alain Prochiantz

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alain Prochiantz dirige le laboratoire de développement et évolution du
système nerveux (CNRS) à l'Ecole Normale Supérieure.
Il a précédemment publié, outre de nombreux articles:
- L'anatomie de la pensée : à quoi pensent les calamars? Éditions Odile
Jacob, 1997.
- La biologie dans le boudoir, Éditions Odile Jacob.
- Claude Bernard, la Révolution physiologique
- Stratégies de l'embryon, Éditions PUF.
Voir également, sur le web:
Les
inattendus
du
développement
http://www2.pourlascience.com/numeros/pls-236/inattendus.htm
Le nouveau livre d'Alain Prochiantz poursuit et amplifie les propositions
présentées dans un livre précédent, qui fut déjà très remarqué : "Les
anatomies de la pensée, A quoi pensent les calamars ? Odile Jacob 1997"
Stricto sensu, l'auteur résume pour nous, outre de nouvelles réflexions
relatives à la philosophie des sciences, les travaux qu'il mène dans son
laboratoire concernant le développement phylogénétique (au travers des
espèces) et embryogénétique du système nerveux dans le monde vivant.
Alain Prochiantz a d'ailleurs consacré à une partie de ce thème la 24e
conférence de l'Université de tous les savoirs (Editions Odile Jacob).
Mais les évènements se précipitent, et les esprits évoluent très vite, dans le
domaine plus général de la génétique. Nous pouvons noter, dans le désordre :
• le développement du décryptage d'un certain nombre de génomes et de
certaines parties du génome humain, avec tous les débats que ceci
provoque: que vont faire les entreprises et laboratoires disposant de ces
connaissances ? L'ivresse de la technique (de la technoscience et des
dollars) ne fait-elle pas oublier que des pans entiers de la connaissance
continuent à nous échapper : à quoi servent exactement les gènes ? Peuton prévoir ce que produira la modification de telle ou telle portion de l'ADN ?
• les questions posées à la recherche fondamentale, suite au refus croissant
du tout-génétique (un gène = un caractère) et aux dérives de la
sociobiologie et du darwinisme social. Peut-on parler d'information
génétique et de programme génétique ? Existe-t-il un plan morphogénétique
et comment s'exprime-t-il ? Comment l'expression du génome dans
l'ontogenèse prend-elle en compte les réactions du milieu extérieur auquel
est confronté l'individu, depuis le stade embryonnaire jusqu'à sa mort ?
Comment, au cours de l'évolution des espèces, se conjuguent les effets de
la reproduction du génome, y compris les accidents réplicatifs, et les mêmes
pressions du milieu, qui s'exercent, non seulement sur les gènes, mais sur
les individus eux-mêmes et leurs " cultures " comportementales et cognitives
?
1
• l'étude de la cellule et des influences qu'elle subit pendant l'ontogenèse :
Sous quelles formes se manifestent les champs commandant sa
spécialisation et sa localisation? Quel est la portée du nouveau concept, en
plein développement de cellule-souche (cellule embryonnaire non encore
spécifiée ou à demi-spécifiée, susceptible de changer d'affectation en cas
de transplantation dans un organisme vivant déjà, en principe, spécifié par
son génome ? Les neurones sont-ils susceptibles de se reproduire, même
chez l'adulte, et en fonction de quoi ?
• et finalement, les attaques frontales contre le prétendu dogmatisme de la
génétique et de la biologie moléculaire traditionnelles, portées par certains
jeunes généticiens (Voir Ni Dieu ni gène, de Kupiec et Sonigo) qui tendent à
balayer les concepts de programme génétique, d'espèce, d'individu, en
privilégiant celui d'écosystème au sein duquel individus, gènes, cellules et
même molécules, seraient en compétition darwinienne ou égoïste pour
l'accès aux nutriments.
Ajoutons à cela les perspectives de la robotique et de la vie artificielle,
incluant les symbioses de plus en plus fréquemment envisagées entre cellules
vivantes et substrats électroniques. Ce point mérite un développement un peu
long dont nous nous excusons d'avance. Quelques-uns de nos lecteurs
s'étonnent de voir, sur un site consacré à la robotique, présenter les travaux
de biologistes, physiologistes ou neurologues plutôt que les détails du chien
Aibo ou de la maison intelligente. C'est qu'à nos yeux il faut prendre en
considération le long terme, où nous pensons, peut-être à tort, que " tout se
mélangera ". . La vie artificielle, telle qu'elle est partie, n'aura pas de limites à
ses ambitions. Tout ce qui fonctionne dans la nature sera analysé, d'aussi
près que possible, afin d'être éventuellement reproduit ou copié. L'ouvrage
excellent d'Alain Prochiantz, dont nous vous parlons, fait le point des
connaissances de son auteur en matière d'embryogenèse : comment se
déroule le " programme " contenu dans l'ADN de la cellule germinale, résultant
de la fusion de la mi-hélice maternelle et de la mi-hélice paternelle ? Comment
agissent, notamment, ces fameux gènes de croissance qui téléguident, si l'on
peut dire, la spécialisation cellulaire et l'assemblage des organes du nouvel
individu, depuis la cellule fécondée initiale jusqu'à la mort ?
Or ceci comporte un rapport assez évident avec la robotique, que suggère
d'ailleurs le titre " Machine-esprit " où le lecteur ne verra pas un simple coup
de chapeau à Turing, inventeur du mot. Aujourd'hui, les roboticiens ont pour
l'essentiel renoncé à programmer a priori les automates. Ils les obligent à se
donner eux-mêmes, par compétition darwinienne dans un environnement
sélectif, les programmes les mieux adaptés aux contraintes hic et nunc du
milieu. Mais les chercheurs en vie artificielle n'ont pas encore essayé de créer,
sauf sous des formes très simplifiées, des automates dont, non seulement les
programmes s'adapteraient, mais dont l'ensemble de la machinerie, capteurs,
effecteurs, moteurs, pourrait se construire au fur et à mesure que grandirait
l'expérience de l'automate, et que s'accroîtraient les exigences de réponse
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nécessaires à sa survie. Il faudra bien y venir pourtant, si l'on veut que les
machines puissent par exemple grandir et se complexifier en milieux hostiles à
l'homme. Il sera donc nécessaire de disposer de programmes déroulants qui,
d'une petite machine limitée et pas très intelligente, feront une grande machine
puissante et très maligne, en captant à l'extérieur et assemblant les éléments
qui lui seront nécessaires, ainsi qu'en transformant en contenus cognitifs les
entrées-sorties de ses senseurs et effecteurs.
Comme ceci ne serait pas possible dans le cadre d'une programmation initiale
incapable de prévoir les futurs affrontements de l'automate avec le milieu, il
faudra bien que des algorithmes génétiques complexes, découlant d'un plan
initial global, mais non spécifié au départ dans le détail, se mettent en place
progressivement, en fonction des besoins du moment et des réactions du
milieu. Pour ce faire, il ne sera pas inutile d'avoir bien compris le mécanisme
des actions-réactions entre gènes morphogénétiques dans l'ontogenèse
biologique, pour le transposer au profit des programmes morphogénétiques
supposés entrer en action successivement ou en réseau, afin de construire
notre automate, si possible en dehors de toute intervention humaine.
Venons-en, après ces préambules, à Machine-esprit.
L'auteur n'a pas l'ambition de tracer les plans d'un automate auto-adaptatif
dont le concept même paraît à beaucoup relever de la science-fiction. Le livre
est d'abord, nous l'avons dit, le compte-rendu très professionnel des travaux et
des réflexions d'un biologiste généticien s'intéressant plus particulièrement à
l'ontogenèse, c'est-à-dire à l'élaboration d'un individu par actualisation de son
génotype. Il s'agit de mieux comprendre et faire comprendre des mécanismes
restant encore très mystérieux. Si possible, le biologiste espère en tirer des
enseignements pouvant servir en génétique et, plus particulièrement en
médecine. Ceci serait déjà très bien, à ses yeux et aux nôtres.
Les difficultés de la question ne sont pas esquivées, après le rappel historique
indispensable à comprendre l'état actuel des connaissances. Alain Prochiantz
insiste sur le fait que, contrairement à ce que l'on croit, le 19e siècle et la
première partie du 20e ont posé les bases de la génétique moderne, au cours
de débats passionnés entre les savants de l'époque, bien avant la découverte
de Crick et Watson. Le problème lui-même est traité, en simplifiant la
présentation, certes, mais dans toute son ampleur. L'ensemble des solutions
retenues par l'évolution dans le domaine de la phylogenèse et de l'ontogenèse
du vivant sont évoquées. Rien n'est caché de la complexité des problèmes
rencontrés, ni des obscurités qui demeurent. Le livre fait ce faisant un grand
effort de pédagogie, pour aider le lecteur à s'y retrouver. Un glossaire très clair
précise les principaux termes techniques. Il s'agit donc d'un ouvrage qui, sans
être facile, est tout à fait abordable.. Une des premières conclusions, un peu
naïve mais utile, que l'on retire de la lecture d'un tel travail est que les choses
sont loin d'être aussi simples que les discours triomphalistes de la génétique
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industrielle peuvent le laisser croire. Une chose est de modifier le site d'un
gène, une autre de comprendre à quoi servent ou ne servent pas tous les sites
géniques, et surtout comment s'exprime leur action, tout au long de la vie du
sujet.
Le livre ne se limite pas à l'ontogenèse des organismes relativement simples,
ne disposant que de ganglions nerveux en place de cerveau. Il montre les
voies spécifiques suivies par le génome pour la mise en place de la tête, du
cerveau et finalement de la pensée, en liaison permanente avec le reste du
corps, mais aussi en réaction permanente avec les entrées sensorielles. Les
mécanismes de production d'un individu aussi multiple que l'homme, par
expression des gènes de son génome, en interaction avec un environnement
chaque fois différent, sont éclaircis en partie, par comparaison avec ce qui se
passe chez les espèces plus simples, arthropodes par exemple. Le livre nous
rappelle à ce sujet des choses fort utiles, que sous l'influence de
l'anthropocentrisme ordinaire, nous avons tendance à oublier : ce sont les
mêmes gènes qui commandent le développement de la plupart des espèces
vivantes, depuis la drosophile jusqu'à l'homme.
Un tel sujet peut porter à d'innombrable développement touchant les sciences
connexes ou la philosophie. L'auteur, très honnêtement, refuse de trop
s'éloigner de sa discipline. Il indique quelque part que l'interdisciplinarité,
quoique à l'ordre du jour aujourd'hui, incite à parler de ce que l'on connaît mal,
plutôt qu'approfondir ce que l'on connaît mieux. Il craint aussi les métaphores
pouvant en résulter. Nous ne sommes pas certains qu'il ait totalement raison,
mais là n'est pas le propos. Notons cependant que l'auteur, tant dans cet
ouvrage que dans ses précédents, n'a pas hésité à aborder des domaines
relevant de la philosophie des sciences et de la philosophie en général. Ses
études sur Claude Bernard, D'Arcy Thompson, Léon Brillouin, Alan Turing et
bien d'autres, montrent son aptitude à traiter des sujets relevant de l'histoire
des sciences et de la philosophie.
Revenons au fond du problème abordé par Machine-esprit, déjà posé dans
ses précédents ouvrages. Alain Prochiantz peut, nous semble-t-il, être
considéré comme l'un des représentants français de l'Evo-dévo. Ce terme
désigne une méthode inspirée d'un principe reconnu comme faux popularisé
par Haeckel au 19e siècle, " l'ontogenèse récapitule la phylogenèse " c'est-àdire que l'embryon passe par toutes les phases de développement suivis par
l'espèce, le phylum, auquel il appartient au cours de l'histoire. L'Evo-dévo sans
se rallier au jugement d'Haeckel, se borne à constater qu'il y a interaction
permanente entre le développement d'un individu à partir de l'œuf, le milieu
auquel se trouve confronté cet individu, et l'évolution de l'espèce à laquelle il
appartient, elle-même façonnée au plan génétique par la nécessitée d'une
adaptation à un milieu exerçant des contraintes sélectives à plus long terme.
Peut-être pourrait-on résumer cette approche en disant qu'elle cherche à
éviter les excès du tout-génétique déjà évoqués ci-dessus (tout chez l'individu
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est commandé par les gènes de son génotype) en réhabilitant l'individuation,
autrement dit les acquis évolutifs, y compris leurs répercussions sur le
génome, susceptibles d'être apportés par l'invention dont fait preuve l'individu
au cours de sa vie.
Les excès du tout-génétique ne peuvent être contrés qu'en montrant que
durant l'ontogenèse, la mise en place des constituants de l'organisme tolère
une certaine souplesse. Tout n'est pas rigidement programmé par le
déroulement implacable du programme génétique, tout au moins chez les
animaux d'une certaine complexité, notamment les vertébrés dont l'homme fait
partie. Le génome, à part les accidents de réplications, survenant notamment
lors de la méiose, ne se borne pas à faire des clones. Il produit des individus.
Pour démontrer cela, Alain Prochiantz insiste sur le rôle des gènes dits de
développement. Certains commandent avec une relative rigidité, depuis la
mouche jusqu'à l'homme, la mise en place des segments du corps, des
membres, de certains organes tels que l'œil. Mais d'autres au contraire,
responsables de l'implémentation du tronc cérébral et du cerveau, installent
dès le début de la vie embryonnaire, une plate-forme neurale malléable, non
spécifiée, qui recevra progressivement les réentrées neuronales venant du
reste du corps, mais aussi les messages recueillis par la périphérie, au contact
de l'extérieur. En reprenant l'image de l'homoncule, l'auteur nous dit que le
génome peut, dans une certaine mesure, être considéré comme l'imago ou
homoncule du futur corps, mais ne peut pas l'être pour le cerveau. Il n'y a pas
d'homoncule ou plan du cerveau dans le génome. L'homoncule, si l'on veut
conserver cette image, est constitué, au niveau du cerveau, par les remontées
vers le cortex des entrées sensorielles : aires somatique, visuelle, auditive,
etc. qui s'organisent en machines computationnelles supportant les
représentations durables ou passagères dont l'individu se sert pour survivre.
Une des applications la plus spectaculaire de cette approche est la
proposition selon laquelle le cerveau, notamment chez l'homme, n'est pas
entièrement façonné à la naissance par les gènes de développement. L'on
savait qu'il pouvait tenir compte de l'expérience en complexifiant ses
synapses, mais Alain Prochiantz va plus loin en indiquant que, si le milieu,
notamment l'insertion dans un milieu culturel stimulant l'exige, de nouveaux
neurones peuvent se mettre en place dans le cerveau, et cela jusqu'à la
mort…perspective très appréciée du grand public. " Ce n'est pas le cerveau
qui génère la pensée, c'est la pensée qui génère le cerveau ". Or la pensée
correspond, que ce soit chez le calmar ou l'homme, au traitement des
informations reçues du milieu par l'appareil sensori-moteur. Ce sont les corps
et, finalement, si l'on peut dire, les caractéristiques perceptibles du milieu
elles-mêmes, qui pensent.
Nous voudrions maintenant poser quelques questions qui nous ont paru
rester sans réponses suffisantes dans le livre :
• la machine-automate, qui donne son titre à l'ouvrage, ne nous paraît pas
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convenablement présentée. De longues pages sont consacrées à Turing et
à sa machine, machine automate précisément, pour expliquer que ni le
génome ni le cerveau ne fonctionnent comme une machine de Turing, ni
même comme un ordinateur moderne, non susceptible d'autocomplexification. L'auteur nous dit également que l'homme n'est pas une
mouche. Il est sorti de la nature par la puissance de son cerveau, et se
développe dorénavant selon les logiques complexes de l'interaction des
individus avec la culture. L'auteur nous dit également que l'homme ne
descend pas d'un ordinateur. Nous pouvons admettre ces deux
propositions, mais pourquoi ne pas considérer que c'est l'ordinateur
moderne, notamment l'automate auto-adaptatif, qui - en symbiose d'ailleurs
avec le cerveau humain actuel, et dans la culture mondiale des réseaux,
pourra postuler à être un descendant de l'homme…nous dirions plutôt
d'ailleurs une prothèse particulièrement puissante des sens et du système
nerveux et cérébral individuel et collectif caractérisant l'homme en devenir.
• l'auteur ne sous-estime-t-il pas un peu Richard Dawkins, qui ne nous paraît
pas d'ailleurs devoir être rangé dans la catégorie des socio-biologistes.
Certes, celui-ci ne doit pas être un généticien aussi pointu que lui, et ses
hypothèses sont certainement plus des métaphores que les résultats
d'expérimentations poussées. Mais elles nous paraissent apporter
beaucoup à la réflexion. Sans évoquer le thème archi-rebattu du gène
égoïste, sur lequel Dawkins revient d'ailleurs un peu dans son dernier livre,
dans lequel il insiste sur la coopération entre gènes (Les couleurs de l'arcen-ciel), nous devons aussi reconnaître à Dawkins, toujours dans la veine
de l'égoïsme, la paternité du thème des mèmes et de la mémétique, à partir
duquel nous semble-t-il, il y aura de plus en plus de travaux intéressants à
conduire, notamment en ce qui concerne l'étude des sociétés humaines.
• l'auteur n'encourage pas, manifestement, la tendance à considérer que tout
ce qui existe, y compris les minéraux, doive bénéficier du respect que nous
portons aux hommes. La philosophie politiquement correcte aujourd'hui
inspirée des chantres de la deep écology, tend par exemple à vouloir
reconnaître des droits aux animaux, à l'imitation des droits de l'homme.
Bruno Latour est cité comme un représentant, d'ailleurs très soft, des
radicaux du "respect". Alain Prochiantz au contraire considère que l'homme
est sorti de la nature, et doit être distingué radicalement des autres espèces.
Cela semble indiscutable: " c'est l'homme qui écrit sur la mouche et non
l'inverse ", dit-il. Mais en contrepartie ne risque-t-on pas d'encourager les
abus permanents menés, sous prétexte d'intérêts humains, aux dépends de
la terre en général, et les espèces vivantes en particulier. Le sujet est
suffisamment grave pour mériter une exploration plus poussée. Il ne faut
pas traiter le problème sous l'angle de la protection d'un milieu naturel que
l'on connaît d'ailleurs mal et qui n'est en soi ni bien ni mal, mais plutôt
précisément sous celui de la connaissance scientifique, et la possibilité de
mieux définir et les futures symbioses possibles entre humanité et
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environnement, et les risques susceptibles de naître à très court terme d'un
mépris par ignorance de ce qu'est le non-humain.
• enfin, mais il s'agit vraiment là d'une nuance de vocabulaire, peut-on définir
l'esprit par le résultat de l'adaptation d'un organisme vivant ou même prévivant (la protéine prion) à son milieu, et réserver le terme d'intelligence aux
traitements des représentations seulement permises par des systèmes
nerveux centraux. Edgar Morin avait déjà parlé de la "bactérie
computationnelle" au prétexte que celle-ci sait distinguer son dedans du
dehors. C'est exact, en un sens, mais sans doute excessif en un autre. Tout
système néguentropique pourrait alors être dit relever du domaine de
l'esprit. En d'autres termes, l'esprit et la vie seraient la même chose, ce qui
nous paraît aller un peu vite.
D'une façon générale, la dernière partie du livre semble passer trop vite sur
les bases neuronales et fonctionnelles de l'intelligence et de la conscience,
Gérald Edelman est cité, mais Antonio Damasio ne l'est pas. Les
perspectives relatives à la simulation de la conscience sur des artefacts de
plus en plus performants ne sont pas évoquées non plus.
Il est vrai que le livre est déjà riche, et ne peut prétendre être une somme de
toute la science contemporaine
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7 octobre 1999
DÉVELOPPEMENT ET ÉVOLUTION DU CERVEAU
conférence par M. Alain PROCHIANTZ, Directeur de
recherches au CNRS
Présentation : Carmélia OPSOMER - HALLEUX
Débats : Philippe TEUWEN et Mohammed BENTIRES (Polygone du Libre
Examen)
"Observons un calamar face à un prédateur : mouvement de recul,
agitation des tentacules, jet d'encre, mise à profit de quelques secondes
ainsi données par l'aveuglement pour une fuite éperdue et la recherche
d'une cache. Très franchement ne dirait-on pas qu'il pense?
"Evidemment, nous savons bien que ce comportement n'est pas le
résultat d'une réflexion déclenchée par la vision du signal ennemi. Le
mollusque n'a pas conscience de ses actes, du moins au sens où nous,
les êtres humains, entendons ce terme. Il reste que nous sommes un
produit de l'évolution des espèces et que - cela peut ne pas plaire, mais
c'est ainsi - nous partageons un ancêtre commun avec le poulpe ou
encore la mouche .
"Même si la structure de notre cortex et l'invention du langage
permettent que ce soit nous qui écrivions sur les poulpes (ou les
mouches) et non l'inverse, il ressort de ces parentés évolutives que les
autres espèces animales, y compris les invertébrés, ont quelque chose
à nous apprendre sur la nature de notre pensée."
(Alain PROCHIANTZ, Anatomies de la Pensée, éditions Odile Jacob).
compte-rendu par le Dr
psychiatre.
Emile MEURICE, médecin
Le problème de l'organisation embryologique
Au départ d'un oeuf de poule, de canard, de mouche, il se développera
toujours un poulet, un canard, une mouche. Bien que ce fait soit évident, il
devrait être source d'étonnement car un oeuf n'est qu'une cellule et un être
vivant, c'est beaucoup de cellules. Cela suppose que, de génération en
génération, il y ait comme un plan qui circule - plan qui rappelle l'espèce. La
théorie ancienne des emboîtements supposait qu'un schéma d'homunculus,
c'est-à-dire d'une représentation en miniature de l'être à venir, existant à
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l'origine, se réalise au cours du développement. Mais cette théorie a été
abandonnée après que les recherches modernes sur l'oeuf n'aient rien révélé
qui ressemblât à une matrice du type homunculus. Le développement résulte,
en fait, d'une série de divisions, de mouvements, de différenciations des
cellules dont les mécanismes font aujourd'hui l'objet de l'embryologie.
Certaines données plus récentes amènent cependant à envisager un type
d'organisation qui n'est pas sans ressemblance avec l'ancienne théorie des
emboîtements.
Des mutants de
architectes.
Bateson (1861-1926) aux gènes
"Le phénomène d'homéosis a été décrit pour la première fois par
Bateson en 1894. Il consiste en une modification d'un organe qui adopte
partiellement ou totalement la morphologie d'un organe homologue "
(Alain PROCHIANTZ, Les Anatomies de la Pensée, Paris, Odile Jacob, 1997,
pp. 41-42 et p.30).
En étudiant des lignées de Drosophile, Bateson a vu apparaître des mutants.
Ceux-ci présentaient, par exemple, des organes déformés ou situés à des
endroits du corps atypiques comme, par exemple, une patte à la place d'une
antenne, une aile à la place d'un oeil. On pouvait en conclure qu'il doit exister
des gènes déterminant l'endroit du corps où se développent les organes.
En séquençant ces gènes, les généticiens se sont rendus compte que tous
ces gènes se ressemblaient, non seulement ils se retrouvaient chez toutes
les espèces mais ils étaient situés sur le même chromosome. De plus, les
organes qui se situent anatomiquement en région antérieure sont localisés à
une extrémité de ce chromosome et ainsi de suite. Il existe donc sur le
chromosome une image de l'être à venir, une représentation du corps du
type homunculus. On parle alors de gènes architectes.
Si l'on examine l'A.D.N. de souris, on trouve que les souris ont des gènes qui
ont la même fonction que certains gènes de la mouche mais la souris en a
quatre fois plus (quatre homunculus!). Les gènes responsables de la
localisation et de la disposition antéro-postérieure d'organes chez la mouche
se retrouvent dans la même position sur les gènes de la souris au point qu'on
puisse prélever un gène de la souris et le placer sur celui de la mouche ou
vice-versa et cela fonctionne.
Cette découverte est importante parce qu'elle montre que l'évolution de ce
système de planification remonte effectivement à 600 millions d'années
quand, issus d'un ancêtre commun, se sont différenciés d'une part les
invertébrés - vers, mollusques et arthropodes - et d'autre part les chordés
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avec Amphioxus sur lequel s'est développé le phyllum (la
vertébrés (où l'on passe de un à quatre chromosomes).
lignée) des
Tout ce qui précède concerne la construction du corps et du système nerveux
central jusqu'aux ganglions de la vie neuro-végétative.
Et le cerveau ...
Il existe pour le cerveau des gènes de développement comparables à ceux
dont on vient de parler. On en a déjà retrouvé dans les ganglions du cerveau
de la mouche (gène O.T.D.). On a aussi trouvé leur cousin dans le cerveau
des souris (gènes O.T.X.1 et O.T.X. 2) avec la même analogie structurale.
Jusque-là, on croyait que le cerveau était le résultat d'une évolution récente,
radicalement distincte des ganglions qui constituent le système nerveux
central et céphalique des animaux inférieurs. Mais, puisqu'on trouve les
mêmes gènes de développement chez la mouche, on peut supposer qu'ils se
trouvaient aussi chez l'ancêtre commun. On sait, par exemple, que O.T.X. 2
et O.T.D. sont interchangeables entre la souris et la mouche. Quant à O.T.X.
1, il est survenu plus tard, quand sont apparus les poissons à mâchoires et
quand l'oreille interne s'est développée.
On voit ici se dessiner le lien entre notre génétique, l'évolution et le
développement embryologique individuel. Certes nous ne sommes pas des
mouches, mais les mouches, comme tous les organismes vivants, peuvent
nous apprendre beaucoup de choses au sujet de notre propre organisme,
même pour les parties les plus nobles.
La grande innovation du système nerveux pour les vertébrés, c'est l'invention
de la structure plane. Si la sélection naturelle, jouant au niveau des animaux
primitifs, avait conduit à un accroissement continuel de la dimension des
ganglions nerveux, cela aurait constitué un danger du point de vue de la
vulnérabilité parce que le rapport surface/volume eut été très défavorable.
L'apparition d'une structure plane plissée et repliée sur elle-même - le tube
neural - augmente considérablement la surface qu'il est possible de loger
dans un volume limité avec en outre un accès facile pour la vascularisation
des cellules nerveuses. On en arrive ainsi à ce que le cerveau humain puisse
atteindre une surface utile de plus de 2 m_ avec une épaisseur de ± 3 mm
seulement, logée dans une boîte cranienne de dimensions modestes (± 1400
cm3).
Non seulement le cerveau a augmenté de façon globale au cours de
l'hominisation progressive
mais la surface dévolue à des fonctions
spécifiques a évolué elle aussi. C'est ainsi que, chez l'homme, les aires
olfactives ont considérablement diminué par rapport aux quadrupèdes,
probablement parce que ceux-ci doivent glaner des informations en flairant au
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niveau du sol. D'autres fonctions encore se sont atrophiées. Ce sont les
gènes du développement structurel qui sont responsables des modifications
de ces différentes fonctions.
Incidemment, on relèvera qu'il est remarquable que l'on travaille toujours
actuellement sur la base de concepts introduits par des biologistes de la
deuxième moitié du XIXème siècle, entre 1830 et 1880, Bernard, Charcot,
Darwin, Mendel, ... vivant dans l'aire limitée située entre Berlin, Londres,
Paris et Vienne!
L'influence du facteur temps
Ce n'est pas la nature des gènes qui a changé parmi les êtres plus évolués,
c'est leur durée d'expression et ils se sont par ailleurs dupliqués. Parfois
aussi, cependant, on assiste à une simplification dans le processus de
développement.
On a tendance à ne considérer l'action des gènes que chez l'embryon. Mais
elle existe tout au long de la vie, y compris chez l'adulte, où l'on a montré
qu'ils sont toujours en activité et qu'ils s'expriment jusqu'à la mort. Mais peutêtre ont-ils acquis chez l'adulte une nouvelle fonction?
Les premières indications de l'action des gènes à l'état adulte sont venus de
l'étude des centres cérébraux du chant chez le canari. Ces neurones perdus
chaque automne se développent à nouveau avant la période du chant.
On a trouvé aussi que les cellules du lobe olfactif se renouvellent en moyenne
tous les mois. Il en va de même dans l'hippocampe. Plus récemment, il a été
prouvé que les structures responsables de la mémoire se régénéraient
également (KEMPERMANN & GAGE, New Nerve Cells for the Adult Brain,
Scientific American, pp. 38-43, May 1999.). Donc le cerveau, contrairement à
l'idée fixiste que l'on en avait, est un organe qui se renouvelle en terme de
nombre de neurones mais aussi en terme de modification de leur forme. Le
cerveau n'est pas un ordinateur à structure fixe. Les synapses s'étendent,
bourgeonnent, changent de forme, se relient : c'est la néoténie, c'est-à-dire
"le maintien de caractéristiques embryonnaires, donc un ralentissement du
temps de développement chez un organisme sexuellement mature (*)". Par
exemple, le système pileux de l'homme et la
position des orteils
correspondent à une phase embryonnaire chez le jeune singe. Cela signifie
que l'être humain reste jeune et conserve jusque tard dans sa vie un potentiel
de renouvellement.
Le rôle de l'histoire
Le cerveau ne se forme pas de façon aléatoire mais en fonction de notre
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histoire. Certaines implications sont importantes. Une personne que l'on
rencontre aujourd'hui est tout autrement constituée qu'il y a dix ans. A la suite
de l'histoire évolutive, notre "oeuf" ne peut conduire qu'à un Homo sapiens.
Cela n'a pu arriver qu'une fois. Cela détermine l'enveloppe des possibles.
Mais dans cette enveloppe, il y a, pour un individu donné, une multitude de
possibilités de différenciations. Elles dépendent des interactions physiques
ou affectives que l'individu va développer avec le monde qui l'entoure. Le
cerveau se construit par interactions avec son environnement et ce processus
ne s'arrête jamais ni ne revient en arrière.
Ce fait confirme qu'il n'y a pas de destin génétique : c'est l'individuation. Si on
ne peut se développer que comme individu, par contre nous sommes des
individus sociaux. Il y a dû avoir, très tôt, une contrainte biologique pour que
l'on doive vivre ensemble. Il n'y a pas non plus de gènes de comportements
moraux. On a cherché dans le cerveau des structures de l'amour maternel, de
la violence, de la fidélité conjugale, de l'homosexualité,... Les journaux en ont
fait grand bruit. Les comportements moraux, les règles sociales sont bien
entendu indispensables mais elles sont déterminées par la vie en société.
Elles ne sont pas les mêmes en Papouasie ou en France. Ce n'est pas la
biologie qui peut nous éclairer à ce propos mais l'anthropologie.
Incidemment on peut se demander pourquoi des biologistes se trouvent dans
les comités d'éthique ? Ne pourrait-on pas plutôt penser que ce serait la place
des philosophes ?
Qu'est-ce que la pensée ?
La pensée ne peut se définir comme un objet matériel, ce n'est pas une
substance, ni une sécrétion, elle n'est pas "déposée dans le cerveau". La
définition que l'orateur en donne est qu' elle est le rapport adaptatif de
l'individu vivant avec son milieu. Un rapport n'a pas de substance ni de
localisation précise. Tous les êtres vivants qui sont adaptés à leur milieu ont
une pensée : la plante qui modifie sa croissance et son développement en
réponse aux stimuli extérieurs, le calmar qui projette de façon instinctive son
encre vers son prédateur, ... Mais chez l'Homo sapiens, c'est l'individu qui
s'adapte, ce n'est pas l'espèce. C'est une modification essentielle de son
comportement par rapport aux autres espèces animales ou végétales. Il y a
certes des gènes mais, par le biais du temps, nous avons des stratégies de
développement qui nous permettent de nous adapter individuellement au
monde extérieur. Des individus clonés ne seront jamais identiques.
Il n'y a pas de pensée sans corps, mais en même temps, il n'y a pas non plus de
corps sans pensée. (le monde de l’éducation, 293 juin 2001)
Ce n'est pas le cerveau qui génère la pensée, mais c'est bien la pensée qui génère
le cerveau.(idem)
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La vie n'a pas de sens, seule chaque vie individuelle a un sens, donné par celui qui
vit cette vie. L'individu trace son trait et disparaît.
celui, cette, chaque, donne, individu, sens, seule, trace, trait,
Les individus sont le produit d'une histoire, celle de l'espèce .
Alain PROCHIANTZ
Machine-esprit
Odile Jacob, 2001,
Mais qu'est-ce que la pensée ? L'auteur la définit « dans un sens
purement biologique, comme le rapport adaptatif qui lie l'individu et
l'espèce à leur milieu » (p. 153), définition qui appelle évidemment
l'apport d'autres disciplines. Chez l'animal, cette pensée est toute
instinctive. Chez l'homme, la possibilité de s'adapter par individuation,
l'auteur la nomme intelligence (p. 167), ce qui le distingue
radicalement des autres espèces.
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