemblée constituante de
1999)36. Régissant l'ensemble de la population et l'ensemble de règles, elle vise à redonner
34
VALLET O., Une autre histoire des religions, Paris, Gallimard, 2001.
THORAVAL Y., ULUBEYAN G., Le monde musulman, Paris, Larousse, 2003 p. 72.
36
Article 44 de la Constitution Fédérale du Nigeria.
35
23
confiance à un peuple démuni, brisé par une crise économique interminable, frustré de ne pas
participer à la répartition des richesses nationales. Avec cette extension de la loi islamique à
tous les domaines du Droit, la Charia devient un véritable mode de vie. Elle régit ainsi les
règles sociales, c’est-à-dire ce qui concerne le comportement de l'individu dans sa vie
publique et privée. Elle gouverne les lois civiles, l’individu dans ses rapports avec les autres.
Enfin, depuis 1999, elle prend en compte les lois pénales37, ou l’homme dans son rapport à
l'Etat. Elle vise par cette complétude à moraliser un peuple tout entier. L'apport de la Charia
semble très bénéfique quant à l'ordre qu'elle établit. Son exercice autoritaire sert à poser de
façon claire les limites à ne pas dépasser pour ne pas être sanctionné. On peut aisément
comprendre que le climat de tensions diverses qui anime périodiquement le Nigeria légitime
une politique temporairement plus sévère, au moins durant la pose des premières briques de la
stabilité. En instaurant l'égalité de tous devant la loi, la Charia et par extension l'Etat islamique
semble imposer un Etat de Droit à part entière.
La Charia suscite d'immenses espoirs qui se déclinent souvent sur le registre de l'ère
millénariste du passage à une ère nouvelle de paix, d'abondance et de «bonne gouvernance».
Les dirigeants des Etats fédérés s'efforcent d'assurer un niveau de vie décent à leur population.
Dans l'Etat du Zamfara par exemple, le Gouverneur a mis en place une police et une justice
non corrompues, a promu une politique salariale généreuse et juste pour les fonctionnaires et
les jeunes diplômés et rachète régulièrement des céréales pour réguler la hausse des prix
pendant la saison sèche. Selon Murray Last, «sa politique n'est pas seulement islamique, elle
se réclame aussi de l'Etat Providence»38.
La loi islamique prône une justice équitable et identique pour tous. Gouvernants comme
gouvernés se doivent de la respecter. Ce principe fondamental de la loi édicte la soumission
de l'Etat (islamique) au Droit qu'il édicte (interprétation de la loi divine). C’est un autre critère
de l'Etat de Droit. Il faut aussi noter qu'il n’y a que peu ou pas de corruption au sein des
tribunaux islamiques comparativement aux tribunaux du Sud où celle-ci est historiquement
implantée. Les juges musulmans sont plus proches du peuple et c'est une justice bien plus
facile d'accès que n'importe quel autre tribunal fédéral. Les tribunaux appliquant la Charia
sont également souvent saisis pour des litiges d'ordre commercial. En effet, même des non37
Le fait même d'étendre la Charia au niveau pénal (innovation récente) contrevient non seulement au droit
constitutionnel nigérian (article 41 de la constitution fédérale) mais aussi au droit international (le Nigeria ayant
ratifié la convention contre la torture et la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme).
38
LAST M., «La Charia dans le Nord-Nigeria», Politique africaine, octobre 2000, n° 79.
24
musulmans s'y réfèrent car les affaires y sont traitées avec une plus grande rapidité, une réelle
justice et se caractérisent par l'efficacité du remboursement des dettes39.
Les sanctions violentes (parfois qualifiées de «barbares») imposées par la Charia sont
abondamment commentées. Pourtant l'aspect pénal ne représente que 5 % de cette
réglementation40. L’Occident a fréquemment une vision caricaturale de l'application de la
Charia : «Réduire la richesse de la loi islamique - reconnue par les plus grands spécialistes
du Droit comparé - aux seuls châtiments corporels, c’est un peu comme si l’on prétendait
résumer toute la médecine aux seules amputations chirurgicales»41 rappelle Hani Ramadan
dans Le Monde. On se souvient de l'affaire Amina Lawal ou le cas de Safiya Hussaini, toutes
deux condamnées en 2001 et 2002 à être lapidées pour adultère. Ces cas avaient mobilisé
l'ensemble des médias occidentaux et la communauté internationale et l'on pourrait ainsi en
déduire qu'elles n'ont été acquittées que grâce à cette intervention extérieure. Or,
concrètement, aucune condamnation à la lapidation n'a été exécutée au Nigeria : tous les
pourvois en appel ont été entendus et les demandeurs disculpés.
Cette stabilité juridique semble être un défi au Droit contemporain dont les textes se
succèdent et s'abrogent à un rythme de plus en plus rapide. La stabilité du Droit dans une
organisation sociale privilégie la stabilité politique de la communauté. Cependant l'application
de la Charia telle qu'elle est faite dans les nouveaux Etats islamiques du Nord-Nigeria pose la
question de la compatibilité de lois antiques avec l'idéal moderne des Droits de l'homme :
peut-il y avoir fidélité à une tradition religieuse sans tomber dans l'archaïsme ? La réponse à
cette question posée par Odon Vallet42 devrait forcément être positive à l'heure actuelle. La
nouvelle intelligentsia musulmane travaille d’ailleurs sur le sujet. Il s’agit pour elle de trouver
les moyens de concilier une pratique orthodoxe de l’Islam tout en y intégrant le progrès de la
modernité43. Après la loi, ou plutôt le Droit «juste et équitable» que prônent les tenants de
l’Etat islamique, le relais est pris par l’école. L’éducation apparaît comme la pierre angulaire
d’une politique «développementaliste».
39
ABU SALEM S.A., Introduction à la lecture juridique du Coran, Bruyland, Bruxelles, 1988.
SERVANT J.C., «Au Nigeria, la Charia à l’épreuve des faits», Le Monde diplomatique, juin 2003.
41
RAMADAN H., «La Charia incomprise», Le Monde, 9 septembre 2002.
42
VALLET O., Les religions dans le monde, Paris, Flammarion, 2003.
43
Nous développerons ce thème dans la seconde partie, chapitre 2, parmi les hypothèses de solution pouvant
permettre le retour à la cohésion nigériane.
40
25
B/ La justification par l'école
A leur arrivée au Nord-Nigeria, les Britanniques découvrirent un système d'éducation
islamique solide et bien établi. En pays haoussa, la base de ce processus était constituée
d'écoles coraniques (makarantar allo) dans lesquelles un maître enseignait aux enfants
l'alphabet arabe et les versets du Livre sacré. C'est dans ces établissements qu'étaient formés
les Oulémas destinés à remplir les fonctions de scribe, de magistrat ou de théologien. Les
colons s'efforcèrent ainsi d'imaginer des méthodes de nature à relativiser la coupure absolue
entre l'école occidentale et l'école musulmane. Ceci par réalisme politique, pour éviter le rejet
de l'école qu'ils importaient et par respect des valeurs locales. Pour faire perdurer les liens
qu'ils entretenaient avec les chefs, élément clé de l'Indirect Rule 44, les Britanniques
s'intéressèrent particulièrement à l'éducation de leurs fils. Dans cette perspective, l'instruction
coranique fut introduite dans les écoles gouvernementales. En 1933, était créée la Kano Law
School où étaient enseignés à côté de l'anglais, le droit malékite et plus généralement les
études arabes. En 1947, l'établissement devint la School of Arabic Studies et constitue
aujourd’hui l’université de Kano, l’Abdullahi Bayero University.
L'interdiction faite aux missions chrétiennes d'aller dans le nord dispenser un
enseignement de type chrétien et le maintien, voire l'augmentation (de 6 en 1918 à 768 en
1930) des écoles coraniques, tandis que les écoles primaires diminuaient (de 95 en 1928 à 87
en 1930)45, a creusé immanquablement un fossé entre Nord et Sud en matière de
développement. La fonction publique nigériane concentre une partie de la petite élite yorouba
très tôt éduquée par les missionnaires. Cette capacité des sudistes à occuper la place publique
au Nord a commencé à interpeller certains dirigeants. A l'image d'Abubakar Gumi46 en 1979,
ceux-ci refusent de se laisser gouverner par des «infidèles», et souhaitent défendre leur
religion contre l'emprise grandissante des Chrétiens et l’implantation de plus en plus forte de
valeurs issues de l’Occident.
Lord Lugard, Gouverneur Général du Nigeria pendant la colonisation, fit prévaloir le principe de l’Indirect
Rule c'est-à-dire le maintien des lois et des coutumes locales. Les chefs de villages faisaient office de
"passerelles" entre la population nigériane et l’administration britannique.
45
MONTCLOS (de) M.A., «Nigéria et Soudan : y-a t'il une vie après la sharia ?», Etudes, novembre 2001, p.
447.
46
Cheikh GUMI, ancien «Grand Khadi» du Nord, avait évoqué l’éventualité de la transformation de la fédération
en République islamique par le seul jeu démocratique. Celui-ci estimait la population musulmane du Nigeria à
une large majorité nationale : 70%.
44
26
S'appuyant sur le souvenir d'Ousmane dan Fodio, l'une des missions que s'est fixée l'élite
musulmane du Nord est de rattraper son retard en matière éducative et de lancer un jihad de
l'éducation. «98% des individus impliqués dans des affaires de vol, d'abus ou d'usage de faux
sont issus des écoles laïques» selon les dires du fils du Shehu47. Partant du constat que l'école
de type occidental encourage le vice et la perversion, l'élite musulmane du Nord affirme
l'urgence qu'il y a à rétablir l'ordre et la morale de chacun au travers d'une éducation
uniquement islamique. Ce véritable «effort de guerre» pour une éducation musulmane
renouvelée fut d'une ampleur inégalée en Afrique Noire. Il s'agit d'une véritable politique
d'Etat visant à doter le Nord d'une élite spécifique, fruit de l'association des valeurs anciennes
et nouvelles et susceptible de se substituer aux cadres européens... et sudistes.
Le Prophète a dit dans un hadith célèbre : «seuls ceux qui possèdent le savoir peuvent
interpréter». L'ijtihad ou «l'effort d'interprétation» a pris son essor après la rédaction du Coran
en 652 de l'ère courante. Il consiste à formuler de nouvelles règles adaptées à l'évolution des
sociétés en s'inspirant des ouçouls48. Seul le lettré, le savant éclairé est apte à lire et à
comprendre le Coran. Le Livre devra également et uniquement être lu en arabe pour avoir
autorité. On est en droit, à ce propos, de se demander si le législateur haoussa du Nord
maîtrise la langue du Prophète lorsqu'il tire de ce qu'il lit, les prescriptions qui régiront
l'ensemble de la vie publique et privée de ses concitoyens.
Plus généralement, le savoir consiste à propager par tous les moyens disponibles la parole
de Dieu, le message de l'ange Gabriel au prophète Mahomet. Tout comme les Berbères de
l'Aïr l'auraient fait aux Haoussa du Nigeria (IX-Xe siècles) puis les marchands mandé à partir
du XIVe, aujourd'hui encore l'Islam doit être transmis de bouche à oreille pour perpétuer son
extension à toutes les générations (d'ascendants à descendants) et à toutes les couches sociales
de la population. Tout musulman doit faire connaître la foi qu'il a en son Dieu. La visée
hégémonique des tenants actuels du Droit islamique au Nord-Nigeria se concrétise dans la
multiplication des écoles coraniques dans lesquelles les enfants sont, dès leur plus jeune âge,
instruits grâce à l'apprentissage par cœur du Coran et à sa récitation à voix haute durant de
longues heures. Cette éducation ne laissant guère de place à la réflexion personnelle, façonne
47
ABDULLAHI S.U., Search of a viable political culture. Reflections on the political thought of Sheick
Abdullahi dan Fodio, Kaduna, new Nigerian, 1984.
48
Les ouçouls sont les principes généraux de la religion et du droit musulmans. Cf. www.lexilogos.com/arabe
27
de parfaits petits sujets totalement obéissants et formés à aller eux-mêmes perpétrer le
discours au nom d'Allah à tous les infidèles. Après l'instruction, les punitions exemplaires font
savoir à ceux qui en douteraient que la «volonté de Dieu» doit être respectée. Ce respect forcé
n'est autrement inspiré que par la crainte. Mais cette crainte instituée en dogme fait partie
d’une méthode disciplinaire organisée. La tradition haoussa suppose que la connaissance ne
peut s'acquérir que par l'éloignement, la frustration et la privation. Les élèves sont donc dès
leur plus jeune âge recrutés par les alaramomi qui les emmènent loin de leur ville d'origine,
«le savoir ne pouvant s'acquérir sans connaître la faim» selon un proverbe haoussa49.
Les universités du Nord-Nigeria, spécialisées dans l'enseignement des sciences
religieuses, sont de véritables bastions politisés. Les étudiants participent régulièrement à des
campagnes de désobéissance civile dans lesquelles ils condamnent les jeunes hommes buvant
de la bière ou les jeunes femmes ne portant pas le voile. Les étudiants du Nord veulent à leur
tour «éduquer». «La religion est l'opium du peuple» disait Marx, elle permet de surveiller les
masses populaires, de les formater en quelque sorte, de façon à mieux les guider et les
maîtriser. L’extension de la Charia au domaine pénal annoncée par plusieurs Etats fédérés du
Nord sonne, pour l’inconscient populaire, l'avènement d’un radicalisme islamique qui effraie.
L’assimilation trop facilement faite du terrorisme à l’intégrisme et de l’intégrisme à
l’islamisme, creuse le terreau d’un radicalisme ou extrémisme chrétien d’autant plus
dangereux qu’il est invisible.
Section 2 : La face cachée : montée inquiétante du fondamentalisme
chrétien
Le Nigeria possède en effet, et contrairement à ce que l'on pourrait penser au premier abord,
la plus importante communauté protestante du continent africain. Il est le second pays
protestant au monde, après les Etats-Unis. A l'heure où l'on ne parle, au travers des médias
occidentaux, que de Charia brutale et de tribunaux islamiques, le nombre d'Eglises
protestantes, plus discrètes, ne cesse de croître. Cette montée en puissance de ces «Eglises du
Réveil» ne semble pas inquiéter. Pourtant, au-delà de leur nombre et de leur diversité, c'est
49
KANE O., «Un pluralisme en quête de démocratie. Mobilisations musulmanes et régimes militaire à Kano»
dans Religion et transition démocratique en Afrique, CONSTANTIN F. et COULON C. (dir.), Karthala, Paris,
1997, p. 77.
28
leur puissance alliée à une organisation bien pensée qui devrait attirer l'attention. D’une
cinquantaine, le nombre d’Eglises pentecôtistes au Nigeria est passé à deux cent cinquante50
selon le Pentecostal Fellowship Movement of Nigeria. Cette marée évangéliste qui déferle
depuis la fin des années 80 coïncide avec la dégradation politique et économique du pays.
Touchant le prolétariat urbain comme la classe moyenne, brisée par les plans d’ajustement
structurels, cette véritable théologie du profit a contribué à faire de la religion chrétienne «l’un
des secteurs économiques nigérians les plus dynamiques» selon Africa Confidential51. S’il est
le premier pays musulman d’Afrique de par son nombre, le Nigeria est également le premier
pays protestant du continent.
I. Le Nigeria, premier pays protestant d'Afrique
À l'inverse de l’Islam qui a su maintenir sa présence, voire la renforcer au sein de la
jeunesse étudiante, le christianisme n’a pas su s’adapter aux évolutions d’une société en quête
de changement. Pas assez attractif pour les jeunes, sûrement pas assez dynamique pour une
nouvelle population qui a grandi dans une société mondiale des plus actives, catholicisme et
protestantisme anglican classique tendent à s'estomper. C’est l’Eglise néo-protestante,
regroupant celles qu’on appelle les «Eglises de l'Eveil», qui seule a su sortir du cadre
historique pour pouvoir durer, voire se développer encore. Elle a su investir dans un premier
temps le terrain social, celui-ci l’aidant à conquérir ensuite le domaine politique. La liturgie y
est plus chaleureuse et plus participative que dans les espaces protestants classiques. Sont
tissés de véritables liens avec les populations les plus déshéritées. Celles-ci se sentant
abandonnées par les pouvoirs publics, il est d’autant plus facile de leur redonner confiance
pour, ultérieurement, mieux les «guider».
Le protestantisme historique importé par les Britanniques lors de la colonisation du
Nigeria tend à se résorber pour laisser place aux mouvements de type néo-protestants. C’est à
la fois une adaptation aux temps et une conquête identitaire que les Nigérians chrétiens
manifestent dans ce regain religieux. Il s’agit de retrouver la confiance dévoyée par le biais de
croyances plus proches de leurs traditions originelles. D’abord directement exportée d’Europe
50
51
www.voxdei.com
www.africa-confidential.com
29
puis imposée aux populations locales, la religion protestante s’est graduellement transformée
grâce à une rappropriation culturelle allant «au-delà» d’une pratique orthodoxe. C’est à la
naissance d’une réelle culture religieuse endogène que l'on assiste au Nigeria (et dont de
nombreux prêcheurs pratiquent désormais un prosélytisme conquérant en Afrique centrale).
A/ Du Protestantisme occidental au Pentecôtisme nigérian
Le long de la côte du Golfe de Guinée s’est développé dès le XIIe siècle le célèbre
royaume du Benin52, Etat purement africain. Il aurait été fondé par la dynastie des Ogiso et a
atteint son apogée au XVe siècle. Pendant le règne de l’Oba53 Ozulua, un marchand portugais
nommé Alfonso d’Aveiro, vint au Benin (1485-1486) et y établit des relations commerciales.
Ayant noué des liens de sympathie avec lui, l’Oba délégua un Ambassadeur qui raccompagna
Aveiro chez lui, à Lisbonne. Les navigateurs portugais furent ainsi les premiers Européens à
découvrir la côte. Ce sont les rois Olu54 Itsekiri qui vont entretenir des relations économiques
et religieuses durables avec eux. En 1597 monte sur le trône Eyeomasan. Il reçoit une
éducation portugaise en Angola et sera l’un des rares Africains de l’ouest du XVIe siècle à
avoir été christianisé. En 1600, il envoie son fils Atuwatse étudier à Coimbra55 avec une
bourse du roi Philippe III du Portugal. De retour en 1611, Atuwatse est ainsi le premier
Nigérian à avoir étudié en Europe ; il est couronné en 1625. Son successeur confirmera
l’ouverture du royaume aux Portugais puisqu’en 1652, il écrit une lettre au Pape pour lui
demander l’envoi de missionnaires au Nigeria. Plus tard le Père Potazio fera construire le
monastère de Saint-Antoine, premier du genre dans le pays et connu aujourd’hui sous le nom
de Satoni (il est situé dans la ville de Warri).
Mais cette apparition du Christianisme au Nigeria n'est qu’une parenthèse. En effet, en
1735, le roi Atogbuwa rompt brutalement avec cette politique d’échanges nigerianoportugaise. Il supprime la religion catholique, ferme les églises et rétablit les cultes païens et
animistes. Le Christianisme ne reviendra que bien plus tard et sous la forme du
Protestantisme, dans la foulée de la colonisation britannique. Certes cette première tentative
de christianisation dès la fin du XVe siècle dans le Royaume de Bénin a eu son importance
52
Voir carte, Annexe n° 1.
Roi divin en pays yorouba et dans le royaume du Bénin.
54
Roi des Itsekiri à Warri.
55
Ville du Portugal.
53
30
mais elle ne fut finalement qu’un bref épisode ne remettant pas en cause les croyances
coutumières. Si Rome ne fut pas indifférente à cet embryon d’Eglise noire qui eut son premier
Evêque consacré en 1519 et sa première Sainte, le déclin du royaume conjugué au désintérêt
de l’Europe pour l’Afrique après la découverte de l’Amérique, la fit sombrer dans l’oubli.
C’est la colonisation du XIXe siècle qui devait bouleverser le panorama de l’Afrique, dans
tous les domaines, y compris la religion. La trilogie «militaire, fonctionnaire, missionnaire»
fut particulièrement efficace, les missionnaires ayant dans bien des cas constitué l’avant-garde
de la pénétration coloniale.
Une expédition sur le fleuve Niger est commanditée en 1841 par la Société pour
l’Extinction de la Traite Négrière et pour la Civilisation en Afrique. Elle tourne à la
catastrophe, le tiers de l’équipe est décimée par le paludisme. Puisque les Européens ne
survivent pas au climat du Nigeria, décision est prise de faire évangéliser le continent par les
Africains eux-mêmes. Recruté parmi les esclaves libérés et lettrés de la Sierra Leone, Samuel
Ajayi Crowther devient le premier Evêque anglican noir. Les esclaves affranchis sont en effet
le fer de lance de la mission de l’Eglise missionnaire dans le delta du Niger, et des missions
baptistes et méthodistes en pays yorouba56. Seule la barrière de l’Islam dans le Nord va dès
lors arrêter la progression des missionnaires. Les activités évangélisatrices et éducatives des
missions ont cependant largement contribué à façonner le paysage politique du Nigeria
moderne. Pour plus de pénétration sociale, le Nouveau Testament est traduit en yorouba en
1851. Les compagnies de commerce, ayant d’abord considéré avec suspicion les activités des
missionnaires, étaient ensuite reconnaissantes de ce que les Eglises leur fournissaient comme
commis de bureaux pour administrer les comptoirs57.
Le Christianisme s’est ainsi implanté durablement dans le pays, dans la partie méridionale
principalement. Mais depuis le XIXe siècle, la société nigériane n’a cessé de se transformer,
de s’émanciper du joug colonial pour créer sa propre identité, «inventer sa propre religion»
selon l’expression de Jean Pierre Chrétien58. Le Christianisme nigérian d’aujourd’hui
s’accommode largement d’un contexte local particulier : il tire effectivement ses origines du
Protestantisme anglican importé par les colons, mais sa pratique quotidienne actuelle désigne
56
MONTCLOS (de) M.A., Le Nigeria, Ibadan, Karthala-IFRA, 1994, p. 27.
SELLIER J., Atlas des peuples d’Afrique, Paris, La Découverte, 2003, p. 132.
58
CHRETIEN J.P., L’invention religieuse en Afrique. Histoire et religion en Afrique noire, Paris, Karthala,
1993.
57
31
un néo-Protestantisme certain. Ce néo-Protestantisme pourrait même être qualifié de «transProtestantisme» puisqu’il traverse à la fois le courant protestant initial et les croyances
endogènes pré-coloniales. Pour plus de simplicité étymologique, il conviendra d’utiliser un
terme généraliste : le Pentecôtisme. Celui-ci sera défini plus précisément dans la partie B.
Le boom des Eglises pentecôtistes a débuté au cours de la dernière décennie, époque
troublée pour l’Afrique. C’est le Nigeria qui a été le plus fortement touché par cette explosion
religieuse. Cette déflagration s’explique doublement : il est tout d’abord le pays le plus peuplé
du continent, ensuite il est sûrement l’un des plus désorganisés. Deux facteurs qui créent un
contexte favorable à l’émergence de nouveaux mouvements, surtout lorsque la fonction
officielle de ceux-ci est d’aider les personnes démunies, abandonnées par l’Etat. Le
Mouvement de la confrérie pentecôtiste du Nigeria, qui avait 50 pasteurs en 1990, en compte
aujourd’hui 250. La moitié des panneaux le long des grands axes routiers de Lagos signalent
l'ouverture de nouvelles Eglises. Si l’Afrique du Sud est le plus gros exportateur africain sur le
plan commercial, le Nigeria est son équivalent sur le plan évangélique59. Les Eglises
pentecôtistes nigérianes se développent dans toute l’Afrique et gagnent l'Europe et les EtatsUnis.
B/ Evangiles et politique de conquête universaliste
Avant de poursuivre, donnons quelques définitions permettant de mieux distinguer les
différents mouvements religieux réunis sous la bannière «Eglises néo-protestantes». Au sein
du Christianisme, on distingue le Catholicisme et le Protestantisme. Le premier est la religion
des Chrétiens reconnaissant l’autorité du Pape (successeur de Saint Pierre) en matière de
dogme et de morale. Le second recouvre l’ensemble des Eglises et des communautés
chrétiennes issues de la Réforme, leur doctrine60. Le Protestantisme se veut une attitude
commune de pensée et de vie, qui est essentiellement constituée de la fidélité à l’Evangile.
«Eglise Evangélique» est le terme générique englobant les divers courants néo-protestants.
Ils se réclament d'un courant «revivaliste», c'est-à-dire motivés par une volonté de réveiller les
Chrétiens assoupis dans une foi devenue routinière. Ce mouvement est apparu il y a un siècle
59
ANDRE C. et M., Imaginaires politiques et pentecôtismes : Afrique/Amérique Latine, Paris, Karthala, 2001, p.
38.
60
Le petit Larousse, Paris, Larousse, 1997.
32
au sein du Protestantisme anglo-américain ; il se divise en plusieurs branches : le courant
Pentecôtiste et le courant Charismatique.
Les Eglises Pentecôtistes, également issues d'un courant néo-Protestant, sont nées au
début du XXe siècle aux Etats-Unis. Au nom d'un retour aux sources de la Bible, ce courant
met l'accent sur le don divin miraculeux (la «rencontre» avec Jésus-Christ), la guérison par la
prière ou encore l'engagement volontaire du croyant. Le courant évangélique donnera
naissance, au milieu du siècle, au courant charismatique. Ce dernier emprunte au courant
pentecôtiste la croyance aux dons miraculeux, il se caractérise par de vibrantes réunions de
prêches, de prières avec des orchestres, y compris de rock ou de rap évangéliques, de pleurs,
de transes, d'exorcismes publics, des impositions des mains, de guérisons miraculeuses, un
grand dévouement aux autres, une disponibilité constante au service de l'Eglise. Les Eglises
nigérianes procèdent généralement d’un jumelage des deux mouvements : pentecôtistes et
charismatiques se reconnaissant autour des mêmes valeurs et pratiques.
La Doctrine évangélique, dont la terre d'élection reste l'Amérique, est aujourd'hui le
courant qui progresse le plus dans le monde depuis la Seconde Guerre mondiale. Ceci au
détriment de l'Eglise catholique, des Eglises protestantes historiques, et même de l'Islam. Les
chiffres décrivent cet essor colossal : de 4 millions en 1940 (sur un total de 560 millions de
Chrétiens)61, les Evangélistes sont aujourd'hui 500 millions sur 2 milliards de Chrétiens (1 sur
4). On estime que 52 000 conversions se produisent par jour62. Harvey Cox, professeur de
théologie à Harvard63 prédit que le courant évangélique devrait toucher, à l'horizon 2050, un
disciple du Christ sur deux et qu'il deviendra ainsi la religion dominante du XXIe siècle.
A Ibadan par exemple, ce qui frappe immédiatement l'esprit du visiteur, au delà du grand
nombre de taxis et d'autobus, c'est le nombre incroyable d’églises et de mosquées. En allant de
l'université d'Ibadan à l'Institut d'agriculture tropicale, soit environ sept kilomètres, on ne
rencontre pas moins de cinquante églises, allant des Orthodoxes à la nouvelle vague des
Pentecôtistes, portant toutes sortes de noms : Ministère de la foi, Eglise de la Bible Vivante,
Eglise Internationale du Sauveur, Eglise du Christ Roi, Ministère du Messie qui vient,
Ministère de la Vie de Prière, etc. Notons que quelques mosquées fondées par diverses sectes
islamiques s’y développent aussi. Pour donner une idée de la diversité des Eglises que l’on
61
KAREH TAGER D., «Chez les accros de la Bible», Le Monde des Religions, n° 2, p. 36.
ZEGHIDOUR S., «Ces sectes qui veulent conquérir le monde», Le nouvel observateur, n° 2051, p. 18.
63
COX H., Retour de Dieu. Voyage en pays pentecôtiste, s.l., Harpercollins Publisher, 1995.
62
33
peut trouver au Nigeria, il suffit de se reporter au recueil présenté par Aaron Shields et Chris
Joslin le 30 juillet 1999. Cette liste répertorie les 106 églises néo-pentecôtistes présentes entre
les villes de Ibadan et d’Abeokuta.
Les Evangiles deviennent donc, en quelque sorte, la pierre angulaire d'une politique de
conquête universaliste. Mais comment cela s'explique-t-il ? Comment ce mouvement, des plus
récents, réussit-il à s'étendre de la sorte, à s'imposer aussi bien aux Etats-Unis (pays le plus
riche du monde) qu'en Afrique (continent le moins développé) ? C'est cette question qu'il nous
faut d'abord étudier. La pauvreté, le désespoir des populations locales, le sentiment d'abandon,
la fuite de l'Etat, l'insécurité sont autant de causes expliquant la facilité avec laquelle peut
s'enraciner un groupe religieux - mais pas seulement -. L'aura sacrée, le charisme que le chef
dégage, cette sagesse qu'il endosse, le luxe qu’il reflète, mais surtout la mise en place de
rituels particuliers sont autant de signes participant à l’intérêt constant (et grandissant) d’une
population désorientée et en quête de guide.
Selon les pasteurs «pour vaincre le diable, il n’y a rien à construire : il suffit de lire la
Bible»64. La doctrine évangélique repose sur quatre piliers : l’autorité de la Bible, la véracité
historique des Ecritures, la conversion par une rencontre avec Jésus-Christ, l’importance de
l’évangélisation. Il est à noter que mise à part la rencontre avec Jésus-Christ, ce mouvement
partage trois piliers avec l’Islam : l’évangélisme n’a pas de fondateur à proprement parler ; il
se caractérise par un rejet total de la remise en cause des Ecritures par les découvertes de
l’archéologie ; il refuse la théorie de l’Evolutionnisme, par une dénonciation de l’Eglise
catholique et du dialogue œcuménique. Ces trois points stigmatisent nettement la séparation
entre les Eglises évangéliques et les Eglises protestantes historiques. Marginal jusqu’à la
Seconde Guerre mondiale, le courant évangélique ou pentecôtiste a débordé le cadre anglosaxon grâce, entre autre, au zèle missionnaire du prédicateur Billy Graham dit le «Pape
protestant» et à l’aide qu’il recevait de la Maison Blanche (Guerre Froide obligeait).
Le mouvement s’est facilement répandu en Amérique Latine d’abord, puis en Afrique
Noire avant d’investir, depuis la chute du mur de Berlin, la Russie, la Chine, l’Inde et même le
monde musulman. Le courant évangélique s’exporte aussi facilement que le fast-food, le Coca
Cola ou le rap et s’enracine partout. Le Pentecôtisme qui cherche à revivre des expériences
64
KAREH TAGER D., «Chez les accros de la Bible», Le Monde des Religions, n° 2, p. 36.
34
spirituelles analogues à celles du jour de la Pentecôte telles qu'elles sont décrites dans les
Actes des Apôtres, privilégie avant tout l'émotionnel et respecte la Bible «au pied de la lettre».
II. Du Pentecôtisme classique au fondamentalisme dangereux
Le mouvement pentecôtiste, issu de la religion protestante n’est pas à proprement parler
qualifié de secte. Il participe depuis quelque temps déjà au dialogue œcuménique et est donc
reconnu à ce titre comme groupe religieux légal et légitime à part entière. Mais depuis
quelques années se développent de nouveaux mouvements que l’on qualifiera de néopentecôtistes car prônant une pratique allant plus loin encore que le Pentecôtisme traditionnel.
Considérant comme actuels les dons de l’Esprit Saint, ils mettent en œuvre un usage encore
plus prononcé des rituels coutumiers. La prophétie, l’exorcisme et la guérison tels que
rapportés dans le récit de la Pentecôte des Actes des Apôtres sont traduits littéralement, et
deviennent une source d’abus dans la pratique religieuse. Si les rituels religieux sont
importants du point de vue de l’organisation qu’ils apportent aux messes et à sa
théâtralisation, ils peuvent également être utilisés de façon perverse dans le simple but de
concrétiser un fanatisme des plus dangereux voire, dans le pire des cas, de justifier la mort de
groupes entiers.
A/ Ritualisation et manipulation
Le fondamentalisme se définit comme la préservation stricte des croyances traditionnelles,
orthodoxes, religieuses, telles que l’infaillibilité des écritures et l’acceptation littérale des
pensées. Il se caractérise aussi souvent par un fort conservatisme religieux et social, par une
certaine intolérance révélant la volonté de s’imposer, sinon par la manipulation, par la force
physique. Tout fondamentalisme porte en lui un prosélytisme plus ou moins agressif et
revendicateur d’une supériorité sur l’autre car possédant La vérité. L’objectif poursuivi par
cette partie est, plus qu’une description monographique concernant le seul Nigeria, de mettre
en lumière une certaine forme de christianisme, celle dont on entend que très peu parler,
dissimulée par un extrémisme musulman, lui, plus ouvertement prononcé. Les nouvelles
Eglises ou Eglises du réveil tendent de plus en plus à s’implanter au Nigeria, comme dans
d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, la RDC en particulier.
35
Les églises prophétiques (dont l’Aladura, au Nigeria est la plus connue) basées sur la
prière ont commencé à se disséminer à travers le continent africain au cours des années 1920,
et parmi les Yoruba, elles ont établi de fortes racines avec la création de la société des
Chérubins et des Séraphins. Joseph Ayo Babalola65, leur instigateur, a prêché un réveil
chrétien, attaquant les pratiques religieuses traditionnelles avec agressivité et jetant au feu
fétiches, idoles, et autres objets de sorcellerie. Ecrasant de la sorte les formes traditionnelles
de cultes, on peut qualifier ce mouvement de fondamentaliste. L'Église du Christ Apostolique,
fondée en 1955, a pris le nom d'une dénomination britannique ce qui a faciliter son
implantation. Après la mort de Babalola, l'église a continué de croître et dans les années 1990
elle comptait environ 500 000 membres, avec une croissance annuelle d'environ 15 000
personnes. Elle possède 2 séminaires, 26 écoles secondaires, et un collège pour former des
enseignants. Elle compte aussi des missionnaires en Afrique de l'Ouest et outre-mer, parmi les
Nigérians expatriés, aussi loin que Houston au Texas.
Une forme de fondamentalisme chrétien émerge aujourd’hui par le biais de mouvements
transnationaux fortement prédicateurs. Dans la fourmilière urbaine d’une ville telle que Lagos,
où la construction frénétique de modernités locales va de pair avec les attentes et les
promesses d'un capitalisme millénariste, l’arrivée de ces nouveaux mouvements est très bien
accueillie. Les «Eglises nouvelles» insistent sur la puissance extraordinaire du Saint Esprit et
la dimension miraculeuse de la religion. Leur émergence est déjà significative dans les années
70 mais s’imposera plus amplement au Nigeria dans les années 90. Cette nouvelle vague d’un
christianisme parfois «déviant», se caractérise par la «diabolisation» du non-converti, qui
relèverait du monde du diable. Se convertir est alors une «renaissance», qui implique des
comportements rigoureux, des rituels précis à respecter et une vie dans la foi de manière
pratique. Le rituel est particulièrement intéressant en l’espèce. Il est la pièce maîtresse d’un
processus de théâtralisation.
Dans le final de L’homme nu, Claude Levi Strauss propose d’étudier «le rituel en luimême et pour lui-même, afin de comprendre en quoi il constitue un objet distinct de la
mythologie» et d’en «déterminer ses caractères spécifiques»66. Dans son Manuel
65
66
MONIOT H., Les civilisations de l’Afrique Noire, Paris, Casterman, 1987.
LEVI STRAUSS C., L’homme nu, Paris, Plon, 1971.
36
d’Ethnographie67, Marcel Mauss avait singularisé la religion proprement dite au sein de tous
les phénomènes religieux par les caractères de Sacré et d’obligation qui l’accompagnent. Le
champ général des pratiques et représentations s’organise en cultes que l’ethnologie définit de
façon extrêmement spécifique et en rapport avec des catégories sociologiques précises. C’est
donc à travers les rituels que sont repérés les rites qui seraient gestuels (positions), oraux
(prières), négatifs (tabous).
Les thèmes majeurs sont la guérison, l'évangélisation, la prospérité (la pauvreté étant un
signe du diable). Trois thèmes qui s’accordent parfaitement au contexte africain. Au centre de
leurs idées : la proximité de l’Apocalypse. Celle-ci rend donc totalement inutile toute réforme
d’ordre social. Mais cette idée de fin du monde tend à déresponsabiliser le fidèle qui se
retrouve en position de soumission mettant tous ses espoirs dans la personne du chef.
L’établissement d’une telle inéluctabilité de la vie terrestre renforce le charisme du prêtre,
censé faire le pont entre Dieu et les hommes. Celui-ci détient dès lors entre ses mains la
capacité de convaincre une population socialement abandonnée.
B. Guérison et diabolisation
Le don de guérison est particulièrement utile dans le processus de persuasion que va
employer le prêtre soucieux d’enrichir soit son auditoire, soit son compte en banque.
L’exemple des enfants-sorciers est particulièrement marquant. De nombreux enfants sont
victimes de cette manipulation psychologique et symbolique. Cette réinvention de la religion
originelle est mise en oeuvre très vigoureusement, non seulement dans les espaces
«enchanteurs» du fondamentalisme chrétien mais aussi dans un contexte délirant, voire
obsessionnel, de production de discours et de pratiques relatives à la sorcellerie (et les deux
cadres, bien sûr, sont intimement mêlés).
Les églises fondamentalistes en effet (et particulièrement, parmi elles, les églises
pentecôtistes et les mouvements apocalyptiques) consacrent une grande attention à la figure
de Satan, aux démons et au combat entre le Bien et le Mal. Cette image facilite l’entreprise de
certains prêtres avides de pouvoir et surtout d’argent. Les pasteurs de certaines Églises appelées «de réveil»- sont les premiers à entretenir la croyance aux enfants-sorciers. Bon
67
MAUSS M., Manuel d’ethnographie, Paris, Editions sociales, 1967.
37
nombre d’entre eux entretiennent le mythe pour s’enrichir financièrement en demandant aux
parents de payer s’ils veulent pouvoir délivrer leur enfant. Bénéficiant d'une influence et d'une
crédibilité sans limite, ils s'autoproclament «désensorcelleurs». Ils se mettent ainsi d’office en
scène, tel un médecin qui soulagerait les douleurs du corps (et de l’esprit). Par conséquent, la
position des églises vis-à-vis du Mal, aussi sincère qu'elle puisse paraître à première vue,
produit pourtant des tensions contradictoires au sein même du champ social. En ce qui
concerne le phénomène des enfants-sorciers, le rôle des églises est ambivalent, partagé de
manière égale : elles sont à la base du problème de la sorcellerie et elles en fournissent la
solution locale. Ce sont les prêtres qui détectent «les démons» ayant colonisé l’enfant et ce
sont eux qui vont l’en guérir. Ils créent ainsi eux-mêmes la maladie, stimulus privilégié leur
permettant d’approcher l’individu.
Dans ce processus, le rituel prend toute son importance : il est le moyen de catalyser les
espoirs, de persuader du bien-fondé de la manœuvre. Filip de Boek68 décrit bien
l’enchaînement du cérémonial qui doit mener l’enfant à la délivrance. Les cérémonials
deviennent pratiquement des instruments de définition et de regroupement sociologique des
membres d’une communauté. Les rituels deviennent ainsi les moyens les plus réputés pour
remettre un certain ordre, ordre social forcément différent de celui préexistant à la crise.
Filip de Boek raconte l’ensemble de rituels mis en place par les Eglises. La période de
réclusion, pendant laquelle ces enfants vivent le plus souvent dans des conditions plutôt
lamentables en termes de nourriture et d'hygiène, peut s'étaler de quelques jours à plusieurs
semaines, voire des mois, en fonction de la gravité des cas en question. Au cours de leur
réclusion les enfants sont soumis à une période de jeûne et de purification rituelle.
L'administration généreuse de laxatifs et de vomitifs vise à nettoyer les corps des enfantssorciers. Cette première étape crée déjà un contexte qui aidera plus tard à structurer le «rituel
d'aveu» ou de confession de l’enfant. Cette période constitue donc un moment crucial dans
tout un processus de scénarisation qui aide à modeler une expérience de crise. Quelques jours
après ce moment crucial de la confession publique, le pasteur procède à l'organisation d'un
certain nombre de séances d'exorcisme, appelées «délivrance» ou «cure d'âme». L'enfant est
placé au milieu d'un cercle de femmes en prière, souvent même en transe, qui tombent
régulièrement dans des états de glossolalie, signe de la présence du Saint-Esprit. Devenu le
68
BOEK (de) F., «Le deuxième monde et les enfants sorciers en RDC», Politique africaine, n° 80.
38
point focal de ce puissant rituel de prière, l'enfant est alors soumis à plusieurs reprises à des
formules d'exorcisme et à l'imposition des mains. Dans beaucoup de cas, les parents ne sont
pas très coopératifs et la question de la réintégration de l’enfant demeure problématique : les
parents et les proches restent souvent trop effrayés pour accepter de nouveau un tel enfant
dans leur milieu. C'est d'habitude dans de tels cas, beaucoup trop fréquents, que par la suite les
enfants sont forcés de vivre dans la rue. La secte des Chérubins et Séraphins, très présente au
Nigeria, use également à outrance de la diabolisation du monde. Les forces du mal sont
omniprésentes et il faut leur rendre hommage pour pouvoir vivre. Cet hommage est souvent
constitutif d’un sacrifice, signe de dévouement suprême.
39
Chapitre 2 : Instrumentalisation de la religion
Commençons par préciser que le terme «instrumentalisation» n'apparaît pas dans le
dictionnaire de la langue française. Cependant il est aujourd'hui largement utilisé dans le
langage courant. Même si son synonyme «manipulation» reflète tout autant la réalité que l'on
souhaite ici démontrer, le mot «instrumentalisation» parait plus approprié pour le titre du
chapitre car il sous-entend un instrument, un outil. L'outil privilégié dans les manipulations de
masses modernes, et ce à travers tout le globe, est bel et bien la religion. D'un point de vue
général, la manipulation est la mise en place d'une manœuvre destinée à tromper 69. Elle est
aussi l'influence exercée sur des groupes nombreux, sur l'opinion au moyen notamment d'une
propagande massive.
Loin d'être restreinte, l'instrumentalisation du religieux se caractérise par une utilisation
très large de l'espace et du temps. Elle touche toutes les confessions, tous les pays, toutes les
classes sociales mais également toutes les époques. Si l'on a tendance à croire que notre
période contemporaine est davantage sujette à de tels emplois du spirituel, il faut se rappeler
les méthodes des empereurs des VIe et VIIe siècles arguant du Christianisme pour garantir
l'unité de l'Empire face aux agressions extérieures. A l'heure actuelle semblent effectivement
se multiplier les conflits dits religieux : par exemple la guerre civile en Irlande, l'enjeu du
Cachemire entre l'Inde et le Pakistan, les troubles en Indonésie et aux Philippines ou plus
récemment, l'intervention américaine en Irak. Dans ce contexte, deux hypothèses expliquent
cette qualification rapide des faits. Soit ce sont les belligérants qui cherchent à justifier le
conflit par l'aura religieuse, soit ce sont les opinions publiques qui les qualifient ainsi par la
projection de leurs idéologies ou phantasmes, se dispensant ainsi d'une analyse complexe des
véritables causes. Le Nigeria n'échappe pas à ces désignations hâtives. C'est toujours une
minorité qui arrive à convaincre la majorité populaire de jouer le rôle de troupes armées.
Celles-ci sont aux ordres de chefs faisant jouer des oppositions communautaires créées
artificiellement. Leur confrontation réciproque aboutit à une totale radicalisation des identités
et ce, dans l'unique but d'accéder aux richesses nationales.
69
Dictionnaire encyclopédique Le petit Larousse, Paris, Larousse, 1997, p. 628.
40
Section 1 : Radicalisation des identités
La société nigériane est aujourd’hui en proie à de multiples troubles, l’actualité nous le
confirme tous les jours. Ces guerres intra nationales ont déjà fait des dizaines de milliers de
victimes et se poursuivent pourtant. Mais pourquoi ? Telle est la question que nous devrons
nous poser. Comme Hobbes70 qui a bâti une vision pessimiste de l'homme : celui-ci est par
nature agressif ou «l'homme est un loup pour l'homme», certains penseurs du Moyen Age
estiment que la mise en place d'une domination ferme, d'un pouvoir maîtrisant la faiblesse
humaine est inéluctable. Hobbes ne prétend pas que l'homme est mauvais par essence, il
affirme seulement qu'il est enclin à la querelle. Une vie communautaire est justement possible
grâce à la loi instaurée par le Souverain dont la puissance garantit le respect. Respect qui, pour
Hobbes, ne peut exister que dans la crainte du Monarque. Il faut croire, au vu des
innombrables conflits que connaît le Nigeria, que ce n'est pas le respect voué aux dirigeants
qui caractérise le ressentit de la population à leur égard. C'est une société en défiance
constante vis-à-vis des gouvernements. Maltraitée, oubliée, la société nigériane tente de
combler ces carences par l'invention de systèmes parallèles qui ont parfois des conséquences
tout aussi dangereuses que la non-action de l'Etat. La violence entraîne la violence et le
«Souverain» Obasanjo semble dépassé par ce cercle vicieux. Les conflits peuvent cependant
être considérés comme une porte d'entrée intéressante pour analyser une structure politique et
son évolution. Ils caractérisent un moment privilégié d'analyse de la société. Le conflit met en
lumière un disfonctionnement social, une crise ; tenter de la disséquer peut être un moyen de
trouver des esquisses de solution au(x) problème(s) en place.
I. «Anthropologie de la colère»71
Selon Max Herman Gluckman, la notion de conflit doit aider à rendre compte des faits qui
«loin de menacer l'unité du corps social, illustrent plutôt la capacité intégrative du système
qui l'organise»72 Un conflit et son mode de résolution peuvent faire l'objet d'une mise en
scène rituelle qui va libérer l'expression d'une révolte contre l'ordre social et la dissoudre en
même temps. Le conflit est, à première vue, facteur de désordre durable engendrant un certain
70
HOBBES, Le Léviathan, chapitre 13.
MONGA C., Anthropologie de la colère, Paris, L’Harmattan, 1994.
72
BONTE-IZARD, Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris, PUF, 2002, p. 302.
71
41
chaos, mais il peut aussi avoir une fonction positive, et ce particulièrement dans la vision
africaine du monde, en devenant facteur d'un ordre nouveau. Tout comme le monde serait né
du chaos (et non du néant comme le veut la pensée judéo-chrétienne), le résultat chaotique
d'une guerre permet l'assainissement des liens, un rééquilibrage, et donc un renouveau
bénéfique en général. En Afrique subsaharienne, à l’exception notable de l’Angola et du
Congo belge, la décolonisation n’avait pas provoqué de guerres civiles. Or, celles-ci
deviennent aujourd’hui possibles, parce qu'une partie de la population, en particulier dans la
jeunesse, est disponible pour les enthousiasmes guerriers. Les évènements de Côte-d’Ivoire
montrent que le risque existe, même dans les régimes considérés comme les plus stables. Dans
une situation de désespérance, la guerre civile apparaît pour beaucoup comme préférable à la
paix, parce qu’elle est un moyen rapide de redistribution des avantages matériels et
symboliques. Alors que la paix conserve les inégalités, la guerre redistribue. Le Nigeria
n’échappe pas à ce constat. Il est l’un des pays d’Afrique où la criminalité urbaine est la plus
élevée. Et la violence n’a pas de limite spatiale, elle est tout aussi présente dans les campagnes
les plus reculées, se substituant à un Etat non seulement défaillant mais également souvent
absent. Les milices privées ont depuis longtemps pris la place d’une police fédérale
corrompue au mieux, inexistante au pire. L’actualité qui fait ressortir aujourd’hui la
multiplication des conflits d’ordre religieux ne doit pas dissimuler les causes réelles d’une
telle déflagration.
A/ Complexité des conflits nigérians
Dans les mégapoles nigérianes se développent, depuis plusieurs décennies maintenant, des
explosions de délinquance, de criminalité provocatrice, une violence de plus en plus
exacerbée. Le pays semble avoir mauvaise presse depuis longtemps. Bernard Henry Lévy73 le
souligne implicitement lorsqu’il relève que Michel Leiris ne parle pas du Nigeria dans son
Afrique fantôme, récit de l’expédition Dakar-Djibouti de 193174. La description que B.H.L.
fait de Lagos montre en quelque sorte «l’enfer sur terre». Une ville de plus de six millions
d’habitants qui ne bénéficie pas de plan d'urbanisme, de réseau d’égouts, où le téléphone ne
fonctionne pas et où les coupures d’électricité sont si courantes que l’on a rebaptisé la NEPA
(National Electricity Power Authority), la régie nationale d’électricité, Never Expect Power
73
74
LEVY B.H., «In and out Africa», Le Point, 2 mai 1992, n°1024, p. 54-58.
LEIRIS M., Afrique fantôme, Paris, Gallimard, 1988.
42
Again75. Le banditisme a connu son apogée pendant le boom pétrolier des années 80, alors
que le pouvoir civil déliquescent et corrompu de la seconde République ne maîtrisait plus la
situation. Le retour à l’ordre avec les putschistes militaires a été accueilli avec soulagement
par la majorité silencieuse. Mais ce fut au prix d’exécutions publiques des voleurs sur la plage
d'Ikoyi, de jugements sans avocat, de détentions sans procès etc. que le calme et l'ordre
revinrent peu à peu. Mais la corruption des anciens gouvernants avait laissé place à une
brutalité gratuite : «abus de la police politique (la National Security Organization ou la State
Security Service, sinistrement abrégée SSS), répression aveugle des brigades anti-émeutes de
la Mopol (Mobil Police), affublées de casques de gladiateurs et surnommées "kill land go"
(elles tuent puis s’en vont)»76.
Les contrecoups de cette discipline de fer face à une jeunesse désoeuvrée, subissant des
écarts sociaux amplifiés par la crise n’a fait qu'entretenir cette violence du quotidien.
Paradoxalement, l'arrivée au pouvoir du gouvernement civil en 1999 semble avoir encore
amplifié cette violence. Le pétrole et ses aléas, s’ils permettent l’enrichissement rapide de
quelques uns, accroissent aussi la misère et les démunis s'appauvrissent d'avantage. Cette
colère populaire d’une foule de Nigérians ne profitant jamais des recettes du pays participe à
l'accroissement de l’insécurité77. La peur qui découle directement de ces réactions de violence
contribue au repli des populations vers des solidarités communautaires centrifuges. Après les
inégalités économiques, l’extension de la Charia au domaine pénal dans douze Etats du nord
ravive les craintes et provoque les tensions. La loi islamique devient le prétexte privilégié
pour justifier des manifestations de violence voire des massacres organisés (par de hautes
sphères). Les réactions de vengeance se faisant rarement attendre, c’est à une véritable
déflagration de colère populaire à laquelle on assiste et devant laquelle le gouvernement
s’avère impuissant. Impuissance ou irresponsabilité des dirigeants, on se posera la question
plus tard dans notre étude. Les conflits dits d’ordre religieux semblent se multiplier depuis
l’implantation de la loi islamique en 2000. Qu’il s’agisse d’émeutes, d’incendies volontaires
d’églises ou mosquées ou d’attaques de milices armées, la réputation du Géant africain se
ternit encore et encore.
«N’attendez plus jamais de courant».
MONTCLOS (de) M.A., le Nigéria, Ibadan, Karthala-IFRA, 1994, p. 282.
77
ANIFOWOSE R., Violence and politics in Nigeria, Enugu, Nok Publications, 1982.
75
76
43
En février 2000, plus de deux mille personnes ont été tuées lors d’une manifestation
chrétienne contre la charia dans la ville de Kaduna. Les affrontements s’étaient ensuite
étendus au sud-est faisant près de 450 morts à Aba (Etat d’Abia). Quelques jours plus tard, un
rassemblement religieux organisé par l’évangéliste allemand Reinhard Bonnke dans la localité
d’Osogbo (Etat d’Osun) donnait lieu à des protestations, celles-ci se soldaient par la
destruction de huit églises. Mais plus que la nouvelle application de la Charia, l’année 2001 et
l’après 11 septembre ont ouvert la porte à de nouvelles explosions de violence. Le 13 octobre
2001, les manifestations organisées contre les bombardements en Afghanistan ont tourné à
l’émeute, faisant une centaine de victimes, pour la plupart chrétiennes, aux portes du Sabon
Gari de Kano. «C’est la plus violente réaction populaire liée à l’après 11 septembre qu’ait
connue la planète».78
Le cercle infernal de la violence s’était enclenché. En novembre 2002, des militants
musulmans avaient protesté contre un article du journal This Day, paru le 16 novembre et
concernant l’élection de Miss Monde devant se dérouler au Nigeria. L'auteur de l'article,
Isioma Daniel, avait laissé entendre que le Prophète Mahomet aurait approuvé le concours de
beauté et aurait sûrement pu choisir l'une des reines de beauté pour épouse. Ceci a sonné
comme une injure dans les milieux fondamentalistes, un crime de blasphème. Une fatwa (édit
religieux) édictée par le gouvernement pro-islamiste de l’Etat de Zamfara a été lancée,
exhortant les musulmans à tuer le journaliste. Le gouverneur adjoint de Zamfara remarquait à
ce propos que le cas s’apparentait à celui de l'écrivain Salman Rushdie, condamné à mort par
le défunt leader iranien l'Ayatollah Khomeini. «A l'instar de Salman Rushdie, le sang du
journaliste de This Day peut être versé», aurait-il souligné79. Dans la même semaine le plus
important Conseil islamique du Nigeria, Jama'atu Nasril Islam réuni à la demande du sultan de
Sokoto, chef des musulmans nigérians, annulait la sentence de mort : «Le Gouvernement de
l'Etat de Zamfara n'a pas l'autorité d'édicter des fatwas et il faut ignorer la fatwa qu'il a
émise», indiquait un communiqué signé par le secrétaire général du Conseil. L'élection de
Miss Monde n'a donc pas été réalisée au Nigeria.
La violence des uns entraînant les représailles des autres, le 2 mai 2004 a vu la mort de
centaines de musulmans, tués à coup de mitrailleuses par une milice chrétienne. Le nombre de
78
79
SERVANT J.C., «Au Nigeria, la charia à l’épreuve des faits», Le Monde Diplomatique, juin 2003, p. 12.
Article de l’IRIN du 28 novembre 2002.
44
victimes a été évalué à six cent trente selon l’AFP 80. Une semaine plus tard, une bande armée
chrétienne attaquait le village de Yelwa, faisant quarante neuf morts parmi les musulmans.
Les deux groupes qui s’opposaient étaient peut-être chrétiens et musulmans, mais l’article ne
précisait pas qu’ils étaient surtout issus de deux communautés, au mode de vie différent. Les
uns étaient agriculteurs sédentaires, les autres éleveurs nomades et se disputaient des terres de
pâturage depuis plusieurs générations déjà. Ainsi en quatre ans, près de dix mille personnes
ont trouvé la mort dans des conflits qualifiés d’interreligieux par les journalistes occidentaux.
Mais derrière ces apparences, c’est bel et bien l’accès aux ressources qui est toujours en cause.
Qu’il s’agisse de la «justice» instantanée en ville où des voleurs sont brûlés vifs, un pneu
autour du corps, par la foule hystérique ou bien de groupes entiers qui sont massacrés dans les
villages plus reculés, c’est toujours la frustration de la répartition inéquitable des richesses
nationales qui avive les tensions. Le voile religieux permet la justification de tels actes mais
ne les concerne en réalité qu'indirectement. C’est pourquoi il convient d'être très prudent à la
lecture d’articles justifiant les faits de la même manière que le ferait un religieux avec un texte
biblique ou coranique.
Les conflits récurrents qui traversent le Nigeria s’inscrivent forcément dans une certaine
logique. L’apparente question religieuse ne peut pas tout expliquer, cette analyse est trop
hâtive, insuffisante et manque d'objectivité. Pour tenter d'aller plus loin, nous userons de la
notion de «guerre» prise au sens large, la guerre comme moyen de production de sa propre
identité.
B/ Notion de guerre fonctionnaliste
Vu l’extrême diversité des formes que peuvent revêtir les conflits, on ne peut réduire leur
analyse à une seule catégorie. Nous utiliserons le terme plus général de «guerre» même si
celui-ci peut paraître, au premier abord, disproportionné dans le cas de notre monographie.
Ces conflits sont presque journaliers, ils sont violents et durables. En effet depuis plusieurs
décennies, les Nigérians se trouvent en quelque sorte bloqués dans une escalade de brutalité.
Nous tenterons d’expliquer ces différents mécanismes internes, ces logiques endogènes.
Quelques exemples, les plus marquants, ont déjà servi d’illustration dans la partie A
précédente.
80
Article de l’AFP du 5 mai 2000.
45
La guerre est un phénomène universel. Elle se distingue des autres formes collectives de
règlement sanglant des conflits en ce qu’elle oppose des unités politiques indépendantes et
localisées dans l’espace. La taille de ces groupes est variable, il peut s’agir de chefferies, de
classes d’âge, d’Etats ou de communautés locales différentes comme c’est le cas pour notre
étude. Leur caractéristique commune est la capacité d'entretenir la maîtrise et l'emploi de la
violence chez eux pour la retourner ensuite contre leur ennemi extérieur. La plus ou moins
grande proximité spatiale ou culturelle des protagonistes d’une guerre permet de caractériser
sa nature : fonctionnaliste, utilitariste ou naturaliste81. La guerre fonctionnaliste a pour but de
perpétuer les valeurs d'une organisation sociale, l'utilitariste vise à maximiser un avantage, et
enfin la guerre naturaliste évoque le goût instinctif des hommes pour la guerre. Si le conflit
nigérian se retrouve dans ces trois définitions, ce sont les deux premières qui doivent être
retenues. La double nature de cette «guerre civile», fonctionnaliste et utilitariste ne doit
cependant pas voiler son véritable enjeu. En effet, si c'est la volonté d'imposer sa vision du
monde qui semble la plus apparente, c'est le but utilitariste qui nourrit réellement ces
antagonismes sociaux.
D'autre part, les affrontements conventionnels des sociétés traditionnelles peuvent être de
deux types, soit elles sont «un moyen de reproduction symbolique du corps social ou du
cosmos, soit elles sont un mode de résolution d’une crise intervenue»82. La guerre comme
renouvellement mythique paraît insoluble, presqu'une fatalité puisqu’elle ne peut
s’accommoder du principe de pacification. Elle est un moyen de perpétuer l’identité du
groupe (tels que les chasseurs de tête en Amazonie par exemple) et sera donc immuable. En
revanche l’affrontement qui a pour objectif la résolution d’une crise a l’avantage de renvoyer
à des situations où guerre et paix constituent les phases alternées d’un même processus et c’est
le cas au Nigeria.
Au Nigeria, l’harmonie entre les communautés a été rompue intentionnellement et
réciproquement. C’est l’équilibre en matière de maîtrise de l’espace, d’accès aux ressources et
de circulation des biens symboliques qui a été brisé. La guerre est ici, dans une perspective
clausewitzienne, une sorte de substitut à une situation d’inégalité. Ces conflits récurrents
justifiés au fond par le déséquilibre des richesses entre groupes, prennent au Nigeria la forme
81
82
BONTE-IZARD, Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris, PUF, 2002, p. 313.
Ibid., p. 314.
46
de guerre de religion. En l’espèce les ennemis relèvent de deux systèmes culturels différents :
visions chrétienne et musulmane du monde83. Chacun tente d’imposer sa pensée, son mode de
vie étant implicitement sur valorisé, celui de l’adversaire forcément dévalorisé. Volonté
d’hégémonie, la guerre est aussi une manière de montrer sa supériorité à double niveau : de la
force physique mais aussi de la force morale. La force physique met en avant la symbolique
du guerrier, figure des origines ; la force morale implique une prépondérance théorique d’une
certaine sagesse. Dans cette apparence de guerre de religion nigériane, la victoire d’un groupe
sur l’autre implique une supériorité spirituelle : mon dieu est plus fort puisqu’il m’a permis de
te vaincre. C’est donc mon dieu qui devra désormais prévaloir sur le tien. Mais parce qu’elle
est un détour par la violence collective, «la guerre est l’un des principaux vecteurs de
mutation de l’histoire des sociétés»84. Elle permet de transformer, de façon plus ou moins
ponctuelle, les rapports entre protagonistes. Ces nouveaux liens permettront soit une évolution
commune et unie des adversaires d’hier, soit leur éloignement progressif et réciproque.
Concernant le cas nigérian, c’est la première suggestion, plus optimiste qui semble la plus
réaliste. Une césure nette entre chrétiens du Sud et musulmans du Nord ou entre éleveurs
nomades et agriculteurs sédentaires ne peut être viable. Cette hypothèse n’est pas
envisageable car chacun des Nigérians, quels que soient son statut ou son identité, a besoin de
l’autre et se reconnaît en lui malgré toutes ses différences. Ce sont les similitudes qui
primeront sur les différences (même si celles-ci demeurent toujours les plus apparentes).
La dualité religieuse entre chrétiens et musulmans au Nigeria est hissée au rang de moteur
des antagonismes régionaux et socioculturels. Cette amplification constante des différences
les unes par rapport aux autres engendre la peur de l'autre. L'autre parce qu'il est différent,
parce qu'il ne se reconnaît pas dans les mêmes valeurs que moi apparaît dès lors comme un
étranger. L'étranger devient l'ennemi qu'il faut absolument détruire avant que lui-même ne
m'élimine. La radicalisation des identités semble être au Nigeria un moyen de protection
contre cet «autre». L'union faisant la force, il s'agit de se renfermer derrière une identité que
l'on se créé, une identité de groupe poussée à l'extrême. Le fondamentalisme joue ici le rôle de
refuge privilégié d'une population désespérée. Le but étant d'exprimer sa différence et rejeter
toute autre identité que la sienne, cette dernière étant implicitement survalorisée. Le contexte
international aidant, le Nigeria se retrouve ainsi pris au piège d'une montée fondamentaliste de
83
84
ALLIOT M., Le droit et le service public au miroir de l’anthropologie, Paris, Karthala, 2003, p. 80-81.
BONTE-IZARD, Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris, PUF, 2002, p. 315.
47
tous bords et d'hommes manipulant le fait religieux pour justifier une violence récurrente. La
violence servant leurs intérêts car désorientant encore d'avantage les fidèles, ceux-ci iront
alors chercher réconfort auprès de leurs Eglises.
II. La manipulation du Coran et des Evangiles
Depuis une dizaine d'années, l'Islam traditionnel est remanié par les courants
fondamentalistes. Alors qu'on aurait pu s'attendre à une transmission venue du Maghreb,
notamment de l'Algérie, c'est de l'Est qu'est venue la fièvre fondamentaliste, traversant tour à
tour le Soudan, le Tchad, le Niger pour toucher presque toute l'Afrique occidentale.
L’application de la Charia dans certains Etats fédérés du Nigeria atteint son paroxysme
lorsqu’elle devient le fruit d’une interprétation personnelle et orientée d’hommes politiques
peu scrupuleux. Cette montée d'un fondamentalisme musulman creuse le terreau d'un
fondamentalisme chrétien des plus dangereux. On parle actuellement de jihad chrétien dans
plusieurs dizaines d'Eglises nigérianes. De ce cercle vicieux de la violence est née la haine de
l'autre depuis plusieurs années. Des interprétations strictement personnelles des livres sacrés
par des hommes politiques motivés par leur propre intérêt ont des répercussions tragiques sur
le corps social.
A/ La charia ou stratégie d'exclusion des minorités
Les centres urbains sont d'avantage visés par les prêches islamistes destinés à redécouvrir
la pureté de la foi que les campagnes. Mais plus qu'à une avancée de l'Islam en tant que tel,
c'est à une affirmation plus profonde de la foi musulmane qu’on assiste aujourd'hui, avec une
volonté de marquer l'espace par la construction de mosquées ou d'écoles coraniques par
exemple. Même les populations touareg, traditionnellement peu attachées à une identité
musulmane forte, sont désormais sensibles au travail du renouveau islamique.
Le premier exemple de manipulation religieuse que nous citerons concernant le Nord
Nigeria est celui de la campagne de vaccination organisée par l’OMS85 et l’UNICEF86 en
décembre 2003. Plusieurs dizaines de millions d’enfants, dans dix pays africains dont le
Nigeria, devaient être vaccinés contre la polio. Mais des chefs religieux des Etats islamiques
85
86
OMS : Organisation Mondiale de la Santé
UNICEF : Fonds des Nations Unies pour la protection de l’enfance.
48
ont développé et propagé la thèse selon laquelle le vaccin, créé par les Etats-Unis, visait à
stériliser les Africains et plus particulièrement les musulmans. Résultat, près de quatre
millions d’enfants nigérians n’ont pu être immunisés et la maladie, qui était presque éradiquée
dans le pays, s’est accrue et répandue au delà des frontières nationales. Cette attitude illustre
parfaitement la manipulation du fait religieux par certaines personnalités n’écoutant que leur
intérêt politicien. Ceci est d’autant plus aisé en Terre d’Islam où toute idée de sécularisme est
inexistante.
Le droit est intimement lié à la religion et par là, la charia est bien plus qu'un droit, elle
induit une identité culturelle et sociale. L’application actuelle de la charia, poussée à son
extrême, a d’évidence de nombreuses conséquences sur la vie des gens. Si la majorité des
musulmans du Nord semble accepter ce gouvernement de la vie privée et publique, on peut
néanmoins affirmer qu’une certaine hypocrisie existe autour des diverses interdictions
religieuses prescrites. Ainsi quelques bars vendant de l’alcool sont soumis à des contraintes
drastiques concernant l’heure de fermeture, d’interdiction de vente aux musulmans, un certain
type de musique prohibé etc. Pour contourner ces prohibitions, certains buveurs invétérés ont
obtenu une seconde carte d’identité avec un nom chrétien pour éviter le fouet s’ils étaient pris
en flagrant délit. Nombreux par ailleurs sont les cas de viol, où la victime est l’unique
condamnée. La charia met en pratique une justice à deux vitesses au sein de laquelle ce sont
les plus faibles qui sont punis. Un fait récent illustre ces arguments87 : un homme ayant eu des
relations sexuelles avec trois jeunes garçons (de dix et douze ans) a été condamné pour crime
de sodomie par la cour islamique de l’Etat de Bauchi. Selon le porte-parole de la cour, les
jeunes garçons ont reçu chacun cinquante coups de canne après avoir reconnu leur
participation aux faits. L’homme a fait appel de sa sanction judiciaire et finalement, n’a dû
payer qu’une amende de 3000 nairas aux enfants (soit environ deux euros).
Ainsi, si l’Islam préconise par principe l’équité, celle-ci n’est pas toujours mise en
application. Cette discrimination est donc présente au sein même de la communauté
musulmane nigériane. Dans les faits, le droit islamique semble encore protéger les plus forts, à
savoir les riches et les hommes. L’exemple de l’adultère ou zina88est frappant : La constitution
du fait est différente selon qu’il s’agit d’un homme ou d’une femme : il suffira que la femme
87
MBOUGUEN M., «Nigeria : Amina acquittée, un homme condamné à lapidation», sur www.grioo.com.
SOURDEL D., Dictionnaire historique de l’Islam, Paris, PUF, 1996. La zina ou «relation sexuelle hors
mariage» représente un crime puni d’une condamnation à lapidation selon la charia.
88
49
soit enceinte pour le prouver alors qu’il faudra le serment de quatre témoins de l’acte sexuel
pour condamner un homme. Mais l’adultère s’il n’a, jusqu’à récemment, jamais concerné que
la femme, connaît cependant une évolution nette au Nigeria. En effet, en 2002 un homme a été
pour la première fois, dans l’histoire juridique du pays, condamné à lapidation pour avoir eu
des relations sexuelles avec la femme de son voisin89. La femme a juré sur le Coran qu’elle
avait été hypnotisée par son amant. Elle a été innocentée sur la foi de son serment alors que
l’homme, ayant avoué, a été condamné à être lapidé. Il a fait appel et a été acquitté.
La doctrine prônée par l’Islam du Nord ne rassemble pas tous les musulmans du Nigeria.
De nombreux clivages demeurent, particulièrement parmi les musulmans yorouba. Ceux-ci
préfèrent un Islam sunnite90, moins agressif et laissant une plus grande marge d’autonomie au
fidèle. Ils sont considérés par les plus radicaux comme des hérétiques qu’il faut combattre.
Mais si l’islam fondamentaliste pratique des discriminations parmi ses propres fidèles, il le
fait d’autant plus envers les non-musulmans. Ce sont donc les chrétiens, plus particulièrement
ceux du Nord, qui font les frais d’un tel extrémisme. Les chrétiens, depuis la nouvelle
extension de la Charia, vivent de plus en plus mal cette montée en puissance de l'Islam qu'ils
associent souvent dans leur mémoire aux lointaines razzias des Arabes venus du Nord de
l’Afrique imposer leur hégémonie et leur religion sur les tribus noires.
A Kano, un quartier est réservé aux infidèles. En effet, la charia n’est pas censée les
concerner mais dans un Etat islamique les non musulmans deviennent des citoyens de second
rang appelés les dhimmis. Les dhimmis, en tant que catégorie sociale particulière, ont des
droits précis mais surtout des devoirs envers la communauté musulmane qui les accueille. Les
droits se limitent à une protection théorique de la part de la société musulmane contre toute
agression extérieure alors que les devoirs sont d’abord financiers, ensuite sociaux. Les
chrétiens doivent s’engager à payer trois impôts spéciaux : le jizah, le kharât et enfin une taxe
commerciale. Ils se doivent également de respecter les couvre-feux imposés par les autorités
fédérées, sont privés de toutes sorties culturelles tels que le cinéma, les concerts ou le théâtre.
A Kano, ils devront bientôt se soumettre à une séparation stricte des sexes dans tous lieux
publics etc. Il est à noter que cette législation est en totale contradiction avec la constitution
fédérale qui préconise une égalité de traitement de tous citoyens nigérians, quel que soit le
MARSAUD O., «La charia n’est pas morte au Nigeria», sur www.afrika.com, article du 30 juin 2002.
Ce qui caractérise l’Islam sunnite est l’importance accordée à la sunna du Prophète. Par sunna il faut entendre
la pratique prophétique, la coutume de la communauté. Elle constitue l’idéal communautaire, le modèle de
référence des normes à respecter.
89
90
50
lieu où ils se trouvent sur le territoire national. Mais les différences de traitement ne s’arrêtent
pas au niveau financier puisqu’elles touchent également l’aspect résidentiel. L’exemple des
quartiers de Sabon Gari91 à Kano illustre les dérives d’un droit islamique dénué de son esprit
originel. Tout le paradoxe est là : certains quartiers de la ville sont totalement fermés aux nonmusulmans considérés comme impurs.
Le résultat direct de cette discrimination est la création d’une véritable ségrégation de fait
dans les Etats fédérés islamiques. Les chrétiens qui résident dans le nord sont obligés de vivre
dans des quartiers prédéterminés par les autorités locales. Ces «nouveaux quartiers» sont
situés à la périphérie des villes, rappelant à un autre degré les cités en banlieues parisiennes.
Les chrétiens se regroupent donc dans des quartiers communs, ont leurs propres commerces,
leurs propres écoles et bien sûr leurs églises. Le Sabon Gari ressemble ainsi à un ghetto de
type apartheid92. Il est l’expression d’une violence symbolique (au sens de Pierre Bourdieu)
c'est-à-dire «qui s’exerce dans les formes, en mettant des formes»93. Forme qui permet de
produire publiquement une pratique qui, présentée autrement, serait inacceptable.
Cette force symbolique réussit ainsi à se faire méconnaître en tant que véritable force
physique. Il s’agit d’un processus particulier par lequel cette violence symbolique permet
l’institutionnalisation d’un pouvoir méconnu. Celui-ci parvient à s’imposer implicitement, de
façon quasi-légitime en dissimulant les rapports de force qui la sous-tendent. Le fait de reclure
une minorité à la périphérie de la ville crée une brutalité inconsciente au sein de la minorité
chrétienne qui, même si elle semble s’en accommoder (il n’y a jamais eu de révolte ou
manifestation à ce sujet), construit une nouvelle violence cette fois-ci physique. Pierre
Bourdieu précise dans son œuvre qu’il s’agit d’une
«violence qui extorque des soumissions qui ne sont même pas perçues comme telles (…),
des croyances socialement inculquées. (…) La théorie de la violence symbolique repose sur
une théorie de la production de la croyance, du travail de socialisation nécessaire pour
produire des agents dotés des schèmes de perception et d’appréciation qui leur permettent de
percevoir les injonctions inscrites dans une situation ou un discours et de leur obéir» 94.
91
BAKO A., «The settelment of Sabon Gari Kano. 1913-1960», Journal of Humanities, 2000, n° 12, p.
61. Sabon garuruwa signifie littéralement «nouveau quartier» en langue haoussa.
92
On connaît pourtant le rôle important qu’a joué le Nigeria dans la réconciliation sud africaine.
93
BOURDIEU P. Raisons pratiques sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994.
94
Ibid., p. 188.
51
L'appréhension des chrétiens nigérians à l'instauration d'un Etat islamique porte de
manière générale sur le fait que dans la tradition coranique, les adeptes des religions du Livre
sont comme on l’a déjà souligné des citoyens de seconde classe ; citoyens qui doivent payer
un tribut et surtout, n'ont pas accès au pouvoir. Ainsi, il est impossible de voir un jour un
chrétien, un animiste ou un athée au poste de gouverneur d’un des douze Etats du Nord
appliquant la charia. On est ici en présence d’une violation totale du principe démocratique
garantissant normalement l’accession au pouvoir de tout citoyen national (à condition
évidemment de remplir des critères d’âge, de compétence etc.). La Charia pose un autre
problème, majeur en ce qui concerne les libertés religieuses, elle condamne à mort l'apostasie.
La montée en puissance des islamistes extrémistes a entraîné de redoutables chasses aux
sorcières contre les individus suspectés d'hérésie ou de blasphème. Les Ibo, principale
communauté chrétienne établie dans le nord, ont souvent fait les frais de telles accusations de
sacrilège.
«Bien avant l’extension de la charia, qu'il s'agisse de la décapitation «sauvage» d'un
musulman converti au christianisme (et de l'exposition publique de sa tête dans Kano en
décembre 1994) ou d'un lynchage (à Sokoto en janvier 1995), les fanatiques de la charia
arguent qu'un non musulman n'a qu'à aller habiter dans les Etats du sud pour échapper aux
foudres de la loi islamique»95.
Suite à ce nouveau point, il nous faut reprendre l'argument développé plus haut (chapitre
1, section 1) de l'Etat de droit établi par la charia ; il nous faut préciser qu'en Terre d'Islam,
seul le croyant musulman est pleinement protégé par cet Etat de droit. La meilleure preuve en
est que celui-ci ne sera pas puni pour le meurtre d'un infidèle96.
La fermeture totale de bars et cinémas dans certaines villes du Nord, la séparation des
sexes dans les lieux publics, la répression autoritaire de la charia, son implication dans la vie
quotidienne de chacun, etc. mènent implicitement les minorités chrétiennes (ne se
reconnaissant pas dans toutes ses valeurs et dans ce mode de vie) à fuir les territoires du nord
où elles sont pourtant nées. Les prostituées ont dû fuir vers la République du Niger tout
comme les femmes non mariées avaient été expulsées lors de la sécheresse du Sahel en 1973.
Cette sécheresse avait été considérée comme une malédiction engendrée par la présence
d'individus pervertis, méprisés parce qu'adoptant des attitudes occidentales, naturellement
95
96
MONTCLOS (de) M.A, «Nigeria et Soudan : y a t'il une vie après la sharia ?», Études, novembre 2001, p. 451.
MONTCLOS (de) M.A., «Le Nigeria à l'épreuve de la sharia», Études, février 2001, p. 157.
52
viciées pour les islamistes. C’est l’explication qui prévaut encore aujourd’hui : le retard du
Nord est imputé à la perversion d’êtres impurs. Cette accumulation de faits, cet acharnement à
l'application stricte de la Loi incitent les minorités non musulmanes à quitter de facto leurs
terres, pourtant détenues depuis plusieurs générations ; leur liberté de circulation (article 41 de
la constitution) sur le territoire national est alors profondément remise en cause et même,
peut-on dire, violée.
L'Association Chrétienne du Nigeria (CAN) et les activistes pour la démocratie accusent
ceux qui veulent introduire la loi islamique de vouloir déstabiliser la démocratie naissante du
pays. D'autres ont aussi condamné l'introduction de la Charia, qu'ils considèrent comme une
violation de la constitution, et comme un complot contre l'administration du président
Obasanjo. Il est intéressant de noter que les Chrétiens ne sont pas les seuls à s’exprimer sur le
sujet, certaines sectes musulmanes condamnent cette avalanche de proclamations de la charia.
Ces sectes disent que les gouverneurs ne peuvent pas imposer la Charia parce qu'ils sont des
politiciens. El Zaky-Zaky, le porte-parole des sectes islamiques, dit que «les gouverneurs
n'ont pas la sainteté morale et religieuse requise pour protéger la charia», ajoutant que ce
sont des hypocrites97. C'est aussi l'opinion de la majorité des musulmans du sud du pays.
Si la vie sociale dans les Etats nigérians islamiques semble être de plus en plus difficile, la
vie économique n’est pas plus chanceuse. Une étude faite sur la ville de Kano entre 2000 et
200498 montre que la charia n’apporte pas encore la solution miraculeuse tant attendue. La
croissance n’est toujours pas au rendez-vous. Le coût de la vie semble augmenter (les
transports, en particulier, car de nombreux travaux urbains sont prévus pour séparer les sexes).
Les médecins chrétiens ont fermé leurs cliniques privées, les entreprises internationales fuient
la région, la presse la marginalise. A cause de (ou malgré) la loi islamique, le secteur bancaire
s’est vidé de ses capitaux et les plus grosses fortunes ont déménagé vers Abuja. A moyen ou
long terme, deux hypothèses peuvent se présenter : soit l’adhésion populaire en baisse, soit
une radicalisation du mouvement islamiste fondamentaliste estimant que la Charia du Nord
Nigeria est une imposture car pas assez stricte. Ces extrémistes crient haut et fort que le pays a
El Zaky-Zaky est le chef d’un mouvement fondamentaliste, le «Muslim Revolutionaries». Il a été emprisonné
dans les années 90 sous la dictature militaire. Il représente la voie chiite au Nigeria, minoritaire par rapport à la
majorité sunnite des musulmans nigérians.
98
SERVANT J.C, «La charia à l’épreuve des faits», Le Monde Diplomatique, juin 2003.
97
53
besoin d’une véritable révolution islamique fondée sur le wahhabisme99 et non plus d’un
Islam sunnite comme c’est le cas aujourd’hui. Mais le paradoxe est que cet extrémisme ne
représente qu’une petite minorité de musulmans nigérians. Une minorité qui voudrait imposer
ses vues à l’ensemble.
B/ Les Evangiles : politique de conquête commerciale
Le fondamentalisme évangélique est né de la rupture entre le peuple évangélique et l'élite
théologique libérale du XIXe siècle. Les traits caractéristiques des fondamentalistes
protestants procèdent d’une triple affirmation : d’abord l’eschatologie pré-millénariste, ensuite
le fort attachement à la Bible lue comme un cadastre et enfin, une idéologie séparatiste.
La méthode utilisée est bien pensée : il s’agit dans un premier temps pour l’Eglise de
redonner confiance à un individu en profond mal-être, de tisser de façon artificielle de
nouveaux liens familiaux. La force de ces paroisses réside dans le fait que le fidèle protestant
y est accueilli personnellement, il sort de l’anonymat dès qu’il se présente. Une nouvelle
famille lui ouvre les bras alors que le catholique peut participer à la messe tout en demeurant
dans une solitude totale. Dans un second temps, le mouvement tente de créer une véritable
dépendance morale et psychologique du nouveau fidèle. Les séances y sont très animées, le
culte mêle chants, danses et témoignages divers. L’ambiance est conviviale, chaleureuse et
solidaire. Les séances d’exorcisme collectif y sont pratiquées, elles mettent en lumière une
théâtralisation certaine (entretien du pasteur avec le diable, contorsions…) menant à une
attitude communicative de l’assemblée. Selon un prêtre catholique «nous avons la preuve que
des gens sont payés pour simuler»100. Toutes ces mises en scène, ce luxe dans lequel sont
immergés ces établissements expliquent que des gens simples aux prises avec des problèmes
insolubles puissent y trouver quelque réconfort.
Dans un troisième temps, c’est à la séance de dons que les fidèles assistent. Ce moment
est systématique et incontournable. Chacun d’entre eux est invité à rivaliser de générosité. On
Le wahhabisme est intimement lié à l’Arabie saoudite, courant privilégiant la lecture la plus rigoriste et
formaliste du Coran. Il est la forme la plus stricte de l’école hanbalite, du nom de son créateur Ahmed ben
Hanbal (780-855). Ne reconnaissant que le Coran et la Sunna, le wahhabisme condamne des pratiques de l’islam
telles que le culte des saints ou le soufisme. Iconoclaste à outrance, il rejette toute forme d’adoration des
créations de l’homme (images, photos, télévision etc.)
100
ZEGHIDOUR S., «Sur l’Eglise Universelle de Dieu au Brésil», Le Nouvel Observateur, n° 2051 du 26 février
au 03 mars 2004, p. 26-27.
99
54
applaudit vigoureusement ceux qui «défient le diable» en renforçant le patrimoine de leur
Eglise. Certaines d’entre elles sont très riches si l’on en juge par les édifices qu’elles
construisent et l’aisance dans laquelle vivent certains pasteurs, souvent millionnaires. C’est ce
que l’on appelle la «théologie de la prospérité» qui pourrait se résumer ainsi «ma réussite
matérielle n’est que le reflet de ma réussite spirituelle». Si je suis riche c’est que ma vie est
droite et que Dieu me récompense. On veut une religion des résultats, des rites qui produisent
un effet immédiat, qui guérissent et donnent la force d’affronter les problèmes de survie
quotidienne, ce qui ne manque pas au Nigeria !
Le néo-Pentecôtisme est une véritable politique commerciale, un fonds de commerce des
plus rentables au Nigeria où les deux tiers de la population vivent avec moins d’un dollar par
jour. Nombreuses sont les formules utilisées pour amasser le plus de membres possibles et
donc le plus de fonds. Les Organisations Non Gouvernementales, particulièrement celles
ayant leur siège en Europe ou aux Etats-Unis, si elles ne sont plus directement impliquées au
niveau religieux, préconisent un développement par le bas s’appuyant sur une éducation de
type chrétien. Elles représentent un support privilégié pour apporter un discours fabriqué à
une population en besoin. Apparaissant comme des sauveurs, ces ONG véhiculent une
confiance aveugle auprès de communautés dans le dénuement, aux prises avec de violents
conflits. En position de totale soumission, celles-ci sont prêtes à tout accepter en échange de
nourriture et aménagements leur permettant de survivre. Considérant ces organisations
humanitaires comme le seul moyen de sortir d’une situation critique, la population se plie
volontier aux nouvelles mœurs exportées par l’association. L’aide passe par un
développement généralement basé sur l’éducation mais celle-ci est le plus souvent
d’orientation chrétienne, considérée implicitement comme la meilleure qui soit. Les
Américains, friands de ce procédé, l’utilisent en Irak en jetant de leurs avions des prospectus
bibliques assortis de morceaux de pain. On remarque que les méthodes n’ont finalement que
peu changé depuis la colonisation. Les procédés utilisés par les ONG aujourd’hui encore
rappellent le cas des Komas, dernier peuple nigérian atteint par ce que l’on appelle la
«civilisation», qui ont accepté de se convertir au christianisme parce que les missionnaires
leur avaient apporté une «poudre miraculeuse» appelé engrais. Bien sûr toutes les ONG ne
doivent pas être suspectées de manière identique mais, malheureusement, la manipulation
religieuse (et financière) existe bel et bien.
55
Après les ONG, ce sont les biens de consommation qui sont visés par les Eglises néopentecôtistes. Qu’il s’agisse de disques compacts, de produits dérivés, touristiques ou
télévisuels par exemple, le procédé est le même. Prenons le cas d'une formule de voyage
trouvée sur un site Internet nigérian : il s’agit d’une croisière de deux jours en voilier alliant
détente, luxe et religion à 500 dollars par personne. Celle-ci est agrémentée d’une messe
quotidienne dite par un pasteur renommé. L'annonce publicitaire affirme : «More of Jesus,
More of Choice, More of Flexibility, More of Value Reach out for the holiday you didn't
believe you could ever find. The holiday that brings you more of everything you will ever want
with daily bread from heaven through our revered general overseer, Pastor E.A Adeboye. It is
really going to be Heaven on the seas»101.Cette publicité se sera appuyée sur le petit écran,
pour un marketing plus développé touchant le maximum de personnes. Les télévisions privées
nigérianes sont en effet de plus en plus la propriété des Eglises Evangéliques.
Les programmes des télévisions privées nigérianes laissent la place aux émissions
religieuses, animées ou produites par des pasteurs et autres responsables d’Eglises ou de
sectes chrétiennes. L’émission la plus célèbre et la plus diffusée dans le pays est Atmosphere
of miracle du pasteur Khris Okotie de l’Eglise Christ Embassy Church. Elle est diffusée
pratiquement sur les soixante-douze stations de télévision installées dans les 36 Etats de la
fédération : les onze télévisions privées, les antennes de la télévision fédérale dans chaque
Etat fédéré et les télévisions des Etats fédérés. On peut ici parler de véritable monopole audiovisuel. De nombreuses séries nigérianes sont exportées à travers tout le continent africain. A
l’étranger, ces séries religieuses sont diffusées sur les chaînes de télévisions confessionnelles,
particulièrement les chaînes chrétiennes. Superstitions, violence et pasteurs sauveurs d'âmes
composent le cocktail idéal pour faire recette. Chaque semaine, la Christ Embassy achète
jusqu’à 200 heures (la minute coûte entre 10 000 et 40 000 nairas102) de temps d’antenne sur
les stations de télévision pour diffuser ses messages d’espoir. Elle dispose même d’un site
Internet103 où l’on retrouve entre autres des vidéos de prêches et de miracles attribués à ce
pasteur qui avait dévoilé son intention de se présenter aux élections présidentielles de 1999.
Une autre émission, concurrente, bien connue localement est The Synagogue du pasteur T. B.
Joshua de l’Eglise du même nom. Ces programmes présentent surtout des témoignages de
101
www.rollatech.com/cloud7.
A titre indicatif, 40 000 nairas = 290 euros.
103
www.christembassy.org.
102
56
guérisons miraculeuses de toutes sortes. On y affirme guérir d’une multitude de maladies y
compris du sida, argument des plus vendeurs dans une Afrique affaiblie par cette maladie.
Chaque Eglise, à travers ses prestations télévisées, se présente comme «faiseuse de
miracles».C’est à qui présentera le plus beau spectacle. Aux yeux des spectateurs, ces
témoignages paraissent d’autant plus crédibles qu’ils passent sur le petit écran104.
Il semble que de nombreuses personnalités nigérianes s'accommodent de cette méthode,
de cette façon de faire : créer de nouveaux besoins chez l’individu désorienté dans un monde
de plus en plus complexe et individualiste. Arguant de la fragilité de l'être humain, elles se
veulent restaurateurs d'un ordre de paix sur Terre, celui-là même qui est voulu par Dieu au
Ciel. Sans cette autorité forte et presque illimitée, on se heurtera toujours à des désaccords,
des conflits d'influence, des querelles entre individus, et par conséquent on provoquera des
guerres civiles qui renverront l'homme à l'état primitif et sauvage. Mais cette vision louable de
l'organisation de la société cache d'autres espérances, des intérêts beaucoup plus égoïstes.
L'appropriation de la religion permet aux acteurs du pouvoir de transformer un capital
symbolique accumulé en capital économique, beaucoup plus concret. C’est d’ailleurs ce qui
semble être l’objectif principal de nombreux fondamentalistes évangéliques ou musulmans :
l’appât du gain.
Section 2. Sous le voile religieux, l'accès aux ressources
Tous ces mécanismes d’appropriation du pouvoir religieux par des hommes se décrétant
d’office pasteurs ou imams, malgré la différence de la forme utilisée, sont motivés par un
objectif commun. La véritable compétition entre églises et mosquées se joue sur le terrain
d’une constante recherche des richesses nationales. Cet accès aux ressources est bien sûr voilé
par le phénomène religieux, le sacré permettant une justification plus noble de cette entreprise.
Après avoir donné ci-dessus quelques faits concrets illustrant cette instrumentalisation du
religieux au Nigeria, nous analyserons dans le premier paragraphe théorique en quoi, et dans
quel but, la religion est utilisée comme instrument purement politique, instrument devenant
coercitif. Le second mettra en lumière la principale force du Nigeria, celle que préconise
nombre de personnalités : sa puissance économique.
104
PATINVOH T., article du 04 février 2003 sur www.syfia.com/fr/article2970.
57
I. Manipulation du religieux par le politique
D'un point de vue interactionniste, la religion présente un éventail de formes du pouvoir :
il peut en effet être d'injonction (règles fixes prescrites par les Ecritures), d'influence (par la
manipulation exercée sur le psychisme du fidèle) mais également légitime et légal. Le fait
religieux, au Nigeria est comme on l’a dit, l’outil privilégié d’une utilisation politique et
commerciale. Economie et politique formant un couple indispensable à l’accession au
pouvoir. Le pouvoir, toujours le pouvoir, apparaît comme l’ultime objectif que se sont fixé
une poignée d’hommes, capable d’user de tous les moyens pour aboutir à leur fin. Le fait
religieux est ainsi élevé au rang d’instance suprême du pouvoir, cette nouvelle autorité
permettant la valorisation du capital symbolique accumulé en capital financier.
A/ Le fait religieux comme instance de pouvoir
«Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas» avait prédit André Malraux. Partout et pas
seulement au Nigeria, on assiste à un grand retour des religions dans l’espace politique. Le
problème actuel n’est pas la recrudescence du fait religieux en lui-même mais réside dans la
gestion manipulée des pouvoirs Spirituel et Temporel. Selon l’expression de Luc de Heush,
«la science politique relève de l’histoire comparée des religions»105. C’est dire à quel point
ces deux pouvoirs ont toujours été fortement liés. Weber désigne l’autorité politique comme la
domination d'une minorité sur la majorité. Mais sa conception du pouvoir comme maîtrise de
l'État est une conception occidentale valable uniquement pour certaines sociétés. Le pouvoir
politique est un enjeu sur lequel se concentrent les antagonismes sociaux car il permet à
quiconque le détient de coordonner le fonctionnement de la société. Il semble être la faculté
de produire des effets recherchés soit sur une chose, soit sur un individu. Le pouvoir politique
serait ainsi la mise en place d'un mécanisme et d'un rôle social par lesquels sont effectivement
prises et exécutées les décisions engageant le groupe106. Dans cette optique de définition
(restrictive), il s'agit de se poser la question de savoir si le pouvoir religieux, et plus
particulièrement celui qui nous intéresse c'est-à-dire Islam et Evangélisme nigérians, peut être
assimilé à un phénomène politique. Une certitude, la religion nigériane demeure à la fois arme
et bouclier contre le pouvoir politique en place.
105
106
DE HEUSH L., Le roi ivre ou l’origine de l’Etat, Paris, Gallimard, 1972.
Dictionnaire encyclopédique, Le petit Larousse, Paris, Larousse Livre, 2003.
58
Le religieux ne constitue pas une catégorie autonome : la religion participe grandement à
la construction de la société; elle n’est pas seulement source d’identité mais aussi système de
valeurs et de croyances. A ce titre elle n’est pas préservée des aléas des jeux politiques. A
l’instar des ethnies, mais à une autre échelle, elle est partie prenante des processus identitaires.
Comme celles-ci, elle peut être instrumentalisée par les politiques. Les religions en tant que
telles ne sont pas fauteurs de troubles, mais elles sont exposées à toutes sortes de
manipulations ayant notamment pour but de désigner l’autre afin de le livrer à la vindicte
populaire. Les pays à religions partagées sont naturellement les plus exposés surtout lorsque
aucune réelle majorité ne semble se dégager comme au Nigeria. Les rivaux en politiques
savent exploiter les représentations populaires, insérer du religieux dans des conflits labellisés
Nord/Sud en Afrique.
A titre comparatif, le Sud du Tchad a longtemps été le théâtre tantôt de pogroms contre les
commerçants musulmans, tantôt de massacres de civils chrétiens commis par des militaires
musulmans. Dans les villes du Nord du Nigeria, les massacres dits interconfessionnels sont
récurrents. Il ne s’agit pourtant pas de guerre de religion comme on pourrait le supposer, mais
de conflits violents ou de guerres civiles (voir section 1) dans lesquels l’appartenance
religieuse est exploitée par les responsables politiques pour conforter les sentiments
identitaires et diaboliser l’adversaire.
Les personnages installés au pouvoir ne sont ni plus ni moins qu’un miroir dans lequel la
société doit trouver le modèle de l'observation de ses propres devoirs. Pour développer une
réelle stabilité politico-sociale, la société doit pouvoir se reconnaître dans les dirigeants
qu’elle a choisis, et les gouvernants élus s’identifier à la société qu’ils contrôlent. Et les fautes
du peuple découlent de celles du pouvoir. Pouvoir social et pouvoir politique seraient donc
intimement liés, volontairement ou non.
Finalement, le schéma paraît complètement renversé. Plus qu'un souhait naissant à la base,
l'idée d'instituer un Etat islamique, ou celle de rétablir la vérité issue des Evangiles, vient
réellement du sommet : ce n'est pas le peuple qui choisit les détenteurs du pouvoir, ce sont
eux-mêmes qui «fabriquent» le peuple qu'ils désirent gouverner. Ils le modèlent à leur guise
par différents biais : injonctions strictement prescrites et lourdement sanctionnées pour les
uns, influence publicitaire et plus largement commerciale pour les autres. La sanction élevée
59
au rang public s'assimile à une théâtralisation du pouvoir : elle constitue de cette manière une
sorte de propagande assurant la population de la puissance du pouvoir qui la domine. Cette
gouvernance, véritable omnipotence exercée selon des idéologies fanatiques, sert de
justification pure et simple à une conquête des âmes dans laquelle seuls les chefs récoltent des
fruits. Les fidèles sont manipulés dans leurs corps et leurs esprits afin de produire la plusvalue tant recherchée par leurs instigateurs. En ce sens ces codes d'origine divine que sont le
Coran et les Evangiles assurent la domination de ceux qui les maîtrisent et les utilisent. Ils
sont les instruments du pouvoir, détenus par des hommes dont les objectifs, les convictions ne
semblent pas toujours en conformité avec la sainteté des livres, dont ils se réclament.
Notons, à l’issue de cette section, l’inversion de stratégie qui s’est produite au fil du temps
au Nigeria. En effet, comme cela a été décrit au début de la première partie, l’importation
historique des monothéismes musulman et chrétien en Afrique noire a suivi la voie du
commerce. En 2004, le rapport entre commerce et religion contient les mêmes données mais
celles-ci sont inversées. Alors que le commerce ouvrait la voie au domaine religieux au XVe
siècle, aujourd’hui, c’est l’inverse. Le fait religieux fournit dès lors les moyens de production
de nouveaux réseaux marchands intra voire extra-nationaux.
B/ Valorisation du capital symbolique
Le discours religieux tant qu’il introduit justement un discours, conduit une relation
fondamentale entre le «savoir» capitalisé par la sainte parole et le «pouvoir» que confèrent sa
détention et le droit à l’énonciation. Chacun des chefs religieux en charge du domaine
spirituel nigérian s’est forgé, à travers les discours accumulés lors de manifestations publiques
organisées ou via les médias, une véritable aura sacrée les dotant d’un charisme incontestable.
Ce charisme construit de façon tout à fait artificielle et opportuniste permet la création ou
l’entretien de réseaux commerciaux des plus importants. Les représentants de pratiques
fondamentalistes islamique et évangélique utilisent amplement ces réseaux dont le principal
but est l’enrichissement économique personnel. Une seule et même méthode découle de ces
deux discours religieux : la construction d’église ou mosquée personnelle servant de façade à
des trafics divers.
Comme on l’a déjà expliqué plus haut, les principaux acteurs exerçant le pouvoir en Terre
d'Islam ont le statut politique et spirituel de représentants du prophète Mahomet. A défaut de
60
promouvoir un clergé héréditaire, l'Islam a exalté la légitimité familiale dynastique. S’il existe
au Nigeria une forte opposition entre l’Islam et le gouvernement fédéral, entre l’Islam et le
Christianisme, il demeure également des rapports compétitifs d’adversité à l’intérieur même
du groupe d’acteurs représentant le renouveau islamique. Une forte concurrence s'exerce par
exemple entre le marabout nigérian et les nouveaux «Chiefs» ou «Big Men» des finances
musulmans, chacun d'eux rêvant de puissance politique individuelle (et surtout économique).
Suivant le credo wahhabite, ces nouveaux agents religieux critiquent différents aspects de
l'Islam confrérique, responsable selon eux des déviances populaires. Le groupe Izala mènera
pendant longtemps une véritable «guerre de religions» contre les confréries et le soufisme
(voir chapitre 2, partie 2) considérés comme des pratiques déviantes de l’Islam puritain
traditionnel.
Ce ne sont pas des théologiens du droit qui participent au renouveau islamique du Nigeria
mais des intellectuels formés dans les universités. Ceux-ci sont ambitieux et veulent avant tout
faire fortune. Le religieux ayant une très bonne cote sur le marché, il s’agit pour eux de faire
fructifier leurs affaires. Derrière le masque du religieux réformiste se cache en fait de
véritables hommes d'affaires ou «entrepreneurs» en religion. Issus pour la plupart de
l'enseignement islamique modernisé, leur cursus hybride leur ferme la porte des disciplines
scientifiques. Ceci limite grandement leur mobilité sociale dans une région profondément
religieuse. Détenant un capital scolaire fortement certifié mais incapables de le convertir en
capital scientifique, ces acteurs sont sociologiquement déterminés à devenir des
professionnels de l'apostolat en faveur du réformisme107. Leur stratégie consiste à accumuler
un maximum de capital symbolique à composante religieuse, ceci à travers de multiples
discours, de prêches à l’intérieur du pays ou même à l’étranger, pour mieux le convertir en
capital social (ou capital de sympathie que leur portent les fidèles) puis économique. Étant
entendu que c'est la forme financière du capital qui semble être la priorité de ces nouveaux
investisseurs «en religion».
Un point commun se retrouve dans leurs stratégies : les liens plus ou moins proches avec
l'Arabie Saoudite108. Nombreux sont ceux qui ont profité de leur pèlerinage à la Mecque pour
107
ROY O., propos recueillis par Henri Tincq, Le Monde des Religions, septembre-octobre 2003, n° 1, p. 48.
OMOTUNDE J.P., «L’Arabie et l’Afrique noire : une histoire entachée par la traite», www.africamaat.com,
article du 8 février 2004. L’auteur démontre que les liens avec l’Arabie Saoudite ne sont pas récents. En effet,
dès le VIIe siècle l’Arabie montrait un intérêt certain pour le Nigeria. Une lettre adressée au sultan d’Egypte par
le roi africain du Bornou (Nord) illustre le rapport de force mis en place par les Arabes : l’esclavagisme.
108
61
tisser des relations étroites avec les autorités politico-religieuses et le ministère koweitien des
Affaires Religieuses. A leur retour, ils prônent un Islam puritain, pour une réforme des
comportements sociaux et religieux et un retour aux sources. Inutile de préciser que ces
discours sont préfabriqués et énoncés en échange de généreux dons provenant de Riad. Mais
les réformistes, contrairement aux fondamentalistes, acceptent que le juge ait une marge de
manœuvre dans l'interprétation qu'il fait de la loi divine109. Tel fut le cas des cheicks
Abubakar Gumi (futur chef du mouvement Izala) ou Aminudeen Abubakar (groupe Da'wa et
futur successeur, en 1998, du général Abacha à la tête de l'Etat)110.
D’autre part, même si la clientèle est interclassiste, ces groupes comptent de nombreux
cadres et hommes d'affaires. Certains membres millionnaires se séparent parfois du clan pour
construire leur propre mosquée dans leur maison ou à proximité, et fonctionnarisent un
étudiant en études islamiques pour diriger la prière. De fait, la majorité des fidèles de ces
mosquées sont issus de la classe la plus riche de la société nigériane. Ils rejoignent en voiture
de luxe la grande mosquée climatisée du quartier de Suleiman Crescent à Kano, par exemple.
Le modèle de distinction résidentiel, lié à l'urbanisation, tend à faire de la classe sociale et
économique (plutôt que la culture ou l'ethnicité) la variable ségrégative de ces nouveaux
groupes religieux, dirigés par des barons de la finance, les «Big Men» nigérians. Comme le
fait observer Ali Marad, à propos d'un mouvement proche des réformistes, le mouvement
basidien, «ceux qui cherchent un approfondissement de la foi, une épuration de la croyance
(...) sont assurément une minorité de croyants exigeants, d'esprits hantés d'idéalisme»111.
De la même façon, du côté pentecôtiste, l’utilisation de bâtiments religieux comme
vitrines des plus respectables est de plus en plus courante pour cacher en réalité des enjeux qui
le sont bien moins. Dès 1997, il a été en effet démontré que les trafiquants de drogues créaient
des branches locales d’Eglises évangélistes pour blanchir leurs revenus (enquête réalisée par
la NDE)112. Ils ont ainsi utilisé la loi anti-blanchiment en vigueur au Nigeria. Celle-ci ne
prévoit pas de contrôle sur le rapatriement des donations en devises aux Eglises, notamment
COULON C., «Le radicalisme islamique au Sahara : Da’wa, arabisation et critique de l’Occident», Les
nouveaux oulémas, OTAYEC R. (dir.), Paris, Karthala, 1999, p. 144.
110
Abubakar d’abord disciple de Gumi, va peu à peu s’en distancer pour former son propre groupe, réformiste
wahhabite, contre la Révolution iranienne mais ayant de la sympathie pour les confréries.
111
KANE O., «Un pluralisme en quête de démocratie. Mobilisation musulmanes et régime militaire à Kano»
dans Religion et transition démocratique en Afrique, CONSTANTIN F. et COULON C (dir.), Karthala, Paris,
1997, p. 66.
112
Enquête de la NDLEA (New Drug Law Enforcement Agency) sur le trafic de drogue au Nigeria.
109
62
les fonds en provenance des Etats-Unis ou du Royaume-Uni. Dans un pays en constante
récession (depuis la crise des années 70) et où la recherche de Dieu est aussi nécessaire que
celle du pain quotidien, églises et mosquées fleurissent aussi bien pour enseigner à sauver son
âme qu’à gagner de l’argent facilement. Des foules d’adeptes appartenant aux secteurs les
plus pauvres de la société se pressent aux prêches de ces différentes églises et donnent tout ce
qu’ils possèdent, espérant pouvoir multiplier leur mise de départ. Le scandale a rebondi depuis
que Kris Okotie, ancienne pop-star devenu prêcheur, a dénoncé dans la presse nigériane deux
de ses collègues. Okotie a en effet accusé Chris Oyakhilome, un télévangéliste, et T.B. Joshua
le faiseur de miracles se prétendant chamane, tous deux dirigeants d’Eglises très populaires,
d’utiliser les activités de celles-ci pour blanchir de l’argent en provenance de l’étranger.
Okotie, qui reconnaît lui-même vivre de la générosité des dons de fidèles, a déclaré à la presse
nigériane : «Si le gouvernement veut lutter contre la corruption, il doit commencer par les
églises»113. Le jeune prêcheur faisait lui-même rentrer au Nigeria des sommes versées sur les
comptes de l’Eglise à l’étranger, et bien évidemment qualifiées de «dons à son église», d’une
grande générosité…
Au Nigeria, nul besoin d’être une ancienne pop star pour édifier sa propre Eglise. Sur un
site Web nigérian114, la possibilité est offerte aux internautes de créer leur propre Eglise
virtuelle, la nommer, définir précisément son objet social etc. La manipulation est des plus
simples, rapide et entièrement gratuite. Une fois mise en place, des dons peuvent être envoyés
sur le compte de l’Eglise virtuelle pour qu’elle continue à se développer et pourquoi pas
exister réellement un jour. Inutile de préciser le caractère beaucoup moins virtuel de ces dons.
Etant donné le poids de la religion dans le champ social nigérian, il n'est pas un seul
politicien ambitieux qui ne s'identifie à un mouvement religieux de poids. L'homme d'affaires
ayant acquis une position religieuse conséquente devient chef charismatique, ce qui l'aide à
entrer dans la sphère politique. Celui qui veut diriger le Nigeria doit pouvoir maîtriser ces
trois domaines indissociables que sont le religieux, l’économique et le politique. La réussite
dans l'une de ces branches étant une condition nécessaire à la réussite dans l'autre. Ces
manoeuvres ne visent qu'un seul et unique dessein : la conquête du pouvoir. Le pouvoir fait la
force de l'individu, sa raison de vivre (ou de survivre). Mais les moyens utilisés pour atteindre
113
114
«Blanchir au nom de Dieu», article du 18 avril 2004, www.rfi.fr.
http://www.nigeria.com, sur l’une des chaînes chrétiennes.
63
l'objectif fixé diffèrent : au Nigeria, la religion demeure le meilleur moyen de fédérer une
masse de fidèles manipulés et prêts à lutter ensemble face aux adversaires désignés par leurs
dirigeants.
II. Des objectifs communs
Les différents maillons de la chaîne permettent, les uns après les autres, au simple
businessman d'accéder aux places dominantes de la politique nigériane. Et au Nigeria, cette
fulgurante ascension au sommet de l'Etat ne peut se réaliser qu'à condition de maîtriser le
champ religieux. Les réformistes l'ont bien compris et profitent, par la même occasion, des
grands avantages financiers que ces communautés religieuses peuvent procurer ; la recherche
de partenaires commerciaux tissant un lien solide entre ses membres. Ceci confirme la
proximité, existant entre les trois duos : commercial/politique, politique/religieux et
religieux/commercial.
A/ Les enjeux : des ressources stratégiques
Le sol du Nigeria est d’une extrême richesse naturelle, non seulement au niveau
quantitatif mais également au niveau de la diversité de ses ressources. Mais elles demeurent
aujourd'hui insuffisamment exploitées car masquées par la prééminence du pétrole. Devenu en
moins de trente ans le sixième producteur mondial de pétrole, le Nigeria s'est entièrement
voué à cette manne inattendue, abandonnant l'essentiel de l'exploitation des ressources qui
avaient pourtant fait sa renommée dès les débuts de la colonisation115. En 1970, il était en
effet le premier producteur mondial d'arachides et d'huile de palme, et le second pour le cacao.
Trente ans plus tard, 97 % de ses recettes d'exportation sont issues des produits pétroliers et
gaziers, contre 50 % en 1970. En 2004, le pays possède encore une énorme ressource minière.
Il s’agit d'importants gisements de charbon, de chaux, d'étain, d'or, de plomb, de zinc, de fer,
de colombite et d'uranium. Mais certains n'ont encore jamais fait l'objet d'une reconnaissance
suffisante, moins encore d'une production sérieuse et lorsqu'elles existaient, la plupart des
exploitations ont été laissées à l'abandon. Actuellement, le nouveau Gouvernement Obasanjo
115
La région des Oil Rivers tire son nom non pas du pétrole mais des palmiers à huile qui firent sa richesse au
temps de la colonisation.
64
multiplie, comme son prédécesseur, les déclarations et les initiatives pour relancer le secteur
minier, dans une optique de diversification de l’économie mais la concrétisation de ces
discours se fait attendre. La pierre à chaux (3,28 millions de tonnes), le charbon (220 000
tonnes), la cassitérite (210 tonnes en 1998) et la colombite116 (30 tonnes), sont les quatre
minéraux actuellement exploités117.
D'autre part, le Nigeria dispose de réelles potentialités agricoles. La superficie cultivée
représente environ le tiers de la surface totale du pays, soit la dixième au monde. Le nord est
caractérisé par une agriculture céréalière et le sud par une agriculture de tubercules, la Middle
Belt réunissant les deux. Le nord cultive le sorgho, le mil, le maïs, en association avec les
arachides et le coton, ainsi qu'un peu de blé et de riz le long des rivières et des canaux
d’irrigation mais ces exploitations sont peu productives car relevant en majorité de petites
parcelles familiales. Le sud quant à lui produit du manioc, des ignames, des bananes plantain,
ainsi que les cultures qui ont fait la célébrité du Nigeria aux débuts de la colonisation : les
palmiers à huile, puis le cacao et le caoutchouc. Les ressources de la pêche et de l'élevage sont
également notables. Le Nigeria reste encore le premier producteur africain d'huile de palme,
mais ne couvre plus que les deux-tiers de la demande intérieure. Il a laissé passer le «boom»
du coton dont ont bénéficié les pays du Sahel pendant les années 70. Il dispose encore d'un
potentiel intéressant en matière de gomme arabique, étant le second producteur mondial après
le Soudan. Enfin, le cacao est devenu le principal produit générateur de devises.
Autrefois l'un des champions africains de l'exportation agricole, le Nigeria n'assure
cependant plus son autosuffisance alimentaire, et doit désormais importer pour nourrir sa
population toujours grandissante. Pourtant, les spécialistes considèrent généralement qu’à
condition d'investir dans un minimum d'infrastructures adéquates, le Nigeria pourrait
facilement satisfaire la demande intérieure tout en développant une capacité d'exportation vers
les pays voisins déficitaires. Cette forte potentialité de nouvelles recettes est un bon leitmotiv
pour des hommes d’affaires ambitieux. Ceux-ci sont conscients de la plus-value qu’ils
pourraient apporter au pays en investissant du matériel plus moderne, et surtout de la
rentabilité personnelle que cela entraînerait. Par ailleurs, le Nigeria possède encore
aujourd’hui la plus importante capacité industrielle de transformation de l’Afrique
116
La cassitérite et la colombite sont des minerais activement exploités en tant que source d'étain, mais aussi
pour la fabrication du bronze et d'autres alliages particuliers.
117
Chiffres tirés du rapport présenté par le Sénat français, «Le Nigeria, un partenariat bien compris», année 2000,
sur le site www.senat.fr.
65
subsaharienne, composée à la fois de petits industriels locaux et de nombreuses
multinationales. Mais les industries textiles, autrefois florissantes, sont aujourd’hui en
récession économique.
Au niveau pétrolier et gazier, le pays possède un potentiel des plus exceptionnels : «Oil,
sweet oil»118 pourrait être sa devise économique. Les premiers indices signalant la présence
d’hydrocarbures remontent au début du siècle. Les premiers forages ont été effectués par Shell
en 1951. De nombreuses compagnies s’y sont ensuite implantées. La production croît de 5000
barils par jour en 1958 à 2,3 millions de barils par jour en 1979, période où elle atteint son
maximum, rapportant, à l'époque, plus de 25 milliards de dollars de revenus annuels. La
moyenne d’extraction s'établit aujourd'hui à plus de 2 millions de barils quotidiens, soit 100
millions de tonnes par an119, faisant du Nigeria le premier producteur africain, devant la Libye
et l'Algérie, le quatrième exportateur OPEP (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole) et
le sixième exportateur mondial. Le pétrole nigérian bénéficie en outre d'un double atout : une
excellente qualité et un faible coût de production (2 à 3 dollars le baril), ce qui lui confère, en
conjoncture basse, une résistance économique presque comparable à celle du pétrole du
Moyen-Orient. Les réserves connues de pétrole sont actuellement estimées à 22 milliards de
barils (dont 40 % offshore), soit l'équivalent de 21 années de production au rythme actuel. Ce
qui est bien sûr une excellente sécurité pour tout investisseur désireux de se lancer dans cette
entreprise. Parallèlement, les réserves connues de gaz naturel sont évaluées à plus de 8 000
milliards de mètres cubes120, ce qui place le Nigeria parmi les dix premières réserves du
monde, et représente un potentiel de 150 ans de production au rythme d'extraction actuel. Or,
dans ce secteur, les potentialités nigérianes sont considérables, supérieures encore à celles du
pétrole.
Cette énorme richesse dont regorge le sous-sol nigérian ne cesse d’attirer ceux qui sont
désireux de gonfler leur compte en banque. Il s’agit de plus en plus d’entrepreneurs locaux,
souhaitant bénéficier d’une redistribution des parts du gâteau national, jusqu’ici inégalitaire,
mais ce trésor naturel séduit nombre d’acteurs étrangers. Ceux-ci tentent par tous les moyens
de s’impliquer dans l’économie nigériane et, reprenant les méthodes ancestrales, la religion
apparaît encore comme moyen privilégié de s’implanter durablement.
Titre d’une des œuvres de l’écrivain engagé Wole SOYINKA.
En 1997, le total des exportations s’élève selon la Central Bank of Nigeria à 771 000 tonnes.
120
Données 2004 sur le site www.fr.encarta.msn.com.
118
119
66
67
B/ Les moyens : des appuis exogènes
Les configurations actuelles de l’Afrique sub-saharienne portent très fortement
l’empreinte de cette compétition politico-religieuse qui accompagna le mouvement colonial.
Or voici que l’actualité la réactive : le renouveau religieux qui affecte toutes les composantes
des nébuleuses chrétienne et musulmane ne peut être analysé indépendamment de son arrièreplan géopolitique. L’essor des mouvements néo-pentecôtistes ne bénéficie-t-il pas d’un
soutien financier venu des pays anglo-saxons ? Celui des groupes islamistes, de son côté,
n’est- il pas fortement aidé (voire impulsé) par l’Arabie Saoudite ?
Dans l’analyse de la propagation des religions, on se gardera donc d’oublier, surtout en
ces temps de mondialisation, les acteurs exogènes. On a déjà évoqué le rôle missionnaire,
aujourd’hui partagé par une multitude d’ONG, des Eglises chrétiennes. Elles n’ont plus
l’attitude dominatrice qui fut souvent la leur à l’époque coloniale et se sont faites plus
discrètes. Elles ne proclament plus d’objectifs de conversions massives et se consacrent
désormais, du moins dans leurs discours, au «développement par le bas». Elles n’en sont pas
moins des agents d’influence des pays de l’Occident. Quant à l’Islam, il est ostensiblement
assisté par quelques pays riches du Moyen-Orient, l’Arabie Saoudite en première ligne mais
aussi la Libye, les uns et les autres finançant la construction de mosquées ou d’équipements
sociaux (orphelinats, écoles). L’Afrique devient un champ de compétition à l’échelle
mondiale : le prosélytisme religieux y rejoint les stratégies politiques, en profitant de la
faiblesse administrative et économique de ces Etats et des attentes d'une population qui se sent
oubliée des puissants.
La création de liens régionaux voire mondiaux entre les experts religieux et leur clientèle
s’apparente au système de globalisation de plus en plus prégnant. Prenons l’exemple du
prophète guérisseur nigérian T.B. Joshua, déjà évoqué ci-dessus : faisant de plus en plus de
publicité sur ces «dons» de rémission, celui-ci a reçu de nombreux malades venant de
différents pays européens, et pas seulement issus de la diaspora africaine (cf. Kakou Severin
en Côte d’Ivoire). La quête individuelle de changement se caractérise par la recherche d’une
solution aux problèmes matériels (argent, santé, travail) mais plus largement, et surtout, par la
recherche d’une «nouvelle façon d’être et de vivre». La recherche de cette nouvelle
subjectivité désigne un changement politique, économique et social se traduisant par la
constitution d’une nouvelle existence éthique et spirituelle. Il faut noter le caractère totalisant
68
de l’appartenance religieuse. La vision du monde s’impose avec son imaginaire de justice et
de pouvoir, souvent en utilisant l’idiome de la guerre pour exprimer sa position par rapport à
d’autres visions du monde, organisations et formations religieuses. Une telle intensité
d’investissement ne s’est pas vue depuis l’époque coloniale. On peut se demander comment
ces «univers totalisants»121 sont appropriés, critiqués, détournés et insérés dans des logiques
dépassant leur dialectique originelle.
L’influence du contexte international sur l’imaginaire et la subjectivation politique
quotidienne du croyant favorise l’importation sur le territoire national de conflits extérieurs.
Ces enjeux politiques venant d’ailleurs (par exemple le conflit israélo palestinien ou la guerre
d’Afghanistan) font alors immersion dans les espaces locaux et familiaux.
Jusqu’en février 2004, la paix régnait dans l’Etat de Yobe. L’adoption de la charia n’y
avait donné lieu à aucun mouvement de révolte. C’est un groupe d’étudiants en religion
appelé Al Sunna Wal Jamma (les Suiveurs du Prophète), créée deux ans auparavant, qui a
déclenché l’émeute. «Fils-à-papa» de potentats musulmans, étudiants de l'université de
Maiduguri, la capitale de l'État voisin de Borno, et jeunes désoeuvrés, ils militent pour la
révolution et l'instauration d'un État islamique. Très admiratifs envers leurs aînés afghans, ils
ont surnommé leur chef «Mollah Omar» et se qualifient eux-mêmes de «talibans». Toutefois,
les autorités nigérianes estiment, pour le moment, qu'ils n'ont aucun lien effectif avec
l'organisation Al-Qaïda. Al Sunna Wal Jamma s'est plusieurs fois manifesté pour critiquer les
autorités locales, jugées trop «molles» dans leurs efforts pour mettre en pratique la Charia. Ses
membres sont passés à une action d'envergure le 30 décembre 2003. Deux cents d'entre eux se
sont attaqués aux commissariats de police des villes de Geidam et de Kanamma, proches de
Damaturu, la capitale de Yobe, et dérobé des armes et des munitions. Celles-ci leur ont servi
ensuite à tenir tête aux forces de l'ordre appelées en renfort. Un groupe s'est retranché dans
une école primaire de Kanamma et a soutenu l'assaut de la police en brandissant un drapeau
sur lequel était inscrit le mot «Afghanistan». Des rumeurs se font de plus en plus entendre au
sujet de l’existence de camps d’entraînements de type jihadiste seraient établis au Nord du
Nigeria et s’inspireraient du modèle afghan. Cheikh Uthman, Président du Comité de
propagation islamique dans l'Etat de Kano déclarait il y a deux ans que l'attaque contre
l'Afghanistan constituait une agression contre les musulmans nigérians. «Par son option
121
MARSHALL-FRATANI R. et PECLARD D., «La religion du sujet en Afrique», Politique africaine, octobre
2002, n° 87, p. 5.
69
militaire, l'Amérique a finalement prouvé au monde que son objectif premier n'était pas
d'attaquer Ben Laden mais l'Islam. Aucun homme ni aucune nation ne peut conquérir l'islam,
c'est l'islam qui va conquérir les nations»122. Les camps d’entraînement se situeraient dans des
zones rurales recluses, difficile d’accès et seraient financés par plusieurs pays musulmans tels
que l’Arabie Saoudite en première ligne, le Pakistan mais également des pays africains
comme la Libye et l’Egypte.
Les prises de position américaines après le 11 septembre 2001 ont grandement remodelé
le paysage politique mondial. L’influence au sein du parti républicain américain des
mouvements pentecôtistes regroupés dans la «Christian Coalition» (à laquelle sont étroitement
affiliés le Président Bush junior et le ministre de la Défense, Donald Rumsfield) et d’autre
part l’assimilation de la lutte islamique comme une lutte anti-impérialiste ont de grandes
répercussions sur la société africaine en général, nigériane en particulier. Le président Bush de
confession Born Again tente de tisser des liens de plus en plus étroits avec le président
Obasanjo lui aussi Born Again : de nombreux et importants fonds arrivent de Washington
pour la construction d’églises et l’envoi de missionnaires propageant la parole des Evangiles.
La religion chrétienne serait ainsi le support privilégié d’une manipulation américaine, en vue
d’un intérêt national strictement personnel, politique et surtout pétrolier.
Un exemple frappant étaye cette hypothèse : le 11 février 2003, dans un communiqué
audio, diffusé sur la chaîne Al Jazira, le jour même de l'Aïd el Kebir, la voix d’Ousama Ben
Laden citait pour la première fois le Nigeria comme l'une des Nations les mieux préparées à
mener «une guerre pour la Libération». Selon des diplomates occidentaux d'Abudja, il
s'agirait d'un faux fabriqué par la C.I.A123. Une supercherie destinée à rapprocher le président
Obasanjo engagé dans le camp africain contestant l'intervention américano-britannique en
Irak, vers celui de l'administration Bush124. Une raison moins avouable encore comme le
précieux pétrole off-shore du Golfe de Guinée explique cet intérêt croissant du gouvernement
américain pour un pays comme le Nigeria. Notons à ce sujet que les Etats-Unis ont demandé
via l’OPEP au Nigeria, son cinquième fournisseur en brut, d’augmenter sa production
quotidienne de barils. Aujourd’hui 75 % de l’extraction nigériane est exportée aux Etats-Unis,
soit 1,5 millions de barils par jour. Les lobbies américains souhaiteraient voir le Nigeria sortir
122
Article du 16 octobre 2001, Courrier International, n° 570.
SERVANT J.C., Le Monde Diplomatique, juin 2003, p. 13.
124
Voir Annexe n° 2.
123
70
de l’OPEP pour qu’il double sa production dès 2020125. Parallèlement, les Etats-Unis
surveillent avec minutie l’évolution du renouveau islamique que le Nord connaît. Selon un
rapport officiel américain édicté par la Commission pour les libertés religieuses dans le
monde, le Nigeria et le Soudan seraient en Afrique «les deux pays les plus préoccupants en
matière de liberté religieuse». Et la charia représenterait «un défi pour les protections
constitutionnelles et pour la liberté religieuse»126. Mais il n'y est pas une seule fois fait
mention de l'inquiétant fondamentalisme chrétien distillé par le secteur des Eglises
évangéliques et pentecôtistes. En effet, bien moins connues sont ces nouvelles églises du
Sabon Gari où l'on prêche parfois «la guerre sainte chrétienne» telle une croisade du Bien
contre le Mal.
125
MBOUGUEN H., «Pétrole : le brut nigérian, alternative pour les USA ?», article du 06 avril 3003, sur le site
www.grioo.com.
126
«Religious Freedom Report 2000», Bureau of Democraty, Human Rights, and Labour, sur www.us.state.gov.
71
PARTIE 2.
RECONCILIATION ENTRE TEMPOREL ET SPIRITUEL
Le politique peut être compris comme un ensemble de fonctions intégratives. C'est une
machine censée permettre le maintien de l'ordre social et culturel et les mécanismes de
hiérarchisation et de production de la société sous son contrôle. Ainsi, pour fonctionner de
manière efficace, le politique doit être le reflet de la société. L'organisation sociale a pu être
envisagée comme un ensemble organique ou plutôt structurel selon Radcliffe-Brown127. Il
existe, de fait, un lien explicite entre la totalité culturelle ou sociale et les modalités
d'organisation et d'expression du pouvoir. Même si plusieurs théories semblent se contredire
sur le sujet, elles sont toutes complémentaires. Les grandes démarches d'anthropologie
politique ont intégré la forme de l'Etat à leurs analyses bien que certaines aires culturelles en
soient visiblement dépourvues. Au Nigeria l'apparence constitutionnelle est celle d'un système
fédéral, modèle qui a été choisi par défaut. En effet, le fédéralisme nigérian est souvent
compris comme «une alternative au chaos»128 car il apparaît artificiel et surtout faussé au
départ. Le paradoxe est de gérer l'unité du pays à travers un processus de fragmentation
toujours plus poussé. De trois Etats fédérés à l'indépendance, nous en sommes en 2004 à
trente six. C'est la volonté de concilier les exigences d'un gouvernement moderne et les
127
RADCLIFF BROWN A. R., The Social Organization of Australian Tribes, Glencoe, Illinois, The Free Press,
1948.
128
MONTCLOS (de) M.A., le Nigéria, Ibadan, Karthala-IFRA, 1994, p. 147.
72
revendications régionalistes d'un terroir traditionnel très puissant qui avait pourtant présidée à
ce choix. D'une part il s'agit pour le pays d'entrer dans le concert des nations, de pouvoir
intégrer un mode de gouvernement viable sur la scène internationale pour être reconnu ;
d'autre part il demeure primordial de conserver les particularités locales qui font la richesse
culturelle du Nigeria. Tout l'enjeu est là. L'une de ces spécificités est, comme on l'a vu en
première partie, la très forte religiosité des Nigérians. Le reflet d'une société religieuse sera
donc un fonctionnement politique implicitement religieux. On ne peut pas affirmer
directement le caractère théocratique du gouvernement nigérian mais l'on peut au moins
relever les liens constants qui demeurent entre le spirituel et le temporel au sein de la
République Nigériane. D'une opposition politico-religieuse comme constat, il faut désormais
mettre en lumière l'interdépendance récurrente entre ces deux pouvoirs, par le biais d'une
analyse (chapitre 1) mais aussi par celui de leur résolution. Cette sorte de mise à plat nous
aidera à émettre quelques hypothèses de solution au cas nigérian, la première d'entre elles
étant la perspective d'une nouvelle cohésion nationale, cohésion subordonnée à une triple
réconciliation : politico-religieuse, politico-sociale et enfin, interreligieuse (chapitre 2).
CHAPITRE 1. INTERDEPENDANCE ENTRE RELIGIEUX ET
POLITIQUE
Si le politique utilise le religieux pour parvenir à ses fins, l'inverse est également vrai.
C'est une relation de réciprocité, après celle d'adversité qui doit être analysée. Le spirituel
s'intègre dans le temporel et le temporel a besoin du spirituel pour se maintenir. Mais à quel
prix ? Le Nigeria connaît depuis trop longtemps une violence quotidienne et paradoxalement,
celle-ci semble avoir encore augmenté depuis l'arrivée au pouvoir d'un gouvernement civil en
1999. De multiples tensions se font sentir et ce quel que soit la région concernée. Cette colère
s'exprime principalement par le biais de conflits armés entre différents groupes, c'est-à-dire
une brutalité physique, mais elle s'accompagne inévitablement d'une violence tout aussi
dangereuse : la violence symbolique. Ainsi, si l'origine religieuse est souvent privilégiée pour
l'expliquer, cette situation conflictuelle cache en elle d'autres causes beaucoup plus profondes
(section 1). La diversité des cosmogonies présentes sur le territoire nigérian devrait permettre
la mise en valeur d'un pluralisme culturel. Celui-ci ne peut fonctionner que s'il est
73
accompagné d'un véritable pluralisme politique et juridique, voire d'un «pluralisme pural»
(section 2).
Section 1. Entre divergences et convergences
La multiplicité des conflits en présence sur le continent africain ainsi que leur permanence
font tomber certains observateurs dans l’afro-pessimisme. Les tenants de cette vision
expliquent les problèmes africains par la fatalité et se demandent pourquoi ces pays «primitifs
et sauvages» n’arrivent jamais à se stabiliser comme a pu le faire la France ou d’autres pays
occidentaux. Cette perception des choses est bien sûr totalement erronée puisque amputée
d’une donnée principale : l’histoire du continent noir. Le déroulement de l’histoire africaine
est marqué par un principe de servilité imposée, d’abord l’esclavage, puis la colonisation qui a
créé des nations complètement artificielles imposant à des groupes qui ne s’étaient jamais
rencontré auparavant de vivre ensemble. Ces communautés sont plurielles, elles se distinguent
par leur langue, leurs coutumes, leur mode de vie ou vision du monde, leurs moyens de
production, leur niveau économique etc. Autant de points sur lesquels des tensions ne peuvent
qu’émerger. Ce qu’il faut aujourd’hui mettre en avant est la culture commune qui tend à se
créer au fil du temps. Ce «vivre ensemble» dans un premier temps imposé de l’extérieur doit
pouvoir désormais faire la lumière sur les nouveaux ensembles sécants qui caractérisent une
nation en construction. Comment de «vivre ensemble» passer à «vouloir ensemble» ? On
s’appuiera, pour ce faire, sur le principe de la complémentarité des différences énoncé par
l’anthropologue Louis Dumont.
I. Des obstacles à l’unité nigériane
On l’a vu, le principe religieux ne doit pas systématiquement justifier une qualification
hâtive des conflits présents sur le territoire national. En effet, de nombreuses raisons
expliquent le repli communautaire dont est de plus en plus victime la population nigériane. Il
s’agit en partie de remonter le temps pour tirer de l’histoire les différents processus ayant pu
participer à la configuration actuelle des rapports entre Nigérians. Guy Nicolas a répertorié
plusieurs motifs pouvant expliquer cette apparente division nationale. Chacun d’eux reflète ce
74
que l’auteur appelle une «contre-polarisation»129. Cinq champs centrifuges peuvent permettre
de mieux comprendre ces antagonismes internes consacrés par une explosion de conflits
quotidiens : d’abord le domaine territorial, l’économique, le passé et le présent esclavagiste
intra-africain qu’il ne faut pas occulter et bien sûr, les champs communautaire et
confessionnel ensuite.
A/ Polarisation géopolitique
L’opposition Nord-Sud repose sur un clivage géopolitique réel, même s’il ne peut résumer
la complexité du problème nigérian. Les frontières du Nigeria actuel résultent de l’association
en 1914 des deux protectorats septentrional et méridional. La Couronne britannique a
maintenu une séparation nette entre ces deux bandes territoriales, d’abord durant la période
coloniale puis a continué avec l’institution du fédéralisme. La région septentrionale (le Nord),
préalablement dominée par la puissante aristocratie islamique, majoritaire et conservatrice, a
pu bénéficier d’un état de statu quo grâce au régime de l’Indirect Rule. Alors que le Sud,
divisé en deux régions Est et Ouest, avait tous deux de larges revendications nationalistes, le
Nord hégémonique restait soudé mais administrativement proche du colon. Ces divergences
politiques entérinaient, déjà à l’époque, les désaccords Nord-Sud, les premiers étant traités par
les seconds de «laquais de l’impérialisme britannique».
Outre le partage culturel existant, c’était déjà une disparité économique qui dominait les
rapports des deux régions. Les réserves de pétrole se situaient toutes dans la partie sud du
pays, précisément dans la région des Oil Rivers, dans l’état du Delta130. Le Nord, qui
demandait depuis longtemps le partage de ces bénéfices pétroliers, a fait construire avec l’aval
du gouvernement un pipeline géant traversant presque tout le pays. Celui-ci envoie donc
directement l’or noir depuis son lieu d’extraction au sud jusqu’à son point de distribution au
nord. Un autre facteur, et non le moindre, est celui de la concurrence des terres agricoles. Les
éleveurs, nomades ou transhumants, principalement les Peuls ont été contraints de modifier
leurs itinéraires à cause de la crise climatique qu’a connu l’Afrique de l’Ouest ces dernières
décennies. Celle-ci a provoqué une descente du pastoralisme vers le sud. C’est la source de
129
NICOLAS G., «Religion, société et développement : exemple du Nigeria», Paris, Culture et développement,
s.d., p. 411.
130
Les quatre cinquièmes des richesses pétrolières du Nigeria se situent dans cette région.
75
nombreux conflits locaux, non pas pour des raisons religieuses comme on a tenté de
l’expliquer plus haut, mais parce que le non-respect des couloirs de transhumance et la
divagation des troupeaux provoquent des dégâts dans les champs des paysans. Cette
opposition entre agriculteurs sédentaires et éleveurs nomades est devenue une des principales
sources de conflits qui prennent une tournure religieuse lorsqu’ils sont interprétés par les
médias qualifiant les uns de Musulmans (éleveurs) les autres de Chrétiens (agriculteurs). Mais
l’enjeu premier de ces affrontement demeure malgré tout celui de la terre, clé de
l’autosuffisance, et donc de la survie alimentaire.
Il convient également de ne pas sous-estimer le poids de «l'héritage» laissé par le passé
esclavagiste de certaines ethnies. Il est en effet aujourd'hui reconnu que les négriers européens
et arabes ont été largement «assistés» par des appareils négriers africains parfaitement
organisés131. Si elle n’a pas été la plus longue, la traite inter-africaine est la plus récente, et
demeure donc encore dans les esprits. Elle constitue en effet un facteur historique essentiel
d'explication des antagonismes contemporains. Yves Lacoste n'hésite pas à faire des systèmes
«africains» de traite l'un des principaux facteurs, rémanents, des conflits contemporains132. Il
est clair que l'apparition de rapports dominants-dominés a été constante dans le Golfe de
Guinée, principal pourvoyeur d’esclaves, créant et entretenant de nombreuses sources de
tension entre les groupes :
« (...) Dans bon nombre d'Etats africains, ce sont les anciennes ethnies négrières qui
exercent encore aujourd'hui le pouvoir. D'abord en raison de leur poids démographique (elles
ne furent pas soumises aux ponctions esclavagistes), en raison aussi de leur localisation
littorale (et donc commerçante)»133
Yve Lacoste parle ici des Yorouba du Nigeria. Cet asservissement passé d’une partie de la
population à l’égard d’une autre engendre la frustration et nourrit l’adversité. Les tribus de la
côte tels les Ijaw, les Opobo et Okrika, les Efik de Calabar ou les Itsekiri de Warri, puisèrent
dans l’arrière-pays ibo et ibibio leur réserve de «marchandises humaines». Le commerce
négrier fut ensuite organisé dans les régions rurales très densément peuplées. A partir du XVIe
siècle, l’économie de l’empire d’Oyo (sud-ouest yorouba) s’oriente également vers la traite.
Ainsi, le rayonnement des uns fondé sur la vente négrière des autres demeure, et reste source
131
MEILLASSOU C., Anthropologie de l'esclavage, PUF, 1986.
LACOSTE Y., «Géopolitiques internes en Afrique», Hérodote, juillet-septembre 1987.
133
LACOSTE Y., «Afriques blanches, Afriques noires», Hérodote, juillet-septembre 1992.
132
76
parfois, d’une volonté de revanche. Mais il faut savoir que ce système de «production» existe
encore aujourd’hui : en 1996, selon l’OIT (Organisation Internationale du Travail), 4 000
enfants ont été vendus à l'intérieur et à l'extérieur du Nigeria134. Il y a quelques mois, plusieurs
dizaines d’entre eux ont été libérés d’une exploitation de carrières du sud-ouest135. Si
l’esclavage imposé (par la force économique) demeure, l’asservissement toléré (par
l’organisation sociale) est également d’actualité. Nous prendrons, à titre d’illustration
l’exemple de la société fulbe, minoritaire au Nigeria mais très organisée. Elle vit
majoritairement dans le nord du pays et se distingue par une division accentuée de la
communauté en castes. En effet, depuis la fondation de l’émirat de l’Adamawa au XIXe siècle
par les Fulbe, les esclaves constituent encore une fraction importante de cette communauté136.
Les Fulbe ont toujours dressé des barrières sociales relativement rigides qui exclu encore de
leurs rangs les étrangers.
Notons que le terme «étranger» signifie aujourd’hui encore «qui ne fait pas partie du
groupe régional ou groupe culturel» même si la personne en question est un national. En effet,
un citoyen qui n’est pas né dans l’Etat fédéré est partout victime de discriminations
légalisées : il payera les frais d’inscription dans les écoles plus cher, il subira aussi la
préférence autochtone dans le travail etc. C’est le droit du sang qui prime sur le droit du sol,
situation qui pervertie totalement le caractère fédéral du pays et ne cesse d’institutionnaliser
les adversités.
Enfin, la division en deux grandes parties de la région méridionale n’a pas favorisé son
renforcement. Les britanniques se sont satisfaits de la répartition du pays (autour du «Y» que
forment le Niger et la Bénoué) en trois grands groupes appelés les «Big Three» et composés
des Haoussa, Ibo et Yorouba. Chacun d’eux compte en effet des millions de sujets mais en
réalité ces trois géants sont entourés de plus de deux cents minorités qui ont tout simplement
été occultées par le colonisateur afin de simplifier une configuration spatiale purement
politique. Cette mise à l’écart n’a fait qu’amplifier les mécontentements des minorités,
dressées contre l’hégémonie des trois grands. Soudées par une même cause et ne voulant
surtout pas continuer a être lésées, celles-ci n’ont cessé de tenter d’investir les postes tactiques
134
«Lutte contre la traite des enfants en Afrique Centrale et en Afrique Occidentale», article de juin 2001,
éditions archivées de l’OIT, texte n° 39 sur le site www.ilo/public/french/bureau/inf/magazine.
135
BANGRE H., «Des enfants sauvés de l’esclavage, 74 Béninois libérés au Nigeria», article du jeudi 16 octobre
2003 sur le site www.afrik.com
136
VEREECKE C., «The slave experience in Adamawa», Cahiers d’Etudes Africaines, 1994, p. 133-135.
77
de l’Administration publique dont le premier fut l’armée nationale. Aujourd’hui encore les
peuples minoritaires sont majoritaires dans les fonctions de police fédérale, ce qui attise
parfois certaines jalousies des uns et complexe de supériorité des autres. Constituant ainsi une
quatrième force, ils estiment être les garants de l’unité nationale menacée par les
confrontations constantes des trois majors. Disposant de postes stratégiques, les minorités ont
ainsi réussi peu à peu à obtenir des régimes militaires successifs la constitution d’Etats de plus
en plus nombreux. Mais cette division en Etats fédérés ne s’avère pas être la solution idéale
puisqu’ aujourd’hui encore, ces groupes très profondément soudés à l’époque se disputent
aussi terres, emplois, subventions et pouvoir.
B/ Polarisation confessionnelle
Les champs géopolitiques sont concurrencés par un troisième, fondé sur l’appartenance
confessionnelle. Cette opposition semble la plus apparente aujourd’hui. Contrairement à une
approche de ce phénomène en terme de «religion» comme on a pu le voir dans la première
partie, la question confessionnelle mêle étroitement les rapports de l’au-delà à des solidarités
politiques plus profanes. Chaque groupe avait, préalablement à l’arrivée du colonisateur, son
propre fonctionnement politico-social, celui-ci découlant directement de leurs visions du
monde réciproques. Ils n’avaient eu jusque là que très peu de contact entre eux, chacun vivant
en autosuffisance137.
A l’ouest du fleuve Niger, florissaient dès le Moyen Age les royaumes des Yorouba et du
Bénin fondés par la dynastie des Ogiso. Ceux-ci ont connu une longue période républicaine
avant l’arrivée des premiers rois d’Ifé138. A l’est du bas Niger, dans la zone des forêts, vivait
le peuple des Ibo organisé en petites communautés très individualistes. Cette civilisation est
très ancienne puisqu’elle aurait fleuri entre 3000 et 200 avant notre ère139. Société
«anétatique», l’autorité y est plus fondée sur des relations personnelles (l’unité familiale) que
sur une contiguïté géographique, ainsi que sur un leader (force du prestige) plus que sur un
ruler (force de l’administration). On a d’ailleurs souvent assimilé le système de gouvernement
ibo à une démocratie directe où les décisions étaient prises par l’assemblée du village tandis
MORRE M., Dictionnaire encyclopédique d’histoire, Paris, Bordas, 1989, p. 3285.
Ville yorouba du sud-ouest, cœur religieux de la nation yorouba où le fils du dieu suprême Olorun aurait eu
sept enfants qui se seraient partagés le royaume.
139
MONTCLOS (de) M.A., Le Nigeria, Ibadan, Karthala-IFRA, 1994, p. 21.
137
138
78
que le chef n’était chargé que du maintien de la tradition. Le sud-ouest du Nigeria fut marqué
par l’empire d’Oyo. La civilisation yorouba s’est toujours caractérisée par son urbanisation
exceptionnelle en Afrique noire précoloniale. La ville d’Oyo où s’établit le pouvoir politique
aurait été fondée au début du XVe siècle par Oronmiyan dont le successeur devint le dieu du
Tonnerre et de la Foudre. Chaque ville importante est dirigée par un oba. L’autorité politique
de l’oba d’Oyo est limitée par un conseil de notables qui a droit de vie et de mort sur lui. Ce
conseil est lui-même contrôlé par la société secrète et religieuse Ogboni. Quant au Nord il
était, avant l’établissement du califat de Sokoto, déjà sous l’influence islamique depuis le XVe
siècle. Le roi Mohamed Rumfa s’entourait de missionnaires musulmans qui renforcèrent
l’autorité de la monarchie. Après sa conquête par le grand empereur du Songhaï au début du
XVIe siècle, la ville de Katsina devint un centre réputé d’études islamiques.
Ainsi, on constate la grande hétérogénéité organisationnelle qui existait entre les divers
groupes peuplant le Nigeria : royauté à l’Ouest, démocratie à l’Est et Etat islamique au Nord.
Chacun disposait d’un fonctionnement social et politique caractéristique et d’une organisation
religieuse particulière issue de mythes hérités des générations antérieures. Ces communautés
si différentes ont été obligées, sous l’influence coloniale, de faire table rase de leur passé et de
vivre ensemble de façon homogène. Les Britanniques ont largement participé à la
conservation des clivages préexistants à leur arrivée. L’Islam du Nord a été complètement
sauvegardé alors qu’à l’inverse, au Sud, le Christianisme a écrasé les cultes ancestraux,
principal support des résistances autochtones. Si le Christianisme n’a pu pénétrer la bande
septentrionale, l’Islam a quant à lui réussi à s’infiltrer en pays Yorouba. Alors que les
musulmans refusaient l’influence de l’Occident et l’école moderne, les missions ont formé
une élite scolarisée apte à fournir un encadrement à la fédération au moment de
l’indépendance. Face aux ambitions politiques et réformistes de cette minorité occidentalisée,
les populations du Nord craignant une remise en cause de leurs valeurs religieuses se sont
rassemblées derrière leurs sultans, émirs et autres leaders islamiques pour défendre la Terre
d’Islam. Le Nord profitant de sa position dominante a donc au fil du temps réussi à imposer
son propre contrôle fédéral.
Les quelques familles chrétiennes ayant émigré vers le Nord se sont retrouvées
confinées dans les quartiers extérieurs des cités musulmanes, les fameux Sabon Gari. Cette
stratégie a été interprétée au Sud comme un regain du jihad islamique, ce qui n’a pas manqué
79
de creuser à nouveau le fossé de la peur Nord-Sud que l’on connaît encore en 2004. La
bénédiction offerte par les Britanniques aux autorités musulmanes et les facilités
administratives qui en découlaient, inquiéta les Nigérians des régions Est et Ouest et les
encouragèrent à revendiquer réciproquement un certain nationalisme. En 1944, chez les Ibo,
Nnamdi Azikiwe fonda le National Council of Nigeria (NCN) et l’année suivante, chez les
Yorouba, Obafemi Awolowa prit la tête d’un autre mouvement indépendantiste nommé
l’Action Group (AG). C’est seulement en 1949 qu’un parti politique, le Northern Peoples’s
Congress (NPC), se constitua également chez les Haoussa.
Devant la montée des tensions culturelles et politiques, les Anglais transformèrent la
colonie en fédération afin, théoriquement, d’associer plus largement les divers clans aux
affaires publiques. Mais lorsqu’en 1957 ils créèrent une charge de Premier Ministre fédéral,
celle-ci privilégia encore le groupe haoussa. Après l’indépendance, les Haoussa conservèrent
la prépondérance politique en dirigeant les ministères les plus importants (les finances, le
commerce etc.). En janvier 1966, un coup d’Etat militaire perpétré par des officiers
appartenant au peuple Ibo porta au pouvoir le général Aguiyi Ironsi. Sa politique
centralisatrice souleva l’opposition du Nord et dès juillet 1966, les Haoussa reconquirent le
pouvoir par un nouveau putsch et l’un d’entre eux, le colonel Gowon, devint le chef du
gouvernement militaire. Les Ibo de la province orientale s’engagèrent dans la voie de la
sécession et constituèrent sous la conduite du général Ojukwu la République du Biafra (le 30
mai 1967). Mais après trente mois d’une terrible guerre civile, l’unité biafraise fut finalement
écrasée par l’armée fédérale nigériane. La guerre du Biafra constitue encore actuellement un
miroir voire un prisme permettant de comprendre l’échec de l’Etat au Nigeria.
C’est pourquoi l’opposition nigériane ne doit pas être uniquement axée sur une
confrontation entre Musulmans et Chrétiens, elle ne s’arrête pas non plus à une simple
confrontation régionale entre deux pôles, Nord et Sud. Le dernier recensement l’atteste140
puisqu’il met en exergue la présence, déjà à l’époque, de 28% de non-Musulmans au Nord
(dont 10% chrétiens) tandis que la région Ouest comptait 43,4% de Musulmans (soit presque
la moitié de la population). L’Est, seul, était et demeure totalement réfractaire à l’Islam. La
région de la Middle Belt ne comptait alors que 37,5% de Musulmans contre 18,5% de
140
Le dernier recensement officiel au Nigeria date de 1963. Il est le dernier à comporter des indications
confessionnelles. Il est ancien mais demeure la seule référence en chiffre existant sur le pays car les suivants ont
tous été invalidés car avérés «gonflés» pour des raisons politiques par chacune des régions.
80
Chrétiens et une majorité numérique de religions traditionnelles (43,6%). Les proportions ont
probablement évolué depuis 1963 au profit des deux religions importées. Mais le taux de 70%
avancé par les autorités musulmanes semble largement exagéré141. La stratégie volontariste de
certains milieux politico-musulmans qui tente d’unir l’électorat musulman à l’ensemble
national se heurte à des positions divergentes opposant les Musulmans méridionaux à leurs
coreligionnaires septentrionaux. Les premiers sont peu portés à politiser leur religion alors que
les seconds, fortement encadrés par les monarchies musulmanes locales, sont sensibles aux
appels des mobilisations lancés par divers courants islamistes radicaux se référant à la fois aux
modèles diffusés par leurs homologues arabes, pakistanais, iraniens ou négro-américains ainsi
qu’aux écrits des animateurs du jihad local du XIXe siècle.
II. Des ensembles sécants
Les oppositions ou polarisations décrites précédemment ne doivent pas cacher les points
communs réunissant les différents groupes composant le paysage social nigérian. Ces
ensembles sécants sont bien présents et leur importance n’est pas moindre puisqu’il s’agit
principalement des cosmogonies reflétant leur pensée. Ces cosmogonies ou visions du monde,
si elles sont différentes par nature, se recoupent cependant sur certains points. Celui qui nous
intéressera particulièrement n’est autre que le principe de soumission qui caractérise les
monothéismes. Plutôt que de fixer notre attention sur les divergences, sur ce qui sépare,
l’intérêt ici est de commencer à mettre en lumière les points communs, ce qui rapproche.
L’enrichissement d’une société passe par l’échange des richesses culturelles de chacun et par
la mise en commun de leurs avantages réciproques. Non seulement les ressemblances doivent
primer sur les différences, mais en plus les distinctions, voire les contraires, doivent pouvoir
se compléter de façon à enrichir l’ensemble de la communauté.
A/ Principe de soumission
Jusqu’à ce point de notre étude nous n’avons cessé de mettre en exergue les différences
entre les groupes qui composent le Nigeria, ce qui les séparait plus que leurs similitudes. S’ils
se distinguent effectivement par des visions du monde séparées, celles-ci ont l’avantage de
141
NICOLAS G., «Dynamisme de l’Islam au Sud du Sahara», Publications orientalistes de France, 1981, p. 267.
81
recouper de nombreux ensembles communs parmi lesquels le principe de soumission dû par le
fidèle à son Dieu. Musulmans et Chrétiens du Nigeria sont tous monothéistes, ou du moins ils
se revendiquent comme appartenant à l’une des deux religions importées. Nous verrons ciaprès (partie 2 chapitre 2) qu’en pratique les Nigérians sont tous très fortement attachés aux
religions traditionnelles héritées d’un patrimoine commun et ancien. Mais retenons
l’hypothèse théorique que seules deux visions du monde, les pensées judéo-chrétienne et
musulmane, les représentent. En s’inspirant de la théorie des archétypes sociaux élaborée par
Michel Alliot142, il convient d’expliquer chacune de ces représentations. Le terme «vision du
monde» se réfère à toute idéologie, philosophie, théologie, mouvement ou religion qui fournit
une approche globale pour comprendre Dieu, le monde, les relations de l'homme avec Dieu et
a fortiori des hommes entre eux. C’est un modèle opératoire du monde, c'est-à-dire une idée
que l'on se fait de l’univers qui nous entoure, concept basé sur ce qu'est la vie et qui
commande le choix des valeurs qui primeront à l’intérieur de la société.
Dans la vision islamique de l’univers, c’est Dieu qui est au centre. L’être humain est non
seulement la plus parfaite des créatures mais il représente également le miroir où Dieu se
regarde143. Aux origines de la création, le monde ressemblait selon le Coran à un miroir sans
tain. L'arrivée de l’homme permit alors au Dieu Absolu de pendre conscience de lui-même.
L’être humain, en tant que réflecteur, est au centre de l’univers car c’est son existence qui
permet au monde terrestre d’apparaître. De plus, selon une légende rapportée par le Prophète,
l’homme sert de paradigme pour engendrer le modèle de l’univers futur. Ainsi, l’homme n’est
pas la copie réduite de l’univers, il n’est pas son microcosme ; au contraire, le monde apparaît
comme le reflet de l’homme, comme «macroanthrope»144. L’homme, qui est fait à l’image de
Dieu et qui possède une partie de son esprit, fut envoyé par Dieu pour être son Ministre ou son
Calife sur la Terre. Ainsi la première loi, la seule et unique, qui s’impose aux hommes ne peut
être que la loi divine. C’est elle qui gouverne l’ensemble de l’univers et la vie des hommes et
s’exprime par le Coran. A une loi unique doit correspondre un Etat islamique unitaire. Mais si
Allah est unique, Mahomet est son prophète. La loi divine doit donc être également
recherchée dans la Tradition ou sunna qui est la somme des propos divins rapportés par le
Prophète (les versets). Enfin, et c’est une troisième possibilité, dans le cas où les deux
ALLIOT M., Le droit et le service public au miroir de l’anthropologie, Paris, Karthala, 2003, p. 79-85.
LEWIS B., Musulmans en Europe, Arles, Actes Sud, 1992.
144
IBRAHIM T., «L’esprit humaniste dans l’Islam», article du 24 novembre 1993, sur www.
mouvementhumaniste.free.fr. «Macro - anthrope» : l’homme a grande échelle.
142
143
82
premières sont silencieuses, la loi devra être recherchée dans l’accord unanime d’un collège
de théologiens du droit musulman. La loi de Dieu s’impose à tous, gouverné comme
gouvernant. La notion d’équité doit primer dans toute décision. «Loin d’être un instrument de
pouvoir, c’est elle [la loi divine] qui fonde sa légitimité»145. La loi sacrée est au-dessus de
l’Etat, elle lui est supérieure. L’Etat islamique ne doit donc rien inventer, il doit se soumettre à
la loi divine, première et éternelle. De même qu’il ne peut y avoir qu’un seul Dieu, il ne peut y
avoir qu’un seul souverain et qu’une seule loi. Idéalement la Maison de l’Islam est vue
comme une communauté unitaire, gouvernée par un Etat unique, avec un seul souverain à sa
tête.
Dans la vision chrétienne de l’univers, c’est l’Etat qui est désormais central. L’Etat a
remplacé Dieu, un culte s’est substitué à un autre. Mais un point commun, et non des
moindres, demeure : l’unicité absolue du principe commandant la société. Même si au Concile
de Nicée Dieu était «trois en un», (unité et la consubstantialité de la Sainte Trinité : Père, Fils
et Saint-Esprit), c’est l’unité qui a toujours primé dans le Christianisme. La Parole de Dieu
resta longtemps la seule norme de foi et de vie. Le Dieu de la Bible, personnel et infini, est le
créateur de toutes choses, il est à l'origine du monde né du néant ; «représentation qui repose
sur quatre attributs : une puissance extérieure à ses créatures, supérieure, omnipotente et
omnisciente»146. C'est la doctrine biblique de la création. L'homme, créé à son image, est le
couronnement de l’oeuvre de Dieu. L'homme a donc reçu un mandat culturel de la part de
Dieu. Ce mandat implique une loyauté de tous les jours à la loi divine.
Jusque là, les visions musulmanes et chrétiennes sont relativement proches. Mais ce qui va
les éloigner est cette substitution de l’Etat sur Dieu opérée par la pensée judéo-chrétienne. La
séparation du Spirituel et du Temporel est implicite au Christianisme et sous-entend une
«unité unitariste»147. Nous prendrons l’exemple français pour l’expliquer, non par facilité,
mais parce qu’il semble le plus parlant en la matière. Jusqu’à la séparation entre le spirituel et
le temporel et la soumission du premier au second par la Constitution civile du clergé (12
juillet 1790), régnait en France une très forte sacralité religieuse. Mais après la monarchie
absolue dans laquelle le roi était le représentant de Dieu sur Terre, la «déchristianisation
ALLIOT M., Le droit et le service public au miroir de l’anthropologie, Paris, Karthala, 2003, p. 81.
LE ROY E., Les Africains et l’Institution de la Justice. Entre mimétismes et métissages. Paris, Dalloz, 2004, p.
XIV.
147
. LE ROY E., «L'accès à l'universalisme par le dialogue interculturel», Revue générale de droit, vol. 26, 1995,
p. 14-15. L’archétype «unitaire» s’est transformé en «unitariste», source de difficultés.
145
146
83
révolutionnaire» a laïcisé la société française en rejetant nettement toute idée de droit divin.
L’instauration de nouveaux cultes laïcs était alors largement encouragé par l’Etat Républicain
de sorte que, d’une soumission imposée aux lois «créationnelles»148, on était passé à une
soumission imposée aux lois de l’Etat unitaire. La sacralité étatique avait remplacé la sacralité
divine. L’Etat se donne pour but de créer un monde meilleur, de transformer la société par le
droit (le plus souvent confondu avec la loi). La société, dans ce contexte, tend à décharger sa
responsabilité sur l’Etat.
Ainsi, si les deux pensées musulmane et judéo-chrétienne diffèrent, elles se recoupent dans
un principe qui leur est commun : la soumission ou ordre imposé verticalement (par Dieu ou
par l’Etat) et sa sacralisation. L'heure n'est donc pas à la défense d'une école de pensée, d'une
chapelle, d'un courant particulier contre un autre, mais à l'affirmation d'une perspective qui
unifie et rassemble par-delà les engagements personnels et les appartenances confessionnelles.
La soumission est l’un des trois principes gouvernant l’univers des différentes cultures. Les
trois grands principes métalogiques de penser l’univers sont ainsi l’identification (la pensée
confucéenne selon laquelle l’univers se gouverne spontanément), la différenciation (la pensée
africaine et égyptienne : deux mondes cohabitent, le monde visible sur Terre et l’invisible au
Ciel) et la soumission.
Le principe de soumission, et c’est celui qui nous intéresse pour le moment, émane de la
vision des enfants d’Abraham. Dans le Livre de la Genèse, Dieu a créé le monde et l’a
gouverné par des lois et des décrets qu’il a transmis à Moïse à travers les dix
commandements. Qu’il s’agisse de l’Islam ou du Christianisme, Dieu préexiste à sa création.
L’Etre prime l’Agir. L’homme se retrouve alors obligatoirement soumis à un pouvoir et une
loi qui lui sont extérieurs. L’idée de transcendance149 prédomine dans cette analyse alors que
l’immanence150 s’applique aux pensées confucéenne et africaine. Les hommes, tous créatures
de Dieu doivent soumission et respect strict de la loi ainsi imposée. C’est sur ce point que
pourraient se rapprocher les deux cultures musulmane et chrétienne et, en extrapolant, les
deux groupes Nigérians-Musulmans et Nigérians-Chrétiens. Le principe de soumission qui les
rassemble dans leur mode d’organisation sociale pourrait, de plus, être le moyen de respecter
ensemble une décision résolutoire de conflit par exemple. En plus, celle-ci sera confortée par
148
RUFF P.J., Adam, Eve et le serpent, Paris, Flammarion, 1989, p. 72 et p. 227.
Transcendance : image verticale, le droit vient d’en haut d’où l’idée d’un droit imposé.
150
Immanence : image horizontale, le droit se crée peu à peu par lui-même donc conception d’un droit négocié.
149
84
un enrichissement mutuel basé sur la connaissance de ce qui fait leurs différences. Celles-ci,
lorsqu’elles sont comprises et respectées par l’autre, se complètent jusqu’à générer un
véritable patrimoine commun qu’il faudra se partager.
B/ Complémentarité des différences
Si l’Islam et le christianisme se rapprochent par cette domination de l’Etre sur l’Agir
(Dieu est avant de créer et l’Etat existe avant de légiférer), il demeure néanmoins quelques
divergences à relever. Pour la pensée musulmane, l’archétype social résulte d’un «entredeux». En effet, si Dieu est unique, il a nommé Mahomet son Prophète. Il y a ainsi deux
référents, même si le premier est hiérarchiquement supérieur au second : le droit de Dieu
prime sur le droit d’Adam. L’archétype islamique est donc en position intermédiaire, il est
entre l’unitarisme et le dualisme. La complexité des interprétations au sein du fiqh (la science
du droit) peut aboutir à des conflits de normes entre foi et raison, entre modernisme et
conservatisme par exemple. L’archétype social issu de la pensée chrétienne est comme on l’a
vu quelque peu différent puisque l’Etat moderne, véritable «avatar laïcisé»151 du Dieu judéochrétien, se reconnaît dans un «unitarisme» rigide et contraignant à l’uniformité. Mais ces
dissemblances entre les deux pensées monothéistes n’empêchent en aucun cas leur
complémentarité, bien au contraire. Il est évident que dans toutes sociétés les différences
permettent la mise en œuvre d’une cohérence collective : le paysan par exemple aura besoin
du forgeron pour labourer la terre, le forgeron pour se nourrir aura nécessairement besoin du
paysan etc. Pour Etienne Le Roy, « (…) il faut accepter de penser le jeu social comme fondé
sur des éléments constitutifs à la fois spécifiques et irrémédiablement complémentaires»152.
La spécificité de chacun est nécessaire à la vie des autres. D’ailleurs, nombreux sont les
mythes fondateurs qui montrent l’impossibilité de créer une communauté harmonieuse si les
individus la composant sont semblables153.
Louis Dumont, anthropologue français, spécialisé dans l’étude des sociétés indiennes s’est
longtemps intéressé au principe hiérarchique établissant le système des castes. La rigidité de
la religion Hindouiste est poussée à son maximum en Inde avec la classe des intouchables.
151
ALLIOT M., Anthropologie et juristique - Sur les conditions d'élaboration d'une science du droit, 1953-1989,
Paris, LAJP, 1983, p. 226.
152
LE ROY E., «L'hypothèse du multijuridisme dans un contexte de sortie de modernité», LAJOIE A. (dir.),
Théorie et émergence du Droit, pluralisme juridique, Bruxelles, Brulyant/thémis, 1998, p 37.
153
Le mythe de fondation Dogon par exemple avec la réunion des paires de jumeaux ou celui des Bambara du
Mali.
85
Mais, en dehors de la société indienne, il remarque que des rapports inégalitaires sont présents
partout, et particulièrement sur le continent africain. Les divers groupes auxquels appartient
un individu, ou différents mondes, font de lui un élément au sein d’une hiérarchie : classes
d’âge (le cadet doit obéir à son aîné), les rites d’initiation (un non-initié devra se soumettre à
la volonté d’un initié), la femme sera parfois soumise aux ordres de son mari etc. Mais
l’autorité de l’un n’existe pas sans l’existence de l’autre, chacun (dominé ou dominant) a
besoin de l’autre pour subsister. La société occidentale n’est pas prête à accepter ces rapports
d’inégalité. L’idéologie moderne est tentée de substituer le principe d’égalité sur le principe
inné de hiérarchie. L’ethnocentrisme pousse à penser les autres civilisations comme le
contraire de la sienne. En posant l’«autre» comme (artificiellement) égal et en l’englobant
rationnellement dans la catégorie de «l’humanité», «on se construit implicitement soi-même
comme point de référence de cette humanité introduisant ainsi une hiérarchie cachée»154.
C’est ce principe qu’a dégagé Louis Dumont de ses études et qu’il a qualifié d’«englobement
des contraires»155.On considère que nos idées, nos mythes sont forcément plus universels et
donc doivent servir de modèle à cet autre en quête de civilisation. L’échange est alors des plus
faussés puisqu’on réduit notre interlocuteur à «une image inversée de soi-même ne permettant
pas de découvrir l’ «Autre» derrière l’ «autre»156.
C’est en quelque sorte ce qu’a voulu faire le colonisateur britannique au Nigeria en
imposant finalement un modèle étatique de type «moderne» c'est-à-dire issu du siècle des
Lumières, caractérisant l’individualisme comme la nouvelle destinée des hommes. Ce système
considéré implicitement comme supérieur à l’organisation qualifiée d’anétatique des sociétés
africaines, a donc prévalu institutionnellement obligeant la population à y adhérer «bonnantmalant». Alors que le Nigeria était à l’époque pré-coloniale, on l’a vu, déjà très diversifié
dans le rapport au politique qu’entretenaient les groupes communautaires (cf. «Polarisation
confessionnelle» ci-dessus). Le colonisateur, puis les nouveaux chefs de l’Etat nouvellement
indépendant, ont ainsi suivi le modèle unitariste de la vision judéo-chrétienne (par
extrapolation, occidentale) pour construire le pays. Même si le fédéralisme donne l’impression
de protéger la variété des identités, il en va autrement en pratique. Quand différentes cultures
juridiques pensent différemment le Droit, elles mettent par là en lumière les différents
EBERHARD C., «Pluralisme et Dialogisme : Les Droits de l’Homme dans un contexte de mondialisation qui
ne soit pas uniquement occidentalisation», Revue de Mauss, 1er semestre 1999, n° 13, p. 265.
155
DUMONT L., Essais sur l’individualisme, une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris,
Seuil, 1991, p. 140-141.
156
Ibid., p. 266.
154
86
modèles de socialisation qu’elles valorisent particulièrement. Or ces modèles ne semblent pas
contradictoires mais plutôt complémentaires. C’est ce qui a fait émerger l’idée d’un principe
de substitution au premier, celui de la complémentarité des différences. Robert Vachon écrit à
ce propos :
« (....) l’accord et la concorde ne requièrent pas nécessairement une unité formelle,
idéologique, doctrinale, une théorie universelle, une culture commune  au sens
d’homogénéité  où les différences disparaissent dans un dénominateur commun (…). Donc
ni monisme, ni dualisme, mais acceptation mutuelle des différences (dans la non-dualité). Les
différences rehaussent justement la qualité de la concorde, de l’harmonie et de la paix. Elles
sont une condition requise pour l’harmonie. La concorde et la paix, c’est l’harmonie, non pas
malgré, mais dans et à cause de nos différences»157.
Ceci nous invite à commencer à réfléchir en terme de pluralité ou pluralisme. Les
différences apportées par la vision musulmane à la vision chrétienne et inversement doivent
permettre l’enrichissement de la communauté nigériane toute entière. Ces différences doivent
être agréées par l’autre et respectées par tous. Mais nous verrons dans la dernière partie qu’en
plus d’une pensée islamo-chrétienne, vient se greffer dans l’organisation nigériane la
cosmogonie africaine, très présente (même si elle n’est pas apparente) dans la société. Cette
troisième donnée doit nous faire raisonner, en suivant la pensée d’Etienne Le Roy, en termes
de «multijuridisme»158 au-delà d’un simple pluralisme.
Section 2. Politique plurale comme reflet d’une société multiple
Pour mieux comprendre en profondeur les fondements de l’instabilité nigériane, il est
nécessaire d’en connaître les structures politiques contemporaines. Le système est composé de
trois niveaux : le gouvernement fédéral siégeant à Abuja depuis 1991, les trente-six Etats
fédérés et enfin, les 768 Local Government Areas (LGA). Même si la devise de la fédération
est «Unité et Foi, Paix et Progrès», la République du Nigeria n’échappe à aucun des écueils
157
VACHON R., «L'Etude du pluralisme juridique: une approche diatopique et dialogale», Communication au
XIe Congrès International des Sciences Ethnologiques et Anthropologiques, Québec, Journal of Legal Pluralism,
Août 1983.
158
LE ROY E., «L'hypothèse du multijuridisme dans un contexte de sortie de modernité», LAJOIE A. (dir.),
Théorie et émergence du Droit, pluralisme juridique, Bruxelles, Brulyant/thémis, 1998.
87
qui menacent un système de gouvernement décentralisé. En effet, tout comme l’entité
géographique que constitue le Nigeria est complètement artificielle, l’organisation fédérale, et
particulièrement la redistribution des revenus, est en réalité très centralisée. Il s’agit en
pratique plus d’une déconcentration de l’Etat qu’une réelle délégation de pouvoirs de l’Etat
aux localités. Ainsi le discours apparaît bien différent de la réalité administrative et ce parce
que ces institutions ne reflètent pas sincèrement la structure sociale nigériane. Celle- ci est, on
le répète, extrêmement variée. Diverses identités cohabitent sur ce territoire avec leur mode de
vie réciproque, leur us et habitus. Le droit en tant que régulateur social devra, pour être le plus
efficient, être en conformité avec chacune des visions du monde présentes. Or, peu de normes
peuvent s’accorder avec la totalité. Le système juridique cumule aujourd’hui trois droits : le
Commun Law, le droit fédéral et le droit musulman. Mais pour répondre aux attentes
populaires, le pluralisme juridique simple ne suffit pas. Vu l’extrême diversité endogène du
Nigeria, c’est un pluralisme politico-juridique que l’on pourrait qualifié de «plurivers» qui
s’impose.
I. Organisation fédérale polycentrique et théocratique
Les Nigérians considèrent le fédéralisme un peu comme une sorte de gri-gri devant
protéger le pays des influences néfastes de la diversité ethnique159. C'est pourquoi il est
ambigu de définir le Nigeria comme «le seul État fédéral d'Afrique». En réalité, si le
fédéralisme a survécu à tous les coups d'état militaires, c’est grâce à cette très ancienne
tradition de diversité dans les modes de gouvernement local. Qu’il s’agisse de l’empire d’Oyo
à l’Ouest, des démocraties directes à l’Est ou du califat au Nord, cette hétérogénéité sociale,
confessionnelle et politique qui caractérise cette région de l'Afrique conduit aujourd’hui à une
sorte de «non-centralisation conventionnelle»160. Paradoxalement, et malgré le critère fédéral
de la République nigériane, le pouvoir demeure entre les mains de l’Etat central. La seconde
ambiguïté est l’affirmation officielle de la laïcité de la République nigériane alors que
transparaissent de nombreux signes à caractère religieux. Les institutions tentent malgré tout
de représenter équitablement le peuple nigérian puisque Président et Vice-président de la
République sont respectivement, Chrétien et Musulman.
159
SCHMITT N., «Le fédéralisme vaudou ! Le Nigeria à l'heure de la démocratisation», sur www.unifr.ch/spc,
article de novembre 1992.
160
Ibid.
88
A/ Un fédéralisme nigérian fragile
Le Nigeria n'est pas né de la réunion d'États précédemment indépendants comme ont pu
l’être les États-Unis ou encore la Suisse. Lorsque les colonisateurs ont décidé (en 1906 et en
1914) d'amalgamer les régions disparates qui se trouvaient sur le territoire de l'actuel Nigeria,
ils l'ont fait par simple convenance administrative, et non par volonté d'unir dans le respect de
la diversité. C'est seulement à partir de 1946 que cette dispersion du pouvoir a été considérée
comme un reflet de la diversité, ce qui a conduit les Britanniques à doter le Nigeria d'une
structure qualifiée de «fédérale»: de la sorte, le 1er octobre 1960, à l'heure de l'indépendance,
le pays était une fédération composée de trois Etats (Nord Haoussa, Est Ibo et Ouest
Yorouba).
Au Nigeria la constitution d’Etats fédérés n’a plus aujourd’hui que peu de sens puisqu’on
assiste à une augmentation exponentielle de leur nombre. A chaque nouveau gouvernement,
de nouveaux Etats apparaissaient. En janvier 1966, un premier coup d'État militaire porta au
pouvoir Aguiyi Ironsi161. Celui-ci, partisan d'un régime farouchement unitaire, fut renversé
par le général Gowon162, qui fit du pays en 1967 une fédération de 12 Etats. En juillet 1976, le
général Obasanjo, successeur du général Murtala Mohammed163 (assassiné quelque temps
auparavant) ajouta sept nouveaux Etats à la Fédération. Mais la palme revient à Ibrahim
Babangida164, qui a créé 2 régions nouvelles en 1989, 9 encore le 27 août 1991, et de
nombreux gouvernements locaux supplémentaires. Sous sa présidence, les Etats-membres
sont ainsi passés de 19 à 30 et les Local Government Areas de 304 à 589. Aujourd’hui on
compte trente six Etats membres dans la fédération nigériane et 774 localités.
Le Nigeria a passé presque toute son existence d'Etat indépendant sous la botte des
militaires. Alors comment concilier le fédéralisme, qui signifie par essence diversité, avec
l'esprit militaire, qui signifie par essence uniformité ? La réponse donnée à cette question est
l'une des clés du fédéralisme nigérian : en augmentant continuellement le nombre des ÉtatsLe général Johnson Aguiyi Ironsi, chef de l’armée lors du premier coup d’Etat en janvier 1966, il emprisonne
les putschistes et se pose en continuateur de la légitimité fédérale.
162
En juillet 1966, un groupe d’officiers nordistes renverse Ironsi qui est tué ; le lieutenant colonel Yakubu
Gowon prend le pouvoir.
163
Le 29 juillet 1975, un coup d’Etat mené par le général Murtala Mohammed renverse la junte en l’absence de
Gowon.
164
Le 27 août 1985, le coup d’Etat sans effusion de sang du général Ibrahim Babangida renverse l’administration
civile de Shagari.
161
89
membres, on donne l'impression de renforcer le fédéralisme alors qu'en réalité c'est le pouvoir
militaire central qui était renforcé. La décision de découper administrativement un nouvel Etat
se prend au centre et les conditions requises sont basées sur des critères démographique et
d’équité. Mais le principe de dérivation165 est ici totalement nié, c'est-à-dire que les recettes
internes des unités créées sont insuffisantes pour établir une autonomie financière de l’Etat
fédéré. A titre de comparaison, le gouvernement fédéral des Etats-Unis conditionne l’aide
qu’il verse à ses Etats membres à leur autosuffisance économique. Aucune condition n’est
posée dans le système nigérian ce qui fait que beaucoup d’Etats ne développent pas leurs
propres ressources. Ils dépendent alors d’une aide fédérale toujours plus petite à mesure que le
nombre d’Etats augmente : 100 nairas versés à 20 Etats revient à donner 5 nairas à chacun, la
somme pourrait être doublée s’il y avait moitié moins d’allocataires.
Ainsi, c’est une logique de consommation que le fédéralisme nigérian entretien et non une
logique de production. Avec une population toujours plus nombreuse (croissance
démographique de 2,1%), ce système risque à terme d’imploser. Au plan économique, les
compétences régionales dépendent presque exclusivement de la répartition des revenus du
pétrole par l'État central, ressources qui diminuent à mesure qu'augmente le nombre des
régions. Cette répartition des richesses est traditionnellement inégale : 85% des revenus
fédéraux vont à l’Etat central, et seulement 15% aux Etats fédérés. La question qui se pose est
toujours de savoir comment partager le gâteau national, et jamais comment augmenter sa
taille.
Le Nigeria considère donc le fédéralisme comme une sorte d'incantation destinée à
conjurer les menaces qui pèsent sur un État pluriethnique. Les dirigeants focalisent leur
attention sur ses aspects plus anecdotiques, comme le respect du Federal Character Principle,
selon lequel toute une série d'attributions (qui vont des charges publiques aux
commandements militaires en passant par les implantations industrielles) doivent respecter
une stricte répartition géographique selon des quotas (le mot ethnique est sous-entendu) aussi
précis que contraignants. De ce fait, beaucoup de fonctionnaires et de militaires sont engagés
en fonction des quotas et non de leurs capacités, ce qui peut fortement favoriser les dirigeants
incompétents et multiplier les erreurs de gestion.
165
Le principe de dérivation, basé sur le montant des contributions locales au budget fédéral, est censé garantir
l’indépendance politique et financière des Etats fédérés mais il a été abandonné à mesure que se disloquent les
régions.
90
B/ Politique religieuse ou religion politique ?
Le gouvernement politique nigérian se veut proche du système américain, à savoir le
régime présidentiel. Le modèle fédéral les rapproche également même si la comparaison ne
résiste pas à la critique166. Mais les points communs des deux présidences ne s’arrêtent pas au
domaine institutionnel. Le chef d’Etat nigérian et le Président américain semblent avoir des
visions spirituelles assez proches l’une de l’autre. Tout comme on peut régulièrement entendre
le président Bush junior implorer Dieu de protéger les Etats-Unis, le Président Obasanjo
appelle lui aussi à l’aide divine dans certains de ses discours officiels. Par exemple lorsqu’il
exhorte, d’un ton pontifiant, ses compatriotes à une trêve dans les conflits qui ruinent le pays :
«Comme Jésus, nous devons moins nous soucier de nous que des autres»167. Ce vocabulaire
théologique n’est pas rare aujourd’hui, la guerre contre le terrorisme, contre «les impies», «la
croisade contre les forces du Mal», ou contre «l’axe du Mal» selon le Président américain sont
autant d’expressions traduisant la justification religieuse du conflit irakien, fut t-elle
artificielle. De la même façon, on assiste sur le continent africain à une christianisation du
discours ivoirien qui prend pour cible la menace terroriste ou les «pouvoirs sorciers» de ces
terroristes. Si la pointe de religieux qui agrémente les discours d’Olesegun Obasanjo est loin
d’être vindicative, il n’en demeure pas moins qu’elle est récurrente. L’hymne national
témoigne de cette forte implication du religieux dans les institutions nationales. Dès le second
couplet, la force divine est invoquée: «O God of creation, Direct our noble cause, Guide our
leaders right»168 et le psaume termine par l’appel à l’aide de Dieu : «So help me God».
Plusieurs faits illustrent cette prégnance des signes religieux eu sein même des institutions.
Dans les tribunaux fédéraux par exemple, les témoins prêtent sermons sur la Bible ou sur le
Coran. Lors des cérémonies publiques, Président et Vice-président portent tous deux
l’étiquette de leurs religions respectives.
Le Nigeria est pourtant constitutionnellement une République laïque. En d'autres mots, il
n'y a pas de religion d'Etat : cette option avait pour premier but d’éviter les conflits religieux.
La Constitution défend aussi, dans son article 10, à tout chef de gouvernement qu'il soit
régional ou fédéral d'imposer une religion particulière à la population. Le fait que cet article
Le fédéralisme américain est né de l’association d’Etats unitaires préalablement autonomes alors que le
fédéralisme nigérian s’est construit par dissociation d’un Etat unitaire.
167
Phrase entendue lors d’un journal d’information sur Radio France International en juin 2004.
168
«O Dieu de la création, dirige notre noble cause, guide nos dirigeants vers le bien», «Donc aide moi mon
Dieu»
166
91
d’une seule phrase soit noyé au milieu d’articles d’une quinzaine de lignes chacun est peutêtre la raison pour laquelle il n’est, en pratique, pas du tout respecté. En théorie, tout Nigérian
est libre de pratiquer la religion qui lui plait. Le principe de laïcité dans l'organisation et dans
la gestion politique de l'Etat est donc souvent battu en brèche. Les travaux des deux
assemblées constituantes de 1978 et de 1988 avaient déjà été bloqués par l'exigence d'un parti
islamique d'inclure la charia dans la Constitution. Dans les deux cas, c’est la confiscation du
pouvoir par le régime militaire qui avait empêché la rupture du consensus national.
Aujourd'hui, le président Obasanjo éprouve de plus en plus de difficultés à réaffirmer le
caractère non-confessionnel du pays. Le 29 mai 1999, dans son discours inaugural lors de sa
prestation de serment comme Président, Obasanjo avait pourtant promis qu'il n'y aurait pas de
«vaches sacrées» durant son mandat169.
Mais s’il doit théoriquement représenter la totalité des citoyens nigérians, Chrétiens et
Musulmans confondus, le Président Obasanjo ne cache pas son appartenance religieuse
propre. Il est Chrétien, Born Again et Rosicrucien170. Le caractère «born again» le rapproche
encore du Président Bush. Ce dernier dit avoir eu une révélation à l’âge de quarante ans, une
rencontre avec Jésus-Christ. Renaître ainsi lui a assuré des alliés qui l’ont aidé à accéder au
poste de gouverneur du Texas puis à la Maison Blanche. Cette rencontre divine est vécue par
les Evangélistes comme une renaissance ou une deuxième vie. Les Born Again Christian sont
l’un des mouvements qui composent les très dynamiques et très prospères Evangelical
Churches of Jesus Christ. Cette Eglise est donc protestante, expansionniste et néo-pentecôtiste
mais elle se caractérise également par une vision millénariste et apocalyptique du monde.
«Ces Eglises, qui par de nombreux aspects évoquent une fédération de sectes, entendent
convertir l’Amérique avant de conquérir le monde»171. Après l’Amérique Latine, l’Afrique est
l’escale privilégiée des Evangélistes. En Côte d’Ivoire, les Evangélistes sont également très
présents dans l’entourage du Président Gbagbo.
Au Nigeria il en va de même autour d’Olesegun Obasanjo, fier de citer le Seigneur dans
ses discours de politique interne voire externe. On peut cependant penser que l’appartenance
du Président nigérian à la branche Born Again résulte plus d’une stratégie à long terme lui
permettant d’entretenir des rapports privilégiés avec le gouvernement américain qu’une réelle
169
BIA T.B., article paru dans Afriquespoir, juillet-septembre 2001, n° 15.
Rosicrucianisme ou Rose-Croix : mouvement spirituel qui se veut être une synthèse des différentes religions
orientales et occidentales. Sorte de philosophie de vie, proximité avec le mouvement de franc-maçonnerie.
171
ZEGHIDOUR S., «Les croisés de l’Apocalypse», Le nouvel observateur, n° 2051, p. 18.
170
92
conviction personnelle. La proximité que confère cette ressemblance religieuse permet
l’édification de liens personnels aboutissant de facto à des liens économiques (on pourrait
préciser pétroliers) certains. Tout comme d’ailleurs la conversion de Bush junior lui a permis
d’entrer dans la politique. Ainsi, même dans les plus hautes sphères de l’Etat, la religion
demeure le meilleur instrument pour accéder au plus haut des pouvoirs.
Les différents mouvements religieux au Nigeria se présentent comme des mouvements de
«re-moralisation» de la société mais également comme des re-moralisateurs de la politique, de
l’économie et des pratiques d’accumulation. Il demeure une large indépendance des
mouvements entre eux (aucune hiérarchie n’est instaurée) mais en revanche, une véritable
dépendance morale et financière s’installe entre les dirigeants à l’égard des citoyens et des
fidèles. L’autorité spirituelle du dirigeant représente une dimension importante de son pouvoir
mais on observe un renversement d’autorité puisque le maintien du chef religieux lui-même
dépend des ouailles. On voit là une cohérence avec le pouvoir politique dans lequel le
gouvernant est forcément, d’une manière ou d’une autre, lié aux citoyens qui l’élisent. La
souveraineté demeure entre les mains du peuple même si cela n’est pas toujours très visible.
Le travail sur soi imposé par le religieux peut se comprendre comme une façon de se
gouverner soi-même. En cela il est indissociable, en tant qu’élément productif, d’une forme
historique de «gouvernement» compris comme structure d’un champ d’action éventuel172. Le
religieux apparaît comme l’expression d’une spiritualité politique car le changement de soi est
une manière de changer la société. Les mouvements religieux sont alors les sites privilégiés
d’une production du politique. Il existe une interconnexion entre le processus de privatisation
de l’Etat et les modes de subjectivation religieuse des individus. L’importance des lobbies
évangéliques sur la scène temporelle montre bien cette nouvelle proximité qui réapparaît entre
les deux pouvoirs, politique et religieux, ceux là mêmes qui devaient consacrer leur
séparation. Le néo-Pentecôtisme n’a finalement rien a envier à la non-sécularisation
islamique.
En général, les Eglises pentecôtistes sont à l’origine d’un mode de production de discours
qu’elles considèrent comme «vrais» sur des thèmes aussi variés que la maladie, la guérison ou
l’enrichissement matériel. Elles tentent, sinon de se substituer à l’Etat, du moins de s’y
172
FOUCAULT M., Dits et écrits volume 2, Paris, Gallimard, 1994, p. 719.
93
immiscer. Les universités du Sud du Nigeria sont particulièrement influentes dans ce
domaine. Le département de sociologie des religions, notamment, laisse aux étudiants une
marge de manœuvre croissante dans la production de mémoires et thèses. Ces travaux n’ont
plus rien à voir avec la scientificité censée les caractériser ; ils sont de plus en plus orientés
vers des «savoirs vrais» qui sont autant de prédications ou d’exégèses à la gloire de Jésus
Christ. Dans le même esprit les facultés du Nord, et celle de Zaria principalement, multiplient
les travaux universitaires sur l’importance du renouveau islamique, béatification du jihad
d’Ousmane dan Fodio et de propagande massive de la charia.
Les rapports de pouvoir et des jeux stratégiques au cœur du processus de globalisation
s'expriment par la circulation des schémas, des formes de codes religieux, des prêches et
prédications, d’objets culturels ou la circulation de divers «styles de vie». Les mouvements
religieux procèdent par emprunts aux uns et aux autres, ce qui peut apparaître comme une
tactique dans le cadre d’antagonismes et de relations conflictuelles. La stabilité d’un pays
n’étant possible que si la société se reconnaît dans le miroir de la politique qui la contrôle, le
pluralisme religieux que connaît le Nigeria devrait aboutir à un pluralisme politique mais
celui-ci doit être pensé de manière plurale pour respecter la multi-diversité nigériane.
II. Du pluralisme religieux au pluralisme politique
L’existence de champs d’identité communautaires susceptibles de mobiliser les citoyens
de façon divergente peut mettre en cause l’unité nationale, surtout si celle-ci est conditionnée
par une unité politique. Ainsi, pour éviter toute division sociale nigériane, certains
observateurs
évoquent
l’éventualité
d’alternatives
régionalistes,
ethniques
ou
confessionnelles. Mais celles-ci sont souvent réductrices car inspirées de modèles à
fondement binaire fétichisant les appartenances identitaires en question. L’idée, par exemple,
de reprendre le fonctionnement politique américain, système présidentiel bipartite, ne parait
pas résoudre l’énigme nigériane car cela limiterait la politique du pays à une répartition
bipolaire non représentative de sa complexité. Cette complexité semble en revanche
parfaitement s’accommoder d’un régime plural. Le Nigeria, «pays soumis à un jeu dynamique
de polarisations variables est ainsi réduit abusivement à un jeu d’opposition entre l’Etat et au
gré des options réductrices, un courant centrifuge à base régionaliste, ou un courant
94
centrifuge à base «tribale», ou un autre à fondement confessionnel»173. Or, en pratique aucun
de ces courants n’est constamment mobilisateur. Un citoyen nigérian se distingue justement
par sa grande flexibilité, il entre tour à tour dans divers mondes, selon la nécessité du jour.
A/ Pluralité des mondes et des rôles sociaux
Définir le Nigeria comme un conglomérat de nations religieuses ou régionales est donc
une erreur. En effet, un sujet prêt à mourir un jour pour son ethnie peut s’opposer un autre
jour à ses proches au nom d’une autre cause et réciproquement. Il peut suivre aujourd’hui un
chef religieux, demain un chef tribal etc.…Comme le remarque justement Jacques
Vanderlinden174, c’est en prenant la perspective de l’individu, plutôt que celle du «système
juridique» qu’émerge la problématique du pluralisme dans le domaine du Droit. L’individu se
trouve en effet confronté dans sa vie quotidienne à une multitude d’ordres régulateurs relatifs
à ses différentes inscriptions sociales.
La population nigériane se distingue par l’extraordinaire souplesse de ses positions
sociales, une malléabilité à toute épreuve qui devrait la servir plutôt que l’enfoncer. Etienne
Le Roy explique bien cette capacité des Africains à combiner plusieurs statuts : un même
individu peut appartenir à plusieurs mondes en même temps175. Si le statut est au sens courant
la position juridique, le «status» est défini par Henri Mendras176 comme représentant chacun
des rôles sociaux que peut remplir un même individu. Dans la perspective d’Etienne Le Roy
qui lie les faits sociaux et leur «juridicisation», le passage de status à statut apparaîtra comme
le signe d’une prise en charge par le droit des positions sociales ainsi désignées. Il s’agit
d’orienter la démarche vers l’acteur et non l’action. Ainsi l’acteur peut simultanément
appartenir à une classe d’âge, un système résidentiel, un lignage, un parti et une religion.
L’important est de comprendre l’organisation sociale dans un sens global. Trouver un
équilibre entre les dimensions individuelles, collectives et communautaires de la société
nigériane pourrait nous aider à mieux appréhender les modalités de gestion du lien social qui
est le sien.
NICOLAS G., Les nations à polarisation variable et leur Etat. Le cas nigérian, Terray E. (dir.), l’Etat
contemporain en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1987.
174
VANDERLINDEN
J.,
«Return
to
Legal
Pluralism:Twenty
Years
Later»,
Journal
of Legal Pluralism and Unofficial Law, 1989, n° 28, p. 153.
175
LE ROY E., Le jeu des lois, une anthropologie dynamique du droit, Paris, LGDJ, col. Droit et société, 1999.
176
MENDRAS H., Eléments de sociologie, Paris, Armand Colin, 1989.
173
95
L’inscription dans plusieurs mondes de l’individu lui donne la possibilité de s’adapter aux
situations qui se présentent à lui et de coordonner les différentes règles qui en découlent. Cette
capacité à s’identifier conjointement à plusieurs univers ouvre la porte aux théories du
pluralisme et du multijuridisme. Conformément à cette pluralité des régulations sociales,
chaque acteur devra disposer d’une position et d’un rôle dans chacun des mondes auxquels il
adhère. Position et rôle sont des données sociales dans le sens où elles sont déterminées par la
société dans leurs implications et dans leurs combinaisons. Tout changement de monde
engendre forcément un changement de position sociale (status) et/ou de position juridique
(statut). Le Nigérian a plusieurs identités : il peut se qualifier lui-même de Nordiste ou
Sudiste, de Musulman ou Chrétien, de Haussa ou Ibo…
L’individu regroupe donc en lui plusieurs «étiquettes». Cette pluralité des identités doit
permettre de faire émerger l’idée d’un possible dialogue entre ces différents statuts. Si un
individu «A» peut changer, à volonté, d’appartenance communautaire, il est alors à même de
comprendre les raisons faisant qu’un autre (individu «B») se reconnaît à tel moment, dans un
groupe «B». Ce groupe «B» pourra être celui qui accueillera demain l’individu «A». Ainsi
cette flexibilité des mouvements d’appartenance doit aider à la compréhension des choix
réciproques de chacun des individus. Suivant le paradigme choisi pour notre cas, un véritable
dialogue entre les religions présentes sur le territoire nigérian devrait permettre d’ouvrir
l’analyse à de nouvelles suggestions, celles-ci devant redonner l’espoir de pacifier un jour des
relations aujourd’hui conflictuelles.
Ainsi, le système fédéral a pu apparaître à une certaine époque comme une des
alternatives permettant de gérer cette pluridiversité. Mais le système nigérian aujourd’hui
s’avère être un leurre puisque, tout en maintenant une autorité fortement centralisée, il permet
à certains Etats fédérés de se démarquer largement de la fédération, et ainsi d’isoler
profondément leur identité, jusqu’à la marginaliser. Pour éviter une balkanisation du Nigeria,
le politologue Arend Lijphart177 préconise un modèle «consociatif», celui-ci ayant l’avantage
de permettre une meilleure gestion des sociétés dites plurales. Il propose l’idée d’un veto
177
LIJPHART A., Democracy in Plural Societies. A Comparative Exploration, New Haven, Yale University
Press, 1980.
96
mutuel (ou «majorité concurrente»178) afin de protéger les intérêts vitaux des minorités, par
exemple dans un Sénat garantissant la parité des représentations. Ce système s’accompagne
d’une forte autonomie locale et s’appuie sur la règle de la proportionnalité en matière de
distribution du pouvoir et d’allocation des ressources nationales ; ce qui pourrait être plus
adapté aux besoins du Nigeria actuel. Dans le même sens, l’idée de démocratie intégratrice
doit être prise en compte. Elle semble représenter un moyen non négligeable de respecter au
mieux la pluralité qui caractérise le Nigeria. A l’inverse de la démocratie majoritaire qui met
en avant une discrimination de la minorité, la démocratie intégratrice repose sur le principe de
partage du pouvoir politique. Celui-ci est dispersé de manière à protéger les minorités et à
garantir la participation et la liberté d’expression de tous. Dans ce système, la qualité de la
représentation s’obtient par la recherche d’un consensus et de la participation. Les divers
statuts et rôles sociaux sont ainsi tous entendus, chacun apportant sa pierre à l’édifice d’un
système représentatif de la pluralité endogène, de la diversité culturelle que connaît le Nigeria.
La pluralité des statu(t)s qui compose chacun des individus est une véritable force
lorsqu’elle est mise en valeur, intégrée au sein du système politique et juridique qui gère et
contrôle la société. Rappelons une fois de plus que pour garantir la stabilité d’un régime, d’un
pays, rien n’est mieux qu’une reconnaissance réciproque non seulement entre gouvernants et
gouvernés mais aussi entre société et politique (dans un sens plus large). Le peuple doit
pouvoir se reconnaître dans le système qui le régit comme dans un miroir. Au Nigeria les
niveaux de pluralité sont nombreux : le groupe social est lui-même ultra diversifié (plus de
250 groupes le composent), des différences apparaissent aussi au sein de chacun de ces
groupes (les Yorouba par exemple sont musulmans ou chrétiens), et enfin les individus euxmêmes se caractérisent par cette appartenance à une multiplicité de mondes (Sudiste,
musulman, chef de parti, membre de telle classe d’âge etc.).
En attendant la mise en place d’un système véritablement plural et multijuridique, les
Nigérians pourraient commencer par apprendre les uns des autres, s’enrichir mutuellement par
le dialogue, l’échange culturel et humain. Connaître l’Autre c’est apprendre à le respecter. Et
s’il existe une seule valeur que l’on pourrait qualifier d’universelle, c’est bien celle du respect.
Toutes les cultures hissent cette qualité au plus haut rang, au moins en tant que requis179.
LIJPHART A., «Théorie et pratique de la loi de la majorité : la ténacité d’un paradigme imparfait», Revue
internationale de sciences sociales, août 1991, Paris, n° 129, p. 515.
179
Cf. la théorie de Raimon PANNIKAR sur l’universalisme en tant que requis.
178
97
Cet enseignement de la culture de l’autre s’établit donc par le dialogue, et si l’on suit notre
paradigme de départ, il s’agira en l’occurrence de l’échange interreligieux. Il existe au Nigeria
une instance interreligieuse, mise en place par le nouveau gouvernement civil, mais celle-ci se
manifeste par son inefficacité. Il s’agit donc de trouver en quoi le système pourrait être
améliorer et dans quel but.
B/ Nécessité d’un dialogue interreligieux
Dans le Jeu des lois180, Etienne Le Roy insère dans la septième case «les forums», lieux
de décision, espaces de confrontation des idées. Cette enceinte publique peut remplir trois
fonctions : elle est à la fois un lieu de rencontre, de marché et/ou de règlement des conflits.
Les forums sont un cadre d’échanges destinés à la recherche plus ou moins consensuelle
d’une solution au problème soulevé. Le forum romain était un espace de liberté au sein duquel
étaient discutés les choix devant présider au bon ordonnancement de la société. Telle
l’assemblée des vieux sages dans le village africain, réunis autour de l’arbre, la palabre181
permet de débattre collectivement de la résolution du conflit en cause. Le processus de
médiation que construit la palabre (ou négociation communautaire), en réglant les différends à
l’intérieur du groupe, fait privilégier l’interne sur l’externe. La solution au problème doit être
trouvée «dans le ventre du village» selon un proverbe wolof car ce sont les principaux
concernés qui seuls sont aptes à le résoudre définitivement. Le forum peut être spécialisé dans
un domaine particulier, il peut donc être économique, politique ou religieux.
Un dialogue entre les religions nigérianes pourrait ainsi être une des solutions à
l’instabilité que connaît le pays. Une médiation interreligieuse permettrait de redéfinir les
nombreux différends. De la même façon que le phénomène religieux est manipulé pour liguer
les masses les unes contre les autres, il pourrait être utilisé pour les rassembler autour de ce
point commun qu’est la piété divine. Pour contrer le mal de l’instrumentalisation religieuse, il
s’agit d’user des mêmes armes mais cette fois pour provoquer un rapprochement. Une
médiation religieuse pourrait donner l’occasion aux leaders de tout bords théologiques de
180
LE ROY E., Le jeu des lois, une anthropologie dynamique du droit, Paris, LGDJ, col. Droit et société, 1999.
LE ROY E., Les Africains et l’Institution de la Justice. Entre mimétismes et métissages, Paris, Dalloz, 2004,
p. 42-43. L’auteur rappelle l’épistémologie du mot «palabre» et explique la précaution avec laquelle il faut
l’employer.
181
98
converser ensemble des sujets qui les tourmentent. Les préoccupations d’un pasteur
évangélique ou d’un imam sunnite sont identiques : la récurrence des conflits artificiellement
estampillés d’une justification religieuse et ses conséquences meurtrières. Initié à Vatican II
par l’Eglise catholique et poursuivi depuis lors, le dialogue interreligieux peut être considéré
comme un signe des temps. Loin de constituer une nouvelle stratégie pour obtenir des
conversions, il invite les traditions religieuses à prendre conscience de leur responsabilité
historique dans un monde divisé. Il contribue à la réunion de toutes leurs ressources
spirituelles dont le but est l’enseignement de la paix, seule condition de survie dans la durée.
Le Nigeria a récemment institué, sous l’initiative du président Obasanjo, un Comité
Interreligieux. Initiative louable mais qui n’a pas encore fait la preuve de son efficacité. Le
Conseil Interreligieux Nigérian, établi en 1999, est un corps consultatif composé de cinquante
personnalités religieuses. Sa construction est paritaire et représentative quantitativement en ce
sens que vingt-cinq chrétiens et vingt-cinq musulmans se partagent l’ensemble des travaux.
En effet, la répartition religieuse au Nigeria est très caractéristique puisqu’elle se compose à
quasi-égalité de Musulmans et de Chrétiens. L’archevêque d’Abuja, lors d’un entretien
accordé au magazine Voix d’Afrique182 affirme cette particularité nigériane : «je ne connais
pas de pays où les Chrétiens et les Musulmans sont en nombre égal, comme au Nigeria». Ce
comité est évidemment utile, au moins au niveau symbolique, mais il est plus une vitrine
qu’une association productrice de résultats concrets. L’aspect uniquement consultatif de
l’institution ne confère pas à ses membres les moyens permettant des initiatives d’envergure.
Celles-ci sont très limitées et se réduisent en pratique à l’envoi mutuel de vœux lors des
grandes cérémonies sacrées tel que Noël ou le Ramadan. Pourtant, nombreuses sont les
possibilités d’édifier un véritable dialogue, constructif, entre Musulmans et Chrétiens.
La première raison, et non des moindres, est le fait qu’il n’existe pas de lourds contentieux
historiques entre le Christianisme et l’Islam au Nigeria. Les rivalités engendrées par la
concurrence religieuse n’ont jamais dégénéré en croisades organisées. Pendant la période
coloniale, le pouvoir (sous l’impulsion de Lord Lugard) avait choisi de gouverner par
l’intermédiaire des chefs musulmans tout en veillant à ce que les communautés musulmanes
ne subissent pas l’influence de courants panislamiques et xénophobes venus d’Afrique du
Nord et du Proche-Orient. De leur côté, les leaders musulmans accueillirent avec la plus
grande réserve la culture que le colonisateur chrétien transmettait par le canal de ses écoles
182
«Entretien avec Mgr John Onaiyekam, Archevêque d'Abuja» article du 17 août 2001, Voix d’Afrique, n° 53.
99
mais il n’y eu aucun conflit à déclarer. Il faut dire qu’à la méfiance des chefs musulmans visà-vis du Christianisme apporté par le colonisateur a correspondu la méfiance des
missionnaires à l’égard de l’Islam, une attitude de crainte mêlée de mépris.
Pourtant nombreuses sont les valeurs partagées par les deux religions. Comme on l’a
expliqué plus haut, une première ressemblance est le principe de soumission que consacre tout
monothéisme. Le fonctionnement intérieur (voire inconscient) du fidèle, face au respect de la
loi (divine ou étatique), est exactement le même qu’il soit Chrétien ou Musulman. D’autre
part, les notions de charité envers les plus démunis, de solidarité communautaire et de justice
sont des valeurs communes à l’Islam et au Christianisme. Elles peuvent être au centre d’un
travail collectif pour l’édification d’une société plus humaine et fraternelle. Le dialogue
interreligieux suppose la connaissance et le respect de l’autre mais également
l’approfondissement de la découverte de sa propre identité religieuse. Il exige des Chrétiens et
des Musulmans qu’ils renoncent à l’arrogance et à l’impérialisme, souvent sources de conflits.
Un prêtre en visite pastorale dans un village ne peut parfois pas être loger décemment ailleurs
que chez le chef musulman. Cet exemple devrait favoriser un dialogue de vie qui ne tient pas
compte de l’appartenance religieuse ou laisse entendre que toutes les cultes se valent. Le
dialogue de vie ne fait pas disparaître la méfiance et les rivalités entre les religions à
prétention universelle mais au moins il est un support solide, la condition d’un début
d’échange. Et tout échange est naturellement bénéfique. Quelques idée timides émerger dans
ce sens : La Conférence épiscopale d’Afrique de l’Ouest, par exemple, a créé une commission
pour l’Islam et chaque Conférence nationale a fait de même. Elle publie des brochures qui
favorisent une connaissance islamo-chrétienne réciproque.
Mais les rencontres entre les responsables chrétiens et musulmans sont jusqu’ici restées
occasionnelles et protocolaires. Il serait souhaitable qu’au moins dans les diocèses où les
musulmans sont présents, une personne soit formée en vue du dialogue et nommée à cet effet,
de même dans les Etats islamiques où vivent encore certains pasteurs ou abbés. Le Comité
Interreligieux Nigérian pourrait suivre la forme fédérale du gouvernement en décentralisant
des bureaux dans les Etats fédérés les plus concernés par les conflits dits religieux. Ces
antennes permettraient alors d’engager une médiation plus efficace car privilégiant la
proximité avec les citoyens, dans des zones parfois reculées et où l’Etat est démissionnaire.
Bien sûr, pour communiquer, il faut se rencontrer, cesser de s’exclure mutuellement.
Réinstaller un climat de confiance entre les différentes communautés destinées à vivre
100
ensemble et, à se partager la terre, montrer que leurs vies ne sont pas si différentes et que
chacun peut profiter à l’autre. Créer une nouvelle solidarité inter-villageoise en se partageant,
par exemple, certains lieux de culte.
101
CHAPITRE 2. PERSPECTIVES DE COHESION NATIONALE
La religion, ou plus précisément le fait religieux, paraît être l’instrument privilégié pour
masquer les causes réelles des divers conflits qui traversent le Nigeria. La sacralité
extraordinaire qu’elle dégage jette un voile sur les yeux d’individus emplis d’espérance. Mais
si elle peut être utilisée pour aviver le feu des passions, elle peut aussi être utile à l’apaisement
des consciences et des âmes. Toutes les religions prônent la tolérance et le pardon, ces valeurs
fortes qui leurs sont communes doivent pouvoir permettre d’assainir les rapports humains,
rétablir le bon ordre, la paix au village. Comme on l’a vu précédemment, la religion présente
l’avantage de contenir en son sein, deux facettes. D’une part elle permet d’impulser un vent de
régulation sociale en tant qu’elle institue un code de bonne conduite ; d’autre part elle est cette
arme privilégiée permettant à quelques uns de monter les masses les unes contre les autres. La
religion permet l’utilisation, la manipulation du sacré fondé sur un passé qui apparaît tel un
paradis perdu. Quoi de mieux en effet que la croyance, la foi en un même dieu pour réunir les
foules, sans distinction de classes sociales, d’ethnies, de régions etc. Une histoire commune,
une référence commune donc unificatrice permet la fédération d’énergies diverses. Cette
accumulation rend plus fort, plus conquérant, plus efficace.
Mais si l’on suit ce raisonnement, l’inverse est tout aussi possible. Pourquoi ne pas utiliser
l’une de ces facettes pour anéantir l’autre. Utiliser la force solidaire, le «bien» qu’elle dégage
pour lutter contre le «mal» qu’on construit autour d’elle. L’accumulation de force que la
religion permet d’obtenir doit être dirigée vers le rétablissement d’une cohésion nationale.
C’est cette Croyance, quelle qu’elle soit (pourquoi pas la «religion civile» au sens de Jean
Jacques Rousseau), qui doit devenir le ferment social reliant entre elles les diverses
communautés. Leur diversité ne se comprend que par rapport à leurs points communs. Le
premier d’entre eux est la ferveur religieuse. C’est la religion en tant que régulateur social qui
doit dominer aujourd’hui. L’hypothèse d’un dialogue interreligieux visant à construire autour
de ce qui rapproche (le principe commun de soumission) mais également autour de ce qui
sépare (les polarisations géopolitiques) ne sera viable que si la démarche s’intègre dans une
totalité. Celle-ci se constitue de deux étapes principales : la pacification des rapports suivie de
102
l’élaboration d’une trans-culturalité, acceptée par tous. Assainir pour mieux reconstruire
ensemble.
Section 1. Destruction de la violence
La destruction des violences ou la pacification se définit comme le processus qui (r)établit
la paix au sein d’une collectivité déchirée. La paix est ici un état de non guerre entendu au
sens Hobbesien le plus simple : un état dans lequel la plupart des gens, la plupart du temps,
n’ont pas peur de la mort violente. La paix est associée dans ce sens à l’apaisement, à la
justice, bref à la sérénité. L’objectif de paix s’accompagne du concept de réconciliation pour
être le plus efficient possible. La réconciliation se comprend comme un processus politico
institutionnel qui offre à tous les belligérants la possibilité de se reconnaître dans la paix et
surtout de la considérer comme juste183.
Ce qui semble dominer dans la violence nigériane est cette constante référence à la culture
de l’autre. Culture différente par nature donc considérée comme inférieure à la sienne et donc
devant être réduite voir détruite. Claude Levi-Strauss distingue la culture de la nature grâce
aux notions de normes et de spontanéité : « (…) tout ce qui est universel chez l’homme relève
de l’ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité (…) tout ce qui est astreint à une
norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier»184.
Extrapolant cette citation, il s’agit pour nous de tenter de trouver un équilibre entre ces deux
références que sont la nature et la culture, la spontanéité et la norme. La recherche de cet
équilibre passe nécessairement par une situation de paix civile sur laquelle devra se construire
une «culture de paix» privilégiant le dialogue et les initiatives locales.
I. Pacification
En Afrique, contrairement à la vision, occidentale, on ne parle pas du «juste» mais du
«bon». Le droit peut aussi avoir un rôle préventif et sa finalité consister surtout dans le
rétablissement de la paix sociale, au besoin par des procédures dans lesquelles la
183
CROWLEY J., «Pacifications et réconciliation : quelques réflexions sur les transitions immorales», Cultures
et Conflits, Printemps, 2001, n°41, p. 75-98.
184
LEVI-STRAUSS C., Structure élémentaire de la parenté Paris, Mouton, 1967, p. 10.
103
détermination du juste et de l'injuste n'est pas toujours prioritaire. La priorité est le
rétablissement d'un équilibre, d'une harmonie qui a été rompue par le différend qui est
survenu. Il faut donc prendre en compte ce problème puis le solutionner. Pour ce faire, le
principe de la médiation apporte une formule privilégiant le rétablissement d’une paix
«bonne», qui ne sera pas forcément juste, mais qui au moins, sera le fruit d’un consensus. Une
telle décision, prise collectivement met toutes les chances de son côté pour aboutir à une
réconciliation solide et durable.
A/ Notion de paix civile ou paix «bonne»
Robert Vachon écrit : « (...) la paix ou la réconciliation n’est pas une simple question
d’aménagement fonctionnel, rationnel, administratif, une question de négoce, d’affaires. Ce
n’est pas non plus une simple question même de calcul, de mesure, de volonté et d’intelligence
de part et d’autre. Elles requièrent certes un horizon commun, mais pas nécessairement une
doctrine commune, ni que nous ayons les mêmes idées et valeurs. De plus une synthèse ne
suffit pas. La paix est une question qui fait appel non seulement à une couche plus profonde
de nos êtres - la confiance en soi et en l’autre - mais aussi à l’engagement de l’être tout entier
de chacun des interlocuteurs, et donc à la communion et à l’être ensemble».185
La médiation semble être le meilleur moyen d’instaurer cette confiance préalable afin de
régler le problème à la fois de façon ponctuelle mais aussi pour le long terme. Il n'y aura pas
règlement si le différend s'est étendu aux membres du groupe, ou au-delà, et s'il peut
réapparaître demain. C'est pour cela que seule une réflexion collective (où chacun a la parole)
peut instaurer un rapport de confiance et résorber un problème dans la durée. Le règlement à
l'amiable, fortement ancré dans les sociétés dites traditionnelles a beaucoup à apprendre à un
Occident fixé sur la sanction pure et simple du coupable, sanctions pré-établies dans les textes
et qui s'appliquent de façon générale et impersonnelle. Mais les sorties de crise passent parfois
par un compromis imparfait. Même des processus institutionnalisés de réconciliation
fortement médiatisés, et à certains égards efficaces (l’Afrique du Sud est sans doute l’exemple
VACHON R., «Guswenta ou l’impératif interculturel», Interculture, Vol. XXVIII, 1995, n° 2, cahier n° 127,
p. 10-11.
185
104
le plus marquant), ne cessent de montrer leurs limites. Si la réconciliation se pense à la fois
comme un but en soi et comme un facteur contribuant à la stabilisation de la paix, elle ne se
heurte pas moins aux exigences souvent contradictoires des anciens ennemis. Deux thèses
sociologiques s’affrontent sur ce thème.
Une partie de la doctrine estime qu’une paix fondée sur des inégalités entre les groupes
ennemis est une paix injuste car elle imposerait dès le départ un rapport d’inégalité. Cette paix
injuste au départ ne peut que raviver les tensions à moyen terme et donc, poser les bases de
conflits futurs. D’autres auteurs pensent que le retour à la paix doit primer sur la justice ellemême. Selon eux, la question ne doit pas se poser en terme d’opposition entre justice et
compromis négocié. L’intérêt est de trouver, ensemble, une solution par la négociation afin de
rétablir (voire établir) une certaine harmonie dans le groupe et renforcer ainsi les relations à
venir. Si un choix est à faire entre ces deux manières d’appréhender le processus de
pacification, il dépend naturellement du contexte local. Pour respecter au mieux les réalités
endogènes et la complexité nigériane, il nous faudra procéder à une herméneutique diatopique
(prise en considération des sites culturels) telle que théorisée par Raimon Panikkar186.
Cette méthode consiste à chercher les équivalents homéomorphes dans un contexte spatiotemporel donné. Trouver ces éléments fonctionnels permet d’éclairer le chercheur sur les
réalités endogènes du terrain qu’il étudie. Ce procédé oblige à quitter l’ethnocentrisme qui
nous domine, sans pour autant «être l’autre», de façon à mieux comprendre les mécanismes
internes de la société à laquelle il appartient. Plutôt que de réfléchir aux seules idées issues de
notre «endoculture187» occidentale il s’agit d’insérer des réalités objectives, issues de
l’observation, dans la recherche d’une solution au problème posé. Robert Vachon, en donnant
une définition du pluralisme, explique bien cette notion de «réalité» : «La réalité est un tout
qui n’a pas de parties mais des membres. C’est l’éveil à l’autre non pas comme simple objet
ou terme d’intelligibilité, mais comme source d’autocompréhension…». Il ajoute que cette
réalité doit être ressentie comme un éveil à l’autre «non comme un vide à remplir, mais
PANIKKAR R., «La notion des droits de l’homme est-elle un concept occidental ?», Interculture, Vol. XVII,
1984, n° 1, Cahier 82, p. 3-27.
187
L’endoculture ou endo-culture est l’essence à l’intérieur de notre culture propre. Elle est notre construction
personnelle, édifiée par notre histoire, notre éducation etc.
186
105
comme une plénitude à découvrir»188. S’intégrer dans la réalité nigériane, africaine en
générale, c’est s’inscrire dans une logique de négociation. La paix ne peut exister durablement
qu’à condition de découler d’un réel compromis résultant d’un dialogue entre les parties
(anciennement) adverses.
L’espace de négociation permet, voire impose de nommer le conflit et de reconnaître
l’adversité réciproque. Ceci n’est possible qu’à la condition qu’il règne un équilibre
approximatif des forces ainsi qu’une rationalité minimale. Cette reconnaissance implique
également la reconnaissance de l’adversaire comme interlocuteur, y compris aux yeux de tous.
Elle n’est évidemment pas une condition suffisante pour établir une réelle pacification mais
elle est nécessaire au bon déroulement du processus. La reconnaissance de l’autre en tant
qu’égal tisse le lien conceptuel et empirique entre les notions de pacification et réconciliation.
De plus, il en assure la stabilité à long terme. Aucun choix ne doit être fait entre les deux
processus, réconciliation et pacification. L’un implique réciproquement l’autre. Ils
fonctionnent nécessairement ensemble.
Selon Pierre Hassner «La victoire sur la négation de l’humanité n’est pas complète si elle
n’est pas suivie par un apprentissage de l’art de vivre ensemble. Et celui-ci est bien le
premier objet à la fois du droit et de la politique».189 Ainsi, plus que l’instauration d’un
dialogue et de l’objectif de négociation, c’est un solide pacte transculturel qu’il faut élaborer.
Ce pacte, différent d’une loi imposée de l’extérieur, émerge sous une forme horizontale.
Edifié par tous, il doit avoir pour ultime fin la planification d’un meilleur «vivre ensemble».
Ceci dit, on ne peut cacher le fait que l’on aura différentes implications et résolutions
possibles selon que l’accent est mis sur le «vivre» ou sur l’«ensemble».
B/ Nécessité d’un compromis dia-culturel
Cet «être ensemble» suppose comme on l’a dit un règlement amiable du conflit. Et celuici, seul, peut permettre la naissance d’un dialogue entre les groupes adverses partageant
pourtant des cultures différentes. L’objectif de cet échange est de trouver, ensemble, des
VACHON R.,«Le mythe émergent du pluralisme et de l’interculturalisme de la réalité», Conférence donnée
au séminaire Pluralisme et Société, Discours alternatifs à la culture dominante, organisé par l’Institut
Interculturel de Montréal, le 15 Février 1997, p. 7.
188
189
HASSNER P., «Mémoire, justice, réconciliation», Critiques Internationales, 1999, n°5, p. 124.
106
solutions au problème qui les rapproche. Pour être efficace dans la durée, il faut
nécessairement que la discussion (et son aboutissement) soit compréhensible de tous dans la
forme bien sûr, mais surtout dans le fond. Et pour cela, au partage de la parole doit s’ajouter le
partage culturel. C'est-à-dire que la solution la plus efficiente sera celle qui passe «à travers»
les différentes cultures présente au sein du cercle de discussion se concluant ainsi par un
véritable compromis «dia» culturel.
Cette modalité de règlement repose sur de longues traditions et révèle une réelle
spontanéité de la population à combler le vide laissé par un Etat désorganisé. Ce mode de
résolution est issu de générations d'ancêtres, qui eux-mêmes s'accommodaient déjà de ce type
de solution pour rétablir l'ordre social dans la communauté. La médiation résulte
principalement de la vision du monde qu'ont les sociétés africaines, la représentation qu’elles
lui donnent. La conception africaine de la justice rejette toute transcendance du droit, puisque
n'existe aucune transcendance divine non plus. Plutôt que d'appliquer en 2004 une législation
rédigée en 1804 comme dans la tradition française par exemple, la solution au conflit sera
recherchée dans l'instant et en réunion.
Si l’on a mis en évidence dans le chapitre précédent la convergence qui peut exister entre
les deux cosmogonies musulmane et chrétienne (à savoir la soumission), il nous faut
maintenant faire primer l’origine commune des Nigérians, qu’ils soient Haussa-musulman ou
Ibo-évangélique : l’Afrique. Cette multi-culturalité dont bénéficie les Nigérians facilite la
recherche de solution. En effet, le principe exporté qu’est la soumission transcendante à une
entité supérieure et extérieure aidera les parties à respecter la décision finale prise par
l’ensemble. Celle-ci aura autorité. D’autre part, l’identité africaine permet, comme on l’a dit,
de mettre en place une véritable médiation entre groupes a priori opposés. La parole,
instrument privilégié de communication, va circuler de bouche à oreille autour de la table pour
faire naître une réelle communication dans le groupe. Le différend ne concerne pas
uniquement les principaux acteurs, il concerne la collectivité dans son entier car le conflit peut
avoir des retombées plus larges dans le temps et l'espace et toucher d'autres membres du
groupe, voire la nation toute entière. Cette discussion, véritable tractation, va aboutir à une
réflexion collective et publique donc transparente et concertée. Cette réflexion collective, cette
oralité, se distingue largement du jugement collégial des tribunaux où la procédure n’est pas
107
forcément compréhensible de tous et où les magistrats peuvent être fortement corrompus,
donnant grâce à celui qui payera le plus.
La médiation et la conciliation sont des modes alternatifs de Règlement des conflits. Idée
de compromis (plurilatéral) et non de jugement (unilatéral). La solution dépendra de la
confrontation des acteurs, de leur discussion alors que le jugement utilise des normes préétablies, on connaît la solution avant même d'être confronté. Dans la distinction «sociétés
modernes» et «sociétés traditionnelles»190, il faut préciser leur pendant au niveau de la justice
: les premières valorisent l'ordre imposé (c'est le droit officiel qui prime) alors que les
secondes valorisent l'ordre négocié et accepté (c'est le droit informel qui prime, qui est le plus
utilisé encore aujourd'hui). Dans l'ordre négocié, l'homme et sa pensée ne sont pas au centre
du cercle. C'est le cercle tout entier qui parle et dicte : parole et écoute doivent être intégrale et
aller au-delà du visible, de la pensée et des modèles.
Pour Michel Alliot191, la médiation est la substitution d'un rapport de sens sur un rapport
de force. Et c'est ce rapport de sens qui fait le lien social. La loi ne s'attache pas au sens propre
des actes, elle ne retient que la conformité ou non de l'acte par rapport à elle. La médiation
permet de restituer le sens caché (ou volé) de l'acte en question par la prise de parole qui
circule et devient par là, un véritable outil entre les mains de tous. Toutes les personnes autour
de la table sont mises sur un même pied d'égalité. Cette prise en charge des différends opère
un renversement de la logique juriste pure. En effet elle montre comment les sujets de droit
contribuent à la création du droit et non pas comment le droit agit sur eux.
Les civilisations les plus anciennes avaient déjà décelé les bénéfices apportés par le
règlement amiable du différend : l'exemple de la Chine apporte une précision catégorique.
Selon la doctrine confucianiste, l’individu doit se gouverner lui-même (l’univers s’étant créé
seul) le droit et les recours aux tribunaux sont les pires voies pour régler les conflits. La
préférence est donnée aux préceptes moraux ainsi qu'à la conciliation. Rappelons à ce sujet
que les valeurs sociales privilégiées en Chine confucéenne sont la discipline de chacun et
l'éducation de tous. A Rome, pendant la période républicaine, le droit privé était également
essentiellement réglé par le recours aux coutumes des ancêtres.
190
191
ROULAND N., Anthropologie juridique, PUF, «Que sais-je ?», Paris, 1990, p. 84.
ALLIOT M., Le droit et le service public au miroir de l'anthropologie, Karthala, Paris, 2003.
108
Cette théorie de la conciliation collective est bien plus efficace que les jugements
institutionnels des tribunaux fédéraux. Les magistrats de la Cour Suprême du Nigeria par
exemple, système hérité de la colonisation, ne cessent de juger les mêmes affaires (agression,
corruption…) sans jamais y mettre définitivement fin. On préfère punir par l’intermédiaire de
règles importées d’une matrice extérieure plutôt que rétablir l’ordre. Or, la notion de règle de
portée générale et impersonnelle - la loi, le règlement - demeure largement étrangère à la
société nigériane, fondée sur des règles coutumières propres à chaque sous-culture régionale,
traduisant et reproduisant la répartition des rôles au sein d’un corps social de dimension
restreinte et culturellement homogène. L’idée qu’une même règle - de surcroît émise par des
institutions anonymes - puisse s’appliquer indistinctement à des millions d’administrés, par
ailleurs intégrés dans des réseaux relationnels leur conférant leurs droits et obligations les plus
concrets, demeure, aujourd’hui encore, peu compréhensible par le grand nombre. Dès lors, les
lois, comme les décisions réglementaires, ne sont pas ressenties comme réellement
contraignantes, et la recherche de passe-droits sur une base relationnelle est considérée
comme un mode normal de relations avec l’administration192.
II. Solidarité et initiatives communautaires.
Malgré toutes les disparités et contradictions évoquées au cours de cette recherche,
l’existence d’un fort sentiment national nigérian ne peut être nié.193. Cette solidarité nationale,
dépassant les clivages, est peut-être encore masquée par les conflits divers mais elle existe. De
nombreuses bases communes permettent son renforcement. Du point de vue historique, la
tentative de dénaturation identitaire impulsé par le colonisateur parait renforcer les liens au
sein d’une population ayant ce même passé. Le spectre de la Guerre du Biafra (1967-1970)
encore largement présent dans les esprits constitue un souvenir commun, le traumatisme d’une
guerre civile faisant des millions de victimes laisse un goût amer au peuple entier. Au niveau
économique, la commune dépendance de tous les citoyens à l’égard des ressources pétrolières
limitées au sud-est affermit cette tendance. Enfin, sur un plan plus général, le mythe
messianique d’un Nigeria champion du continent et du monde noir crée une gloire nationale
indéniable. Qu’il s’agisse de compétitions sportives (les Eagles, l’équipe nigériane de football
MICHALLON T., «Reconstructions nationales. L’Afrique au défi de l’Etat pluricommunautaire», Le Monde
diplomatique, décembre 2003, p. 16-17.
193
NICOLAS G., Religion, société et développement : exemple du Nigeria, Paris, Culture et développement
(éd.), s.d., p. 411.
192
109
à été plusieurs fois championne d’Afrique), de production d’élites intellectuelles dans les
multiples universités du pays, ou du rôle de médiateur qu’endosse le chef d’Etat dans divers
conflits africains (la crise ivoirienne ou celle du Darfour par exemple), le Nigérian peut être
fier de son pays. Mais il doit rester vigilent et ne pas se reposer sur des acquis passés. Pour
espérer retrouver une véritable cohésion, c’est au plus bas de l’échelle socio-démographique
qu’il faut agir c'est-à-dire à l’échelle communautaire ou villageoise.
A/ La solidarité comme principe patrimonial
Si la violence armée est l'expression ultime de l'effondrement du système de gouvernance
d'une société, la résolution de conflit (au sens plein du terme) - tout comme la réconciliation et
la reconstruction - reposent donc sur la renégociation et la réforme des systèmes de
gouvernance, non seulement à l'échelle nationale, mais à tous les niveaux, en commençant par
le niveau communautaire. Les initiatives locales de résolution des conflits sont primordiales à
la fois dans l’étape de destruction de la violence mais également dans la phase de construction
des structures de paix. Elles constituent en quelque sorte les fondations du processus de
pacification. La paix durable ne peut pas être imposée de l'extérieur. Elle doit être bâtie de
l'intérieur, c'est-à-dire du niveau communautaire au niveau national et du niveau national au
niveau communautaire.
Ces volontés doivent se retrouver dans le dialogue. Mais celui-ci ne doit pas être entendu
comme un simple échange de la parole car il ne permettrait pas de voir l’Autre dans sa
totalité. Il ne doit pas être uniquement limité à un discours rationnel d’exclusion (ton idée ou
la mienne), il doit comprendre le rationnel (passés respectifs, raisons objectives) et
l’irrationnel (mythes et croyances) qui constituent la totalité de la personnalité de son
interlocuteur. Le centre du dialogue doit être dirigé vers les acteurs et non pas limité au sujet
(le conflit par exemple) lui-même. D’un rapport dialectique (limité à la Raison), le lien
devient «dialogal» (ouvert à l’être dans sa totalité). Le cadre de cette forme de dialogue est
alors constamment mouvant, au gré de l’enchaînement des arguments, des explications
données par l’une ou l’autre des parties. Ainsi le dynamisme, impulsé par la réciprocité à ce
nouvel échange, invite chacun des protagonistes à se transposer dans le «monde» de son
interlocuteur. De ce respect réciproque naît une forme de solidarité.
110
Trois niveaux de «modèles» d'initiatives locales pour la paix ont été édictés par le
Ministère des Affaires Etrangères et du Commerce international du Canada 194. Celles se
limitant strictement aux communautés concernées et privilégiant une résolution du conflit
«dans le ventre du village» ; les opérations stimulées par des facteurs externes (notamment le
transfert d’aide) mais au sein desquels les protagonistes du conflit jouent un rôle actif ; enfin,
les initiatives influencées par les rôle des organisations nationales, régionales ou
internationales. Ces initiatives consacrent la «transformation d’intuition en action»195 et sont
fondées sur la créativité de la collectivité. Les ressources mentales et humaines doivent primer
sur des textes exposant des solutions extérieures. La résolution de conflit est en même temps
le processus et son résultat.
B/ Exemples d’initiatives locales
Une opération d’aide relevant du troisième type d’initiative énoncé par le ministère
canadien a déjà été réalisée au Nigeria. Lancée par l’Etat de Bendel (au centre du pays) où
s’affrontaient deux villages, elle visait à restaurer une certaine communication entre les deux
groupes. Un groupe de diplômés en éducation de l’Université du Bénin a compilé un
abécédaire d’alphabétisation rédigé en afemai, langue commune aux deux communautés
adverses. Le manuel mettait l’accent sur la nécessité de vivre ensemble, les nombreux
avantages qui en découlaient (bénéfices sociaux mais aussi économiques et autres). L’idée a
porté ses fruits au début du processus mais elle a échoué lorsque les dirigeants de l’une des
communautés ont accusé les autres d'utiliser cette tactique pour maintenir leur emprise sur des
terres qu'ils convoitaient.
L’idée d’instaurer une inter-dépendance économique peut être par exemple un moyen de
créer des besoins communs basés sur la notion de l’échange et de la réciprocité. Ce genre
d’initiative a été utilisé en situation d’après-guerre en Europe de l’Est (Tchécoslovaquie). Une
ONG a monté une entreprise de production de laine dans un village situé dans l’un des camps
du conflit et une entreprise de production de tapis dans l’autre. Chacun dépendait du groupe
adverse pour le succès de son entreprise. La création d’intérêts communs par le biais de la
194
«Résolution de conflits locaux/initiatives locales pour la paix», Document préparé pour le Comité
coordinateur canadien pour la consolidation de la paix, le 27 janvier 1998. Sur le site www.canada.gc.ca.
195
Cours d’anthropologie juridique de Monsieur LE ROY, année DEA «Etudes Africaines».
111
coopération a ainsi permis de rétablir les ponts entre ces deux communautés. La noix de cola
au Nigeria pourrait par exemple remplacer la laine des pays froids. Les trois grands groupes
Yorouba, Haoussa et Ibo ont en commun d’être tous fortement attachés à cette petite noix.
Elle représente en effet une forte valeur nationale, non seulement à titre économique mais
également à titre symbolique et pourrait en cela aider à prêcher une réconciliation nationale.
Un autre procédé consiste à instaurer des programmes de formation sur les méthodes
pacifiques permettant d’établir la confiance entre les clans ennemis. Le Mouvement
international de la réconciliation (MIR) oeuvre dans ce sens depuis de nombreuses années à
travers le monde, à l'échelle communautaire et régionale. Présent au Nigeria, il a organisé de
nombreux ateliers de formation sur la non-violence. Rétablir la paix n’est pas une mission
facile. Mais celle-ci peut être constituée de «petits riens», de manifestations pouvant sembler
une goutte d’eau dans l’océan mais qui, accumulées, peuvent redonner espoir. Les évènements
sportifs (sans avoir besoin d’aller jusqu’aux Jeux Olympiques) peuvent permettre la
modification du sens de l’affrontement, l’organisation de fêtes pour les enfants aux frontières
communes (comme en Bosnie)196
Section 2. Construction d’une trans-culturalité
La «trans-culturalité» doit se comprendre comme un moyen de sortir du cadre trop limité
de la culture unique. Mais elle est aussi plus large que la simple rencontre de plusieurs
cultures. La trans-culturalité «traverse» l’ensemble des cultures présentes sur un territoire
donné, elle les incorpore les une dans les autres. Elle est un véritable messager entre plusieurs
mondes. Cette nouvelle culture doit avoir été édifiée par l’ensemble de la mosaïque populaire.
Elle est la culture de tous (les peuples représentés), (construite) par tous, et (faite) pour tous.
Pour Durkheim «Les passions humaines ne s’arrêtent que devant une puissance morale
qu’elles respectent». Seule une solution dans laquelle toute la société nigériane se reconnaît
peut être viable. Mais avant de commencer toute planification d’un futur meilleur, l’exigence
d’une égalité des chances s’impose. Celle-ci permettrait a moyen terme de créer des rapports
économiques et donc sociaux entre les diverses parties du pays. Dans un second temps, nous
nous rendrons compte du très fort attachement des nigérians aux religions traditionnelles et ce,
196
Rapport intitulé «Civil Society and Conflict Management in Africa», Académie mondiale pour la paix.
112
des deux côtés méridional comme septentrional. Cette prépondérance de la pensée animiste,
présente derrière les deux religions importées et sa prégnance, nous permettra d’imaginer le
rôle de ciment social qu’elle pourrait jouer au sein d’une population en crise identitaire.
I. Egalité des chances
Loin de nous l’idée d’instaurer une égalité au sens de non-hiérarchie, puisqu’elle ne serait pas
naturelle au contexte africain, mais simplement la volonté de rétablir un équilibre rompu à un
moment donné : la balance économique entre la partie Nord et la partie Sud du Nigeria. Le
Nord est depuis longtemps défavorisé par rapport au Sud, riche de son sous-sol minier. Il est
également en retard en matière d’éducation. Ainsi, restaurer un équilibre entre ces deux
équations pourrait constituer un nouveau départ.
A/ Par l’échange économique
L’anthropologie économique est apparue tardivement avec la théorie sur les faits et
techniques de production, de circulation et d’industrialisation des biens. Le «système
économique» est défini comme une production matérielle qui combine des rapports
intellectuels et matériels des hommes avec la nature mais aussi les rapports des hommes entre
eux197. Lorsque l’on voit l’importance de l’économie informelle à Lagos, on voit
effectivement le peu d’emprise qu’ont les institutions modernes sur les Nigérians, et ceci en
ville ou en campagne. L’économie s’avère être en effet un bon support pour étudier les
relations sociales tout comme elle peut être le moyen de les rétablir, grâce à la notion
d’échange qu’elle véhicule. L’objectif principal de notre recherche est ici de découvrir les
raisons et processus ayant amené la fonction économique à changer de lieux, de forme au
cours de l’histoire du Nigeria et de mesurer les effets que ces changements ont entraînés sur
l’évolution de la société. Les conflits que connaissent les divers groupes aujourd’hui sont
largement issus du constant déséquilibre existant entre régions, entre Etats fédérés, entre
ethnies etc. Ces querelles ont commencé juste après que le colonisateur ait démarqué les
frontières internes, jusque là elles étaient presque inexistantes.
197
BONTE-IZARD, Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris, PUF, 2002, p. 218.
113
Autrefois les règles coutumières, bien ancrées dans les traditions, permettaient la gestion
organisée et pacifique des échanges économiques. En matière foncière par exemple, le
paiement d’un tribut (l’isakole chez les Yorouba) réglait les relations de suzeraineté entre les
communautés. La liberté d’installation d’un individu était conditionnée par l’approbation du
chef de village. L’organisation patrilinéaire du groupe faisait que la terre appartenait au père
de la communauté. Cette régulation, acceptée par tous, a été remise en cause par le tracé de
limites artificielles. Nombreux sont les conflits actuels ayant pour cause le désaccord sur les
origines du fondateur d’une tribu. Par exemple, Alakowe, village situé entre les villes d’Ifé et
d’Illesha, fait aujourd’hui encore les frais de telles incertitudes, engendrant des conflits
réguliers. La question foncière est aujourd’hui dénuée de fondement légal car la terre est
devenue propriété publique de l’Etat avec un décret de 1978. Le Land Use Act veut éviter la
concentration foncière entre les mains d’une même famille. Mais la bataille pour la terre
révèle le maintien du prestige des chefs traditionnels, gardiens du patrimoine, et le peu
d’incidence de la loi de l’Etat sur la population. Il s’agit dorénavant de tenter la conciliation
entre la légitimité historique du terroir et les impératifs de viabilité économique que s’est fixé
le Nigeria pour relever sa croissance économique.
Parce que s’il est en «crise», le géant africain détient pourtant en lui des ressources non
négligeables. En dehors de l’Afrique du Sud, le Nigeria est actuellement générateur de la
moitié de PNB de l’Afrique noire et de 40% de son commerce extérieur. Ces chiffres sont déjà
conséquents et pourtant ils ne donnent pas la pleine mesure de la puissance économique du
pays. En effet, on l’a vu, le Nigeria est extrêmement riche de ressources naturelles mais
celles-ci ne sont pas exploitées dans leur totalité. Le politique continue de conditionner
l’économique et les interventions gouvernementales répondent souvent à des critères éloignés
des seuls soucis de rentabilité financière. La confusion est grande entre les biens relevant du
domaine public et ceux relevant du domaine privé. Terre, pétrole et gaz pourraient jouer un
rôle très important de reconstruction nationale en créant de nouveaux rapports entre les
communautés, par l’échange.
En effet, si les formes de circulation des biens sont subordonnées aux rapports sociaux
préexistants198, cette circulation fait aussi naître des relations humaines. L’échange régulier
organisé entre deux parties fait apparaître des besoins réciproques et donc une certaine
POLANYI K. et ARENSBERG C., Les systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie, Paris,
Larousse, 1975.
198
114
dépendance mutuelle. Créer une interdépendance économique entre deux régions, deux
communautés, tisse sur la durée des liens d’ordre matériel d’abord pouvant permuter ensuite
en liens relationnels. Le Nigeria exporte plus de produits agricoles (en Europe, au Canada)
qu’il n’en fournit à sa propre population. L’agriculture représente une des immenses
potentialités du pays, avec plus de 70 millions d’hectares cultivable (la 10ème superficie
mondiale) dont pourtant 30% seulement sont cultivés. Le secteur primaire ne représente que
29% du PIB199 (Produit Intérieur Brut) et presque la totalité de la production agricole est issue
de petits lopins familiaux. Et une grande partie de cette production part directement à
l’exportation vers les pays occidentaux. Paradoxalement, le Nigeria est l’un des plus gros
importateurs alimentaires subsahariens. Continuant la seule logique d’exportation imposée
par la colonisation, il vend ainsi des tonnes de cigarettes, cacao, épices, noix de cajou, riz,
poissons et autres tout en étant en constante perte d’autosuffisance. Avec une croissance
démographique exponentielle, «l’inconvénient de l’avantage du nombre»200 se fait sentir.
Alors pourquoi ne pas adapter sa production aux besoins de sa population avant d’exporter
les fruits de sa production ? L’augmentation de la consommation du pain, par exemple, dans
les différentes villes du pays pourrait être l’occasion de cultiver son propre blé plutôt que de
l’importer en quantité astronomique du Canada. Les deux tiers de la superficie sont
cultivables et en plus le Nigeria bénéficie de toute la gamme des climats, du nord au sud, lui
permettant de diversifier sa production agro-alimentaire. Le Nord produit de l’arachide, l’Est
de l’huile de palme et l’Ouest du bois, du cacao et du caoutchouc. Mais il n’y a que très peu
d’échanges intérieurs, les trois régions demeurent par nature enclavées par leur économie. Si
au lieu de fonctionner en «mono-culture» comme c’est le cas aujourd’hui, chacune des
régions s’échangeaient les fruits de leur travail, alors des rapports égalitaires et de réciprocité
s’installeraient à terme. Chacun (inter)dépendant de l’autre pour sa propre survie.
Le retard économique de la région Nord devrait aussi être l’une des priorités nationales.
Ne bénéficiant déjà pas des ressources en hydrocarbures, elle n’a pas non plus constitué
d’aristocratie foncière et n’a pu profiter de la possibilité d’étendre son agriculture aux cultures
vivrières par exemple. «La grande priorité du gouvernement fédéral doit être le
développement du Nord : en matière d'agriculture (relancer la culture du coton par exemple),
199
200
«L’Etat de l’Afrique en 2004», Jeune Afrique l’Intelligent, Hors-série n° 6, p. 182.
MONTCLOS (de) M.A., le Nigéria, Ibadan, Karthala-IFRA, 1994, p. 212.
115
de systèmes d'irrigation pour contrer la sécheresse de cette région sahélienne, favoriser
l'élevage, l'industrie agro-alimentaire etc. On ne résoudra les problèmes de la fédération
qu'en développant le Nord.»201 La Guerre du Biafra a montré les dangers d’une concentration
excessive des richesses et le risque d’explosion du pays qui en découlait.
Les gisements de pétrole, sont concentrés dans le sud du pays, représentent 90% des
exportations et les trois quarts du revenu national. Le pays se trouve ainsi placé dans une
situation très dépendante des fluctuations des quotas et des cours du brut. Par ailleurs, et c’est
un comble, le Nigeria est contraint d’importer de l’essence et des produits raffinés car les
raffineries nationales, vétustes, ne sont pas entretenues et maintenant inutilisables. L’essence
qu’il achète, à ceux mêmes à qui il a vendu son off-shore, est deux fois plus élevée que la
moyenne des prix pratiqués sur le marché intérieur202. Investir dans la reconstruction de
raffineries permettrait de transformer sur place le pétrole brut pour le redistribuer à la
population nationale d’une part, et vendre le reste de l’essence à l’exportation. On éviterait
peut-être les grèves générales de stations essence dont les syndicats refusent l’augmentation
des prix du brut (due à la guerre en Irak), telles qu’a pu en connaître le pays en juin 2004. Et
pour revenir à notre logique du début de rubrique, qui entendait favoriser les échanges
économiques interrégionaux pour ensuite créer des liens sociaux, l’intérêt pour le Nigeria
serait d’implanter ses nouvelles raffineries dans le Nord du pays. Le Sud produisant le brut et
le Nord le transformant en essence seraient ainsi liés par ce qu’ils ont tous deux de plus cher.
B/ Par l’échange du savoir
Le système éducatif au Nigeria a longtemps été un atout majeur pour le pays. En effet,
chaque Etat fédéré a au moins une université. Jusqu’en 1994, il y avait dans les écoles
primaires plus de treize millions d’enfants et 200 000 étudiants dans l’enseignement
supérieur203. Aujourd’hui avec un taux de seulement 45% de scolarisation, le pays connaît une
récession en matière éducative. Depuis l’effondrement du cours du pétrole, l’enseignement ne
représente plus que 2% des dépenses gouvernementales. Les locaux ne sont pas entretenus et
les salaires des instituteurs et professeurs diminuent. Les performances scolaires régressent
qualitativement et quantitativement. Faute de diplômés, l’administration n’est plus si
Entretien avec l’ex Ambassadeur au Nigeria, voir Annexe n° 2.
«L’Etat de l’Afrique 2004», Jeune Afrique l’Intelligent, Hors série n° 6, p. 183.
203
MONTCLOS (de) M.A., le Nigéria, Ibadan, Karthala-IFRA, 1994, p. 214.
201
202
116
développée qu’elle ne l’était dans les années 70. Le taux du personnel de haut niveau a chuté
de 60% à 25%. Le Président Obasanjo, dans sa campagne électorale, avait promu l’Education
en principe de base du programme de développement mais les efforts du gouvernement en ce
sens se font toujours attendre. L’éducation, pierre angulaire de la socialisation, ne devrait pas
être négligée. En elle résident beaucoup d’espoirs, les enfants sont le pont entre aujourd’hui et
demain et représentent l’avenir d’un pays.
Si l’idée ne brille pas par son originalité, elle semble en tous cas être l’une des priorités
sociale, au Nigeria ou ailleurs. Sans vouloir se faire l’avocat d’un universalisme de base, bien
au contraire, l’importance de l’ «Education» dans son sens le plus noble doit être relevée.
Partons d’une définition précise de ce que l’on entend par là. L’éducation doit être comprise
comme le processus amenant l’individu à se construire non seulement une culture propre mais
surtout à lui donner les moyens de concrétiser plus tard ses choix de vie. L’éducation peut
s’entendre comme le fait d’inculquer des «valeurs, croyances, gestes et attitudes qui [leurs]
seront nécessaires pour mener une vie d’adultes»204. Mais comme l’a souligné Abraham
Kardiner le système éducatif doit, pour être non seulement viable mais surtout respectueux de
la personne, prendre en compte la «personnalité de base» de l’individu ainsi que ses
productions idéologiques (religions et croyances)»205. S’il a été largement critiqué en France,
ce modèle doit impérativement être pris en compte au Nigeria, du fait de la pluri-culture qui y
règne. Un système d’école unitaire ne peut effectivement pas être envisagé au Nigeria puisque
encore aujourd’hui, trois enseignements se partagent l’inculcation pédagogique : les écoles
coraniques, les écoles de type européen et enfin les écoles autochtones. Ces dernières
consistent notamment à faire participer les jeunes à la vie communautaire du village, afin de
leur apprendre diverses tâches du quotidien.
L’école sociologique française, empruntant à Marcel Mauss le concept d’habitus,
propose une conception plus dynamique du système éducatif. Ensemble de disposition
durable, l’habitus est défini comme un creuset dans lequel les expériences passées
(susceptibles d’être rectifiées) sont intégrées tel une matrice de perceptions, d’actions et de
jugements. Cette notion permet alors «d’accéder à la «raison pédagogique» d’une culture,
c'est-à-dire aux logiques et stratégies que développe celle-ci pour se transmettre et se
204
205
BONTE-IZARD, Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris, PUF, 2002, p. 222.
KARDINER A., The Individual and his Society, New York, Colombia, 1939.
117
perpétuer»206. Si comme le souligne l’école américaine, le but de l’éducation est la
transmission de la culture207, on peut sans aucun doute affirmer l’inverse. Toute culture suit le
but, conscient ou inconscient, de se transmettre aux futures générations. Seule cette
transmission de la culture, véritable trésor patrimonial, peut assurer la reproduction de la vie
sociale et donc sa perpétuité. Rappelons que l’objectif ultime de toute société est de durer le
plus longtemps possible. Seulement, pour se maintenir, la société devra également pouvoir
s’adapter à l’environnement qui est le sien, celui-ci n’étant pas immuable.
L’intérêt pour nous est donc, en observant les mécanismes internes et complexes de la
société nigériane, de proposer une forme éducative adaptée aux caractéristiques endogènes
des divers groupes. Poursuivant notre logique, la «multi-pluralité» qui distingue le Nigeria,
doit se retrouver dans l’enseignement dispensé sur le territoire national. C'est-à-dire qu’en
marge des matières choisies par chacune des écoles représentées, il pourrait être bienvenu de
dispenser un cours ouvrant l’élève aux cultures autres, celle de ses voisins de pallier par
exemple. Cette discipline comprendrait à la fois de l’histoire des peuples voisins, la
connaissance de leur culture respective, des différentes philosophies régionales et surtout
l’apprentissage des valeurs de réciprocité et de solidarité, toutes deux chères à la pensée
africaine. L’introduction d’une véritable «culture de paix» comme une matière commune aux
divers établissements scolaires (publics ou privés, laïcs ou religieux) de la Fédération serait un
pas vers une possible pacification. Cette «culture de paix» en tant que telle doit être comprise
«comme une transposition didactique où le domaine des idées sur la paix doit devenir
"savoir" et ce savoir doit devenir "objet d'enseignement"»208. La culture de la paix touche les
modes de penser, de raisonner et d'agir. Elle est fondée sur le dialogue, la participation, la
confiance. Elle est une véritable socialisation par la paix. Et l'éducation demeure le vecteur
par lequel se transmet cette culture. La «culture» dont on parle ici est celle définie par Joseph
Leif dans sa Philosophie de l’éducation209 :
«Une prise de conscience, par l'individu, de sa nature d'être pensant : par là, la culture
suscite l'effort d'épanouissement des possibilités dont dispose chacun. Mais elle est aussi prise
206
BONTE-IZARD, Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris, PUF, 2002, p. 223.
MEAD M., Une éducation en Nouvelle Guinée, Paris, Payot, 1973.
208
MAWETE S., «L’enseignement de la culture à la paix à l’école primaire congolaise», 06 juin 2003, Texte n°
4, sur www.educaf.org.
209
LEIF J., Philosophie de l'éducation, tome 2, Paris, Delagrave, 1967, p. 92.
207
118
de conscience des rapports que l'être pensant établit avec ses semblables et avec le milieu
naturel : par là elle est effort de communication».
Cette perspective peut apparaître pour certains comme relevant d’une utopie mais au
moins, elle est un pas. L’Education ne peut pas bien sûr assumer tous les rôles sociaux mais
elle demeure malgré tout un élément indispensable au développement sinon d’une Paix
partagée, au moins d’une performance administrative. La fonction publique nigériane a besoin
d’augmenter son niveau de compétence. Elle devra pour cela augmenter ses dépenses en
matière d’éducation nationale (élevées à seulement 2% du budget national aujourd’hui) et
peut-être même privilégier la région Nord, très en retard dans ce domaine. Ce retard crée des
frustrations régionales, des déséquilibres certains, ceux-ci privilégiant le sentiment d’injustice
et donc les tensions.
II. La spiritualité africaine comme ferment national
Jusqu’à ce point de notre étude nous sommes partis de l’hypothèse que le Nigeria
exprimait une véritable parité islamo-chrétienne au niveau quantitatif : cinquante pourcent de
la population est musulmane, l’autre moitié représentant la religion chrétienne. Il est vrai que
les statistiques en Afrique en général et au Nigeria en particulier, ne nous donnent que peu
d’indications scientifiques précises. Ceci dit, l’analyse profonde de la pratique de ces deux
monothéismes importés directement de l’étranger permet de constater un attachement
quotidien aux croyances, coutumes et habitus traditionnels. Les nigérians sont naturellement
proches de l’animisme et le rapport en chiffre serait alors de dire que le Nigeria demeure
malgré les apparences un pays regroupant cent pourcent d’animistes.
A/ Les Nigérians et le syncrétisme
Plusieurs facteurs expliquent cet apparent effacement de l’animisme. Son identification en
tant que religion dominante n’est pas toujours simple, tandis que l’adhésion affichée à une
religion chrétienne ou musulmane est bien plus marquée. C’est en observant de plus près les
pratiques et représentations que l’on se rend compte que l’appartenance à l’un des deux
monothéismes n’exclut pas le recours à des pratiques animistes, bien au contraire. La religion
traditionnelle, à l’inverse des monothéismes, ne connaît pas le prosélytisme : «on y naît». En
119
revanche, l’Islam ou le Christianisme prônent un universalisme certain, cherchant la
conversion : «on y entre». Les Nigérians naissent Africains avant de se déclarer Musulmans
ou bien Chrétiens. C’est leur origine commune, leurs racines.
L’ordre vécu, celui des pratiques et des institutions, est inséparable de l’ordre pensé, celui
des théories et représentations. Les points communs entre les diverses croyances qui animent
le Nigeria ne s’expliquent peut-être pas par l’échange, pour le moment, mais disons par une
élaboration conjointe. L’Animisme africain est à la fois un creuset et un centre de diffusion
d’influences traditionnelles.
La tendance soufiste a facilement pénétré le monde sub-sahélien habitué aux initiations et
au mystère. S'il doit respecter la loi du Coran, et il le fait souvent très exactement, cela ne
suffit pas au Nigérian. Il veut pratiquer le rite et en saisir le sens caché. Le Soufisme, qui est la
dimension ascétique de l'Islam, comble le vide provoqué par la disparition des cultes du terroir
et l'éclatement de la société clanique. De plus la possession crée une intimité avec Dieu, avec
ses anges et ses génies, et rappelle la communication avec les ancêtres du village africain
traditionnel. Le courant soufiste est mal aimé des exégètes pointilleux du Nord qui dénoncent
le mysticisme et l'adoration d'autres entités que Dieu, le Seul et Unique. Les confréries 210
soufies forment des réseaux permettant d'entretenir des échanges permanents entre
musulmans. Les confréries nigérianes sont la Tijania, la Qadiriya et la Ahmadia sont
considérées comme étant apolitiques211. Chaque confrérie se reconnaît un maître ou Cheikh
(chef), ou encore marabout. Les sultans de Sokoto suivent les préceptes de la Qâdiriya (du
nom de son fondateur Abd al Qâdir al Jilâni, au XIIème siècle), confrérie longtemps
dominante à Kano sous la direction du Cheikh Nasiru Kabara. Dans les années 50, le Nigeria
a connu une revivification des confréries et la résurgence de la Tidjaniya fondée au Maghreb à
la fin du XVIIIème siècle et qui s'est fortement diffusée depuis. Les confréries permettent aux
Nigérians de maintenir, au sein d'une si grande religion, des particularismes tribaux et des
solidarités chaleureuses. Elles sont des organisations autonomes, ont leurs propres lieux saints
et leurs propres chefs. Ce sont des réseaux qui permettent de recréer une ambiance familiale,
un groupe soudé et solidaire au sein d'un pays où l'individualisme occidental ne cesse de se
répandre. La communauté de croyants est là, malgré l'insécurité galopante des grands centres
210
Mot français qui traduit les «voies» ou «chemins de Dieu» dont les membres se disent frères.
BALTA P., L’islam dans le monde, Paris, Le Monde édition, col. La mémoire du monde, 1991, tableau p.
352.
211
120
urbains, pour former une atmosphère de groupe, rassurante. Le chef de la confrérie apparaît
dès lors tel un bon père de famille, garant du bien de chacun des membres qu’il considère
comme des fils.
Tout le long de la limite méridionale du Sahara, l’Islam compose avec un type de culte
marginal présentant des aspects syncrétiques nombreux et relevant des «cultes de
possessions» (le culte bori aux Niger et Nigeria, songhai au Mali, ndoep au Sénégal…). Ces
cultes étaient encore pratiqués à Alger et Tunis en 1914. Le culte initiatique consiste en un
rituel au cours duquel certains esprits sont censés s’incarner dans le corps d’individus
«possédés» et se manifester ainsi à leurs fidèles. Cette épiphanie permet aux adeptes d’entrer
en communication avec ces esprits et de retirer de ces rapports avec l’au-delà des avantages
matériels. La «possession» a lieu au cours de cérémonies religieuses, à base de danses, de
rythmes, d’évocations d’esprits, de transe et d’exorcismes. En principe, l’accès à l’initiation
ne résulte pas d’un choix personnel de l’intéressé, mais d’une maladie dont l’initiation est le
seul remède. Le culte a un effet thérapeutique essentiel qui renforce son influence : les
«initiés» servent d’intermédiaires entre les fidèles et les esprits avec lesquels ils sont en
relation.
Ce culte est plus ou moins bien accepté par la religion dominante mais son aspect
thérapeutique lui vaut la fidélité de la population dans sa grande majorité. Les lettrés de
l’Islam les plus orthodoxes le condamnent sans appel et le combattent sans relâche mais la
majorité le tolère. La synthèse avec l’Islam résulte de l’assimilation des «dieux» ou «esprits»
possesseurs, djinns en arabe, dont le Coran reconnaît l’existence. Ils sont une sorte de milieu
surnaturel marginal par rapport au monde divin mais apparaissent tout à fait légitime dans une
certaine pratique de l’Islam. Ils ne sont pas sans rappeler le culte fait aux esprits habitant le
monde invisible prôné par la vision animiste.
Les procédures qui caractérisent la tenue d’une messe dans les églises pentecôtistes
s’inspirent énormément des éléments traditionnels, propres à l’origine à l’animisme. Le culte
y est très animé, il mêle chants et sermons enflammés. L’assemblée est debout dans la salle,
lève les bras et danse sur un rythme énergique. Ce grand échange communicatif se créé
d’office car il existe une interaction continue entre le pasteur et l’assistance. Plusieurs pasteurs
sont sur l’estrade et scandent ensemble les paroles des Evangiles, les fidèles sont libres
d’approuver, d’intervenir ou de régir. Cette importance donnée à l’oralité n’est pas sans
121
rappeler les religions traditionnelles et africaines. La messe se poursuit avec des entrées de
fidèles en transe suivie de séances d’exorcisme212. Une place non négligeable est également
consacrée aux séances de guérisons. Comme T.B. Joshua à Lagos ou Kris Okhoti, les pasteurs
se transforment en faiseurs de miracles, parmi lesquels la guérison est le plus demandé.
L’imposition des mains du pasteur sur la tête du fidèle ou sur la photo d’un proche malade
rappelle les nombreux rituels typiques de la pensée traditionnelle. La guérison est l’un des
plus importants pouvoirs exercé par les chefs religieux au Nigeria, ceux-ci ayant une grande
connaissance des plantes thérapeutiques, extrêmement nombreuses dans les forêts nigérianes.
On remarque ainsi qu’Islam et Christianisme nigérians demeurent malgré tout très proches
des pratiques ou habitus traditionnels. Chère à l’ensemble de la société, la convivialité
africaine peut apporter un modèle novateur pour retrouver un embryon de dialogue islamochrétien au Nigeria. Les relations entre ces trois groupes de religions sont dissymétriques : les
conversions d’un monothéisme à l’autre restent exceptionnelles, alors que l’animisme
constitue un stock dans lequel les religions importées puisent leurs nouveaux convertis. Cette
conversion étant chronologiquement la seconde, elle ne sera toujours qu’une petite partie de
l’individu, accrochée à une totalité d’origine, les racines africaines. Etant ainsi le
dénominateur commun de toutes les communautés, aussi diverses soient elles, l’animisme se
trouve être un bon moyen de redécouvrir l’autre en tant qu’homme faisant partie du même
monde que soi.
B/ L’Animisme comme liant social
Notre constat de départ, comme quoi la société nigériane serait composée, à parts égales,
de Chrétiens et de Musulmans se retrouve finalement faussé lorsqu’on observe de plus près
les pratiques et représentations qu’entretiennent les individus. La société nigériane serait ainsi
à 100% animiste. Face au conflit Islam/Christianisme c’est donc la vision animiste qui devrait
pouvoir faire le lien, recréer une cohésion sociale. Mais on a vu dans le chapitre précédent que
le Conseil Interreligieux du Nigeria n’est composé que de 25 chrétiens et 25 musulmans. Et
aucun représentant animiste officiel ? On peut pourtant penser que des représentants de la
spiritualité africaine pourraient légitimement trancher le débat, faire tampon entre deux
Cette description de messe pentecôtiste est elle tirée d’émissions diverses sur le sujet, particulièrement au
Brésil avec L’Assemblée de Dieu, Eglise en pleine expansion.
212
122
idéologies universalistes. L’extrême tolérance des religions traditionnelles permet la
coexistence dans une même communauté d’adeptes de plusieurs religions.
Le premier effort théorique sur l’animisme provient du britannique E.B. Tylor. La notion
recouvrirait «l’âme qui serait au fondement de la croyance humaine»213. Selon cette théorie,
l’expérience du rêve conduit à croire au dédoublement de l’âme et plus généralement à la
présence d’une âme dans les objets inanimés. Etablissant une équivalence entre l’âme et
l’esprit humain, l’anthropologue construit un modèle qui mène de la catégorie des esprits
inférieurs à celle des divinités-espèces et enfin, de ces dernières aux divinités qui gouvernent
la nature et la vie des hommes dans sa globalité. L’animisme exprime une division de
l’univers entre le monde visible (celui des vivants) et le monde invisible (celui des esprits).
La tradition animiste repose sur l'idée que l'univers est construit sur le fondement d'une
circulation d'énergie. L'harmonie de cet univers est recherchée dans l'interdépendance et la
complémentarité. L'ordre actuel du monde existe grâce à la complémentarité des contraires.
Chaque facteur détient en lui son corollaire opposé. L'équilibre est trouvé dans la pluralité car
la diversité (comme la diversité des dieux) fait naître des contraires, dont l'opposition crée un
équilibre vital. Le monde invisible a en lui des forces supranaturelles qui agissent comme de
vrais contrepoids. Ces balanciers sont de véritables contre-pouvoirs au sein de la société ; ils
interdisent ainsi tout monopole de la violence entre les mêmes mains. Par là, ils interdisent
implicitement l'apparition d'un Etat de type occidental. Et comme la tradition amérindienne,
l'animisme implique un principe de réciprocité selon lequel chacun ne peut exercer ses droits
que s'il a, au préalable, fait face à ses obligations.
Le «dialogue de vie informel» qui résulte de la pratique syncrétique fait primer
l’appartenance à la même famille, la même couche sociale et l’emporte ainsi sur le
cloisonnement religieux, source de radicalisation des identités. Nombreuses sont les
manifestations traditionnelles qui conservent le fort lien au terroir. Même au cœur de la ville
nigériane, des grands centres urbains, les festivals et les coutumes qui les accompagnent sont
encore aujourd’hui d’usage courant voire même institutionnalisés. A Ifé-Ifé, en plein cœur du
pays yorouba, le festival edit commémore l’héroïne Moremi. Chez les Ibibio, le festival ekpe
conclut l’année et le festival ofala d’Onitsha annonce la récolte de la nouvelle igname. A Jos,
213
COPANS J., Introduction à l’ethnologie et à l’anthropologie, Paris, Nathan, 2002, p. 80.
123
les festivités ponctuent chacune des saisons : mandyeng en avril pour appeler la pluie, jama
behwol-behwol en novembre pour l’ouverture de la chasse, lyam contre la maladie et bien
d’autres encore214. D’autre part, les cérémonies de mariages sont le plus souvent folkloriques
et animées avec des danses et de la musique traditionnelle portant le nom de nkpu. Le
Nigérian moderne reste en effet fortement attaché aux coutumes du mariage, il continue aussi
à porter pour l’occasion d’amples vêtements comme le riga des Haoussa ou l’agbada des
Yorouba taillés dans de riches étoffes. Remarquons à ce sujet qu’Olesegun Obasanjo est
toujours habillé du costume traditionnel yorouba.
C'est aux cultes et aux rituels en général qu'il incombe de rapprocher les individus, de
focaliser leur attention sur l'idéal collectif, de les faire participer à la force du groupe et de
susciter la «communion des consciences». On observe à travers tout le pays la persistance de
ces signes traditionnels, lors des cérémonies mi-religieuse, mi-politique des émirs du Nord ou
des rois dans les forêts du Sud. Le but principal est de retrouver une Spiritualité Africaine,
caractérisée par essence par la pluralité. Cette spiritualité est entendue comme la manière dont
l’Homme africain se rapporte au monde, aux vivants et aux morts. Elle implique un rapport de
solidarité, de réciprocité et de responsabilité. L’interaction de ces trois composantes permet à
terme de mettre en place une véritable autorégulation du groupe et par là, sa cohésion. Chaque
individu peut à sa guise multiplier les identités mais l’une d’entre elle joue plus que les autres
le rôle de ferment social. Elle peut permettre, par une prise de conscience générale, de relier
entre elles des communautés éparses géographiquement et a priori culturellement.
La peur ne favorise pas le dialogue. Le dialogue suppose la connaissance et le respect de
l’autre. Ce respect de l’autre, cette volonté d’échanger exige des chrétiens et musulmans qu’ils
renoncent à l’arrogance et à l’impérialisme universaliste dont ils se prévalent. Le syncrétisme
apparaît ici comme un outil à double fonction : d’une part, il est un moyen de conservation ;
d’autre part il est un moyen d’adaptation, bref un solution pour durer. Michel Alliot explique
bien la triple fonction de l’existence pour les africains : «EXISTER, c’est principalement
s’inscrire dans l’univers, remplir les fonction auxquelles on est appelé, durer.»215 La
spiritualité africaine est anthropocentrique (centrée sur l’homme) et non pas théocentrique
(centrée sur la religion). Elle porte sur les problèmes vitaux du quotidien. Ce quotidien se
214
215
MONTCLOS (de) M.A., Le Nigeria, Paris, Karthala, 1994, p. 248.
ALLIOT M., Le droit et le service public au miroir de l’anthropologie, Paris, Karthala, 2003, p. 12.
124
compose de plusieurs facettes. Il est à la fois cosmique (il dépend des forces de l’univers),
familial (la cohésion du groupe doit primer), ritualiste (les rites permettent de communiquer
avec le monde invisible) et sacrificiel (l’offrande conserve l’équilibre entre les deux mondes).
125
CONCLUSION
Notre questionnement initial était de savoir comment le phénomène religieux interférait
dans la sphère politique et sociale du Nigeria contemporain. Partant d’un constat factuel
d’hétérogénéité caractéristique de cette société, notre objectif était de dévoiler ce que cachent
certaines apparences. Du visible à l’invisible il n’y a qu’un pas à franchir. Une analyse légère
fait d’abord apparaître une véritable instrumentalisation de la religion, maniée avec habilitée
pour détourner les esprits, par quelques hommes habités de la fameuse «vis dominandi». Des
faits concrets nous ont permis d’illustrer la violence matérielle mais également symbolique
issue de la radicalisation des identités. Celle-ci étant quasi imposée par la force de la
persuasion, parfois même par des entités extérieures au mouvement. Mais une analyse plus
profonde nous fait remarquer que le rapport entre les deux pouvoirs politique et religieux peut
être non seulement unilatéral, mais aussi bilatéral. Plus qu’une manipulation, une domination
de l’un sur l’autre, c’est une véritable interdépendance qui lie politique et religion au Nigeria.
Si le temporel utilise le spirituel pour atteindre ses propres objectifs, le religieux influence
aussi beaucoup le politique et contribue fortement à sa production. Non que le système
nigérian fonctionne en circuit fermé politique/religieux, bien au contraire il est très ouvert, très
«diffus». Les relations étroites existant entre les représentations du monde de chacun et
l’organisation socio-politique qui en découle naturellement nous le rappellent. Enfin, et au vu
de ce qui précède, le dernier chapitre a été consacré à la suggestion d’hypothèses, de
perspectives de solution (privilégiant surtout l’échelle communautaire et le dialogue
interculturel) pouvant éventuellement permettre une cohésion nationale au Nigeria.
Comme précité, si certains abusent subtilement de la religion et de la sacralité qu’elle
dégage, la religion constitue aussi un besoin presque vital pour une société en quête
126
d’apaisement. C'est une force rassurante et mystérieuse catalysant une véritable puissance en
elle. Sa fonction consiste à régler les rapports des hommes avec des puissances surnaturelles
dans le monde invisible mais l’on pourrait ajouter que la croyance divine est également un
moyen d'aider au règlement de conflits (voire de les prévenir) pouvant surgir entre personnes
du monde visible. En effet, nous nous sommes vite rendus compte lors de cette étude de
l’extrême ressemblance des deux concepts que sont le Droit et le Religieux, tous deux faits
sociaux totaux Selon une définition du Droit donnée par Etienne Le Roy dans Le jeu des lois,
celui-ci doit être perçu comme un ensemble de faits. Il est un modèle à la fois conscient (un
système de normes) et inconscient (un artefact complexe de valeurs et de représentations). Il
appartient à une totalité sociale qui le rend statique (il consacre des armistices sociaux) tout en
le faisant reposer sur des mécanismes mouvants (des relations sociales se transformant en
relations juridiques). Si le Droit est pour Etienne Le Roy «le plus conscient des modèles
conscients», on pourrait ajouter que la Religion est le plus conscient des modèles inconscients.
Ils forment tous deux un système complet et isonomique. Ils sont normatifs en ce sens qu’ils
instaurent des règles de conduite dictées par une entité supérieure, ils prônent les mêmes
objectifs (une certaine régulation de l’ordre) grâce aux mêmes moyens (souvent la sanction).
Une analyse structuraliste peut permettre de les identifier simultanément. Enfin, spirituel et
temporel relèvent ensemble de cosmogonies, desquelles découlent les principes métalogiques
d’organisation.
Le cas du Nigeria, véritable sous-continent, a l’avantage de regrouper en lui tous les
éléments participant aujourd’hui à l’actualité mondiale. Le retour du religieux dans les sphères
géopolitiques semble avoir été sacralisé depuis les évènements du 11 septembre 2001. Cette
fanatisation était sûrement déjà latente, mais il a fallu une telle onde de choc pour la faire
surgir à ciel ouvert. Le Nigeria nous permet, tel un «mini-monde polarisé», de discerner des
mécanismes socio-politiques internes et externes masquant des intérêts économiques égoïstes
en prétextant le phénomène religieux pour unir les foules. Pays deux fois plus grand que la
France, premier producteur de pétrole d’Afrique, il a également la caractéristique de regrouper
sur son territoire une parité islamo-chrétienne. Ces trois éléments constituent les données d’un
schéma que l’on retrouve, par exemple, dans la guerre menée par les Etats-Unis en Irak.
L’accès aux ressources, tel est le véritable enjeu de ces mises en scène. Seulement, c’est
127
l’aspect matériel qui prédomine, les autres ressources humaines ou mentales216 ne semblent
pas être assez «cotées» pour l’heure…Le capitalisme, lorsqu’il est imposé par la voie de la
force (du conflit), provoque assurément la destruction des valeurs de solidarité et de
responsabilité, critères de sociabilité par excellence.
Dans l’étude du conflit nigérian, il apparaît que deux logiques principales se recoupent :
d’une part un engrenage vicieux de la violence, de l’autre des mutations sociales continues et
combinées des acteurs. L’ouverture du Nord à la loi islamique a cristallisé les passions déjà
présentes. La peur de l’autre, parce que différent de prime abord, assortie d’une compétition
pour le pouvoir n’a eu de cesse de creuser les antagonismes, creuset privilégié pour voir
éclore les fondamentalismes de tous bords. La multiplication des allégeances et le
renforcement des identités les unes montées contre les autres entretiennent en partie la crise
économique, et la crise économique entretient la diffraction de la société. Nombreux sont les
auteurs pensant qu’une opposition faiblement constituée, comme c’est le cas au Nigeria,
devrait être renforcée par des contre-pouvoirs issus de la société civile. Cette réflexion mérite
que l’on s’y attarde. En effet la presse nigériane, puisque c’est le cas qui nous intéresse, se
trouve être l’une des plus libres du continent, le droit d’association l’un des plus utilisés et des
plus actifs. On peut légitimement se demander si, paradoxalement, cette largesse donnée à la
liberté d’expression n’a pas contribué à transférer le véritable pouvoir à une société civile
concurrencée en son sein même. Entendons par «Société Civile», et conformément à la
définition de la Banque Mondiale (même si celle-ci s’avèrera incomplète) : tout acteur qui se
trouve en dehors du secteur public. La Société Civile au Nigeria, ultra dynamique, évolue sur
un terrain accidenté où chacun tente de s’approprier une part du gâteau national. Ce pouvoir,
déplacé de haut en bas de la «pyramide sociale», arrive en bout de course entre les mains des
universités, d’Associations pour les Droits de l’Homme ou encore de présidents
d’associations.
Prenons l’exemple des associations religieuses (la Loi Fondamentale nigériane permettant
largement leur constitution). Fleurissant par dizaines, elles fonctionnent comme des microsociétés des grandes villes jusqu’en zone rurale, exercent leur influence sur un terrain
abandonné par l’Etat, et s’affrontent comme le feraient des concurrents sur un même marché.
216
Telles que définies dans le Jeu des lois. LE ROY E., Le jeu des lois, une anthropologie dynamique du droit,
Paris, LGDJ, col. Droit et société, 1999.
128
On assiste là à une transformation progressive de statut des acteurs : d’agents associatifs, les
présidents d’associations deviennent agents religieux puis, entretenant des réseaux, ils
deviennent agents financiers. Cette véritable mutation apparente du rôle social éclipse en
réalité une combinaison de ces différentes étiquettes en un même individu qui utilisera l'une
ou l'autre en fonction de ses besoins du moment. L’acteur est président d’association lorsqu’il
demande à l’Etat de lui verser des subventions, il est chef religieux quand il s’agit de
communiquer une idéologie et homme d’affaire lorsqu’il conclut des marchés commerciaux.
A la fin du circuit de mutation, son ultime transformation dépend de celle des fidèles en
membres de parti politique. L’idéologie spirituelle se noie dans le temporel. L’agent aura ainsi
réussi à créer lui-même, à façonner ses futurs partisans et donc futurs électeurs potentiels qui
feront de lui un homme politique. Et le politique est souvent perçu, pas seulement en Afrique,
comme le moyen privilégié d’accéder au plus grand des pouvoirs. Mais, formellement, la
question pourrait se poser de savoir si un groupe religieux appartient encore à la Société
Civile lorsque l’Etat n’est plus laïc (comme au Soudan par exemple) ? La question ne se pose
pas encore en ces termes au Nigeria, du moins au regard des textes constitutionnels, mais dans
la pratique il en va autrement.
Au sein d’une société qui se désorganise, face à un Etat inexistant concrètement (car non
légitimé par ceux qu’il contrôle), la population a besoin de se reconnaître dans des «guides»
charismatiques, et mettent leurs espoirs en ces «saints hommes» ou «surhommes». L’aspect
sacré que confère le religieux facilite grandement cette reconnaissance. Ne se retrouvant pas
dans le système qui la gouverne, la société cherche le moyen de sa rédemption. Cet Etat «se
voile la face» et joue le jeu de l’Etat dit moderne, or celui-ci se limite à un cadre purement
théorique. Il n’offre aucune référence, ni consciente ni inconsciente, à la société. Au vu de ces
analyses, une triple perspective s’impose. Il faut renouer trois dialogues distincts mais
complémentaires : le dialogue religieux, le dialogue politique et entre ceux-ci le politicoreligieux. Seule cette reprise de la communication ou négociation, peut faire espérer une
pacification et de la société et de la politique nigériane. La politique devant être le reflet de la
société et réciproquement. L’assainissement simultané des rapports du sommet de la pyramide
et de sa base s’impose donc au Nigeria afin de rechercher une valeur commune à tous : le
«bon (heur) d’intérêt général».
129
Si l’on se rend compte que le pouvoir politique au Nigeria est des plus diffus, on sait aussi
que la spiritualité africaine est par essence diffuse. La vision animiste du monde se caractérise
par le principe de différenciation : l’ordonnancement des hommes et des choses procède d’un
univers organisé selon les critères d’antériorité et d’intériorité. L’organisation du monde s’est
faite progressivement à partir d’un chaos initial. Ce dernier n’est pas sans rappeler le désordre
d’un pouvoir politique nigérian des plus dissous également. Ainsi les potentialités qui résident
dans une reconstruction sociale grâce à la religion elle-même sont importantes. Si cette
sacralité du phénomène parvient à mobiliser des foules entières dans un sens (la violence en
est un), la religion peut également instaurer un cadre reconnu par tous et légitimé par un
consensus sur les règles à adopter et plus spécialement sur les «Modèles de Conduites et de
Comportements» à créer. Ces derniers consacrent «la prise en charge d’une situation présente
à la lumière du passé pour autoriser un futur au groupe»217. Les MCC seront respectés grâce à
la force du compromis et vont peu à peu s’établir par la force de la pratique en véritables
«Habitus». Ceux-ci seront intégrés chez chaque individu de façon différente, en fonction de sa
représentation du monde, son endoculture, son histoire etc. Ils pourront être divergents dans la
forme selon les groupes, mais ils seront convergents dans le fond puisque élaborés en
communauté.
Ce sont ces divers processus qui participent à la formation officielle d’un pluralisme
homogène, latent mais non encore reconnu comme tel. La spiritualité africaine, en tant que
patrimoine commun et berceau des origines, devra aider à solidifier ses nouveaux liens à
venir. Ainsi le religieux, et encore plus l’animisme, semble finalement être un excellent
véhicule d’une certaine forme de démocratie puisqu’il participe activement au pluralisme
politique. La religion apporte un choix autre. Aboutissant à cette conclusion, nous nous
sommes demandés quel système serait le plus à même de représenter fidèlement la société
nigériane dans sa grande diversité.
La démocratie ou plutôt «democrazy» pour de nombreux Nigérians est un concept
difficilement objectivable. Elle est plutôt une combinaison de rouages politiques et sociaux
permettant parfois le renouvellement de dirigeants. «Si nous choisissons la démocratie, ce
n’est pas qu’elle surabonde de vertus mais seulement pour éviter la tyrannie. Nous la
Les «MCC» s’intègrent dans un système juridique tripode, parmi les «Système de Disposition Durable»
(SDD) et les «Normes Générales et Impersonnelles» (NGI), respectivement coutumes, habitus et lois selon la
théorie de la juridicité élaborée par Etienne Le Roy.
217
130
choisissons conscients de ses défauts et soucieux de trouver les moyens de les surmonter»218.
Georges Charachidzé, expliquant le cas de l’ex URSS pendant la Guerre Froide, insiste sur
l’objectif de «désidéologiser la société russe». La comparaison avec la Russie peut être
intéressante vu l’immense superficie du pays, sa grande diversité sociale, son modèle fédéral
et l’importance que sa population voue au sacré. Le mode d’application que prône l’auteur
serait de faire en sorte que l’Eglise, éminemment présente dans la société, contrôle (de façon
morale) le Politique. Pour satisfaire les exigences du plus grand nombre, c’est une démocratie
des petits espaces qui semble la plus respectueuse du pluralisme nigérian. De sorte que, si le
politique doit être surveillé par le religieux, la démocratie devra quant à elle, être contrôlée par
le politique. Quand la majorité dirigeante ou l’opposition s’avèrent inefficaces, il reste
toujours le religieux comme socle solide de l’organisation spontanée de la société. Si l’on
définit la démocratie comme «le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple» et
la théocratie comme «le gouvernement du peuple au nom de Dieu», alors un modèle
théodémocrate serait «un gouvernement par le peuple, pour le peuple et au nom de Dieu».
Ainsi, la force est produite par la cohésion sociale, elle naît de l'acceptation des individus
vivant sur un même territoire national de se reconnaître comme concitoyens les uns des autres.
Ce «tout», qu'ils forment par leur union, prend la forme d'une entité abstraite au-dessus de
chacun d'eux. La collectivité primant sur l'individualité.
Pour Durkheim219, cette force supérieure à l'individu consiste en la force de la société
antérieure à chacun. Ce que les hommes adorent à travers leur totem ou Dieu, c'est la réalité
collective. À la question de savoir pourquoi la société devient, sous une forme transfigurée,
objet de culte, Durkheim répond qu'une société a tout ce qu'il faut pour éveiller dans les
esprits, par la seule action qu'elle exerce sur eux, la sensation du divin : car elle est à ses
membres ce qu'un Dieu est à ses fidèles. La «société» est non seulement agglomérat
d'individus mais aussi «Une». Elle représente une force supérieure, garantissant le respect du
«compromis dia-social»
220
conclu entre gouvernants et gouvernés et entre gouvernés entre
eux : les premiers étant censés assurer la protection des seconds et ceux-ci le respect des
institutions imposées par ceux-là. Chez Durkheim, cette force anonyme et diffuse qui s'impose
218
SOLJENITSYNE A., Comment réaménager notre Russie ?, Paris, Seuil, 1980, p. 68.
DURKHEIM E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF 5e éd., 1968.
220
Compromis dia-social plutôt qu’un «contrat social» à la Jean Jacques Rousseau, plus caractéristique des
sociétés occidentales.
219
131
à l'individu est bel et bien la société en tant que réalité qualitativement supérieure et en tant
qu'autorité morale suscitant respect et adoration.
Les normes religieuses, et donc sociales, puisent une grande partie de leur fondement dans
une sorte de Morale «universelle» (regroupant les principes de dignité de la personne
humaine, de respect d'autrui et de solidarité). Notons que cette universalité demeure un
objectif à atteindre et non une réalité objective. Elle doit être comprise telle qu’expliquée par
Raimon Panikkar221 : «un requis plutôt et non un acquis». Ainsi, ce «droit religieux» peut-il
permettre, et ce doit être son objectif, de gérer la vie sociale d'un groupe, sans que celui-ci ait
l'impression qu'il lui est imposé. Cette gestion globale est primordiale à sa stabilité. Une autre
de ses fonctions (et de ses avantages) est sa prégnance à faciliter le regroupement. Cette
assemblée de personnes-fidèles légitime les revendications de chacun. Toutes ces requêtes
individuelles sont formulées à la manière d'un compromis général, fruit d'une négociation
entre tous. Au moment où ces demandes sont faites et qu'elles sont entendues (même si elles
ne sont pas exaucées) le groupe de fidèles du départ devient groupe politique. Il est alors
interlocuteur de la sphère temporelle.
Le religieux prend alors la forme de contrepoids du politique dans le sens où il participe (à
son échelle) à faire changer l'Etat dans lequel il intervient. Il devient un état intermédiaire
entre la population et l'Etat, un messager. C'est en cela que l'on peut dire que le religieux fait
partie de la société civile - lieu d'avancée de la société dans le politique - , lieu de
«détotalisation» de l'Etat. Les échecs des nombreuses démocraties en Afrique nous ont appris
que l'instauration de l'Etat de Droit n'est pas si simple, ni suffisante à la réalisation de
réformes politiques profondes. L'Etat de Droit est vide de sens s'il n'est pas articulé par ce
genre d'organisations représentant le peuple de la rue. Et encore une fois, les organisations
religieuses paraissent être une forme privilégiée de cette société civile, de part la légitimité
qu’elles endossent naturellement. En tant qu'institution sociale fortement imprégnée dans
l'historicité nigériane, la religion ne peut pas, a priori, être écartée du champ politique. La
religion apporte beaucoup à la société ; en tant que régulateur des rapports entre les uns et les
autres. Elle permet l'instauration spontanée (et presque inconsciente) de règles de vie visant
l'harmonie par ce genre d'organisations représentant le peuple de la rue.
PANIKKAR R., «La notion des droits de l’homme est-elle un concept occidental ?», Interculture, Vol. XVII,
1984, n° 1, Cahier 82.
221
132
Cette étude de l’appareil socio-politique du Nigeria contemporain nous a permis de
voyager dans une triple dimension recoupant simultanément trois unités distinctes mais
complémentaires : l’échelle temporelle, l’échelle spatiale et enfin, certainement la plus
importante, l’échelle humaine. La première nous a donné l’occasion de remonter le temps, ce
qui a pu nous éclairer sur certaines situations présentes ; la seconde a mis en exergue divers
sites géographiques permettant l’enrichissement par la comparaison ; enfin, celle des acteurs a
impulsé la dynamique du mouvement avec la découverte des mutations du statut individuel.
Chaque changement d’échelle doit regrouper l’ensemble de ces mécanismes, c'est-à-dire la
modification des comportements, la modification des «statuts» ainsi que la mobilisation des
ressources nécessaires. Ces dernières relèvent principalement de l’initiation, processus de
socialisation par excellence. La monographie du Nigeria version «début du 21ème siècle»
confirme ainsi cette temporalité tripode, processus caractérisant plus généralement l’Afrique,
et constitué du temps des origines (le Spirituel), du temps de l’acte (le Temporel) et celui du
devenir (le Matériel).222
Temporalité tripode relevant donc du religieux, du politique et de l’économie expliquée par Etienne Le Roy
dans Le jeu des lois.
222
133
ANNEXES
134
ANNEXE n° 1 :
Carte du Nigeria en 2004 : les 36 Etats fédérés
Carte des ethnies :
Jean SELLIER, Atlas des peuples d’Afrique, Paris, La Découverte, 2003.
135
ANNEXE n° 2 :
Tableaux extraits de Jeune Afrique l’intelligent, Hors-série n° 6, 2004.
136
ANNEXE n° 3 :
Questions à Monsieur l'Ambassadeur de France pour le
Gabon et Sao Tome-Principe
(Entretien retranscrit sans enregistrement, à partir de notes écrites)
1. Quand étiez vous en poste au Nigeria ?
Entre 2001 et 2003
2. A quoi vous attendiez vous en arrivant sur place ? La réputation du
Nigeria s'est elle vérifiée dans la réalité ?
Pays surprenant par ses dimensions : sa taille, sa démographie, sa variété… Population
nigériane sans aucun complexe, élément dominant pour comprendre le Nigeria. Les
Nigérians sont très prolixes dans de nombreux domaines (économique, littéraire,
musical, cinématographique…). Dynamisme extrêmement fort dans cette région du
continent.
3. Quels changements avez vous pu constater dans le fonctionnement de
l'Etat à la suite du retour au régime civil en 1999 ?
Le régime civil était déjà instauré depuis deux ans (quand monsieur l’ambassadeur est
arrivé au Nigeria). De nombreuses choses sont irréversibles (le fonctionnement
administratif par exemple). Jusque là aucun régime civil n'avait survécu à la dictature
militaire (qui a duré plus de 30 ans). En 2003, c’est la première fois qu'une démocratie
issue des urnes succédait à une administration civile et démocratique (depuis 1999).
Même si les élections ont été entachées d'irrégularités, de fraudes et de violence, c'est
déjà une grande avancée.
4. Quelles ont été les conséquences du 11 septembre 2001 au Nigeria ?
Le Sud, subissant une influence britannique et américaine (la seconde peut-être même
plus grande encore que la première), a montré une très forte solidarité envers les
victimes, USA et Occident en général. Le Nord, quant à lui a montré une certaine
sympathie pour les auteurs de l'attentat : on pouvait voir à Kano se multiplier les
portraits de Ben Laden. Poussée islamiste incontestable qui peut s'expliquer par
137
plusieurs raisons : le Nord militaire a détenu le pouvoir pendant longtemps (sous
colonisation + pendant dictatures militaires), l'activité industrielle a fortement diminué.
Cette perte de pouvoirs politique et économique peut en partie expliquer cette ferveur
pour la religion, l'islam sur lequel les hommes politiques misent pour fédérer des
masses plus facilement.
5. Dans un communiqué audio diffusé sur la chaîne Al Jazira, Ben Laden
cite pour la première fois le Nigeria comme "l'un des pays les plus mûrs
pour mener une guerre de libération". Qu'en pensez-vous ?
Le Nigeria, et en particulier le Nord, est un terreau propice pour le fondamentalisme
musulman mais il faut y apporter des limites. La notion d'appartenance au Nigeria reste
malgré tout très forte. On utilise l'Islam comme moyen de contestation mais monsieur
l’ambassadeur ne pense pas que ces mouvements revendicateurs souhaitent réellement
une sécession. Un équilibre existe quand même entre le Nord et le Sud. Le Nord a
besoin du Sud où se concentrent les réserves pétrolières, c’est un très fort intérêt
économique, empêchant toute rupture du pays. Le Nord n'est pas assez mûr pour
mener une telle "guerre".
Peu de temps après, le Monde Diplomatique rapportait un démenti des
diplomates occidentaux en poste à Abuja et qu'il s'agissait d'un faux de la
CIA pour rapprocher Obasanjo des Américains en vue de la guerre en Irak,
qu'en pensez vous ?
Ne se prononce pas sur la question de faux. Obasanjo est resté distant par rapport aux
USA, il n'a ni condamné, ni approuvé la guerre contre l'Irak. Même dans le Nord,
monsieur l’ambassadeur dit avoir été frappé par la modération de la réaction antiaméricaine. Des mouvements plus forts ont été menés en Europe que dans les villes du
Nord-Nigeria. Il n’y eu que des manifestations pacifiques alors qu'on pouvait s'attendre
à des réactions beaucoup plus violentes.
Selon vous, quelle est la nature des relations entre les USA et le Nigeria ?
Les Etats-Unis ont soutenu Obasanjo lors de sa campagne présidentielle en 2003. Les
USA sont un grand partenaire commercial du Nigeria dans divers domaines,
notamment pétrolier : achètent 20% de leur réserve pétrolifère au Nigeria.
L'ambassadeur des USA, invité par le gouverneur de Kano, a fait un bain de foule dans
les rues de la ville sans aucun incident. Cette réaction si modérée peut peut-être
s’expliquer aussi par la personne même de l’ambassadeur des USA au Nigeria, un noir
américain qui portait ce jour là un boubou traditionnel.
6. L'extension récente de la Charia au domaine pénal dans 12 Etats du Nord
a modifié la vie quotidienne des nigérians musulmans et non musulmans
(exemple du Sabon Gari de Kano, véritable ghetto où la minorité chrétienne
138
est recluse), comment les milieux évangéliques du Nigeria vivent-ils une telle
avancée ?
Il demeure une grande inquiétude dans le Sud. Un phénomène important de réaction
contre l'Islam et contre l'Eglise catholique (comme structure imposée, importée de
l'extérieur) se fait sentir. Il y a aujourd'hui de nombreuses Eglises Nationales. Celles-ci
sont plus adaptées à la mentalité africaine. Il existe un très grand syncrétisme au
Nigeria, un mélange de monothéisme et de cultes traditionnels animistes.
7. De 2000 à 2004 plus de 50 conflits ont frappé le Nord faisant des milliers
de morts: certains estiment que le gouvernement Obasanjo ne décourage
pas la violence (= diviser pour mieux régner), qu'en pensez-vous ?
Concernant les nombreux conflits : le régime militaire disposait d'un appareil coercitif
fort et autoritaire, le pays était mieux « encadré ». L'arrivée du régime civil a amenée
la liberté de la presse, la liberté des partis politiques, la liberté de manifester etc., le
propre de la démocratie. Paradoxalement, tout ceci donne lieu à des manifestations à
caractère ethnique plus que religieux. Ce sont les conflits fonciers qui priment,
notamment dans le sud-est (conflits entre agriculteurs - chrétiens et éleveurs musulmans), conflits ethniques dans la région du Delta (Ijos et Ijibos par exemple)…
Les groupes sont puissamment organisés, ils volent du pétrole, le revendent par le
trafic qui leur permet de financer de nombreuses armes ; vols de commissariats
également.
Concernant l'attitude d'Obasanjo face à ces conflits : oui, on peut dire que le
gouvernement Obasanjo apparaît très timide quant aux moyens mis en œuvre pour
rétablir l'ordre. Il tente de maintenir l'essentiel c'est-à-dire les capitales politique et
administrative. Dans le Sud une initiative a été prise l'année dernière (et non des
moindres) : l'arrêt des activités de Shell malgré des intérêt économiques importants.
8. En 1999 le Président Obasanjo a mis en place un Comité inter religieux,
selon vous pourquoi n'est il pas concrètement efficient ?
Le dialogue interreligieux est en effet peu efficace au niveau national. L'archevêque
d'Abuja est cependant très actif ainsi que les émirs de Kano qui se montrent favorables
à un dialogue. Mais cela reste insuffisant, les questions politiques dominant toujours le
débat. Il est vrai que, même si le problème religieux n'est qu'une façade, une
instrumentalisation par les politiques de tous bords, le dialogue interreligieux peut être
la voie d'une certaine pacification.
Composé de 25 chrétiens et de 25 musulmans (représentant la population),
pourquoi n'y a-t-il aucun animiste représenté ?
139
L'animisme n'est pas, comme les deux autres religions, structuré. Il n'y a pas
d'institution représentant les animistes. Il n'empêche que le Nigeria est un des pays
africains où la religion traditionnelle tient une des plus grande place. Particulièrement
en pays yorouba où certains extrêmes ont pu être constatés : des sacrifices humains
sont encore aujourd'hui d'actualité, des membres d'humains ont été retrouvé sur des
marchés londoniens (un torse par exemple que des scientifiques ont réussi a identifier
dans un rayon de 20 Km !)
9. Comment les français et les américains sont perçus par le peuple nigérian
et par les Autorités ?
Il n’y a pas de racisme au Nigeria, les nigérians n'ont aucun complexe de négritude ou
d'ex colonisés. Ils s'estiment sur un plan d'égalité noirs/blancs. Il n’y a jamais eu de
manifestation anti-blanc. S’il apparaît problème au sein de la fédération, on ne s'en
prend pas aux occidentaux sur place comme cela pourrait se voir ailleurs en Afrique,
en Côte d’Ivoire par exemple.
10. Avez-vous remarqué une recrudescence de la religion-commerce via la
télévision ?
Oui de nombreuses émissions télévangélistes, sur presque toutes les chaînes
nationales. La religion est de plus en plus un véritable commerce qui rapporte gros.
Ces pasteurs sont de brillants hommes d'affaires tissant des réseaux de plus en plus
larges, ils ont de nombreux liens avec l'étranger (USA pour les évangélistes et Arabie
pour l’Islam)
11. La position géographique centrale d'Abuja favorise t-elle la cohésion des
populations et par conséquent la pacification des rapports entre nigérians
de religions différentes ?
De moins en moins… Abuja tend de plus en plus à devenir une ville du Nord. De
nombreux nigérians du Nord viennent s'y installer alors que rares sont ceux du Sud à
venir s'y implanter. Les Nigérians du Sud ne sont souvent que de passage à Abuja,
pour affaires. C'est donc une majorité musulmane qui tend à s'implanter dans la
capitale.
12. Que pensez vous de l'idée du Président d'instaurer des quotas ethniques
au sein de l'administration ?
Monsieur l’ambassadeur se dit incertain que les quotas ethniques soient un facteur
ciment d'unité nationale. Le Liban par exemple a fait l'expérience des quotas, des
panacées : ils servent en réalité de gardes fou permettant d'assurer une représentativité
au détriment de la compétence, ce qui ne serait pas bon pour le fonctionnement de
l'administration nigériane, déjà assez en difficulté comme ça.
140
13. Quelles sont, selon vous, les orientations politiques, sociales et religieuses
que le gouvernement devra entreprendre à court terme afin de permettre à
cette vaste fédération de retrouver l'harmonie nationale et un "mieux vivre
ensemble" ?
La grande priorité du gouvernement fédéral doit être le développement du Nord : en
matière d'agriculture (relancer la culture du coton par exemple), de systèmes
d'irrigation pour contrer la sécheresse de cette région sahélienne, favoriser l'élevage,
l'industrie agro-alimentaire etc. On ne résoudra les problèmes de la fédération qu'en
développant le Nord.
Il faut également mettre un terme à la scissiparité des Etats fédérés : il y a actuellement
beaucoup trop d'Etats, ce qui est très mauvais pour l'unité nationale. En plus cette
multiplication des Etats est très coûteuse et contrarie le développement local. C'est un
système beaucoup plus centralisé qu'il faudrait.
Le Nigeria est une fausse fédération : en effet, les états ont très peu de ressources
propres donc pratiquement aucune autonomie. Il faudrait donc une meilleure
redistribution des richesses nationales et pour que cela soit viable regrouper les états
fédérés entre eux pour n'avoir plus que 5 ou 6 super - états au sein de la Fédération.
Elle pourrait ainsi être mieux gérée car plus facilement maîtrisable. Les 5 états
disposant alors d'une réelle autonomie financière pourrait mener à bien leur politique,
et ce de manière plus efficace et plus réaliste.
141
ANNEXE n° 4 :
«L’Etat de l’Afrique en 2004», Jeune Afrique l’Intelligent, Hors-série n° 6.
142
ANNEXE n° 5 :
Le premier Ministre Abubakar Tafawa Balewa et le président Kennedy en 1962
Le président Obasanjo et le président Bush Junior en 2000
Des liens étroits entre les Etats-Unis et le Nigeria
143
ANNEXE n° 6 :
Carte extraite du Monde des religions n° 2 : Progression de l’Evangélisme
Eglise à Ifé
Minaret à Katsina
144
ANNEXE n° 7 :
Etat de violence dans les rues de Lagos
145
ANNEXE n° 8 :
Une diversité culturelle comme richesse naturelle.
146
« L’université n’entend donner aucune approbation ou improbation aux opinions
émises dans les mémoires ou thèses. Ces opinions doivent être considérées
comme propre à leurs auteurs. »
147
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Courrier International
Jeune Afrique l'Intelligent
Le Monde Diplomatique
Le Monde des religions
Libération
Voix d'Afrique N°53
IRIN, AFP
152
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION GENERALE……………………………………………………………...3
PARTIE I.
D'UNE GUERRE TRIPODE:ENTRE RELIGION, POLITIQUE ET ECONOMIE....13
CHAPITRE 1. STRUCTURE SOCIALE NIGERIANE : HETEROCLITE ET RELIGIEUSE......................14
SECTION 1. LA FACE VISIBLE : RETOUR RADICAL AU TRADITIONALISME MUSULMAN………...14
I. De la légitimité historique à la légitimité démocratique...…………………………….......15
A/ La volonté affirmée d'un retour à l'Etat islamique……………………………………….15
B/ Une revendication sociale contemporaine………………………………………………..18
II. Islam traditionnel et Etat de Droit…………………………………………………...……22
A/ La justification par la loi………………………………………………………………….23
B/ La justification par l'école……………………………………………………………...…26
SECTION 2 : LA FACE CACHEE : MONTEE INQUIETANTE DU FONDAMENTALISME CHRETIEN…...28
I. Le Nigeria, premier pays protestant d'Afrique………………………………………….....29
A/ Du Protestantisme occidental au Pentecôtisme nigérian…………………………………30
B/ Evangiles et politique de conquête universaliste…………………………………………32
II. Du Pentecôtisme classique au fondamentalisme dangereux……………………………...35
A/ Ritualisation et manipulation……………………………………………………………..35
B. Guérison et diabolisation…………………………………………………………...….....37
CHAPITRE 2 : INSTRUMENTALISATION DE LA RELIGION……………………………….…....39
SECTION 1 : RADICALISATION DES IDENTITES……………………………………………..…41
I. «Anthropologie de la colère»……………………………………………………….…..…41
A/ Complexité des conflits nigérians……………………………………………………..…42
B/ Notion de guerre fonctionnaliste…………………………………………………………45
II. La manipulation du Coran et des Evangiles……………………………………………...48
A/ La charia ou stratégie d'exclusion des minorités………………………………………....48
B/ Les Evangiles : politique de commerce……………………………………………...…...51
SECTION 2. SOUS LE VOILE RELIGIEUX, L'ACCES AUX RESSOURCES……………………….….57
I. Manipulation du religieux par le politique …………………………………………….….58
A/ Le fait religieux comme instance de pouvoir……………………………………….........58
B/ Valorisation du capital symbolique……………..………………………………....……..60
II. Des objectifs communs………………………………………………...………….……...64
A/ Les enjeux : des ressources stratégiques………………………………………….…..….64
B/ Les moyens : des appuis exogènes……………………………………………….………67
153
PARTIE 2. RECONCILIATION ENTRE TEMPOREL ET SPIRITUEL…………...71
CHAPITRE 1. INTERDEPENDANCE ENTRE RELIGIEUX ET POLITIQUE..……72
SECTION 1. ENTRE DIVERGENCES ET CONVERGENCES………………………………………73
I. Des obstacles à l’unité nigériane……………………………………………………...…73
A/ Polarisation géopolitique…………………………………………………………..…...74
B/ Polarisation confessionnelle……………………………………………………......…..77
II. Des ensembles sécants……………………………………………………………….…80
A/ Principe de soumission…………………………………………………………………80
B/ Complémentarité des différences……………………………………………………….84
SECTION 2. POLITIQUE PLURALE COMME REFLET D’UNE SOCIETE MULTIPLE…………………..…86
I. Organisation fédérale polycentrique et théocratique………………………………….....87
A/ Un fédéralisme nigérian fragile…………………………………………………...……88
B/ Politique religieuse ou religion politique ?......................................................................90
II. Du pluralisme religieux au pluralisme politique……………………………………..…93
A/ Pluralité des mondes et des rôles sociaux………………………………………………97
B/ Nécessité d’un dialogue interreligieux……………………………………………...…101
CHAPITRE 2. PERSPECTIVES DE COHESION NATIONALE…………………..…102
SECTION 1. DESTRUCTION DE LA VIOLENCE……………………………..…….……..102
I. Pacification…………………………………………………………………………..…103
A/ Notion de paix civile ou paix «bonne»………………………………………………..105
B/ Nécessité d’un compromis dia-culture………………………………………………...108
II. Solidarité et initiatives communautaires………………………………………………109
A/ La solidarité comme principe patrimonial…………………………………………….110
B/ Exemples d’initiatives locales…………………………………………………………111
SECTION 2. CONSTRUCTION D’UNE TRANS-CULTURALITE…………………………………….111
I. Egalité des chances…………………………………………………………………..…112
A/ Par l’échange économique……………………………………………………………..112
B/ Par l’échange du savoir………………………………………………………………...115
II. La spiritualité africaine comme ferment national…………………………………...…118
A/ Les Nigérians et le syncrétisme……………………………………………………..…118
B/ L’Animisme comme liant social…………………………………………………….…121
CONCLUSION GENERALE……………………………………………………………..125
ANNEXES……………………………………………………………………………...…133
154
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