Georges et les philosophes
René Schérer, 27 août 2008.
Si la philosophie, depuis Socrate, a toujours eu à cœur de se revendiquer comme un risque ;
s’il arrive à tel penseur contemporain de tirer gloire de ce que « philosopher est un exercice
dangereux », je crois bien que nul, plus que Lapassade, n’a mieux mérité le titre de
philosophe.
Il en est peu, parmi ses pairs, ses collègues, les universitaires et fonctionnaires plutôt
conformistes de profession, qui aient osé affronter plus directement les pouvoirs. Qui ait
exercé son activité professionnelle de façon plus dérangeante.
L’interpellation ministérielle qui reste, je crois, dans quelques mémoires : « Que faites-vous à
Nanterre, Monsieur Lapassade ? » en est, en quelque sorte, l’amusante signature ou
inscription dans la petite histoire.
Elle désigne, elle pointe, celui qui jamais, au regard des autorités, n’est à sa place. Et
qui gêne. Le trouble-fête, l’empêcheur de penser en rond, l’intempestif.
Dérangement et risque qu’il serait, certes, bien dérisoire d’aller comparer au procès de Socrate
et à sa mort, s’il n’était toutefois des choses plus sérieuses comme les tracasseries, menaces,
expulsions signifiées par les gouvernements de Tunisie, du Maroc, lorsque, à la fin des années
60, au milieu de la décennie 70, il fut porter ses investigations d’enquêteur et d’analyste
auprès de groupes marginaux, de coutumes dont la simple évocation avait le don de déplaire
aux appareils d’Etat.
Ces risques, avec les menaces et les dissuasions qui leur furent afférentes, Georges en a donné
dans plusieurs écrits autobiographiques une description précises et amusée. Les intégrant,
avec l’art qui lui fut propre, à l’objet même de son étude ; à la substance même de sa
philosophie ; justifiant par là, mieux que ne pourrait le faire toute autre démonstration, qu’il y
a bien eu pour lui péril à philosopher. Et, sinon péril de mort, du moins entrave à sa liberté de
se déplacer, voire de s’exprimer.
C’est cela qui me fait revendiquer pour lui une place de plein droit et éminente parmi les
philosophes de notre temps.
Et, si je le fais c’est bien parce que, cette place, il me semble qu’on a eu, qu’on a toujours
peine à la lui reconnaître. L’admettant sociologue, anthropologue, psychologue, pédagogue,
ethnométhodologue, que sais-je ? Bref, cherchant à l’enfermer dans quelque spécialité
technicienne. Mais avec une réticence marquée, tout au moins universitaire, à l’admettre au
sein de la gent ( gens ?) philosophique.
Non, sans doute, que celle-ci marque une supériorité, une prérogative quelconque ( Fourier y
dénonçait, au contraire, une « secte », voire une « tourbe »), mais parce que reconnaître et
situer Lapassade comme philosophe, c’est, à la fois, aller dans le sens de sa pensée qui a
toujours débordé les cadres de quelque « science de l’homme » que ce soit, et donner, en lui,
grâce à son mode de penser, et à son œuvre, à la philosophie contemporaine cette ouverture
qu’elle s’épuise sans cesse à chercher.
Aussi me plairait-il tout à faire de dire que, « tel qu’en lui-même enfin » la mort l’ a fixé, telle
qu’elle permet d’étudier son œuvre, non seulement le nom de « Lapassade » qui lui
correspond, donne à penser un philosophe, mais aussi, d’une certaine manière, l’ouverture de
la philosophie présente comme de celle qui vient.
Cette ouverture, je ne peux ici qu’en indiquer le dessin, comme se reliant au thème, à vrai dire
commun, mais auquel il apporte une contribution importante, sinon essentielle, de la
dispersion du sujet, de sa dissociation.