L`expression « religiosité séculière » nous semble désigner dans le

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L’expression « religiosité séculière » nous semble désigner dans le contexte américain à la
fois
Si l’on tente de définir la religion dans le contexte américain à partir des groupes religieux
eux-mêmes ou encore à partir du statut et de la place que lui confère la société en son sein on
est saisit par ce paradoxe : la religion instituée se caractérise elle-même comme séculière et le
premier amendement de la constitution américaine lui confère un statut séculier. Autrement
dit l’expression « religiosité séculière » renvoie à une réalité à la fois religieuse et sociétale.
- Le christianisme post réformé américain dont le puritanisme, au côté d’autres mouvements
dissidents de l’Eglise anglicane (méthodisme, unitarisme, baptisme…) fonde le socle
religioculturel de la nouvelle nation, se caractérise précisément par son inscription explicite
dans le monde séculier : c’est ce caractère intramondain de la religion mis en perspective
aussi bien par Alexis de Tocqueville, Max Weber ou encore Perry Miller qui amène à
considérer la religion, non plus comme une révélation extérieure à l’homme mais au contraire
comme manifeste dans toute ses activités terrestres. L’histoire n’est que l’objectivation des
écritures
- de son côté le premier amendement, qui prend bien soin de ne pas définir « la religion », lui
confère, au côté du marché pluraliste des idées américaines, un statut séculier.
 Le contexte religioculturel américain
Si la sécularisation, entendue comme une déplausibilisation irréversible des croyances
religieuses, sert de grille interprétative du religieux dans la modernité occidentale, comme de
nombreux chercheurs l’ont indiqué : elle se montre inapte à caractériser le contexte américain.
La technique, pas plus que les moyens de communication n’ont, à proprement parler, érodé le
sentiment religieux qui anime les américains1. Si de nombreux auteurs prétendent saisir ce
paradoxe en réduisant le phénomène religieux américain aux théologies diluées des
« megachurch californiennes » et des télévangélistes américains, fins stratèges marketing et
médiatiques – c’est faire l’impasse sur l’incroyable multiplicité des confessionnalités qui
fournissent encore, dans de nombreux Etats2 et même au niveau fédéral3, des orientations à la
société américaine. C’est aussi se priver de penser le religieux hors de son cadre institutionnel
où il peut, d’autant plus dans le contexte américain, largement se manifester.
Il est nécessaire de faire un détour historique pour appréhender cette question délicate : la
singularité du cas américain tient en ce que les États-unis ont, dès leur naissance, laissé ouvert
le dialogue entre religion et société que la plupart des sociétés modernes ont préféré fermer.
Le cas de la France est à cet égard tout à fait exemplaire, voire idéal-typique : la laïcité est
venue saper l’autorité normative des églises (en fait celle de l’Eglise établie catholique et par
extension de toute autre confession) en les retranchant, sans appel, dans la sphère privée. En
sommes, pour se prémunir, comme la majorité des Etats du vieux continent (avec, il est vrai,
plus de virulence), d’une résurgence du pouvoir dominateur qu’exercèrent pendant des siècles
Le taux d’affiliation à des dénominations religieuses dépasse encore plus de 50 % et un récent sondage Census mené en
2003 évaluait à 90 % le nombre d’américains affirmant croire en un Dieu.
2 Fath Sébastien, Militant de la bible aux États-unis, évangéliste et fondamentaliste du Sud, Autrement, Paris, 2004
3 Fath S., Dieu Bénisse l’Amérique, la religion de la Maison Blanche, Seuil, 2004
1
les églises, et a fortiori celles des Religions d’Etat (le modèle de l’Eglise établie qui a prévalu
dans toute l’histoire du christianisme pré réformé).
Les États-unis, bien au contraire, n’eurent pas à se prémunir d’un tel « retour de bâton »
puisque les confessions importées (protestantes à dominante calviniste) fuyaient précisément
cette histoire aussi bien culturelle que religieuse qui a façonné les rapports de pouvoir sur le
vieux continent. C’est dans ce sens qu’il faut, par exemple, entendre la clause sur le
« désétablissement » du premier amendement (l’impossibilité d’établir une religion d’Etat)
qui, en outre, convenait parfaitement aux orientations théologiques et politiques des
principales églises protestantes (le protestantisme ne connaît pas de magistère dogmatique, ni
d’autorité centralisée et se base sur le volontarisme du croyant : la conversion). Calvin n’avait
d’ailleurs d’autre but que de « briser l’institution monolithique du salut occidental », appelant
implicitement un modèle pluraliste d’institutionnalisation4.
Au-delà de ces considérations, ce qu’il s’agit surtout de souligner c’est que la Réforme
protestante a trouvé aux États-unis un terrain d’émancipation qu’aucun autre pays n’a pu lui
fournir. Pourquoi ?
D’un point de vue conjoncturel d’abord : le nouveau continent a été un refuge pour toutes les
dissidences protestantes persécutées en Europe où même les églises réformées ont gardé les
traces indélébiles du modèle de l’Eglise établie5. Comme le soulignait Thomas Paine, l’un
des pères fondateurs6 de la nouvelle nation en 1776 : « la découverte de l’Amérique a précédé
Même si Calvin lui-même, comme Luther voyaient d’un mauvaise œil le pluralisme confessionnel au sein d’une société
nationale : l’unité culturelle s’en voyait compromise
5 Parsons Talcott, « réflexions sur les organisations religieuses aux États-unis », Archives des sciences sociales des religions,
n° 3, 1957, p. 21-36
6 Thomas Paine reste un personnage ambigu dans l’histoire américaine. Déiste de premier rang, celui qui affirmait que « ma
conscience est ma seule église » a largement été désavoué malgré son rôle décisif dans la révolution indépendantiste
américaine. La publication de son célèbre pamphlet « common sense » en 1776 reste indéniablement la première formulation
explicite de la nécessaire indépendance des américains vis-à-vis de leur métropole britannique. Mais l’autre publication
quelques dix années plus tard d’une diatribe contre l’église visant non seulement à décrédibiliser les clercs mais aussi le
contenu même de la bible lui vaudra d’être relégué au rang…
4
la Réforme, comme si le tout puissant dans sa bonté avait voulu ouvrir un sanctuaire pour les
persécutés des temps à venir, ceux qu’un jour leur patrie priverait d’amitié et de sécurité »7.
En outre, ces dissidences qui ont foisonné sur le nouveau continent ne sont pas des anomies
par rapport au principe de la Réforme protestante : elles en sont le cœur même, illustré par la
célèbre maxime de Luther : « Ecclesia reformata, semper reformanda » : (Eglise réformée, à
réformer sans cesse) 8 . C’est précisément le chemin qu’ont suivit ces dissidences sur le
nouveau continent en se ramifiant en d’innombrables dénominations au cours de l’histoire
américaine. Le christianisme réformé a donc pu, dans le contexte américain, poursuivre son
évolution interne avec une vigueur exceptionnelle. Le « pluralisme dénominationnel » qui
découle du premier amendement
témoigne de cette orientation (qui favorisera
constitutionnellement l’apparition de nouvelles dénominations). Néanmoins, les perspectives
d’évolutions institutionnelles des religions garanties par le modèle pluraliste 9 du premier
amendement ne suffisent pas à caractériser le phénomène religieux américain. Il faut pousser
plus loin la réflexion sur cette évolution interne qui concerne, avant le cadre structurel des
religions, le socle théologique sur lequel sont fondées les confessionnalités protestantes
américaines.
D’un point de vue plus théologique, il faut donc également souligner que les évolutions du
christianisme réformé anticipées par les Réformateurs du XVI ème siècle, contenaient en elles
la trajectoire résolument séculière (dans le sens de l’« ici bas ») empruntée par la religion
7
Caron, 451
Edmund Burke dans un célèbre discours tenu à la chambre des communes britannique s’écriait en 1775 : « la cause des
dissidents s’est fondée en opposition directe avec toutes les puissances établies de l’univers et n’a pu justifier cette opposition
qu’en revendiquant les droits naturels de la liberté. Leur existence dépend de l’affirmation énergique et inlassable de ces
droits. Le protestantisme même le plus froid et le plus passif, est toujours une forme de non conformisme. Mais la religion la
plus répandue dans nos colonies d’Amérique marque un raffinement de ce principe de résistance : elle est la dissidence de la
dissidence, le protestantisme du protestantisme ».
9 Voir Berger, Peter, Luckman, Thomas « Aspect sociologique du pluralisme », Archives de Sociologie des Religions, n°23,
1967
8
chrétienne : autrement dit une religion évoluant dans le sens d’une intégration de ses propres
idéaux dans le monde séculier ou temporel (alors que c’est le monde spirituel que visait
jusqu’ici les Eglises)10. Hors le puritanisme, le baptisme comme plus tard le méthodisme ou
l’unitarisme sont des expressions extrêmes de cette inscription temporelle des idéaux religieux.
C’est sur ce point crucial qu’il s’agit d’insister parce qu’il explique pourquoi le dialogue qu’a
laissé ouvert le premier amendement entre religion et société n’a pas mené à la disparition du
sentiment religieux qui animait les premiers immigrants dans l’Amérique contemporaine. Au
contraire, société et religion n’ont jamais cessé d’y interagir si bien que les expectatives
religieuses autrefois circonscrites dans le domaine spirituel se sont mêlées, souvent de façon
confuse, à la destinée « terrestre » et temporelle des américains11. Le mouvement n’est pas
unilatéral mais dialectique parce que la destinée historique des américains a elle-même
profondément influencé l’évolution des théologies ou s’est bien souvent élaborée sur le mode
d’une religiosité séculière12.
Autrement dit, le contexte religioculturel américain a cela de spécifique : religion et société
peuvent difficilement y être pensées comme deux sphères insécables. La vitalité du
christianisme réformé, des Nouveaux Mouvements Religieux ainsi que les formes de
religiosité inhérentes à l’expérience culturelle américaine confirment la nécessité de
s’intéresser à la fois aux religions organisées et aux formations spontanées de religiosité nées
sur le nouveau continent. Il faut surtout se garder de partir du postulat idéologique qui verrait
la sécularisation comme une étape irréversible vers laquelle toutes les sociétés industrielles
10
Tocqueville avait déjà insisté la dimension intramondaine des théologies nord américaine : « non seulement les américains
suivent leur religion par intérêt, mais ils placent dans ce monde l’intérêt qu’on peut avoir à le suivre », Tocqueville Alexis
de, De la démocratie en Amérique, Paris, Flammarion, Vol.2, 1981, p. 159
11 Marientas E., « Nation et religion aux États-Unis », in Archives des sciences sociales des religions, n° 83, 1993
12 C’est ce qu’a montré, par exemple, le sociologue américain Robert Bellah en soulignant l’existence, en marge des religions
instituées, d’une religion civile américaine. Bellah R. N., « La religion civile en Amérique », in Archives des sciences
sociales des religions, n°35, 1973
seraient appelées à converger : le cas américain, de par sa singularité, ne peut se prêter à une
telle analyse.
« L’exorcisation est l’élimination de la magie. Ce fût l’œuvre de monothéisme et en premier lieu du
monothéisme juif, tout en étant limité par un ritualisme qui frôlait la magie négative. Le christianisme
marqua une seconde étape, par un affaiblissement du ritualisme, mais le catholicisme conserva les
sacrements et surtout une vision optimiste du monde finalisé par Dieu. Avec le calvinisme,
l’exorcisation est consommée, en même temps que le monde devient vide de sens sinon comme terrain
de l’homme qui, elle, a un sens»13.
« il est remarquable, souligne André Isambert, que dans une civilisation où la vérité scientifique est
donnée comme prototype de toute vérité, se soit développé, passé l’âge de l’intolérance scientiste, un
sorte de secteur libre de la vérité, où il soit donné de développer des système de convictions organisant
non seulement des jugements de valeurs mais des jugements de réalité sur la nature des êtres et leur
destinée. »
254
Olivier Bounois, Cyrille Michon, « l’agonie du christiannisme » in Christianisme, héritages et destins
p. 14
La sécularisation est elle-même le pur produit du christianisme. L’universalisme de la prédiction du
christ, tel que Paul de Tarses l’a enseigné et répandu au-delà des limites d’Israël, apparaît bien comme
le foyer de la modernité en même temps que le fossoyeur des religions- y compris de celles qu’il a
institué depuis 20 siècles.
Enfin commence à se faire jour l’autonomie de l’individu, dont plusieurs éléments appartiennent à
l’Ancienne Alliance, mais que le Nouveau Testament radicalise : l’appel à la conscience pour juger de
ses propres actes, et plus profondément des intentions du cœur ; la présentation d’un Dieu incarné, qui
élève l’humanité à une hauteur jamais rêvée, et la dit capable de comprendre les desseins de Dieu ; la
séparation proclamée et programmée des ordres temporels et spirituels.
Non seulement le christianisme post réformé américain est tout entier tourné vers le monde
séculier, mais le premier amendement qui est censé en limiter les manifestations dans l’espace
public, lui confère en fait une force dans le temps : la religion y a un statut séculier.
Isambert F. A., « L’avènement social du sujet », la religion aux États-Unis, Archives des sciences sociales des religions, n° 83, 1993, p.
223-244
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