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alain Prochiantz dirige le laboratoire de développement et évolution du
système nerveux (CNRS) à l'Ecole Normale Supérieure.
Il a précédemment publié, outre de nombreux articles:
- L'anatomie de la pensée : à quoi pensent les calamars? Éditions Odile
Jacob, 1997.
- La biologie dans le boudoir, Éditions Odile Jacob.
- Claude Bernard, la Révolution physiologique
- Stratégies de l'embryon, Éditions PUF.
Voir également, sur le web:
- Les inattendus du développement
http://www2.pourlascience.com/numeros/pls-236/inattendus.htm
Le nouveau livre d'Alain Prochiantz poursuit et amplifie les propositions
présentées dans un livre précédent, qui fut déjà très remarqué : "Les
anatomies de la pensée, A quoi pensent les calamars ? Odile Jacob 1997"
Stricto sensu, l'auteur résume pour nous, outre de nouvelles réflexions
relatives à la philosophie des sciences, les travaux qu'il mène dans son
laboratoire concernant le veloppement phylogénétique (au travers des
espèces) et embryogénétique du système nerveux dans le monde vivant.
Alain Prochiantz a d'ailleurs consacré à une partie de ce thème la 24e
conférence de l'Université de tous les savoirs (Editions Odile Jacob).
Mais les évènements se précipitent, et les esprits évoluent très vite, dans le
domaine plus général de la génétique. Nous pouvons noter, dans le désordre :
le développement du décryptage d'un certain nombre de génomes et de
certaines parties du génome humain, avec tous les débats que ceci
provoque: que vont faire les entreprises et laboratoires disposant de ces
connaissances ? L'ivresse de la technique (de la technoscience et des
dollars) ne fait-elle pas oublier que des pans entiers de la connaissance
continuent à nous échapper : à quoi servent exactement les gènes ? Peut-
on prévoir ce que produira la modification de telle ou telle portion de l'ADN ?
les questions posées à la recherche fondamentale, suite au refus croissant
du tout-génétique (un gène = un caractère) et aux dérives de la
sociobiologie et du darwinisme social. Peut-on parler d'information
génétique et de programme génétique ? Existe-t-il un plan morphogénétique
et comment s'exprime-t-il ? Comment l'expression du génome dans
l'ontogenèse prend-elle en compte les réactions du milieu extérieur auquel
est confronté l'individu, depuis le stade embryonnaire jusqu'à sa mort ?
Comment, au cours de l'évolution des espèces, se conjuguent les effets de
la reproduction du génome, y compris les accidents réplicatifs, et les mêmes
pressions du milieu, qui s'exercent, non seulement sur les gènes, mais sur
les individus eux-mêmes et leurs " cultures " comportementales et cognitives
?
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l'étude de la cellule et des influences qu'elle subit pendant l'ontogenèse :
Sous quelles formes se manifestent les champs commandant sa
spécialisation et sa localisation? Quel est la portée du nouveau concept, en
plein développement de cellule-souche (cellule embryonnaire non encore
spécifiée ou à demi-spécifiée, susceptible de changer d'affectation en cas
de transplantation dans un organisme vivant déjà, en principe, spécifié par
son génome ? Les neurones sont-ils susceptibles de se reproduire, même
chez l'adulte, et en fonction de quoi ?
et finalement, les attaques frontales contre le prétendu dogmatisme de la
génétique et de la biologie moléculaire traditionnelles, portées par certains
jeunes généticiens (Voir Ni Dieu ni gène, de Kupiec et Sonigo) qui tendent à
balayer les concepts de programme génétique, d'espèce, d'individu, en
privilégiant celui d'écosystème au sein duquel individus, gènes, cellules et
même molécules, seraient en compétition darwinienne ou égoïste pour
l'accès aux nutriments.
Ajoutons à cela les perspectives de la robotique et de la vie artificielle,
incluant les symbioses de plus en plus fréquemment envisagées entre cellules
vivantes et substrats électroniques. Ce point mérite un développement un peu
long dont nous nous excusons d'avance. Quelques-uns de nos lecteurs
s'étonnent de voir, sur un site consacré à la robotique, présenter les travaux
de biologistes, physiologistes ou neurologues plutôt que les détails du chien
Aibo ou de la maison intelligente. C'est qu'à nos yeux il faut prendre en
considération le long terme, nous pensons, peut-être à tort, que " tout se
mélangera ". . La vie artificielle, telle qu'elle est partie, n'aura pas de limites à
ses ambitions. Tout ce qui fonctionne dans la nature sera analysé, d'aussi
près que possible, afin d'être éventuellement reproduit ou copié. L'ouvrage
excellent d'Alain Prochiantz, dont nous vous parlons, fait le point des
connaissances de son auteur en matière d'embryogenèse : comment se
déroule le " programme " contenu dans l'ADN de la cellule germinale, résultant
de la fusion de la mi-hélice maternelle et de la mi-hélice paternelle ? Comment
agissent, notamment, ces fameux gènes de croissance qui téléguident, si l'on
peut dire, la spécialisation cellulaire et l'assemblage des organes du nouvel
individu, depuis la cellule fécondée initiale jusqu'à la mort ?
Or ceci comporte un rapport assez évident avec la robotique, que suggère
d'ailleurs le titre " Machine-esprit " où le lecteur ne verra pas un simple coup
de chapeau à Turing, inventeur du mot. Aujourd'hui, les roboticiens ont pour
l'essentiel renoncé à programmer a priori les automates. Ils les obligent à se
donner eux-mêmes, par compétition darwinienne dans un environnement
sélectif, les programmes les mieux adaptés aux contraintes hic et nunc du
milieu. Mais les chercheurs en vie artificielle n'ont pas encore essayé de créer,
sauf sous des formes très simplifiées, des automates dont, non seulement les
programmes s'adapteraient, mais dont l'ensemble de la machinerie, capteurs,
effecteurs, moteurs, pourrait se construire au fur et à mesure que grandirait
l'expérience de l'automate, et que s'accroîtraient les exigences de réponse
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nécessaires à sa survie. Il faudra bien y venir pourtant, si l'on veut que les
machines puissent par exemple grandir et se complexifier en milieux hostiles à
l'homme. Il sera donc nécessaire de disposer de programmes déroulants qui,
d'une petite machine limitée et pas très intelligente, feront une grande machine
puissante et très maligne, en captant à l'extérieur et assemblant les éléments
qui lui seront cessaires, ainsi qu'en transformant en contenus cognitifs les
entrées-sorties de ses senseurs et effecteurs.
Comme ceci ne serait pas possible dans le cadre d'une programmation initiale
incapable de prévoir les futurs affrontements de l'automate avec le milieu, il
faudra bien que des algorithmes génétiques complexes, découlant d'un plan
initial global, mais non spécifié au départ dans le détail, se mettent en place
progressivement, en fonction des besoins du moment et des réactions du
milieu. Pour ce faire, il ne sera pas inutile d'avoir bien compris le mécanisme
des actions-réactions entre gènes morphogénétiques dans l'ontogenèse
biologique, pour le transposer au profit des programmes morphogénétiques
supposés entrer en action successivement ou en réseau, afin de construire
notre automate, si possible en dehors de toute intervention humaine.
Venons-en, après ces préambules, à Machine-esprit.
L'auteur n'a pas l'ambition de tracer les plans d'un automate auto-adaptatif
dont le concept même paraît à beaucoup relever de la science-fiction. Le livre
est d'abord, nous l'avons dit, le compte-rendu très professionnel des travaux et
des réflexions d'un biologiste généticien s'intéressant plus particulièrement à
l'ontogenèse, c'est-à-dire à l'élaboration d'un individu par actualisation de son
génotype. Il s'agit de mieux comprendre et faire comprendre des mécanismes
restant encore très mystérieux. Si possible, le biologiste espère en tirer des
enseignements pouvant servir en génétique et, plus particulièrement en
médecine. Ceci serait déjà très bien, à ses yeux et aux nôtres.
Les difficultés de la question ne sont pas esquivées, après le rappel historique
indispensable à comprendre l'état actuel des connaissances. Alain Prochiantz
insiste sur le fait que, contrairement à ce que l'on croit, le 19e siècle et la
première partie du 20e ont posé les bases de la génétique moderne, au cours
de débats passionnés entre les savants de l'époque, bien avant la découverte
de Crick et Watson. Le problème lui-même est traité, en simplifiant la
présentation, certes, mais dans toute son ampleur. L'ensemble des solutions
retenues par l'évolution dans le domaine de la phylogenèse et de l'ontogenèse
du vivant sont évoquées. Rien n'est caché de la complexité des problèmes
rencontrés, ni des obscurités qui demeurent. Le livre fait ce faisant un grand
effort de pédagogie, pour aider le lecteur à s'y retrouver. Un glossaire très clair
précise les principaux termes techniques. Il s'agit donc d'un ouvrage qui, sans
être facile, est tout à fait abordable.. Une des premières conclusions, un peu
naïve mais utile, que l'on retire de la lecture d'un tel travail est que les choses
sont loin d'être aussi simples que les discours triomphalistes de la génétique
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industrielle peuvent le laisser croire. Une chose est de modifier le site d'un
gène, une autre de comprendre à quoi servent ou ne servent pas tous les sites
géniques, et surtout comment s'exprime leur action, tout au long de la vie du
sujet.
Le livre ne se limite pas à l'ontogenèse des organismes relativement simples,
ne disposant que de ganglions nerveux en place de cerveau. Il montre les
voies spécifiques suivies par le génome pour la mise en place de la tête, du
cerveau et finalement de la pensée, en liaison permanente avec le reste du
corps, mais aussi en réaction permanente avec les entrées sensorielles. Les
mécanismes de production d'un individu aussi multiple que l'homme, par
expression des gènes de son génome, en interaction avec un environnement
chaque fois différent, sont éclaircis en partie, par comparaison avec ce qui se
passe chez les espèces plus simples, arthropodes par exemple. Le livre nous
rappelle à ce sujet des choses fort utiles, que sous l'influence de
l'anthropocentrisme ordinaire, nous avons tendance à oublier : ce sont les
mêmes gènes qui commandent le veloppement de la plupart des espèces
vivantes, depuis la drosophile jusqu'à l'homme.
Un tel sujet peut porter à d'innombrable développement touchant les sciences
connexes ou la philosophie. L'auteur, très honnêtement, refuse de trop
s'éloigner de sa discipline. Il indique quelque part que l'interdisciplinarité,
quoique à l'ordre du jour aujourd'hui, incite à parler de ce que l'on connaît mal,
plutôt qu'approfondir ce que l'on connaît mieux. Il craint aussi les métaphores
pouvant en résulter. Nous ne sommes pas certains qu'il ait totalement raison,
mais n'est pas le propos. Notons cependant que l'auteur, tant dans cet
ouvrage que dans ses précédents, n'a pas hésité à aborder des domaines
relevant de la philosophie des sciences et de la philosophie en général. Ses
études sur Claude Bernard, D'Arcy Thompson, on Brillouin, Alan Turing et
bien d'autres, montrent son aptitude à traiter des sujets relevant de l'histoire
des sciences et de la philosophie.
Revenons au fond du problème abordé par Machine-esprit, déjà posé dans
ses précédents ouvrages. Alain Prochiantz peut, nous semble-t-il, être
considéré comme l'un des représentants français de l'Evo-dévo. Ce terme
désigne une méthode inspirée d'un principe reconnu comme faux popularisé
par Haeckel au 19e siècle, " l'ontogenèse récapitule la phylogenèse " c'est-à-
dire que l'embryon passe par toutes les phases de veloppement suivis par
l'espèce, le phylum, auquel il appartient au cours de l'histoire. L'Evo-dévo sans
se rallier au jugement d'Haeckel, se borne à constater qu'il y a interaction
permanente entre le veloppement d'un individu à partir de l'œuf, le milieu
auquel se trouve confronté cet individu, et l'évolution de l'espèce à laquelle il
appartient, elle-même façonnée au plan génétique par la nécessitée d'une
adaptation à un milieu exerçant des contraintes sélectives à plus long terme.
Peut-être pourrait-on résumer cette approche en disant qu'elle cherche à
éviter les excès du tout-génétique déjà évoqués ci-dessus (tout chez l'individu
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est commanpar les gènes de son notype) en réhabilitant l'individuation,
autrement dit les acquis évolutifs, y compris leurs répercussions sur le
génome, susceptibles d'être apportés par l'invention dont fait preuve l'individu
au cours de sa vie.
Les excès du tout-génétique ne peuvent être contrés qu'en montrant que
durant l'ontogenèse, la mise en place des constituants de l'organisme tolère
une certaine souplesse. Tout n'est pas rigidement programmé par le
déroulement implacable du programme génétique, tout au moins chez les
animaux d'une certaine complexité, notamment les vertébrés dont l'homme fait
partie. Le génome, à part les accidents de réplications, survenant notamment
lors de la méiose, ne se borne pas à faire des clones. Il produit des individus.
Pour démontrer cela, Alain Prochiantz insiste sur le rôle des gènes dits de
développement. Certains commandent avec une relative rigidité, depuis la
mouche jusqu'à l'homme, la mise en place des segments du corps, des
membres, de certains organes tels que l'œil. Mais d'autres au contraire,
responsables de l'implémentation du tronc cérébral et du cerveau, installent
dès le but de la vie embryonnaire, une plate-forme neurale malléable, non
spécifiée, qui recevra progressivement les réentrées neuronales venant du
reste du corps, mais aussi les messages recueillis par la périphérie, au contact
de l'extérieur. En reprenant l'image de l'homoncule, l'auteur nous dit que le
génome peut, dans une certaine mesure, être considéré comme l'imago ou
homoncule du futur corps, mais ne peut pas l'être pour le cerveau. Il n'y a pas
d'homoncule ou plan du cerveau dans le génome. L'homoncule, si l'on veut
conserver cette image, est constitué, au niveau du cerveau, par les remontées
vers le cortex des entrées sensorielles : aires somatique, visuelle, auditive,
etc. qui s'organisent en machines computationnelles supportant les
représentations durables ou passagères dont l'individu se sert pour survivre.
Une des applications la plus spectaculaire de cette approche est la
proposition selon laquelle le cerveau, notamment chez l'homme, n'est pas
entièrement façonné à la naissance par les gènes de développement. L'on
savait qu'il pouvait tenir compte de l'expérience en complexifiant ses
synapses, mais Alain Prochiantz va plus loin en indiquant que, si le milieu,
notamment l'insertion dans un milieu culturel stimulant l'exige, de nouveaux
neurones peuvent se mettre en place dans le cerveau, et cela jusqu'à la
mort…perspective très appréciée du grand public. " Ce n'est pas le cerveau
qui génère la pensée, c'est la pensée qui génère le cerveau ". Or la pensée
correspond, que ce soit chez le calmar ou l'homme, au traitement des
informations reçues du milieu par l'appareil sensori-moteur. Ce sont les corps
et, finalement, si l'on peut dire, les caractéristiques perceptibles du milieu
elles-mêmes, qui pensent.
Nous voudrions maintenant poser quelques questions qui nous ont paru
rester sans réponses suffisantes dans le livre :
la machine-automate, qui donne son titre à l'ouvrage, ne nous paraît pas
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