1 Valeurs et système de valeurs Valeur, notion à usages multiples La notion de valeur a, traditionnellement, suscité des controverses et des interprétations multiples et différentes. D’une part, parce que son champ d’application est vaste, La valeur est un concept qui appartient, à la fois, à la philosophie, à l’économie, à la sociologie, à la religion, à l’anthropologie, à la psychologie, à la psychosociologie… etc. Ces usages multiples de la notion de valeur en ont fait un terme galvaudé. D’autre part le concept de valeur porte en lui une signification subjective et il n’a jamais pu atteindre totalement la qualité la rigueur d’un concept objectif et scientifique. Son emploi est resté, à la fois, objet de la culture populaire et de la culture savante : « Au sens traditionnel du mot, la «valeur» d’une chose désigne tout simplement son prix ; et la théorie de la valeur était justement la théorie de ce qu’on appelait l’«économie politique». Cet emploi du terme continue, certes, d’avoir cours dans le langage habituel et dans celui des économistes».1 Malgré la multiplicité des définitions, nous pouvons appuyer l’acception générale citée par les auteurs de l’article de l’Encyclopédie Universalis selon lequel, la théorie générale de la valeur «doit se préoccuper de tout ce qui peut revêtir une importance quelconque pour n’importe qui, de quelque point de vue qu’il se place et dans quelque contexte qu’il soit situé. Aujourd’hui, en effet, on se réfère aux «valeurs», entendues selon cette conception très générale, dans presque tous les domaines, dans les sciences sociales, dans le langage de la critique littéraire et esthétique, dans le discours ordinaire».2 Mais cette conception générale de la notion de valeur n’esquive pas les différences des définitions consacrées à cette notion par les différentes disciplines. Dans ce sens, Jean Dewy, avance que les opinions sur le thème des valeurs, oscillent entre deux grandes tendances. La première, tend à voir dans les valeurs un ensemble de signes et des expressions phonétiques. Par contre, la deuxième, insiste sur le fait que les critères et les normes a-priori ou rationnels sont nécessaires et c’est sur la base de ces derniers que se cristallisent l’art, la science et la morale.3 Guy Avanzini, en essayant d’éclaircir une question essentielle de la problématique de valeurs et qui celle de la relativité ou de l’universalité de ces dernières, constate une certaine diversité, des variations, voir même des divergences et des désaccords radicaux entre les différentes interprétations et usages de la notion. Selon cet auteur, dès que l’on pose le problème de l’origine des valeurs trois conceptions surgissent : 1 Des valeurs d’ordre moral, ayant une existence en dehors de l’espace et du temps. Leur universalité découle de leur caractère ontologique. Cette conception transcendantale tend à présenter les valeurs en tant qu’attributs de Dieu ou en tant qu’idées ou principes qui préexistent à notre monde concret et réel. Leur application n’affecte en rien leur universalité. Elles doivent être honorées et respectées en tant que références se situant au-delà de tout contexte social, culturel, politique ou civisationnel. «Valeurs (philosophie)», Encyclopaedia Universalis, France, 1997. P.2 Ibid., p. 2 3 Ismaïl, M., Ibrahim, N.I., Mansour, R., Comment éduquer nos enfants : la socialisation de l’enfant dans la famille arabe, (en arabe), Dar Annahda Al Myssria, Le Caire, 1974, p.223. 2 2 Deuxième conception d’ordre sociologique qui prône la relativité des valeurs ; celle-ci ne sont que des productions sociales, élaborées par les individus au sein des institutions. Ainsi, «le normal,(...), c’est ce qui est le plus courant, le plus fréquent, majoritaire, et la morale est assimilable aux mœurs en vigueur». 4 Troisième conception d'ordre individualiste, La logique de l’acteur produisant ses propres valeurs est mise en exergue. Ce n’est pas la valeur en soi qui importe, mais c’est la qualité d’adéquation de la valeur avec la conduite du sujet compte. Il n’y a plus de morale universelle mais chacun a sa propre éthique. Ce qu’il est nécessaire de défendre par rapport à cette conception c’est la liberté du choix, c’est le fait de refuser tout dogmatisme et tout statut de valeurs ayant son origine à l’extérieur de la personne.5 Ces désaccords et divergences proviennent du fait que le thème des valeurs a fait l’objet des études appartenant à plusieurs disciplines. En économie, la valeur possède deux sens : d’abord, c’est toute chose qui satisfait un besoin, c’est la valeur de l’intérêt. Autrement dit, c’est l’évaluation par l’individu de ce bien. Ensuite, la valeur c’est tout ce qui vaut à un bien que l’on échange par un autre dans le marché. C’est la valeur échangeable, c’est aussi, l’évaluation que donne une communauté à un bien. «En théorie économique, la valeur apparaît comme un concept central».6 En philosophie, la notion de valeur a fait couler beaucoup d’encre sans toutes fois, se mettre d’accord sur une définition ou une seule acception de cette notion. Les divergences autour du concept découlent des principes et des idées maîtresses de chaque tendance philosophique. En général, deux grandes tendances s’opposent quant à l’interprétation de la notion de valeur : Une première tendance qui regroupe les philosophies idéalistes et rationnelles et là, on peut citer comme exemple, Platon qui pense que les personnes, quoi qui l’en soit et souvent inconsciemment, perçoivent des idéaux transcendantaux, parlent de la justice, de la beauté, et cela ne peut se faire qu’en supposant qu’il existe des sources qui alimentent ce genre de croyances, de pensée et de comportement. Platon ne peut accepter le fait que la vie sensorielle, soit la seule qui sous-tend ces croyances et ces idées transcendantales. Selon lui, il existe un autre monde où les idées du bien, de la justice, de l’engagement moral, de la beauté… etc., ont une existence en soi. Ce monde est extérieur à nous, il a une existence objective et notre monde n’est que son reflet. Kant, le philosophe de la raison par excellence, ramène la source de nos valeurs à la raison humaine. Celle-ci est la base de toute science, de toute beauté et de toute la morale. Ce philosophe insiste sur le fait que la raison est avant les sens et que ceux-ci découlent de la première et non l’inverse. C’est la raison qui donne la forme à nos expériences sensorielles. Enfin, et d’une façon générale, les philosophies idéalistes croient à une existence autonome et indépendante des valeurs, par rapport à l’expérience humaine. La deuxième tendance quant à elle, regroupe les philosophies dites naturelles. Celles-ci, amènent les valeurs à la réalité objective de la vie, à l’expérience humaine. Les valeurs ne peuvent être à la transcendance, elles sont le résultat de notre rapport avec elles, de la dynamique que nous entretenons avec elles, de nos besoins et de nos orientations. Les choses ne peuvent être bonnes en soi, ni vrais en soi, ni belles en soi. La beauté, le bon et la vérité 4 Xypas, C., (sous la direction de), Education et valeurs, (postface de Guy Avanzini), Paris, Anthropos, 1996, 187. 5 Cf. ibid. p. 188. 6 «Valeurs (économie)», Encyclopaedia Universalis, France, 1997. 3 sont la résultante de l’expérience humaine. C’est l’être humain ou la communauté humaine qui valorise ou dévalorise une chose. En philosophie, le problème de l’origine des valeurs comme celui de la relation des jugements de valeurs avec les constatations de fait, est posé avec acuité. Est-ce que l’homme choisit ses valeurs ou bien, ce dernier ne les choisit pas mais seulement il les reconnaît ? A. C. Maclntyre essaie de répondre avec finesse comme suit : «D’un côté, écrit-il, on maintient que des jugements de valeur ne peuvent jamais être déduits à partir de constatations de fait, que l’enquête philosophique est neutre par rapport à tout jugement de valeur et que la seule autorité que possèdent les opinions morales est celle que nous leur prêtons en tant qu’individus agissants. Ceci constitue la conceptualisation ultime de l’individualisme (…) ; l’individu devient sa propre autorité ultime dans le sens le plus extrême. Selon l’autre point de vue, comprendre nos concepts centraux de la valeur et de la morale, c’est accepter qu’il existe certains critères que nous sommes obligés de reconnaître. Nous sommes obligés de reconnaître l’autorité de ces principes, dont nous ne sommes, cependant, aucunement les créateurs. L’enquête philosophique qui révèle cet état de choses n’est dons pas moralement neutre. Nous devons également admettre que certains jugements peuvent être déduits à partir de constatations de fait…».7 En sociologie, l’évaluation se cristallise à partir de critères répondant aux intérêts de l’individu et aux moyens et disponibilités que permet la société en vue de la réalisation de ces intérêts. Dans le domaine des valeurs, le choix ou la sélection est conditionné par les circonstances sociales possibles. Les valeurs sont donc «un niveau ou un critère qui permet de choisir entre des alternatives ou entre des possibilités sociales offertes à la personne sociale dans une situation sociale».8Les critères sur lesquelles se base l’individu pour choisir entre plusieurs alternatives découlent du rôle et du statut de ce dernier dans la structure sociale. L’individu, consciemment ou inconsciemment, opère une sélection entre plusieurs choix en vue de réaliser ses intérêts qui à leur tour sont conditionnés par sa position sociale, son appartenance de classe ou catégorielle. Pour Emile Durkheim, les «valeurs sont extérieures à l’individu, ce dernier les avalise et les approprie comme si elles étaient innées». 9Le sociologue de la raison et de la science, propose une science de la morale. De même, c’est l’Etat, par le biais de l’école laïque, doit «maintenir des croyances collectives». 10Les crises de valeurs peuvent être surmonter, à condition que les familles, l’école et l’Etat prennent en charge l’éducation de la jeunesse, une éducation laïque qui vise à la fois la solidarité du groupe et l’autonomie de la personne : «L’éducation favorise l’épanouissement de l’individu tout en cana lisant l’égoïsme de celui-ci et ses désirs infinis.11La socialisation ou l’éducation morale doit se faire d’une manière scientifique et à l’intérieur des institutions. Ce que réfute Durkheim, en particulier, c’est l’égoïsme et non l’individualisme. Les sous-systèmes sociaux, doivent favoriser la conscience, à la fois, individuelle et sociale ; une telle conscience engendrera une solidarité sociale. «Certes ce concept d’individualisme ne se confond pas avec l’égoïsme, source d’anomie et de désagrégation d’une société, il fait au contraire appel à la raison et à la conscience collective, basé sur un intérêt objectivé, qui dépasse l’homme».12 7 Ibid., p. 6. Abdelmooti, A., M., «quelques aspects de conflit de valeurs chez une famille rurale égyptienne», (En arabe) Le Caire Al Majalat Al Ijtimaïa Al Kaoumïa, Le Caire, n°1, 1971, pp. 81-86. 9 Xypas, C., (sous la direction de), Education et valeurs, Approches plurielles, Paris, Anthropos, 1996, p.93. 10 Ibid., p. 97. 11 Ibid. p. 99. 12 Ibid. p. 103. 8 4 Quant à Max Weber, la notion de valeur est au centre de sa pensée sociologique : «La vie humaine est faite d’une série de choix par lesquels les hommes édifient un système de valeurs. La sociologie de Max Weber concourt à la compréhension et à la reconstruction de ces choix. Pour lui, l’existence historique est par essence création et affirmation de valeurs». 13Weber souligne le caractère polythéiste des valeurs, d’où la nécessité du sociologue d’entreprendre trois opérations essentielles pour l’analyse des valeurs : Comprendre pour saisir et dégager les significations, interpréter en vue d’organiser en concepts les sens subjectifs et expliquer en mettant au jour les régularités des conduites. De même, pour le philosophe d’outre-Rhin, les valeurs sont extérieures à la personne du sociologue. Celui-ci ne doit ni juger, ni hiérarchiser en une échelle scientifique et rationnelle. Weber, dans sa conception des valeurs comme de la science, est un philosophe de la négation, plutôt d’une double négation. D’abord, la science ne peut pas suggérer aux hommes, comment ils doivent vivre et aux éducateurs comment ils doivent éduquer. Ensuite, la science ne peut présager l’avenir de l’humanité. Une autre logique surgit, c’est celle de l’acteur. Ce dernier est défini par son engagement car il «doué de volonté : c’est lui seul qui délibère et qui choisit entre les valeurs en cause, en conscience et selon sa propre conception du monde».14Il est porteur de sens et il a une conscience qui lui permet de choisir parmi des éventualités multiples. Ce qui compte dans son choix, c’est l’efficacité mes moyens mis en œuvre. C’est l’éthique de responsabilité ; elle ordonne, anticipe et oriente l’acteur vers les décisions possibles. Elle est liée au concret. Weber, Prône l’engagement. Que vous écoutez Dieu ou diable, l’essentiel c’est de s’impliquer en faisant abstraction de toute influence extérieure. C’est l’éthique de conviction. Elle découle de notre intérieure. Ce n’est pas la valeur en soi qui compte mais l’adéquation de celle-ci avec le comportement ou les conduites. La sociologie doit mettre à jour l’antagonisme des valeurs. Cité par Bertrand Bergier,15Weber se prononce clairement sur cette contradiction : «Il s’agit en fin de compte, partout et toujours, à propos de l’opposition entre valeurs, non seulement d’alternatives, mais encore d’une lutte mortelle et insurmontable, comparable à celle qui oppose «Dieu et le diable». Ces deux extrêmes refusent tout relativisme et tout compromis». Contrairement à DurKheim, Weber fait la distinction entre l’ordre de la science et celui des valeurs. Ce dernier ne se soumet pas aux faits. Il se caractérise par le libre choix et la libre affirmation. Mais cela dit, Weber note que l’éthique de la responsabilité rend cet ordre plus rationnel, moins spontané. L’ordre de la science quant à lui, est lié aux faits. Enfin, la sociologie positionne, en général, la problématique des valeurs dans le cadre d’une conscience collective où l’individu, son épanouissement n’est pas exclu. L’intériorité que propose Weber ou l’individualisme au service de la communauté selon Durkheim, attestent que les valeurs sont, à la fois, une création collective et individuelle. Leur source découle de la personne sociale et des institutions. En psychologie, la notion de valeur n’a pris son importance que tardivement. Car, l’univers des valeurs a fait prioritérement l’objet des contemplations philosophiques. C’était l’objet par excellence de l’éthique. La religion, la sociologie l’économie, et l’anthropologie en ont fait un objet de taille. Mais les psychologues pensaient que cette notion ne pouvait faire l’objet des études empiriques. Et qu’il était impensable de la mesurer et de définir ses différentes dimensions, ni de l’étudier en rapport avec d’autres variables. Ce n’est que vers les années trente et quarante du siècle dernier que les psychologues vont commencer par s’y intéresser. Le mérite, sans aucun doute, revient à Spranger et Thurstone. Le premier en publiant son étude sur la personnalité, est arrivé au fait qu’il existe six types de 13 Ibid. p. 109. Ibid. p. 113. 15 Ibid. p. 116. 14 5 personnalité. Chaque type est défini par la dominance d’une des valeurs suivantes : la valeur théorique, la valeur politique, la valeur sociale, la valeur économique, la valeur esthétique, et la valeur religieuse.16De telles valeurs feront l’objet d’une échelle élaborée opérationellement par Allport et Vernon. Ainsi, les études sur les valeurs vont devenir de plus en plus nombreuse, surtout en psychologie sociale et cela pour répondre à de nouvelles questions telles que : Quelles sont les valeurs qui signifient le plus les conduites humaines et par conséquent, elles méritent d’être étudier ? Est- ce que les valeurs nous permettent de définir la philosophie ou l’idéologie qui structure une société ? Les valeurs ne seraient-elles pas la meilleure méthode pour comprendre comment pensent les personnes en un contexte spaciotemporel et culturel défini ? De même les valeurs ne seraient-elles pas la source des conduites humaines, des jugements et des attitudes quant à ce qui désirable dans un groupe donné ? En France, ce n’est qu’au début des années quatre- vingt - dix, que «l’éducation morale suscite,(...) un regain d’intérêt comme en témoignent les livres de Jean Houssaye, de Louis Legrand, de Paul Moreau, d’Olivier Reboul et de Philippe Meirieu, ainsi que les numéros que la Revue Française de Pédagogie et le Bulletin de l’association Binet et Simon lui ont consacrés».17 Constantin Xypas, trouve qu’il est malheureux que les chercheurs Francophones, aient laissés tomber les cours de Durkheim à la Sorbonne sur l’éducation morale qui datent des années 1902 – 1903. L’auteur ajoute que «c’est surtout dans l’entredeux-guerres que l’autonomie, tant intellectuelle que morale, devint un objectif prioritaire de l’Education nouvelle, sous l’impulsion de laquelle les Bovet, Ferrière, Claparède et autres protagonistes de ce mouvement publièrent de nombreuses études. Et si les écrits de Ferrière revêtent un aspect militant, Bovet et plus encore Piaget mènent des recherches originales visant la compréhension du mécanisme par lequel l’éducation est à l’origine de la moralité du sujet».18 Au niveau des études sur les valeurs dans le monde arabe, la situation est beaucoup moins optimiste. Selon, Abdellatif mohamed Khalifa, il n’existe aucun travail sur l’évolution des valeurs à travers les trois étapes de la vie. Et le peu de recherches effectuées sur les valeurs est resté centré sur l’étude de ces derniers en rapport avec un ensemble de variables telles que, l’étude de la relation entre les valeurs et le niveau d’aspiration,19l’étude de la relation entre les styles de socialisation et les systèmes de valeurs,20 La relation entre les valeurs morales et la névrose, ou relation entre valeurs et adaptation psychologique.21Nous n’avons pas évoqué parmi ces recherches, les ouvrages qui portent sur les valeurs islamiques ou la culture et l’Islam. Leur nombre est assez important mais ils ne relèvent pas d’un registre empirique et scientifique. Au Maroc, les travaux sur la jeunesse sont nombreux. Mais, ils abordent le problème des valeurs d’une façon très timide. Cela dit, nous ne pouvons omettre les enquêtes réalisées par, André Adam, Paul Pascon et Bentahar, Mohamed Tozy, Mohamed Aït Mouha et Abdellatif 16 Houssein, M., E., Les valeurs spécifiques aux créateurs, (en arabe) Le Caire, Dar Al Maârif, 1981, p. 3. Moreau, P., L’éducation morale chez Kant, Paris, Editions du Cerf, 1988 ; J., Houssaye, Les valeurs à l’école : L’éducation au temps de la sécularisation, Paris, PUF, 1992 ; L. Legrand, Enseigner la morale aujourd’hui ? Paris, PUF, 1991 ; P., Meirieu, Le choix d’éduquer. Ethique et pédagogie, Paris, Editions sociales Françaises, 1991 ; O., Reboul, Les valeurs de l’éducation, Paris, PUF, 1992 ; Revue Française de Pédagogie, n° 97 / 1991 et n° 102 / 1993 ; Bulletin de l’association Binet et Simon n° 636 / 637 de 1993. 18 Xypas, C., (sous la direction de), Education et valeurs Approches plurielles, Paris, Anthropos, 1996, p. 5. 19 Abdelmouti, A., M., la dynamique de la relation entre les valeurs et le niveau d’aspiration, Thèse de Doctorat, Faculté de lettres, Université Aïn chams, Le Caire, 1976. 20 Abdelmajid, F., Y., socialisation des enfants et sa relation avec quelques traits personnels et leurs systèmes de valeurs, Thèse de Doctorat, faculté de lettres, Université Aïn Chams, Le Caire, 1980. 21 Sultan, I., Ad., «conflit de valeurs entre parents et enfants et sa relation avec l’adaptation psychologique des enfants», Le centre National des Etudes Sociales et Criminologistes, Le Caire, Tome I, 1977, pp. 109 – 122. 17 6 Al Farabi, Ahmed Aouzi, Mounia Bennani-Chraïbi et le Groupe des sociologues de la faculté de lettres et des sciences humaines de Rabat.22 A signaler, ici, que la majorité de ces chercheurs ont une formation sociologique ou psychosociologique. Au Maroc, les études psychologiques sur les valeurs, empruntant des méthodes empiriques et expérimentales sont inexistantes. Les études faites, surtout par les Anglo-saxonnes, sur les valeurs restent jusqu’à nos jours presque inconnues. En quoi consiste donc ces études ? Sommairement, nous pouvons dire qu’il y a trois blocs d’études : Le premier bloc d’études s’est intéressé aux différences individuelles au niveau des valeurs. Cela, en étudiant ces différences en rapport avec un ensemble de variables telles que le sexe, les traits de personnalité, la religiosité, les intérêts scientifiques et professionnels, l’adaptation psychologique… etc. Le deuxième bloc d’études s’est occupé des valeurs en relation avec les compétences intellectuelles en partant de la considération suivante : Du moment que la valeur est un choix, et que la personne opère en percevant ce qui est désirable et ce qui ne l’est pas, le processus de valorisation est naturellement intellectuel. Il est en rapport avec la perception. Le troisième bloc d’études a attrait à l’acquisition des valeurs, à leur évolution à travers les âges en prenant compte les facteurs qui influencent et qui sont en rapport avec cette évolution. De même ce genre d’études a permis de cerner le cadre général dans lequel se cristallisent les dimensions, les constituants et les formes de changement des valeurs à travers les âges.23 Aussi, il faudrait noter que malgré la multiplicité des recherches, leurs conclusions restent très divergentes. Cela vient du fait que les chercheurs ne s’accordent pas sur les critères ou les indicateurs qui permettent d’étudier les valeurs. Les indicateurs opérationnels se différencient d’un chercheur à un autre ; certaines études se basent sur les attitudes, d’autres sur les conduites, ou parfois sur les déclarations directes des sujets. Cela prouve que la notion de valeur continue à souffrir d’une confusion énorme au niveau de sa délimitation, à la fois, conceptuelle et opérationnelle. Valeur, délimitation conceptuelle et opérationnelle La valeur est «un terme utilisé dans plusieurs acceptions. Nous y faisons référence pour parler de la tendance de tout être vivant à manifester sa préférence, dans son action, pour certain type d’objet ou d’objectif plutôt que pour tel autre». 24 Pierre Bréchon, voit dans les valeurs des "idéaux, des préférences qui prédisposent les individus à agir dans un sens déterminé. Elles appartiennent aux orientations profondes qui structurent les représentations et les actions d'un individu. Elles s'apparentent aux attitudes. Elles ne sont pas directement observables, à la différences des opinions et des comportements".25 Forquin, avance que la valeur c’est «le 22 Adam, A., «Une enquête auprès de la jeunesse musulmane du Maroc», La pensée universitaire, Aix-en Province, 1963. Pascon, P., et Bentahar, «Ce que disent 296 jeunes ruraux», Bulletin Economique et Social du Maroc, n°112 – 113, 1969. Tozy, M., «Champ et contre champ politico-religieux au Maroc», Thèse de Doctorat d’Etat, Aix-en Province, 1984. Aït Mouha, M., et Al Farabi, A., Valeurs et attitudes, Rabat, Série sciences de l’éducation, n° 8, 1992. Aouzi, A., L’adolescent et les relations scolaires, publication de la revue sciences de l’éducation, n°2, Rabat, 1993. Bennani-Chraïbi, M., Soumis et rebelles, les jeunes au Maroc, Paris, CNRS, Ed. 1994. Bourqia, R., El Ayadi, m., El Harras, M., Rachik, H., Les jeunes et les valeurs religieuses, Editions ADDIF, Casablanca, 2000. 23 Cf. Khalifa Mohamed, Abdellatif, (en arabe), L’évolution des valeurs, Alam Al Maärif, n°120, Koweït, 1992. 24 Rogers, C., Liberté pour apprendre? Paris, Bordas, 1976, p. 239. 25 Bréchon, P., (sous la direction de), Les valeurs des français, Paris, Armand Colin, 2000, p. 2. 7 sentiment que certaines choses valent la peine, que certaines fins méritent en elles-mêmes d’être poursuivies, que certains sphères d’activités, certaines «formes de vie» sont intrinsèquement désirables et capables de donner à la vie un prix ou un sens». 26 Quant à Olivier Reboul, en lisant l’ouvrage enseigner la morale aujourd’hui de Lois Legrand, constata que celui-ci «trouve les vraies valeurs dans l’Education nouvelle, notamment chez Célestin Freinet [...].Le projet librement consenti crée l’esprit de coopération, éveille le sens démocratique, l’enthousiasme mais aussi l’esprit critique, le respect des autres, la sociabilité, la générosité, sans parler de l’esprit écologique et de la coopération internationale». 27L’auteur, de l’ouvrage La philosophie de l’éducation, répond à la question que faut-il entendre par Valeur de la manière suivante : «Est Valeur ce qui vaut la peine, c’est-à-dire ce qui mérite qu’on lui sacrifie quelque chose. Pour qu’il y ait sacrifice, il faut que la chose sacrifiée ait elle-même une valeur.28 Selon Mohamed Khalifa la valeur est «le jugement de préférence ou de la non-préférence que porte l’individu sur des objets ou des choses. Cela, à la lumière de ses appréciations ou de ses évaluations de ces objets ou de ces choses. Ce processus s’actualise à travers les relations dynamiques entre l’individu avec ses connaissances et ses expériences et les représentants du cadre civisationnel dans lequel il vit et à travers lequel il acquiert ces expériences et ces connaissances».29 Cet auteur signale lui aussi que la notion de valeur est très confuse. Parfois, on la confond avec d’autres notions voisines. La valeur est plus abstraite et plus générale ; elle encadre les orientations, les intérêts et les comportements des individus. De même qu’elle se caractérise par l’obligation et l’engagement (Max Weber) Opérationnellement, la valeur constitue : Un critère à travers lequel, nous jugeons et nous délimitons ce qui est désirable et préféré dans une situation où existent plusieurs alternatives. A partir des valeurs se définissent des objectifs, des finalités et des moyens pour la réalisation de ces objectifs et de ces finalités. Le jugement positif ou négatif s’actualise à la lumière d’un processus essentiel qui est celui de l’évaluation. La valeur est un choix parmi des alternatives multiples, cela met en valeur une caractéristique essentielle que comporte toute valeur : Son aspect sélectif. Le choix engendre une obligation et un engagement. Le poids d’une valeur se différencie d’un individu à un autre. Cela dépend du statut et de la place de cette valeur dans le système de valeurs de la personne. La valeur qui a plus d’importance pour un individu aura sans doute un poids relativement plus grand dans son système de valeurs.30 Délimiter la notion de valeur ne va pas sans définir ce que c’est un système de valeurs. Cela découle du fait que l’on ne peut pas définir une valeur indépendamment des autres valeurs ou d’un système global où se hiérarchisent et où s’organisent ces dernières. A ce niveau, les Forquin, J., C., «justification de l’enseignement et relativisme culturel», Revue Française de Pédagogie, n° 97, octobre – novembre – décembre, 1991, p. 14. 27 Reboul, O., «L. Legrand – Enseigner la morale aujourd’hui ? Revue Française de pédagogie, n° 99, avril – mai – juin, 1992, p. 126. 28 Reboul, O., La philosophie de l’éducation, Paris, PUF, coll. Que sais-je ? n°2441, 1989, p. 105. 29 Mohamed Khalifa, op.cit., p.59. 30 Hossein, M., E., Ibid., p. 195. 26 8 chercheurs pensent qu’il n’existe pas des valeurs isolées les unes des autres. Toute valeur s’inscrit dans une structure ou un système hiérarchisé où sont organisées les valeurs selon leur importance par rapport à l’individu et au groupe auquel il appartient. Olivier Reboul fait remarquer que : «Toute valeur se situe donc dans une hiérarchie de valeurs». 31 Le système de valeurs est «l’ensemble des valeurs d’un individu ou d’une société, classées selon leur priorité. C’est un cadre sous forme d’échelle où ses constituants sont hiérarchisés selon leur importance».32 Selon Mohamed Khalifa, la plupart des définitions du système de valeurs présentent des acceptions qui manquent de dynamisme et de rigueur scientifique. Cela, quand elles présentent ce système seulement en tant qu’une classification des valeurs opérée par l’individu sous une forme déterminée. Classification qui détermine le degré d’obligation d’une valeur par rapport à d’autres. l’auteur pense que le fait de voir dans un système seulement son aspect hiérarchique, met en abstraction les caractéristiques de la situation dans laquelle se trouve un individu. Ce dernier, justement, n’opère pas à partir du néant mais il procède en influençant et en étant influencé par le contexte. L’auteur ajoute que définir un système de valeurs de la sorte découle du fait que ces chercheurs confondent la classification des valeurs avec le système de valeurs. Si le premier n’est qu’une manière de classer les valeurs selon leur importance, le deuxième est plus que cette opération, il est l’organisation générale des valeurs et à travers laquelle, ces dernières prennent sens et importance et rentrent en relations dynamiques, soit d’opposition, ou de contradiction, ou d’harmonie… etc. Le système de valeurs est donc «une construction ou une organisation globale des valeurs d’un individu et que chaque valeur constitue un élément parmi d’autres qui interagissent entre eux en vue de réaliser une fonction déterminée par rapport à l’individu».33 Valeur et notions voisines La notion de valeur est utilisée parfois dans des acceptions qui lui sont voisines telles que, le besoin, l’intérêt, la croyance, le comportement, la motivation, le trait ou l’orientation. Dans le souci de mieux cerner la notion de valeur, Mohamed Khalifa essaie de distinguer ces différentes notions et observer comment celles-ci se recoupent avec la notion de valeur sans toute fois, être des synonymes. Le besoin c’est le sensation d’avoir perdu quelque chose. C’est «une force interne à la personne qui, partant de l’édification d’une carence, suscite la motivation et incite à l’atteinte d’objectifs ou de conditions».34 C’est l’écart entre la situation réelle et la situation désirée. Le besoin peut être interne ou externe. Certains chercheurs pensent que les valeurs sont des besoins. (A. H. Maslow) Pour eux, les valeurs ont une base biologique, elles se cristallisent à partir des besoins essentiels et que la valeur n’apparaît chez l’individu que s’il ressent un besoin à satisfaire et à réaliser. C’est à partir donc de ces besoins fondamentaux que se constitue l’être biologique. Ceux-ci lui définissent son système de préférences, ce sont des valeurs biologiques primaires, qui 31 Reboul, O., Ibid., p. 105. Kadem, M., I., «Etude des valeurs dominantes chez les jeunes instituteurs de la république de l’Egypte Arabe», (en arabe) Le Caire, Rapport publié par le ministère de la jeunesse, la direction générale des études, 1970. 33 Mohamed Khalifa, Ibid., p.62. 34 Legendre, R., dictionnaire actuel de l’éducation, Paris – Montréal, Larousse, 1988. 32 9 changent avec le développement en valeurs sociales. Ces dernières qui ont attrait à la morale et au social sont appelées valeurs secondaires. D’autres chercheurs différencient entre valeur et besoin. (Rokeech) Les valeurs sont des représentations intellectuelles aux besoins de l’individu ou de la société. Dans ce sens l’homme est le seul être capable de ce genre de représentations. Et si les besoins sont des sensations que l’on trouve chez tous les êtres, les valeurs ne concernent que les êtres humains. On confond aussi les valeurs avec la notion de motif ou motivation. Ainsi, on considère la valeur comme un aspect d’un concept plus large et qui est celui de motivation. Cette confusion découle du fait que les notions valeur et motif, orientent et poussent à l’action. Il s’agit pour les deux, de faire un choix parmi plusieurs alternatives. Mais cette équivalence consentie par certains chercheurs reste inexacte car la valeur relève du désirable, elle contient deux aspects ce qui est positif et ce qui est négatif. De même, la nature du but quand on adopte une valeur est absolue et se caractérise essentiellement par une obligation. Ajoutons à cela, le fait que la valeur exerce une certaine pression sur l’individu, comme c’est le cas pour le motif, mais en plus de cela la valeur est un système de pensées et de conceptions qui permettent à l’individu d’interpréter les conduites et les comportements en leur assignant un sens et une justification déterminée. Et si la motivation est un état de tension ou de disponibilité intérieure, la valeur est la conception qui sous-tend le motif. Autre confusion est faite entre la valeur et l’intérêt. Celle-ci est basée sur le fait que du moment que la valeur prend sa forme à partir de l’expérience personnelle, elle est très liée à l’intérêt. Cette acception de la notion de valeur fait abstraction des conceptions objectivistes qui pensent que la valeur est intrinsèque à l’objet et non seulement à l’expérience personnelle. La confusion est poussée à son extrême lorsque certains chercheurs observent que la valeur d’un objet c’est l’intérêt qu’on lui porte. On a même pris, dans certains études, les intérêts comme indicateurs ou critères pour étudier les valeurs. Cette condition sera levée par d’autres chercheurs (H. Hysenck) en distinguant les valeurs des intérêts. Ces derniers sont définis en tant que tendance par rapport à une chose exerçant sur l’individu une attraction spécifique. Alors que les valeurs sont des idées et des préférences ayant une relation avec des objets sociaux. D’autres pensent que les intérêts sont liés à des préférences professionnelles alors que les valeurs sont essentiellement en rapport avec des objets d’ordre social, politique, religieux et moral. Autre distinction, c’est le fait de considérer les intérêts comme un des aspects des valeurs qui orientent l’action et la réalisation de soi et que la notion d’intérêt est plus restreinte. Elle ne véhicule pas l’idée d’un comportement idéal, et ne peut être considérer en tant que critère comportant la caractéristique d’obligation. On peut avoir un intérêt pour une chose, sans éprouver l’obligation de la faire. Par contre, les valeurs visent des buts lointains et généraux. De même, elles constituent un système hiérarchisé. Les unes dominent ou se soumettent aux autres. L’individu, n’arrivant pas à réaliser toutes ses valeurs, opère par la sélection des plus importantes et les plus significatives pour lui. En outre, les valeurs ne changent pas fréquemment, comme c’est le cas pour d’autres processus tels que les besoins et les orientations. Les valeurs ne sont donc pas un simple reflet des besoins et des intérêts spécifiques, elles expriment aussi la manière qu’adopte la société pour récompenser ou sanctionner.35 A différencier aussi entre la valeur et le trait de la personnalité, ce dernier a été très utilisé dans les études faites sur la personnalité. C’est une caractéristique du comportement que l’on peut observer, mesurer telles l’agressivité ou la peur ou le courage… etc. Le trait de personnalité est caractérisé par une certaine continuité. Par rapport à cette notion Guilford Hanna, A., M., L’orientation éducative et professionnelle, (en arabe) Le Caire, Maktabat Annahda Al Missriya, 1959, p. 185. 35 10 présente une classification des traits de la personnalité comme suit : les orientations, les tendances, l’humeur, les besoins, les disponibilités, la construction et les fonctions du corps.36Ces traits constituent un bloc de la personnalité moins changeant et qui est moins influencé par les facteurs extérieurs. Ce n’est pas le cas des valeurs. Autre distinction est faite entre les valeurs et les croyances. Celles-ci sont de trois types ; descriptives oscillant entre le vrai et le faux, évaluatives qui permettent de décrire si l’objet de la croyance est bon ou mauvais et enfin, impératives facilitant à l’individu de juger si certains fins et moyens méritent d’être désirables ou non. Dans ce sens, Rokech pense que les valeurs peuvent être considérer en tant que croyances du troisième type. Ainsi, il définit les valeurs comme des «croyances relativement stables» qui véhiculent des préférences personnelles ou sociales pour une finalité de l’existence ou pour une forme aboutissant à cette finalité. En plus, pour cet auteur, les valeurs ont trois aspects ; un premier aspect intellectuel d’où la conscience qu’a l’individu de ce qui est désirable, un deuxième aspect affectif d’où le sentiment que ressent l’individu par rapport au fait qu’une valeur est positive ou négative et enfin un troisième aspect comportemental d’où la valeur devient une variable intermédiaire ou un critère qui oriente le comportement ou l’action. Cette acception se rapproche de celle qui présente les valeurs en tant que concept ou conception, déclarée ou illicite, de ce qui est désirable : ce sont les valeurs conceptualisées, elles ne sont pas seulement de simples préférences mais des préférences justifiées moralement et intellectuellement. Cela dit, d’autres chercheurs différencient les valeurs des croyances en partant du fait que les premières sont liées au couple bon / mauvais alors les seconds s’intéressent à la vérité. Les valeurs se confondent aussi avec la notion d’orientation. Mais, selon certains, il existe une différence entre les deux notions ; les valeurs sont plus générales, elles déterminent, par leur aspect abstrait, les orientations, ce sont des opérations qui encadrent tous les domaines de la vie qui incluent les orientations essentielles des individus de même que ses tendances profondes et les choses qui bénéficient d’un certain respect et d’une certaine sacralisation. Ainsi, la valeur est plus générale et globale que les orientations. Elle est un ensemble d’orientations liées entre elles d’une manière organisée et hiérarchisée mais sans être toujours harmonieuse. Car une valeur déterminée peut contenir des orientations opposées. Enfin, on peut se poser la question sur la relation qui existe entre la valeur et le comportement. Les frontières entre ces deux notions sont très floues. Souvent le comportement est pris par les chercheurs comme indicateur d’une valeur du moment que cette dernière détermine le comportement et l’action de l’individu. C’est ainsi, que Moris définit la valeur ; «elle est l’orientation ou le comportement préféré et désirable parmi tant d’autres disponibles».37 Selon le même auteur, il existe trois catégories de valeurs : Les valeurs opérationnelles qui pourraient être découvertes à travers le comportement préféré. Les valeurs conceptualisées pourraient être étudier à travers les symboles et les conceptions idéales. Et enfin, les valeurs objectives. Il reste à noter que le comportement ne peut pas être déterminé seulement par les valeurs car en plus des valeurs, il est la résultante de plusieurs facteurs tels que la conjoncture, les circonstances, la situation, les besoins, les contraintes… etc. Niveaux de valeurs Là aussi, les chercheurs ne sont pas d’accord. Et cela pour plusieurs raisons, essentiellement quand on pose la problématique de l’origine des valeurs ou leurs sources. Cette question de 36 Faraj, M., F., et autres, Le comportement humain, vision scientifique, (en arabe) Le Caire, Dar Al Kutub Al Jaâmi’ya, 1973. 37 Mohamed Khalifa, Ibid., p. 53. 11 nature ontologique nous réfère à une autre qui n’est pas moins importante que la première, il s’agit de se demander si les valeurs sont universelles ou relatives. Autrement dit, il s’agit de savoir si les valeurs découlent d’une transcendance, d’un sacré de l’absolu et par conséquent, elles ont une existence objective qui dépasse le contexte spacio-temporel ou bien elles ne constituent que des habitudes et ne résultent que d’un consensus social entre individus d’une société donnée ou tout simplement, elles ne sont que des normes qui régissent la vie d’une catégorie sociale ou d’un groupe culturel au sein de la société globale. Mais avant, nous voulons signaler qu’il existe des théories qui n’acceptent même pas le fait que les valeurs structurent les relations entre les individus et déterminent leurs représentations, leurs intérêts, leurs besoins, leurs comportements et leurs actions. Pire encore, selon ces théories les valeurs ne participent pas dans la construction de l’identité de l’individu : «les valeurs n’ont au contraire aucune efficacité individuelle ou sociale. Elles ne sont considérées que comme des rationalisations idéologiques et des auto-justifications liées aux intérêts des individus et de leurs groupes sociaux».38 Pour ce qui est de niveaux de valeur ou de sa nature, nous commençons par la distinction élaborée par Carl Rogers entre trois nivaux ; il y a ce que l’on appelle les «valeurs opératives» qui ne font pas l’objet de la réflexion ou de l’activité intellectuelle. Ce sont des manifestations par l’action d’une préférence par rapport à un sujet déterminé, elles sont fonctions de l’organisme. Ensuite, il existe des valeurs conceptualisées, «Il s’agit de la préférence marquée par un individu pour un objet symbolisé». 39 Le choix de ces valeurs s’appuie sur un registre intellectuel. La raison est essentielle à ce niveau. Enfin, il y a ce que l’on appelle «valeurs objectives», celles-ci sont objectivement préférables. Leurs choix ne dépend pas de leur désirabilité. Dans son analyse, l’auteur de Liberté pour apprendre, ne s’occupe pas de la troisième catégorie de valeurs. Au départ, ce qui désirable ou ne l’est pas dépend de l’expérience personnelle, de son apport à l’organisme. Toute expérience qui renforce, soutient et développe l’organisme devient source de valeurs. A ce niveau l’approche de valeurs est claire. Elles sont souples et changeantes. Les valeurs authentiques découlent d’un processus organismique qui relève de la réalité psychophysique tout entière de l’individu en interaction avec son environnement. A la base de tout choix ou de toute préférence, il y a ce processus organismique, ce retour à l’organisme. C’est un processus qui malgré sa complexité ne relève ni de la conscience ni d’une fonction symbolique. Dans ce processus «chaque élément, chaque moment de l’expérience est en quelque sorte pesé, choisi ou rejeté, selon qu’à ce moment il tend ou non à actualiser l’organisme. Cette évaluation complexe de l’expérience est manifestement l’objet d’une fonction organismique et non d’une fonction consciente et symbolique. Il ne s’agit pas là de valeurs conceptualisées, mais bien de valeurs opèratives». 40Le choix de ces derniers se base essentiellement sur la sagesse physiologique du corps. Ainsi les valeurs opératives sont liées au corps, à l’organisme, à ce qui le soutient et l’émancipe. Selon Rogers, ce choix est «objectivement sain». Celui-ci découle d’une autre source, aussi importante que la première ; elle se situe dans l’individu, en lui. «La source ou le lieu de son (l’enfant) évaluation se trouve clairement en lui-même… et l’origine de ces choix se situe exactement en lui» (Ibid., p. 241). Cette éthique personnelle développée par Rogers, nous amène à poser avec Guy Avanzini la question suivante : «Ces éthiques particulières impliquent-elles que les valeurs sont propres à chacun et n’ont d’autre consistance que celle qu’il leur attribue?».41 38 Bréchon, Pierre, Les valeurs des français, (sous la direction de) Paris, Armand Colin, 2000, p.9 Rogers, C., Ibid., p. 239. 40 Rogers, C., Ibid., p. 240. 41 Xypas, C., Ibid., p. 196. 39 12 Mais par peur de perdre l’affection, l’estime d’autrui, l’enfant changera d’attitudes. Il va procéder par l’introjection des valeurs de son entourage. IL cessera d’agir en fonction de luimême, il prendra distance par rapport à son propre processus organismique. L’autre deviendra sa source et l’origine de ces choix. Il fera siennes les valeurs des parents, de l’église, des enseignants. Cette transformation crée en lui une distance entre ses propres expériences et les valeurs établies. «Il apprend d’autrui un grand nombre de valeurs conceptualisées et les adopte pour lui-même, fussent-elles en profond désaccord avec sa propre expérience» (Ibid., p. 243). Ainsi ses choix qui étaient au départ fluides et changeants deviendront fixes et rigides. Les valeurs conceptualisées sont donc ces valeurs introjectées qui, en plus de leur rigidité, sont contradictoires dans leurs significations. Et si nos sociétés vivent une crise de valeurs ou des conflits de valeurs, cela est dû, justement, à ce passage d’une approche authentique, clair, humaine, ouverte, changeante et fluide à une autre approche extérieure, ne répondant pas aux exigences de l’organisme, rigide, aliénante et fixes. L’auteur de la nondirectivité présente, en suite, les caractéristiques des valeurs conceptualisées comme suit : «La majorité des valeurs de l’adulte sont introjectées en lui à partir d’autres personnes ou groupes qu’il considère comme importants pour lui, mais ces valeurs il les considère comme si elles étaient les siennes. Le lieu d’évaluation qu’il fait de la plupart des objets se trouve en dehors de luimême. Le critère par lequel il détermine ses valeurs est le degré d’amour ou d’acceptation qu’elles lui assurent. Ces préférences conceptualisées ne sont pas mises en relation - sinon peu clairement – avec sa propre expérience. On trouve souvent un grand décalage, et inconscient, entre l’évidence fournie par sa propre expérience et ces valeurs conceptualisées. Du fait que ces conceptions ne sont pas ouvertes à l’épreuve de son expérience personnelle, il doit les maintenir rigides et immuables. Sinon ce serait l’écroulement de ses valeurs. Aussi celles-ci sont-elles «bonnes» un peu comme dans la loi des Mèdes et des Perses, qui était une «loi pour toujours». Du fait que ces valeurs ne sont pas soumises à l’épreuve de l’expérience personnelle, rien n’est prévu pour résoudre les contradictions… . C’est ainsi qu’une des caractéristiques de la vie moderne est de vivre avec en soi des valeurs absolument contradictoires. Du fait que l’individu adulte a laissé à d’autres le soin d’évaluer pour lui et qu’il a perdu le contact avec son propre processus d’évaluation, il se sent profondément en insécurité et facilement menacé dans ses valeurs. Si certaines de ces idées venaient à être détruites, qu’est ce qui prendraient leur place ? Cette possibilité menaçante fait qu’il tient à ses valeurs avec encore plus de rigidité ou moins de clarté, ou bien les deux». (Ibid. pp.244 – 245.) Ces caractéristiques communes aux adultes quand ils adoptent un système de valeurs non consenti par eux et extérieur à leurs propres expériences, déclenchent un «désaccord fondamental» responsable de l’aliénation de l’homme moderne. La thérapie a fait découvrir cela à notre auteur. Et c’est justement la restauration du contact avec l’expérience personnelle qui peut faire de l’individu un adulte mûr. Celui-ci vivra librement ses sentiments. En effet, ce dernier ressemblera au petit enfant dans sa détermination de valeurs mais en même temps il lui sera très différent. 13 Ce processus de détermination des préférences sera plus fluide, plus souple et plus fondé comme c’est le cas chez celui de l’enfant mais il aura un haut degré de différenciation : «les réactions de la personne mûre sont plus différenciées que les valeurs introjectées, lesquelles sont plutôt du type résistant, monolithique». (Ibid., p. 248.) En outre, et du fait que chez l’adulte le champ d’action est beaucoup plus large et les apprentissages du passé sont plus nombreux, son processus de détermination des valeurs sera plus complexe, s’actualisera en connaissance de cause et ne relèvera pas seulement du seul registre sensoriel comme c’est le cas chez l’enfant. «Ce moment ne contient pas seulement son impact sensoriel immédiat, mais aussi toute la signification qui s’est accumulée à partir d’expériences semblables dans le passé». (Ibid., p. 249.) Pour dépasser les remarques que peut susciter sa théorie de valeur, surtout par rapport à sa coloration individualiste et par conséquent relativiste, Carl Rogers proposera un ensemble de point comme suit : Il existe dans l’être humain un fondement organismique qui rend possible la détermination des valeurs. Ce processus de détermination des valeurs contribue réellement à l’épanouissement personnel dans la mesure où l’être humain est ouvert à l’expérience qui se déroule en lui. Il y a chez les personnes qui deviennent plus ouvertes à leur expérience personnelle un commun dénominateur organismique dans le choix des valeurs. Cette orientation commune dans le choix des valeurs est telle qu’elle contribue au développement de la personne elle-même, au développement des autres au sein de la communauté et à la survie ainsi qu’à l’évolution de l’espèce. Il suffit donc que l’individu soit libre pour qu’il choisisse des orientations préférencielles profondes qui assureraient non seulement sa survie mais aussi celle d’autrui. Cela, nous pousse à dire, avec Rogers, que l’être humain quand il est libre, il est profondément social. Dans ce sens, l’auteur formule l’hypothèse suivante : «c’est une caractéristique de l’être humain d’ainsi préférer des objectifs actualisants et sociaux lorsqu’il est lui-même exposé à un climat qui favorise son épanouissement» (Ibid., p. 254). Les valeurs rogériennes ne paraissent pas individualistes ; la sociabilité est présente dans sa théorie sauf qu’elle émerge de l’intérieur et qu’elle est conditionnée par la liberté du choix et l’expérience personnelle. De même, l’approche humaniste de cet auteur ne soustrait pas le caractère universel de sa théorie. Il suffit, là aussi, de créer un climat de respect et de liberté pour que les individus choisissent et préfèrent les mêmes valeurs quelques soient leurs cultures et les époques : «Au lieu de valeurs universelles qui seraient «là dehors», ou d’un système universel de valeurs imposé par un groupe quelconque – philosophes, gouvernants, ou prêtres – nous avons trouvé la possibilité de faire émerger des valeurs humaines universelles à partir de l’expérience personnelle de l’organisme humain» (Ibid., p. 254). En guise de synthèse, nous pouvons dire que C. Rogers part du fait qu’il existe trois types de valeurs. Les valeurs authentiques de l’adulte mûr, confiant, libre, social, sage et psychologiquement émancipé, sont celles qui résultent de l’évaluation de l’expérience personnelle à partir du processus organismique. En même temps, l’auteur participe au débat sur l’universalité ou la relativité des valeurs en observant qu’il n’existe pas de contradiction entre l’expérience personnelle et la liberté de 14 choix d’un coté et l’universalité de l’autre coté. Toute personne libre et respectée a une potentialité de créer des valeurs universelles. L’essentiel, c’est que l’homme moderne ait confiance en sa propre expérience. Cet homme moderne, source des valeurs «ne se fie plus à la religion ou à la science, ni à la philosophie, ni a aucun système de croyances pour recevoir ses valeurs» (Ibid., p. 255). Les valeurs opératives, étant au cœur de la théorie de Carl Rogers, malgré leur source personnelle et individuelle n’esquivent pas la dimension sociale des choix et des préférences des êtres humains. Là aussi, la liberté et le respect assurent la sociabilité des valeurs. Enfin, la remarque que nous adressons à Carl Rogers est la suivante : La liberté du choix et l’expérience personnelle ne sauraient-elles pas, elles aussi, des valeurs ? Et si c’est le cas quelle serait leur source et leur origine ? Ne serait-il pas plus logique dans ce cas de se référer à autre chose, à un autre postulat qui serait en dehors de la personne ? Le sacré, l’Absolu, la transcendance, L’Eternel,… etc, ne seraient-ils pas des clés qui nous éclaircirons le chemin de la première origine ? A travers notre lecture de l’ouvrage d’Olivier Reboul, La philosophie de l’éducation, nous avons pu déceler trois conceptions de la notion de valeur, autrement dit trois niveaux de valeurs. Il existe, tout d’abord, un niveau qui relève d’une tendance positiviste. Les valeurs ont donc une existence objective. D’où la possibilité qu’une valeur ferait l’objet d’études scientifiques en la décrivant sans, toutes fois, porter un jugement de valeur ou une appréciation subjective sur elle. Ce type de valeurs est considéré comme un fait social que l’on peut constater, observer mais sans plus. Etant dans la même tendance, il existe aussi des valeurs que l’on peut qualifier de fonctionnelles ou d’instrumentales, telles que l’efficacité, la productivité, la concurrence… etc. elles sont qualifiées aussi de valeurs profanes, techniques, économiques. Mais ce type de valeurs, comme le mentionne Reboul lui-même, ne répond pas à une question essentielle qui est la suivante : «Pour qui ces valeurs sont-elles efficaces?». L’auteur ajoute : «… un destin nous pousse à être toujours plus «performants», plus «compétitifs», plus «productifs», sans savoir pour quoi et pour qui».42 Mais quelle que soit la nature de ces valeurs positives, elles ne peuvent échapper à une certaine subjectivité qui découle du fait que la science, elle-même, croit à la cohérence en tant que valeur absolue. Et «prôner la cohérence c’est aussi refuser l’incohérence comme si celle-ci n’était pas aussi un facteur de changement, d’ouverture, de génie?».43 Autrement dit, choisir la cohérence et non l’incohérence en tant que valeur, c’est se positionner, cela n’a rien d’objectif. Ensuite, l’auteur parle des valeurs relativistes, dépendant des lieux et des époques et s’inscrivant dans des contextes socioculturels. Là, il ne faut pas confondre la relativité avec le relativisme. Le culturalisme d’une part et le marxisme gauchiste d’autre part, sont deux «formes virulentes du relativisme». La première forme peut engendrer une certaine «sclérose culturelle», nocive et dangereuse pour tout développement social et culturel. Cette sclérose est décrite par Reboul d’une manière très forte : «Il y a bien des cultures qui ne peuvent s’ouvrir à d’autres sans se détruire, pour qui toute influence, toute innovation apparaît comme un péril de mort. Il en est d’autres, comme la gréco-romaine ou l’islamique du Moyen-Age, qui ont su s’ouvrir et changer sans se détruire. C’est le cas de la nôtre quand elle est vraiment elle- 42 43 Reboul, O., Ibid., p. 113. Reboul, O., Ibid., p. 96. 15 même, quand elle ne s’enferme pas dans la crainte et dans la haine. Une culture vivante est celle qui innove à partir d’une tradition ; c’est une tradition qui évolue sans se renier».44 La deuxième forme de ce relativisme lie les valeurs à la culture de la classe dominantes. Pour elle, les valeurs ne sont pas neutres ni innocentes ; Ainsi chaque classe sociale a ses propres valeurs par le biais desquelles la classe dominante justifie sa domination. Là, Reboul se demande si «le concept de bourgeois éclaircit vraiment les choses ?». A notre sens, cela nous pousse à poser une autre question : le concept de bourgeois est-il universel ? De même, seraitil en dehors des contextes spatio-temporels et par conséquent il est facilement applicable à tous les temps, à toutes les époques et à toutes les sociétés ? Peut-être que les contenus de certaines valeurs changent en fonction des sub-cultures ou des classes sociales ou des catégories, mais nous pensons que les grands principes moraux tels que la justice, la beauté, le bon, le bien… etc, restent valables pour tous les individus et les sociétés. Enfin, l’auteur nous présente une troisième catégorie de valeurs qui s’inscrit dans ce qu’il appelle l’indifférentisme. Cette tendance rejette les valeurs autoritaires, contraignantes, qui bloquent toute tentative de créativité et d’épanouissement de la personne. Ce sont les valeurs de la tolérance et de l’authenticité qui sont mis en exergue. «La valeur, ce n’est jamais que ce que chacun pense et sent de façon authentique ; et personne ne peut l’imposer».45 Carl Rogers, dont on a parlé plus haut, représente bien cette tendance. Ce que nous pouvons objecter à Olivier Reboul, c’est le fait de qualifier cette tendance d’indifférentisme. Et si nous prenons Rogers comme exemple de cette tendance, nous ne pensons pas que ce psychologue humaniste prône à ce point, c’est à dire au point de tolérer l’intolérance, l’indifférence. Lui, qui dans sa relation d’aide thérapeutique, insiste sur le rôle important que joue la considération de l’autre, le fait de l’écouter, de se mettre dans sa peau, de le comprendre et de faciliter l’expression de ses désirs. Le travail de C. Rogers, n’est il pas basé sur le processus «d’amener le sujet à évoluer d’un état de non-conscience à un état de conscience totale […] Passer de la non-congruence à la à la congruence». 46 Un tel processus ne peut pas être qualifié d’indifférent. Derrière une non-intervention ou une tolérance apparente, se faufile une influence que je qualifierais d’intelligente. En somme, quant à notre question sur l’universalité ou la relativité des valeurs, Reboul propose une solution pour dépasser cette dichotomie. «… nous avons dégager deux grands types de valeurs : les valeurs d’intégration sociale et les valeurs de libération individuelle. On peut maintenant surmonter leur antinomie en montrant que les unes et les autres sont humains, donc également sacrées».47 Cette idée de niveaux de valeurs, on la retrouve aussi chez Max Weber qui différencie les valeurs selon deux éthiques : l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction. Ayant développé cette conception Weberienne plus haut, il nous paraît redondant de le refaire ici. Là, nous signalons seulement que le sociologue allemand différencie entre des valeurs pragmatiques qui sont liées au concret, telles que l’efficacité, la pertinence des moyens, leur puissance et leur caractère opérationnel, et des valeurs basées sur l’engagement avec son irrationalisme et sa véhémence. Les deux formes de valeurs sont en contradiction, en conflit permanent et insurmontable et c’est ce qu’il y a de plus naturel. Malgré «le choix strictement arbitraire et personnel» de l’individu, l’éthique de responsabilité temporise et socialise l’éthique de conviction. 44 Reboul, O., Ibid., p. 101. Reboul, O., Ibid., p. 102. 46 Bendaoud, Najib, «L’écoute du désir», in., Dossiers pédagogiques, n° 14, Oct.- Déc. 2002, p. 20 47 Reboul, O., Ibid., p. 117. 45 16 Guy Avanzini explique que la relativité ou l’universalité des valeurs est une question en rapport avec la problématique de l’origine des valeurs. Ainsi, selon cet auteur, il existe trois doctrines qui s’opposent quant à leurs explications de l’origine des valeurs ; la conception de la transcendance, dogmatique. La deuxième c’est la doctrine sociologiste qui prône le relativisme des valeurs et enfin, une dernière individualiste proposant que la personne est la seule source de ses valeurs. Il n’y a plus de Morale, à chacun son éthique. Guy Avanzini n’admet pas ce refus de toute morale ou plutôt le refus de tout absolu dans cette question sur les valeurs. Ainsi, il cite P. Moreau qu’il «n’est pas possible de résister, il n’est possible de dire non à l’injustice, au pouvoir sans limite, aux dogmatismes porteurs de violence qu’à partir d’une représentation de l’absolu ou de la transcendance… .Comment comprendre autrement cette résistance, qui fait aujourd’hui l’objet d’un consensus universel et qui s’exerce contre l’oppression, la torture, l’humiliation, au nom des droits de l’homme».48 La question que l’auteur ici, ce n’est pas l’existence ou la non-existence d’un absolu car tout justifie que l’on ne peut ne pas se référer à quelque chose qui signifie nos actions, qu’on ne peut s’interdire de tout jugement de valeurs, qu’on ne peut accepter une personne agir d’une manière subjective et capricieuse. De même, afficher une certaine indifférence aux choses de la vie n’aboutira qu’à tolérer l’intolérance et l’intolérable. Et comme a dit quelqu’un, la valeur c’est le contraire de l’indifférence. Il existe donc des principes d’ordre général qui s’originent dans un absolu, «un principe rationnel et intelligible devient une valeur si et quand la conscience le reconnaît comme une exigence qui s’impose à priori et va désormais, tant bien que mal, stimuler et évaluer son action».49 Ce n’est donc pas l’existence de l’absolu qui devrait être objet de discussion et d’interprétation mais c’est plutôt, de savoir ce qui mérite de l’être et ce qui ne le mérite pas, c’est à dire ce qui n’est que simple «mégarde, illusion ethnocentrique ou mystification». Avanzini, défend l’universalité de certaines valeurs, un absolu qui leur donne un sens et une signification. Cela, en citant P. Moreau : «Ce n’est pas parce que l’on ne peut connaître l’absolu (sous la forme de l’universel ou de l’éternel) qu’on ne peut, au-delà du relatif, penser un absolu. Ce n’est pas non plus parce que les valeurs apparaissent marquées par la précarité, la variété, l’impureté, et parce que toujours, concrètement, s’y mêlent des mobiles sensibles utilitaires et égoïstes qu’il faut renoncer à la transcendance des valeurs». 50Ce caractère universel de certaines valeurs ne devrait pas être confondu avec des comportements valorisés par un sujet ou un groupe. On ne peut admettre qu’une valeur valorisée soit un universel. L’auteur réfute tout laïcisme réducteur au nom duquel on discrédit les spécificités culturelles des minorités. «Tel est bien le reproche adressé à un Occidentalo-centrisme qui traiterait sa lecture comme la seule légitime ou, au minimum, la meilleure».51De même, il récuse tout relativisme radical au nom duquel on s’interdit la pensée transcendantale. Voulant dépasser cette contradiction ou ambiguïté entre la valeur et sa réalisation provisoire, Avanzini propose deux niveaux de valeurs ; un premier niveau où la notion de valeur «désigne d’abord, de facto, ce qui, à une époque donnée, est estimé par une personne, un groupe, une société ; ce sont les valeurs valorisées, au terme d’un processus de valorisation (et un deuxième niveau où la notion de valeurs) désigne aussi ce qui est traité par une personne, un groupe, une doctrine, comme méritant de jure et en soi d’être estimé par tous, quoi qu’il en soi de la considération sociale affective qui s’y attache. Ce sont des valeurs valorisantes, en fonction desquelles on juge les valeurs valorisées ; elles constituent un référentiel de la valeur 48 Xypas, C., Ibid., p. 189. Xypas, C., Ibid., p. 189. 50 Xypas, C., op. Cit., p. 190. 51 Xypas, C., op. Cit., p. 190. 49 17 de jure des valeurs de facto». 52 Il y aurait donc des valeurs valorisées et des valeurs valorisantes, les premières découleraient des opinons et engendreraient des jugements de valeurs. Par contre, la crédibilité et l’authenticité des secondes dépassent la reconnaissance sociale ; elles relèveraient des principes, de l’absolu. Elles sont universelles et intemporelles. Les valeurs valorisées relèvent du consensus social. Liées au contexte, à la situation, elles devraient être changeantes et pas toujours sacrées. Les nouvelles valeurs de la société technologique et moderne peuvent être des valeurs profanes. Le problème, selon Avanzini, c’est lorsque l’on offre à ces dernières un caractère absolu et général, c’est lorsqu’on tente de les généraliser par rapport à tout le monde, à toutes les sociétés, à tous les groupes minoritaires au nom d’une fausse approche de la laïcité ou d’un nationalisme craintif et renfermé sur lui-même. Enfin, la remarque que l’on peut adresser à Guy Avanzini, c’est que la problématique des valeurs ne surgit que dans la vie concrète, que dans les prises de décisions concrètes. Autrement dit, les valeurs valorisantes ne seraient-elles pas comme le disait Piaget des valeurs formulées d’une manière trop générale et par conséquent n’auraient-elles pas ce caractère trompeur et inopérationnel ? Une autre distinction est faite par Pierre Bréchon entre valeurs publiques et valeurs privées. Mais les unes et les autres ne sont pas complètement séparées ; les unes convergent avec les autres. Cela nous rappelle la théorie rogérienne des valeurs ; lorsque l’individu est la source de ses valeurs, celles-ci sont à la fois individuelles et sociales : «Il y a souvent des liens entre ce que chacun trouve bon pour sa vie privée et ce qu’il trouve bon pour l’organisation collective. Pour un individu, les valeurs tendent à faire plus ou moins système, comme on l’a déjà souligné».53 En effet, les différentes acceptions de la notion de valeur, son origine et sa source, son rapport avec la vie concrète, sa relation avec le sacré, le transcendantal, avec l’absolu… tout cela prouve que cette notion n’est pas tout à fait délimitée, il reste encore du travail à faire, un travail nécessaire et urgent dans une société humaine qualifiée, de plus en plus, de société composite, plurielle et vivant une crise de valeurs. Il est vrai que la société marocaine change, subit des transformations énormes, voire même parfois imprévisibles, ce qui rend d’ailleurs la tache des chercheurs très délicate et souvent, pas du tout claire. La problématique du changement social et culturel devient plus compliquée quand nous voulons approcher le système de valeurs des jeunes. Cela, parce que ceux-ci vivent des changements continuellement ; c’est l’aspect flagrant de la jeunesse. Mais aussi, parce que les cadres référentiels sont multiples, voire même contradictoires et opposées. Dans ce sens, Rémy Leveau observe cette multiréférentialité de la manière suivante : «Le paysage urbain présente des dissonances à un autre niveau. Dans les souks des grandes métropoles, Oum Kalsoum, Michael Jackson et les lecteurs de Coran se disputent le champ sonore ; la littérature islamiste publiée au Caire ou à Casablanca voisine avec Play Boy et femme actuelle… Pendant le mois de Ramadan, les nuits fiévreuses des loisirs et des rencontres succèdent aux journées austères de jeûne».54 Valeur et éducation Aussi libertaire que l’on peut l’être, aucun éducateur ne peut négliger le fait que l’éducation soit un processus d’influence. Eduquer, c’est amener un être humain vers des fins, que celles52 Xypas, C. op. Cit., p. 190. Bréchon, P., (sous la direction) Ibid., p. 10. 54 Bennani-Chraïbi, Mounia, Soumis et rebelles les jeunes au Maroc, Paris, CNRS, Edi., 1994, p. 11. 53 18 ci soient implicites ou explicites : «L’éducation et l’enseignement n’ont de sens que par rapport aux fins qu’on leur assigne relativement à la condition humaine. Ce n’est, en effet, qu’après avoir dit quel homme il s’agit de former, qu’il devient possible de concevoir les moyens afin d'y parvenir».55 Eduquer, c’est faire changer, faire passer d’un état à un autre. Aucune éducation ne peut nier le fait qu’elle vise à quelque chose ; imposer, inculquer, transmettre, socialiser, diriger, intervenir, orienter, faciliter, épanouir, individualiser… etc. Et même, lorsque l’éducation est non-directive, libertaire, anti-pédagogique, elle véhicule, quand même, un modèle, des valeurs de liberté, de respect de l’autre… etc. Ainsi, quand on fait de l’éducation, on est d’emblée affronter aux problèmes de valeurs. L’éducation est en relation directe avec la philosophie, l'éthique et l'axiologie. Elle relève de la réflexion philosophique. D’ailleurs, l’histoire de la philosophie en témoigne : «… toutes les questions d’éducation et d’enseignement ne s’éclairent d’abord que par la philosophie».56 IL est vrai que de nos jours la philosophie a cédé une part de sa place à la science relativement aux questions l’éducation. Certes, la philosophie continue, malgré le développement des sciences, à signifier toute réflexion éducative. Seulement, elle doit être, de plus en plus, ouverte et permissive. Deldime et Demoulin, insistent sur l’importance à la fois de la philosophie et de la science, en citant Plancharé qui remarque qu’une «pédagogie intégrale comporte donc nécessairement deux bases : la science et la philosophie. On ne peut négliger ni l’une ni l’autre : une pédagogie purement positive se résume en une technique sans signification humaine, et une pédagogie réduite à des fondements philosophiques n’est qu’une construction théorique qui néglige les déterminants concrets de l’éducation».57 En effet parler de l’éducation suscite pas mal de confusions et d’interférences. Celles-ci découlent essentiellement du fait d’abord que l’objet de l’éducation est complexe, il relève de la nature humaine qui facilite l’implication des chercheurs, des décideurs et des praticiens. Cette nature humaine est profondément investie par des valeurs, des modèles et des sens. Cela, non plus, ne facilite pas la tâche de ceux qui se préoccupent de l’éducation. Autre source de ces confusions est justement le fait que l’éducation entretenait historiquement des relations étroites avec la philosophie. Chaque définition de l’éducation émanant d’un système philosophique se présentait en tant que définition a-priori. Les philosophes étaient plus préoccupés par leurs systèmes théoriques et abstraits que par l’analyse des situations éducatives réelles et concrètes. Seules de nos jours les sciences de l’éducation se sont penchées sur l’analyse concrète de la situation éducative telle qu’elle se présente dans la réalité. L’exemple de Gaston Mialaret est très important au niveau de la clarification de ce que sont les sciences de l’éducation ou de l’éducation tout simplement. Malgré cela, l’éducation est restée tiraillée entre deux grandes conceptions. Une première à tendance sociologique (Durkheim) qui pense que l’éducation est une action d’influence d’une génération adulte sur nouvelle génération. Action en vue d’affirmer un idéal, une table de valeurs, de modèles… le but de l’éducation est donc la socialisation, la cohésion sociale et la solidarité de la communauté. Et une deuxième conception (L’école Nouvelle) visant l’épanouissement de la personnalité de l’enfant sans toutes fois nier l’influence de la société. Ainsi, on parle de la personnalisation, de l’individuation, du dynamisme, de l’activité, de la communication… etc. Dans ce sens, Leif et Rustin remarque que «…toute l’histoire de la pensée philosophique est partagée entre deux options capitales : l’intégration de l’individu à la société jusqu’à son extrême effacement ; et la culture individuelle jusqu’à l’extrême anarchie. Mais ces deux options fondamentales obligent encore la pensée critique à s’exercer sur les Leif, J., Rustin, G., Philosophie de l’éducation, Tome 1, Paris, Delagrave, 1970, p. 13. Op., Cit., p. 15. 57 Deldime, R., Demoulin, R., 55 56 19 diversifications selon les moments, les besoins, les vues singulières ; et sur les valeurs qu’elles comportent».58 Mais, quelle que soit la teneur de cette opposition, les spécialistes de l’éducation pensent que l’on ne peut dissocier la personne de la société et inversement. Le rôle de la socialisation dans la construction de la personnalité est décisif. D’autres éducateurs estiment que malgré ces différences, il existe quatre caractères communs à toutes les conceptions de l’éducation. (René Hubert, 1961) : L’éducation est limitée à l’espèce humaine. L’éducation est une action exercée par un individu sur un autre / ou par une génération sur une autre. L’éducation est orientée vers un but à atteindre. L’éducation consiste à faire acquérir des comportements qui se superposent aux dispositions naturelles de l’individu. La caractéristique commune qui nous importe le plus par rapport à notre travail est le fait que l’éducation est indissociable des buts, des visées ou des finalités. Toute éducation est donc porteuse de valeurs, de normes et cela depuis que l’homme a voulu ou a été contraint à vivre en communauté. Depuis toujours les éducateurs visaient un modèle d’homme à former ; chez les primitifs, comme dans les premières civilisations, civilisations grecques, spartiate, ou à Athènes, ou dans le monde romain, ou au moyen âge, ou musulmane, ou à la renaissance ou à la période moderne, il existait des principes de base qui façonnaient la vie des enfants en vue d’un idéal d’homme. Que celui-ci, soit scribe, paysan, artisan, guerrier chevaleresque, ou un homme préparé pour une autre vie, l’éducateur a toujours guidé un enfant, un disciple, une nouvelle génération en vue des fins morales et sociales. Intervenir, n’a jamais signifié une atteinte à la liberté personnelle. Façonner le jeune homme selon la conception éducative de l’époque, selon les valeurs de la communauté n’a jamais porté préjudice à ceux qui le faisaient. La question des valeurs, et depuis longtemps, à fait l’objet des réflexions des éducateurs et des philosophes. C’est ainsi qu’« Aristote, déjà, avait remarqué combien les conceptions de l’éducation pouvaient être différentes : «Quant à ce que les jeunes gens doivent apprendre pour atteindre la vertu et pour se conduire au mieux dans la vie, tous ne sont pas d’accord làdessus, pas plus que sur la question de savoir si l’éducation doit se faire en agissant sur l’intelligence ou sur le cœur… On ne sait pas si on doit enseigner à la jeunesse ce qui lui servira pratiquement dans la vie , ou bien ce qui la conduira à la vertu, ou bien encore certaines choses déterminées. Car chacun de ces points de vue a eu ses défenseurs. Même sur ce qui conduit à la vertu, on ne trouve aucune unité de vues, attendu qu’on n’a pas d’abord l’accord universel sur ce en quoi consiste la vertu».59 L’éducation aux valeurs, l’universalité des valeurs, la légitimité d’intervenir auprès de l’enfant… etc, ce ne sont pas de nouveaux thèmes ! L’éducation était depuis toujours ce fait de conduire et d’élever. Bien sur, qu’il y a parmi les éducateurs, quoi que minoritaires, ceux qui ne seront pas d’accord sur ce principe quasi universel. Il serait vraiment intéressant de présenter son antithèse ; Herbart, par exemple, s’oppose farouchement à toute éducation. Elle est, pour lui, «l’art de troubler la paix d’une âme enfantine, de lui imposer les liens de la confiance et de l’amour afin de l’exciter et de la contraindre à notre guise et de la plonger 58 59 Leif, J., Rustin, G., Ibid., p. 14. Leif, j., Rustin, G., Ibid., p. 25. 20 avant l’heure dans les inquiétudes des années futures : cet art serait le plus haïssable de tous les arts mauvais».60 Nul doute que renoncer à éduquer est une prise de position, un parti pris qui malgré sa prétention de neutralité, exprime un système de valeurs, un engagement peut-être déplorable. On se situe toujours quelque que part. Le néant n’existe pas dans une relation humaine. Qu’on le veille ou non, on a sa philosophie, son propre système de valeurs. Autant donc être claire avec soi-même et choisir délibérément sa conception éducative : «Après quoi il nous faudra prendre parti, en pleine conscience, de notre propre table des valeurs et de nos postulats personnels. Nous devrons choisir une conception de l’éducation, comme nous devons choisir une philosophie de la vie. Ne pas choisir, négliger d’y penser, c’est encore choisir et prendre parti, de la façon la plus déplorable».61 Le thème de notre travail se justifie donc par ce fait que toute éducation est traversée par des valeurs. Les jeunes, aux quels nous avons affaire, sont des adolescents scolarisés. L’éducation scolaire est, pour nous, l’institution de référence pour une jeunesse que plusieurs cadres de références se la disputent. La jeunesse marocaine de nos jours vit une conjoncture assez spécifique. Celle-ci se caractérise par des antagonismes et des conflits de système de valeurs très flagrants. Tout est à reconstruire. Rien n’est plus donné d’une manière définitive et sans questionnements. Si, jadis, la société traditionnelle offrait à sa jeunesse un système où les normes et les valeurs étaient surdéterminées, aujourd’hui, la multiplicité des cadres socialisateurs, leurs diversifications rendent les processus de socialisation et d’individuation plus complexes et engendrant des situations pas du tout confortables : «Un certain nombre de pratiques s’individualisent à l’intérieur comme à l’extérieur du cadre familial. Le signe fondamental de cette autonomisation se livre sous forme de contradictions apparentes : aimer à la fois Oum Kalsoum et Michael Jackson, Adil Imam et John Wayne, le jellàba et le bluejean moulant… L’observateur extérieur est dérouté. A chaque étiquette («occidentalisée» ou traditionnelle) qu’il cherche à coller à partir d’un «Look» ou d’une pratique, un détail surgit pour lui dévoiler un bricoleur culturel qui s’active à reconstruire son image». 62 L’identité, quelle soit personnelle ou sociale ou culturelle, n’a jamais connue au Maroc une situation aussi inédite, un état de bouleversement, de doute, de dysfonctionnement et de désintégration comme c’est le cas de nos jours. La modernité, l’islamisme, le bérbérisme se disputent fortement l’espace public. Les livres, les cassettes, les CD, les disquettes se vendent partout, près des mosquées, chez les libraires, dans les grandes artères des villes comme dans les quartiers les plus traditionnels. Les thèmes sont divers, de la chanson la plus moderne à la khotba (discours religieux) la plus violente et provocatrice. La rue se déchaîne, les associations de bienfaisance ne manquent aucune circonstance pour s’exhiber et la propagande surgit à chaque moment extraordinaire. Le Maroc a connu ces dernières années un ensemble de réformes sociales qui ont touché la culture traditionnelle dans son essence comme par exemple le plan national pour l’intégration de la femme ou le code de la famille (la Moudawwana). La personne du Roi a été décisive quant à ces mouvements modernistes. C’est pour la première fois que les Marocains ont eu ce privilège de voir à la télévision nationale et sur les unes des revues et journaux nationaux et internationaux, la femme du Roi sans voile ni foulard. Le Maroc a entamé au niveau social, au niveau des valeurs, en quelques années ce qu’il n’a pas pu faire en des décennies… Cela biensur a suscité des débats, voire même parfois de la polémique, enfin du pour et du contre. Cette situation dynamique, ces changements inédits ont, sans doute, des répercussions sur la jeunesse marocaine. Ici, la question que nous posons est la suivante : Si la rue, les moyens de communication, ces 60 Op., Cit., p. 24. Leif, J., Rustin, G., Ibid., p. 25. 62 Bennani-Chraïbi, M., Ibid., p. 44. 61 21 dernières années, ont crée une nouvelle dynamique sociale, quelle en a été la participation de l’école, ses valeurs sont-elles restées intactes ? C’est ce que nous envisageons étudier dans ce travail. Avant d’entrer dans le vif de notre sujet, nous présentons dans ce qui va suivre une synthèse des travaux concernant la relation entre valeurs et éducation scolaire. Tout d’abord, la majorité des chercheurs en éducation observe qu’il n’y a pas d’éducation sans valeurs. Celle-ci, a toujours un but, un objectif, une finalité… etc. Des valeurs à atteindre. Elles n’ont jamais cessé de donner un sens et une signification à l’action éducative. Et l’histoire de l’éducation en témoigne. Dans ce sens, Xypas pense «que les valeurs et la morale n’ont jamais «disparu», car l’homme ne peut se passer d’attribuer un sens et d’accorder une valeur à toute action et dans toute situation de sa vie…». 63 De même, Reboul avance que «les valeurs n’ont jamais disparu du domaine éducatif pour la raison très simple qu’il n’y a pas d’éducation sans valeurs».6465 Cependant, et que ça soit dans les pays occidentaux ou les pays arabo-musulmans, la question de l’éducation aux valeurs a re-surgit de nouveaux. Les raisons de ce nouvel appel sont multiples, et différent d’une nation à une autre. Si en Europe, «les débats sur la violence à l’école ou sur le port du Foulart islamique, sur le mal-être des jeunes des banlieues, sur l’éducation préventive contre la drogue ou contre la prolifération du SIDA, sur l’éventuelle introduction de l’instruction religieuse comme matière d’enseignement, et de manière plus fondamentale, sur le besoin de définir une «nouvelle» laïcité à l’école et de promouvoir une «nouvelle» citoyenneté, autant d’exemples, entre mille, qui posent avec acuité un problème de valeurs». Et si les philosophes européens pensent que les jeunes ont déserté la morale et les valeurs et se retrouvent, ainsi dans des situations de manque de références et de repères. Des situations de crise d’identité et la marginalité. Dans les pays arabo-musulmans, l’éducation islamique a été toujours l’empanache du discours scolaire. Mais, malgré, l’apologie des valeurs islamiques, malgré le poids important de l’enseignement de l’Islam et de ces préceptes, malgré la quantité des horaires de classe des études islamiques, les jeunes se retrouvent dans de nouvelles situations qui ne reflètent pas cet enseignement religieux. Celui-ci, reste livresque et à la marge de leurs préoccupations primordiales. En outre, l’éducation que reçoivent les jeunes d’aujourd’hui n’a pas une seule source ou un seul support. D’autres institutions interviennent avec plus d’efficacité et de travail organisé et ciblé, surtout contextualisé. Les associations de coloration islamique ont des programmes plus sociaux, répondant aux besoins, aux frustrations et aux aspirations d’une jeunesse non-intégrée. Ce réseau bien structuré infiltre les groupes de jeunes avec des discours pragmatiques et réels. Au Maroc, la crise des valeurs est interprétée par les intellectuels, les hommes de la religion, les différentes tendances politiques et culturelles selon leurs cadres de référence : Mais nous pouvons synthétiser cette panoplie de points de vue en deux grands blocs, les «modernistes» et les «traditionalistes». Il va de soi que la réalité est plus complexe que cela. Entre ces deux pôles, existe une multitude de points de vue et d’attitudes essayant de composer entre les valeurs de la tradition et celles de la modernité. L’école, les décideurs de la politique d’enseignement en sont un bon exemple. Les textes officiels régissant la vie scolaire en général expriment ostensiblement cette position de composition et de négociation entre la tradition et la modernité. L’institution 63 Xypas, C., Ibid., p. 1. Reboul, O., Ibid., p. 95. 65 Xypas, C., Ibid., p. 1. 64 22 scolaire essaie avec la dernière réforme de dépasser la dichotomie, les contradictions qui résultent de cette multiréférentialité. Le fait-elle d’une manière heureuse ou malheureuse ? Nous pensons qu’il en faut du temps pour évaluer ce travail. A ce niveau, nous avons consacré un chapitre spécialement à l’analyse axiologique des textes officiels. Ici, nous voulons sommairement présenter les différentes justifications que les deux tendances donnent à la crise de valeurs et le rôle que peut jouer l’éducation en général et l’enseignement religieux plus particulièrement. Les défenseurs de la tradition, des plus modérés aux plus intégristes, des fondamentalistes qui ont une lecture de l’Islam rationnelle et ouverte aux fanatiques de la guerre sainte (Le Djhad), tous s’accordent sur le fait que les musulmans ont laissé tomber les sources, le Coran et la Sunna, la Tradition, le passé glorieux de l’Islam médiéval, les sciences musulmanes, pour adopter les modèles et les valeurs de l’occident, des valeurs matérielles et pragmatiques qui n’ont, d’ailleurs, rien d’humain. Les valeurs de l’«Ennemi» ancestral. La crise d’identité découle, justement, de l’ouverture, d’une imitation aveugle de tous ce qui relève de l’Occident ; le système politique (démocratie, suffrage universel, la laïcité, la constitution, le parlement… ), le système socioculturel (les droits de la femme, les usages et les habitudes culturelles, le sens de la famille, le droit, l’éducation des enfants, les arts et la littérature, la vie récréologique,… etc), le système économique (l’Islam a sa propre politique économique, elle n’est ni capitalisme ni socialisme. C’est un système économique qui dépasse les inconvénients de l’un et de l’autre). Le retour aux sources, c’est le mot d’ordre de ce bloc. Cela, biensur, induit une politique d’isolement et de fermeture de frontière. La question qui se pose là est la suivante : est-il possible dans un monde de plus en plus petit, dans un monde où la technologie, l’informatique, enfin, la mondialisation maîtrise les relations économiques et culturelles internationales, est-il donc possible d’échapper à un super-système de plus en plus déterminant ? L’exemple de l’Iran des Ayatollahs est suffisant pour démonter qu’il est impossible d’avoir une place dans ce monde sans faire des réformes ayant pour but plus d’ouverture et plus de relations d’échange internationales. Des relations d’échange sur tous les niveaux, économique, politique et voire même culturelles. A notre sens les valeurs d’antan ne peuvent répondre aux nouveaux besoins des jeunes à leurs nouveaux questionnements. Il est donc temps de rechercher des réponses originales à partir de cette tradition. Car, le changement ne peut-être que progressif et sur la base d’une mémoire collective et d’un passé non sacralisé mais rationalisé. Le deuxième bloc, est représenté surtout par les partis de la gauche, des partis du centre-droite modernistes, de la société civile et ces dernières années représenté par l’Etat lui-même. La crise des valeurs chez les représentants de la modernité est liée aux problèmes économiques surtout à la pauvreté, à l’injustice sociale, à l’exode rural, à l’apparition démesurée des bidonvilles et des quartiers périphériques et marginalisés. Cette crise est expliquée aussi par des causes politiques, telles que la démission des partis politiques quant à leur tâche d’encadrer les jeunes, ou par la non-authenticité des élections et la non-représentativité des élus locaux et nationaux. La politique politicienne a pris le pas sur une politique nationale servant les intérêts des masses démunies. Là, les mots d’ordre qui doivent être à la base de toute réforme de l’éducation sont la citoyenneté, les droits de l’homme, la démocratisation de toutes les instances de l’enseignement depuis les comités de base (représentants des élèves) jusqu’aux instances éducatives nationales et relevant du centre (ministère de l’éducation nationale), la décentration et la décentralisation, le manque des projets de développement à long terme. Projet social claire et bien ficelé. Les discours sont alors orientés vers l’ouverture, l’intégration, la réforme, la désacralisation des lois ancestrales et caduques qui freinent tout esprit d’évolution et de changement. Cela, en tenant compte, des textes religieux tels le Coran et la Sunna. Leur ré-interprétation à la lumière des nouvelles conditions de vie est devenue le 23 mot d’ordre des défenseurs de ce bloc. D’ailleurs, pour ces derniers, la religion en elle-même est apte aux changements. Les civilisations d’avant l’Islam ont été pour les savants d’autre fois des références qui les ont aider à trouver des réponses aux problèmes de leur époque. De nos jours, nos savants doivent, eux aussi, s’ouvrir sur les sciences, les technologies, les expériences politico-économiques de l’Occident pour répondre aux questionnements de notre temps. Cela n’a rien de contradictoires avec les préceptes de l’Islam. Au contraire, ce travail fera de l’Islam une doctrine moderne et adaptée à notre époque. Notre identité ne peut rester rigide et fixe. Nos valeurs doivent changer sans perdre ce qu’elles ont de sacré et d’absolu. Car, sans ce caractère, l’être n’aura plus de sens. Et justement, ces deux blocs, lors de la conception de la charte nationale de l’éducation et de la formation, lors des réunions du comité des choix et des orientations éducatives ou d’autres comités concernant la réforme des méthodes éducatives marocaines, ces deux blocs, parfois se trouvaient dans des situations d’impasse et de gèles. La charte, comme le livre blanc n’ont pu voir le jour qu’après des discussions chaudes, voire même parfois des débats très investis subjectivement. Là aussi, les directives royales ont joué un rôle décisif. Le rôle des valeurs islamiques était au centre de ces débats. La modernité était l’autre face des désaccords. Certes, le consensus a eu lieu. Quoi qu’il en soi, le système de l’enseignement marocain à vécu durant les années 2000 et 2001des moments inédits dans l’histoire de ses réformes. La question des valeurs a resurgit avec acuité. Ainsi, on peut lire dès la première page du livre blanc que : «Pour activer ces orientations, l’éducation aux valeurs et le développement des compétences éducatives, de même que l’éducation des choix, ont été à la base de l’entrée pédagogique dans la révision des méthodes de l’éducation et de la formation».66 Il n’y a pas d’éducation sans valeurs. Le paradoxe de l’éducation aux valeurs qui a fait couler beaucoup d’encre en Europe n’a presque pas existé dans les débats sur la réforme de l’enseignement au Maroc. Tous les participants s’accordaient sur la nécessité d’une éducation sur les valeurs La question centrale était de savoir de quelles valeurs s’agit-il ? Et si l’on se réfère aux trois doctrines relatées par Guy Avanzini dans sa postface de l’ouvrage dirigé par Constintin Xypas, Education et valeurs, la doctrine de la transcendance, celle qualifiée de sociologiste et enfin la doctrine individualiste, on a l’impression que la réforme de l’enseignement marocain, tel qu’elle a été approchée, a tenté faire la synthèse des deux premières tendances en insistant sur, avec beaucoup de réserve et très timidement, sur quelques valeurs qui vise à l’émancipation de l’individualité telles que : la formation d’une personnalité autonome et équilibrée, développer la confiance en soi, la formation d’un être citoyen responsable, la production et la rentabilité, la prise de l’initiative, la créativité… etc, mais l’insistance sur ces traits individuels ne devrait pas être comprise comme une adhésion de la réforme de l’enseignement au Maroc à cette position qui exclue toute intervention de l’éducateur, ou de l’école dans l’éducation aux valeurs. Au contraire, la réforme donne à l’école un rôle très important, voire même, décisif à l’institution scolaire quant à l’éducation aux valeurs. Là, au moins, deux problèmes surgissent : Le premier est de savoir comment rendre opérationnel cette tâche énorme que l’on assigne à l’école. Ne serait-il pas illusoire, de confier à cette institution des tâches qui la dépassent ? Quelle est, en fin de compte, la spécificité des fonctions de l’école ? Les enseignants sont-ils formés pour exercer une multitude de tâches ? D’ailleurs, ont-ils une enveloppe horaire suffisante pour le faire ? Et même, peuvent-ils le faire ? Là, nous ne pouvons que nous aligner sur la remarque de Guy Avanzini notant qu’il «… faut récuser l’attitude qui consiste à confier Comités de la révision des méthodes éducatives marocaines dans l’enseignement primaire et secondaire (ministère de l’éducation nationale), La révision des méthodes éducative le Livre Blanc, novembre, 2201. 66 24 à l’école n’importe quelle tâche, en lui reprochant ensuite de les assumer mal». 67 L’école à elle seule ne peut pas couvrir l’ensemble de l’éducation aux valeurs, d’abord pour les raisons dont on a parlé plus, ensuite parce que d’autres institutions sont plus disposées pour travailler sur des registres tels que l’affection, le dévouement, la solidarité sociale, l’engagement politique ou civil… etc, peut-être, la famille, les associations de jeunes, la société civile en général, prolongeraient le travail de base de l’école. Le deuxième problème consiste dans le fait qu’il ne faut pas se contenter d’inventorier une liste exhaustive de finalités contenant des valeurs d’origine transcendantales, des valeurs sociales et des valeurs individuelles avec tout ce que peut entraîner ce mélange comme situation de flou et de confusion. Dire, que tout est entré en ordre et que la réforme de l’enseignement a été glorieuse, n’est pas suffisant ! L’important, ce n’est pas d’afficher ou «d’énoncer des appréciations très fines et judicieuses sans aligner sur elles la conduite. Or l’aveu convaincu de la solidité des raisons d’honorer telle ou telle valeur ne suffit nullement à entraîner à la respecter, à la mettre en œuvre et, moins encore, à s’y dévouer ; on peut bien, en toute sincérité, en constater la pertinence mais y demeurer indifférent ou lui préférer sciemment des intérêts ou des avantages qui comportent de l’écarter ou de la bafouer. Or c’est la rectitude de l’action qu’il faut viser».68 Ce qui importe donc c’est de rendre ces déclarations des faits. C’est de passer à l’acte, d’opérationaliser ces finalités en objectifs concrets et ayant une influence sur les conduites scolaires, sur les relations interpersonnelles au sein de l’école mais aussi au sein de la société globale. Passer donc à des objectifs concerts et clairs, les élucider, là est la fonction de l’école. Celle-ci a comme spécificité : «la formation intellectuelle, la connaissance, la réflexion. S’agissant des valeurs, sa fonction est de les faire connaître et comprendre, de susciter la discussion à leur endroit, d’argumenter à leur propos et non d’abord, en dépit de ce que soutenait Jules Ferry, de les faire aimer».69 Enfin, et pour conclure cette partie sur les valeurs et l’éducation, nous estimons qu’il est intéressant d’empreindre la délimitation que présente Guy Avanzini70 des trois tâches de l’école quant l’éducation aux valeurs. Selon ce dernier, il y a trois rôles distincts de l’école : 1. Le premier, nécessaire et inéluctable, s’exerce à travers l’activité d’instruction ellemême, et à son occasion. La composante intellectuelle de l’éducation : 67 L’instruction induit certaines attitudes d’esprits ; en donnant la capacité de lire et d’écrire, donc de s’informer et de communiquer, elle promeut l’habitude de raisonner, l’exigence de rigueur, l’autonomie du jugement, au point qu’elle fut souvent et demeure parfois perçue comme socialement dangereuse… Le choix des disciplines inscrites au programme, la place et l’importance attribuées à chacune émanent d’une conception de la hiérarchie des valeurs et visent donc également à façonner un type d’homme. En ce sens, il n’est ni quelconque, ni indifférent, ni neutre. La culture assoit et développe et développe des intérêts spécifiques, des motivations nouvelles, le désir de voir et de savoir, par les succès scolaires qui en consacrent l’assimilation, elle nourrit des aspirations socioprofessionnelles plus vives, voire provoque une certaine ambition ; Xypas, C., Ibid., p. 199. Xypas, C., Ibid., p. 197. 69 Op., Cit., p. 199 70 Xypas, C., Ibid., pp. 199- 202. 68 25 Enfin, reçu en classe, l’instruction est occasion nécessaire de vie commune, de socialisation… la vie scolaire influence profondément et marque vigoureusement la personnalité. 2. Le second rôle est éventuellement possible au sein d’une Ecole laïque qui, parfois, le revendique : c’est lier à l’instruction civique, la transmission de valeurs… ; 3. Le troisième rôle, enfin, est possible exclusivement dans une Ecole qui, de statut public ou de droit privé selon la législation du pays considéré, déclare explicitement un référentiel philosophique ou religieux connu des familles et voulu ou accepté délibérément par elles. Elle participe alors à la visée éducative plénière des parents et forme avec eux aux valeurs qui leur sont communes.