Une valse à deux temps, p. 3
vient jouer, de façon aussi décisive que cachée, l’impact de cet appareil sur l’être parlant qui le
déroule, et s’en croit stupidement quitte (« connerie » d’Aristote). Il ne s’agit pas, dit un jour
Lacan, « de parler de la parole, mais de parler dans le fil de la parole
. » Ce fil a été l’affaire de sa vie,
il y a entraîné quelques autres.
À cause du langage qu’ils reçoivent tous deux en fermage obligé, le mâle et la femelle de
l’espèce humaine sont pressés d’advenir comme homme et comme femme, plus ou moins en
fonction de leur sexe de départ. Dans l’ensemble, ils y parviennent, quoique inégalement. Mais à
cause de ce fichu « den » qui revient, en la circonstance, à cette appropriation de la langue par
laquelle chacun se fait « je », cet indispensable petit caillou énonciatif s’avère, lui, rebelle à la
sexuation. Et donc : « Il n’y a pas de rapport sexuel » qui se puisse écrire, qui se puisse soutenir
dans l’ordre du langage hors lequel il n’est point de sujet. CQFD. Merci le den qui montre bien le
jeu de la faille langagière dans l’appréhension du réel (sexuel). Merci Barbara Cassin.
Vérité-savoir-réel : un triplet pour un pas de deux ?
C’est alors qu’entre en scène le philosophe, aristotélicien par définition, voué qu’il est à sa
puissance d’affirmer. On apprend vite que le « fil conducteur » sera « comme toujours, l’examen
du rapport de Lacan à la philosophie. En définitive, c’est la seule chose qui m’intéresse (p. 105). »
Au moins y aura-t-il ainsi du rapport en perspective, et plutôt du genre contradictoire puisque
Lacan est rangé, avec raison, du côté de l’antiphilosophie, tandis que Badiou entend défendre les
couleurs de la philosophie. Pour en débattre, un triplet est d’emblée proposé – vérité, savoir, réel
–, chacun des deux camps étant supposé faire valser les termes à sa manière.
On assiste très vite à un curieux traitement de Lacan. Exemple : « Quelle est, demande
Badiou, aux yeux de Lacan, la vraie nature de l’opération philosophique ? » Il est permis de
douter que Lacan ait jamais posé pareille question, et surtout en ces termes, ce qui n’empêche
certes pas de la lui poser, ni d’y faire la réponse suivante : « L’opération philosophique, aux yeux
de Lacan, est d’affirmer qu’il y a un sens de la vérité. » Quelques lignes plus loin : « C’est là son
axiome implicite ou explicite : il y a un sens de la vérité parce qu’il y a une vérité du réel. »
« Implicite » en effet, au sens où Lacan n’a certainement jamais dit ça, mais ici rendu « explicite »
au sens où Badiou lui suppose cette position pour la clarté du débat qu’il engage avec lui. On
mesure d’entrée les conditions de cette lecture : pour participer au débat auquel il est invité,
Lacan doit d’abord être traduit en termes propres à Badiou. C’est un procédé plus courant qu’on
ne l’imagine, mais il est mené ici avec une certaine rudesse, la position de Lacan dans L’Étourdit se
résumant alors à l’inverse strict de ce qui lui a été prêté comme conception de l’« opération
philosophique », à savoir que pour l’analyste, au dire de Badiou, « il n’y a pas de sens de la vérité
parce qu’il n’y a pas de vérité du réel ».
Je serais bien en peine de savoir si tel est le cas, mais plus en peine encore de montrer que
non. Ça n’est certainement pas aussi marmoréen que ça en a l’air, mais après tout, la hauteur de
ton de L’Étourdit justifie qu’on lui tienne la dragée haute. On a d’ailleurs le sentiment de
progresser lorsque, suivant la distinction entre « non-sens » et « absence de sens » lancée par
Lacan, qui parle alors d’« ab-sens » du rapport sexuel et de « sens ab-sexe », Badiou suit cette
piste : « Tout se joue, dit-il, sur la distinction entre ab-sens et non-sens ». Là, il est presque facile
de lui dire oui.
Admettons en effet que, pour Lacan, le sexe (mais qu’est-ce que c’est que ça ?) n’est ni du
côté du sens, ni du côté du non-sens, mais bien dans ce champ de l’absence de sens, de ce « sens
ab-sexe », comme il est dit dans L’Étourdit ; il devient alors concevable qu’il y ait pour lui un
savoir sur le réel du sexe, mais hors du sens ou du non-sens, donc hors rapport à la vérité, alors
J. Lacan, Les Formations de l’inconscient, séance du 6 novembre 1957.