UNE VALSE À DEUX TEMPS Alain Badiou, Barbara Cassin Il n’y a pas de rapport sexuel. Deux leçons sur « L’Étourdit » de Lacan Paris, Fayard, Coll. « Ouvertures », 2010, 136 p. «Il n’y a pas de rapport sexuel» : ainsi Lacan énonçait-il, sous la forme d’une contre-vérité évidente, un principe prétendant «faire la pige» à Aristote ; et c’est sous ce titre qu’Alain Badiou et Barbara Cassin signent chacun la moitié d’un livre qui articule la différence même qui les singularise : la sophiste d’abord, d’une habileté, d’une aisance, d’un sans-gêne langagiers par moments époustouflants, alignant un texte « vachement pas con » ; puis le philosophe, droit dans ses bottes et sa puissance conceptuelle, appliqué à retrouver ses marques et son lexique en terre étrangère, n’en portant pas moins un remarquable diagnostic sur le psychanalyste qui les réunit — et qui méritait bien ce double et contradictoire patronage. Galanterie éditoriale ? C’est la femme qui commence, quand la couverture se contente de l’imperturbable ordre alphabétique. Avec elle, voici donc Gorgias et ses collègues sophistes, au nombre desquels se trouve enrôlé un Lacan ravi d’apporter des citations qui, non seulement vont dans le sens où on veut l’entraîner, mais le montrent fort averti des enjeux de la sophistique grecque, jusqu’à s’y identifier dans une phrase à juste titre montée en épingle et en exergue : « Le psychanalyste, c’est la présence du sophiste à notre époque, mais avec un autre statut ». Dont acte. Reste à déplier les attendus d’un tel jugement. Et d’abord : le principe de contradiction posé par le Stagirite comme le «principe des principes» est-il, oui ou non, « vachement con », comme Lacan l’énonce sans ambages ? Pourquoi ce dernier tient-il tant à ne pas se précipiter vers l’identité de la lettre à elle-même qu’implique assez directement ce fameux principe ? Forte de ses travaux antérieurs1, Barbara Cassin montre, citations de L’Étourdit à l’appui, la prévalence accordée par Lacan à l’équivoque sur l’unicité du sens —unicité qu’Aristote requiert, lui, pour fonder « ce que parler veut dire ». L’un parle (voire : écrit) pour que les significations fassent cortège dans une et une seule direction, éliminant impitoyablement les équivoques générées par le langage ; l’autre se prête presque négligemment au jeu du sens pour s’enchanter de la matière sonore (et scripturale) du langage, cherchant l’équivoque avec autant de soin que le premier en met à l’éviter. Adieu la moindre idée de synthèse entre ces deux frères ennemis : aux yeux du sophiste, le philosophe fait l’effet d’un gros balourd, les deux pieds pris dans la glaise du sens, quand, aux yeux du philosophe, le sophiste n’est qu’un bonimenteur, un charlatan — la preuve : il fait payer ses prouesses verbales, alors que la vérité, on ne le sait que trop, n’est pas une fille facile, etc. Sauf qu’avec Lacan une question largement inédite se pose : en quoi « il n’y a pas de rapport sexuel » mérite-t-il d’être considéré comme le principe de toute sophistique qui se respecte ? « Den » ou « Mêden » ? La trouvaille de Barbara Cassin consiste à aller chercher un allié que Lacan, au demeurant, lui indique : Démocrite. Non que celui-ci se soit beaucoup penché, à notre connaissance, sur les L’Effet sophistique (Paris, Gallimard, 1995), bien sûr, mais sans oublier Si Parménide (Paris-Lille, PUL-MSH, 1980), texte germinal s’il en fut. À quoi l’on ajoutera désormais Jacques le sophiste (Paris, Epel, 2012). 1 Une valse à deux temps, p. 2 mystères du sexe et du sens confondus, mais l’idée qu’il a pu se faire de la nature des atomes – une fois retirée la gangue ontologique minimale qu’Aristote s’est empressé de lui conférer – se montre fort affine à celle des éléments matériels de la langue auxquels Lacan accorde toute son attention de clinicien. Nous voilà ainsi ramenés au riche terrain de la lexicographie. Qu’est-ce donc que le « den » dont Démocrite taxe ses atomes ? Même pas un mot de la langue grecque, les dictionnaires se contentant pour la plupart de l’ignorer ! Le lecteur qui n’a pas lustré ses manches à parcourir la littérature philologique découvrira avec bonheur, à travers le commentaire doxographique érudit de Cassin, le bricolage linguistique qui a donné naissance à ce mot-clef de la physique démocritéenne. Via Plutarque et Galien, on apprend que Démocrite distinguait entre le « den » des atomes et le « mêden » du vide, entre lesquels se tissent de subtils échanges. Or ce « den » vient d’une troncature de deux éléments négatifs présents dans le grec classique, à savoir ou et mê, le premier renvoyant à une négation de fait et objective, le second à une négation modale et subjective. Si je fais porter ces deux types de négations sur le un (hen en grec), j’obtiens soit ouden (ou-de-hen : pas même un), quelque chose qui n’est pas là, factuellement ; soit mêden (mê-de-hen : pas même, et surtout pas, un), quelque chose qui ne peut en rien être là, ni ailleurs, le néant pur et simple. Mais l’important tient au fait que « den » est découpé en dépit de l’étymologie, avec un bout de la particule qui fait liaison avec la négation et le un qu’il s’agit de nier diversement. Pour Démocrite, commente Heinz Wismann, il s’agit de montrer que « la positivité de ce qui est n’existe que grâce à la négativité de ce qui n’est pas (mêden – mê = den)2 ». Cassin le traduit poétiquement par le français « ien » (et même plus justement « iun »), obtenu en sectionnant le mot « rien », qui luimême vient du latin rem (chose), d’une façon qui prend à rebours tout bon sens linguistique. Et donc le « den » démocritéen, dans son ambition de dire la nature même des atomes qui peuplent l’univers, ne désigne ni le rien ni le quelque chose à quoi Aristote tenait à le réduire, mais ce que l’on obtient en ôtant au vide lui-même sa négativité. Si bien qu’avec ce den entendu tel que Cassin le déplie, on n’est plus exactement dans l’ordre du discours célébrant la phusis – le monde, la nature, les étants – on n’est plus dans l’ordre du signe développant un signifiant dont l’accouplement à un signifié parvient à attraper un référent, on se trouve dans une production linguistique qui s’affiche comme telle, dans sa prétention à manifester d’abord du langage. Un néologisme, certes, mais dérivé en dépit des jointures usuelles de la langue grecque. Ce qui ne l’empêche pas de fonctionner aussi comme signe, puisqu’il entend renvoyer à ce référent physique que serait la nature même des atomes (fidèle à son principe d’univocité du sens, Aristote ne retient que cette fonction) ; mais même considéré sous cet aspect, ce qu’il désigne n’est pas vraiment hors de lui, c’est encore lui en tant que flatus vocis, rature langagière dans la pureté du non-être, du vide, du rien, du mêden dont il est extrait. Pour le dire en termes post-saussuriens : manifestation du signifiant en tant que tel (si cela se peut !). Voilà en quoi le den vient à Lacan comme bague au doigt : il ne cherche pas, en effet, à refiler à Freud un nouveau discours, plus « linguistique », sur la réalité psychique inventée par son prédécesseur. Il entend établir la place et la fonction de ce qu’il a nommé, d’un mot ancien revisité : le symbolique, qui excède de beaucoup la langue naturelle, laquelle néanmoins le structure. Non pour inclure ce symbolique new look dans le champ des savoirs désormais à parcourir (tel l’univers devenu objet de science à cause de la relativité générale, alors qu’il était jusque-là proscrit pour tout savant honnête) ; mais pour extirper quelques conséquences du maniement d’un tel outil chez l’être humain dès lors que celui-ci entend signifier quoi que ce soit. Avant, donc, bien avant tout bouclage sur l’univocité du sens et l’identité de la lettre à elle-même, 2 Heinz Wismann, Les Avatars du vide. Démocrite et les fondements de l’atomisme, Paris, Hermann, 2010, p. 48. Une valse à deux temps, p. 3 vient jouer, de façon aussi décisive que cachée, l’impact de cet appareil sur l’être parlant qui le déroule, et s’en croit stupidement quitte (« connerie » d’Aristote). Il ne s’agit pas, dit un jour Lacan, « de parler de la parole, mais de parler dans le fil de la parole3. » Ce fil a été l’affaire de sa vie, il y a entraîné quelques autres. À cause du langage qu’ils reçoivent tous deux en fermage obligé, le mâle et la femelle de l’espèce humaine sont pressés d’advenir comme homme et comme femme, plus ou moins en fonction de leur sexe de départ. Dans l’ensemble, ils y parviennent, quoique inégalement. Mais à cause de ce fichu « den » qui revient, en la circonstance, à cette appropriation de la langue par laquelle chacun se fait « je », cet indispensable petit caillou énonciatif s’avère, lui, rebelle à la sexuation. Et donc : « Il n’y a pas de rapport sexuel » qui se puisse écrire, qui se puisse soutenir dans l’ordre du langage hors lequel il n’est point de sujet. CQFD. Merci le den qui montre bien le jeu de la faille langagière dans l’appréhension du réel (sexuel). Merci Barbara Cassin. Vérité-savoir-réel : un triplet pour un pas de deux ? C’est alors qu’entre en scène le philosophe, aristotélicien par définition, voué qu’il est à sa puissance d’affirmer. On apprend vite que le « fil conducteur » sera « comme toujours, l’examen du rapport de Lacan à la philosophie. En définitive, c’est la seule chose qui m’intéresse (p. 105). » Au moins y aura-t-il ainsi du rapport en perspective, et plutôt du genre contradictoire puisque Lacan est rangé, avec raison, du côté de l’antiphilosophie, tandis que Badiou entend défendre les couleurs de la philosophie. Pour en débattre, un triplet est d’emblée proposé – vérité, savoir, réel –, chacun des deux camps étant supposé faire valser les termes à sa manière. On assiste très vite à un curieux traitement de Lacan. Exemple : « Quelle est, demande Badiou, aux yeux de Lacan, la vraie nature de l’opération philosophique ? » Il est permis de douter que Lacan ait jamais posé pareille question, et surtout en ces termes, ce qui n’empêche certes pas de la lui poser, ni d’y faire la réponse suivante : « L’opération philosophique, aux yeux de Lacan, est d’affirmer qu’il y a un sens de la vérité. » Quelques lignes plus loin : « C’est là son axiome implicite ou explicite : il y a un sens de la vérité parce qu’il y a une vérité du réel. » « Implicite » en effet, au sens où Lacan n’a certainement jamais dit ça, mais ici rendu « explicite » au sens où Badiou lui suppose cette position pour la clarté du débat qu’il engage avec lui. On mesure d’entrée les conditions de cette lecture : pour participer au débat auquel il est invité, Lacan doit d’abord être traduit en termes propres à Badiou. C’est un procédé plus courant qu’on ne l’imagine, mais il est mené ici avec une certaine rudesse, la position de Lacan dans L’Étourdit se résumant alors à l’inverse strict de ce qui lui a été prêté comme conception de l’« opération philosophique », à savoir que pour l’analyste, au dire de Badiou, « il n’y a pas de sens de la vérité parce qu’il n’y a pas de vérité du réel ». Je serais bien en peine de savoir si tel est le cas, mais plus en peine encore de montrer que non. Ça n’est certainement pas aussi marmoréen que ça en a l’air, mais après tout, la hauteur de ton de L’Étourdit justifie qu’on lui tienne la dragée haute. On a d’ailleurs le sentiment de progresser lorsque, suivant la distinction entre « non-sens » et « absence de sens » lancée par Lacan, qui parle alors d’« ab-sens » du rapport sexuel et de « sens ab-sexe », Badiou suit cette piste : « Tout se joue, dit-il, sur la distinction entre ab-sens et non-sens ». Là, il est presque facile de lui dire oui. Admettons en effet que, pour Lacan, le sexe (mais qu’est-ce que c’est que ça ?) n’est ni du côté du sens, ni du côté du non-sens, mais bien dans ce champ de l’absence de sens, de ce « sens ab-sexe », comme il est dit dans L’Étourdit ; il devient alors concevable qu’il y ait pour lui un savoir sur le réel du sexe, mais hors du sens ou du non-sens, donc hors rapport à la vérité, alors 3 J. Lacan, Les Formations de l’inconscient, séance du 6 novembre 1957. Une valse à deux temps, p. 4 que la philosophie, on l’accordera à Badiou, n’envisage le savoir qu’en tant qu’il peut toucher au réel grâce aux effets de vérité qu’il atteint en se protégeant du non-sens. À la réflexion, ça se tient. Si l’on veut bien suivre ainsi Badiou dans son style d’affirmation, on aboutit, aux alentours de la page 120, à une perception plus fine des griefs que Lacan pourrait avoir à l’endroit de la philosophie. D’abord elle ignore l’ab-sens (le « sens ab-sexe ») en mettant à sa place quelque chose comme le principe de non-contradiction (petit salut à Barbara Cassin). Ensuite, elle ignore ce que le savoir peut avoir de réel ; elle « engloutit [le savoir] dans l’amour de la vérité » (p. 121) . Et enfin « elle dispose le sens et la vérité en miroir ». Seul un long et détaillé commentaire permettrait de comprendre jusqu’à quel point ces mots-clefs que Badiou tient à partager avec Lacan – vérité, savoir réel – œuvrent comme des concepts identiques chez l’un et chez l’autre. Aristotéliquement parlant, l’homophonie menace et je parierais volontiers que le seul mot de « vérité » couvre des conceptions pour le moins différentes. Mais plus que la correspondance terme à terme, c’est la ternarité elle-même qui retient l’attention, surtout lorsque Badiou en vient à écrire : Par conséquent, pour Lacan, et c’est, je crois, la thèse la plus neuve et la plus importante de L’Étourdit, le triplet savoir-vérité-réel ne peut pas se segmenter. Il n’est pas distribuable en paires […] Si vous prétendez qu’il y a la vérité et le réel, il faut situer la fonction du savoir, si vous avez un savoir du réel, vous devez supposer un effet de vérité, et quand vous parlez des rapports entre vérité et savoir, il faut qu’il y ait du réel. Arrivé à ce point, le lecteur se souvient d’un bref récit rapporté par Werner Heisenberg alors qu’il venait tout juste de formuler le principe d’incertitude. En vacances dans un refuge de haute montagne, il est brocardé sur sa récente découverte par ses amis qui lui disent qu’avec un tel principe, il est en train de mettre à bas tout le magnifique édifice de la physique classique et relativiste. À quoi il rétorque : « Mais regardez ! nous sommes en train de faire la vaisselle avec une eau plus que douteuse, des torchons en lambeaux, et cependant nos assiettes et nos couverts sont propres ! ». De ces appareillages conceptuels, dont chacun appellerait de longs développements pour qu’un sens clair en découle, surgit en effet dans le texte de Badiou quelque chose de propre et net. Le fait est que Lacan rejette toute « mise en paire », l’obsession du nœud borroméen, si prégnant dans L’Étourdit, en est bien la preuve. « Les choses alors deviennent beaucoup plus claires », écrit Badiou lui-même après avoir énoncé ce qui précède et, de fait, il parvient à dire plus simplement ce qui fait de Lacan autre chose qu’un philosophe, quel que soit le niveau de construction théorique auquel il se place : il veut un trois qui ne résulte d’aucun appairage, il aurait pu être évêque au premier concile de Nicée, il faut que ça valse pour que ça tienne. Badiou sent alors qu’il tient l’affaire : Je pourrais montrer comment dans L’Étourdit […] il s’agit toujours, lorsque l’on discute de ces questions, de remembrer le triplet […] Je vous propose alors la définition lacanienne de la philosophie. La philosophie, c’est une subversion du trois par le deux. La philosophie refuse que le trois soit irréductiblement originaire, qu’il soit impossible de le déplier dans le deux (p. 124). Il ne manque pas de conclure que « la querelle sur le trois et le deux est en définitive une querelle sur le Un ». Fidèle à sa méthode, il propose alors un « théorème lacanien qui, s’il n’est pas exactement de Lacan, vaut comme théorème antiphilosophique essentiel. Ce théorème se dit : « Si l’on subvertit le trois par le deux, c’est que l’on a une pensée fausse de l’un. » Une valse à deux temps, p. 5 Yad’l’un (ou : Le temps est compté) Que l’Un soit, que « être » et « un » s’équivalent, ne convenait en effet en rien à Lacan, non tant parce qu’il aurait voulu se rire des agapes philosophiques où ce genre d’affirmation vaut ticket d’entrée, mais parce que, sophiste s’il en fut (parce que clinicien), il a tenu à ce que l’on n’écartât point, sous quelque prétexte que ce soit, le « fil » de la parole, rappelant inlassablement le fait « qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend ». La petite friandise du « qu’on dise »… Badiou pousse cependant plus loin encore son questionnement en demandant ce qui pourrait ainsi « gager » le triplet savoir-vérité-réel et sa connexion brutale avec le fait que, d’l’un, « ya ». Sa réponse a de quoi surprendre, dans le bon sens du terme : Puisque du réel il n’y a ni connaissance, ni vérité, puisque, au contraire, il n’y a vérité que sous condition de son enchaînement indémêlable au réel dans la guise d’une fonction de savoir, il faut bien qu’il y ait, de ce réel, une pure rencontre. Appelons « acte » le point de la rencontre du réel comme tel (p. 127). Point de rapport cognitif au réel ; seulement un rapport pratique, que Badiou nomme, d’une curieuse expression qu’on ne rencontre pas dans L’Étourdit : « démontrer le réel » : « [Le réel] relève de ce que Lacan tente d’inventer sous le nom de “démontrer” » (p. 129). Il s’ensuit qu’un tel réel n’a de chance de se manifester que dans les impasses du fonctionnement symbolique, un peu comme chez Pascal le raisonnement apagogique est plus conclusif que le raisonnement positif puisque l’apagogique bute sur le faux et oblige à rebrousser chemin, alors que le positif laisse ouverte une voie qui sera peut-être bouchée au prochain coup, à la prochaine « démonstration ». Le réel se devine là où échouent les capacités de la symbolisation, voire (c’est plus court) de la représentation. De telle sorte que la différence sexuelle se voit ainsi promue au rang d’un réel lorsqu’on affirme qu’à son endroit « il n’y a pas de rapport » entre les termes que l’on ne peut pas ne pas constater, à savoir ceux d‘« homme » et de « femme ». Mais reste aussi la dimension de l’acte, indépendamment de toute « démonstration » par les voies logiques ou argumentatives diverses. Qu’est-ce donc qui pourrait donner le signe « de ce qu’on est bien dans l’élément du sens ab-sexe, ou de l’ab-sens, et que donc le réel peut répondre à sa place ? » (p. 131). Le sort fait par Lacan à l’angoisse apporte la réponse dans la mesure où il l’a conçue, dès son séminaire sur ce thème, comme l’« affect qui ne trompe pas ». Reprenant son triplet, Badiou commente alors : « Cet affect fonctionne comme garantie latente de l’effet de vérité produit par la fonction du savoir dans le réel (p. 131). » Tout cela s’imbrique assez bien, comme dans un jeu de lego rendu complexe par une indéniable disparité des pièces, mais non sans produire à nouveau quelque gêne chez le lecteur au regard des termes ainsi mis en jeu. Commentant deux « exigences » que Lacan aurait énoncées concernant la conduite d’une cure, Badiou écrit : « La première est de conduire, ou produire, ce que Lacan nomme une “formalisation correcte” »(p. 132). On a beau chercher, dans le texte de L’Étourdit et un peu ailleurs, l’endroit précis où Lacan aurait dit ça pour en mieux percevoir les entours et peut-être en saisir les enjeux, on ne trouve rien de tel, alors que les guillemets rapportaient clairement la chose à Lacan. Ça n’est pas non plus totalement abusif ; le lecteur régulier de Lacan peut avoir le sentiment d’« avoir vu ça quelque part » mais, sans en avoir le cœur net, comment assentir à ce que Badiou en dit ? De même au sujet de la deuxième « exigence » : Le problème est que cet affect, qui est en somme l’affect du triplet réel-savoirvérité sous la loi du réel, cet affect doit être mesuré dans son usage. Il faut doser l’angoisse (p. 133). Une valse à deux temps, p. 6 Qui parle ? Lacan ? Oui, certes, mais alors que dans le cours du séminaire XI, il en vient à dire, en réponse à l'un de ses auditeurs : « Dans l'expérience [i. e. dans la cure], il est nécessaire de canaliser [l'angoisse] et, si j'ose dire, de la doser pour n'en être pas submergé4 », le voilà maintenant affirmant urbi et orbi comment y faire avec l'angoisse. Une telle universalisation montre où et comment la confrontation strictement théorique et philosophique trouve ses limites. Ce qui n’empêche pas Badiou de retrouver ses marques lorsque, à l’orée de sa conclusion, il note à l’endroit de la cure analytique « une relation immanente entre la hâte et la retenue », entre cette « formalisation correcte », couplée ici au « désir du mathème » qui précipiterait l’analyste vers la production d’un savoir, et l’angoisse comme « garantie du réel », qui ne cesserait de différer l’échéance. Le fait est qu’on aborde bien là l’une des différences peut-être les plus marquées entre philosophie et psychanalyse : la première – et Badiou prend soin de coucher ce qui suit dans l’italique – a tout son temps (p. 135). La seconde, de façon bien plus ambiguë, a elle aussi besoin d’une sorte d’éternité que la répétition des séances lui assure assez rapidement, et que le refus méthodologique de s’accorder sur quelque finalité que ce soit fortifie en rendant toute conclusion énigmatique (ce dernier trait constituant la différence forte entre psychothérapie et psychanalyse). Mais le ver de la rupture est d’entrée dans le fruit transférentiel, indiquant l’implacable conclusion qui, aussi différée soit-elle, escorte de multiples manières le fil des jours et des séances – et sans quoi Freud n’aurait eu aucune raison de parler de pulsion de mort. Lacan serait-il, pour autant, comme l’affirme Badiou en sa conclusion, un « subtil métaphysicien » ? Peut-être, mais à la condition de voir en lui quelqu’un qui a produit « une vérité [qui] n’en est pas moins un touché pur du réel (p. 136) », soit : de lui retirer son trépied antiphilosophique et d’en faire pour finir un philosophe, serait-ce malgré lui. Voilà en un seul petit volume un Lacan parfaitement bifrons, considéré tantôt comme un philosophe (antiphilosophe) et tantôt comme un pur sophiste, scindé entre « la masculinité de Platon et la féminité de la sophistique » (p. 9), ainsi divisé dans l’ordre du savoir comme dans celui des sexes puisque les auteurs soulignent d’entrée, à la même page 9, qu’il n’est pas anodin que l’un soit homme et l’autre femme. Guy LE GAUFEY 4 J. Lacan, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, p. 41.