Mercredi 31 mai 1995 Monsieur Verbaere, Je viens de relire votre

Mercredi 31 mai 1995
Monsieur Verbaere,
Je viens de relire votre lettre intitulée : « Pourquoi B.B. - qui n’est pas sans reproche - n’a-t-il pas choisi la
philosophie ? Pourquoi ne sera-t-il jamais membre du PPU ? »
Et je tenais à vous dire que depuis que vous l’avez écrite, mon « opinion » à l’égard de la philosophie a
évolué. Voici ce que cette année de philosophie passée avec vous a apporté au « meilleur élève » de la cuvée
95 :
J’ai d’abord découvert un homme : vous. Vous êtes dans la maison depuis longtemps et vous êtes bien
connu, ou plutôt bien méconnu. Vous êtes pour beaucoup d’élèves un type bizarre, très intéressant et qui
prépare bien ses élèves au Bac, Monsieur Secte, Monsieur Tiers monde, Monsieur vélo-tout-rouillé, etc.
Mais comment pourrait-on comprendre qui vous êtes sans vous avoir eu comme prof ? Et même en vous
ayant comme prof, on ne vous connaît pas vraiment. Mais ce que j’ai fini par connaître de vous a suscité en
moi beaucoup d’admiration. J’admire votre capacité à vous rendre utile à tous, à rendre service, à faire don
de vous-même, de votre temps. Je ne connais certainement pas le quart des engagements que vous avez, mais
cela suffit pour que je voie en vous un homme hors du commun. J’admire aussi beaucoup votre intelligence,
vos qualités assez uniques de pédagogue. La manière dont vous arrivez à passer du concept à l’image et vice
versa me sidère. Et votre mémoire Un vrai dictionnaire. En bref, j’ai découvert un homme vraiment
différent de ceux que peut former notre société ou plutôt notre « caverne ».
J’ai aussi découvert ce qu’est un philosophe : quelqu’un qui ne vit pas avec nous, mais qui se tient à la
frontière, sur une bordure, sur le pas de la porte. Il est « dedans-dehors ». Il ne vit pas comme nous, il est
« sur sa planète » et en descend de temps en temps pour secouer nos chaînes et nous inviter à chercher, à
penser. Pour moi, vous représentez ce philosophe : celui qui a vu, celui qui sait qu’il y a quelque chose, celui
qui n’erre plus dans la pénombre de la caverne.
J’ai donc aussi fait connaissance avec la philosophie. A vrai dire, je n’en attendais pas tant. J’étais heureux
d’avoir ainsi du temps pour réfléchir à des problèmes bien intéressants. J’ai vite compris que la philosophie
est un monde, une vie, un mode de vie. Mais ce qui m’a le plus plu - et cela je ne l’ai remarqué que vers
février/mars - c’est que tout se tenait. La philosophie est un tout. Ce que j’aime dans la philosophie - et en
particulier dans ce que je crois être le « VERBAERISME » - c’est sa beauté. Le système de pensée que vous
nous avez exposé depuis le début de l’année est beau. Et en cela, il fait s’élever celui qui le comprend et
l’accepte. Votre théorie sur la perception (et son fameux « quand c’est jaune, c’est pas jaune ») et votre
passage « de à » et les conséquences qu’ils ont, forment un système vraiment beau, qui doit
s’approcher de la vérité. Pour ce qui est des conséquences pratiques de ces théories, je ne les vois pas bien, j’ai
du mal à comprendre ce que veut dire « vivre philosophiquement », mais cela ne fait rien. Je pense que je dois
être un peu comme Maxwell : la beauté d’une théorie suffit pour que j’y adhère. (Maxwell avait publses
équations parce qu’il les trouvait belles !) De toutes les façons, contrairement à ce que vous dites dans votre
lettre, vous avez partiellement réussi. Vous avez fait germer en moi un désir de chercher, à la suite des
philosophes, la vérité. Et je ne suis plus du tout certain de pouvoir la trouver dans les sciences. Vous avez
semé en moi les graines de la philosophie et peut-être que dans quelques années je m’y mettrai sérieusement.
Mais avant d’entrer à l’Académie, il fallait étudier la géométrie ! J’étudierai donc d’abord les maths et la
physique avant de revenir à Platon et à Descartes. Mais sans vous, je risque d’avoir du mal à accrocher. Le
langage des philosophes est tout de même assez hermétique et je compte sur mes années d’études supérieures
pour m’apprendre la concentration. Je n’en ai pas assez pour m’attaquer aux philosophes postérieurs à
Rousseau. Mais je tiens à vous affirmer que je suis désormais certain que la philosophie, c’est autre chose
que du vent, de la rhétorique, des mots, des méthodes. Il doit y avoir quelque chose. Je n’ai sans doute jamais
rencontré LA PENSEE. Mais elle doit exister et vous en êtes la preuve vivante. Vos systèmes aussi - la
beauté qui m’a réellement touché – sont une preuve de l’existence de la pensée.
Vous m’avez fait découvrir la raison et enseigné la rigueur. Vous auriez pu, je sais, avec plus de temps que 3
heures/semaine aller beaucoup plus loin sur le plan de la rigueur. Mais je sais désormais ce qui doit mener un
raisonnement et ce qui peut mener à la vérité, à la justice. Je ne connaissais pas, avant d’avoir suivi vos
cours, l’existence de cette puissance qu’est la raison. Je sais maintenant que c’est elle qui devrait mener le
monde. Et j’ai pu identifier mon principal défaut (mais est-ce un défaut ?) : j’ai beaucoup de mal à accepter
des arguments, des reproches qui ne sont pas raisonnables, qui ne sont pas fondés rigoureusement. Cela est
très pénible dans une société où ce qui prévaut, c’est l’à peu près.
Cette année m’a aussi permis de mieux connaître les élèves de ma classe, par leurs réactions vis-à-vis de la
philosophie. L’intérêt ou le rejet pur et simple de la philosophie permet de mieux comprendre à qui on a
affaire.
J’ai enfin élargi ma culture générale à un domaine je ne connaissais quasiment rien : la philosophie.
L’histoire de la philosophie, les grands courants philosophiques, les citations les plus importantes, autant de
sujets passionnants et importants à connaître.
Il me reste maintenant à vous remercier pour cette année de philosophie que j’ai eu la chance de passer avec
vous. En ce qui me concerne, je pense que vous avez rempli votre contrat : je ne vois désormais plus le monde
vraiment de la même manière qu’avant. Il y a certains petits « trucs » qui ont changé. Et c’est d’ailleurs
que je vois que la philosophie est partout ! Nombreuses sont les conversations ou les sujets de réflexion où je
me dis : tiens, là, c’est telle notion ; là, c’est ce qu’a dit tel philosophe.
Ce que vous avez fait avec nous, je vois bien que c’est de l’initiation, de l’initiation à la philosophie, mais
c’est déjà beaucoup et je pense que tout homme devrait avoir entraperçu dans sa vie, comme nous, une partie
du monde de la philosophie.
Encore merci pour tout ce que vous m’avez apporté.
B.B. Terminale S1 1994-1995
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