Embarquement pour Lankâ

publicité
Embarquement pour Lankâ
Pourquoi le soi des théories non bouddhistes
Ne serait-il pas un exemple de la nature de l’esprit
Qui, avec ou sans naissance,
Est toujours claire lumière1 ?
« Tout est esprit : le monde et le moi se ramènent à des
contenus de conscience, des perceptions et des activités
psychiques. » Telle est la théorie que le Bouddha et son disciple,
le bodhisattva Mahâmati, dont le nom signifie « Grande
Intelligence », discutent tout au long de ce Soûtra de l’Entrée à
Lankâ.
Lankâ désigne Ceylan, ou Sri Lanka, et plus exactement,
ici, une citadelle perchée au sommet d’un mont tout en pierreries
qui jaillit au milieu de la mer. C’est un sanctuaire aussi étrange
qu’inaccessible, peuplé de monstres polycéphales, les yakshas.
« Étrange » comme l’inconcevable – claire lumière de la nature
de l’esprit qui semble prisonnière des passions douloureuses – et
« inaccessible » comme l’inconditionné – qui n’a ni
commencement ni milieu ni fin –, c’est une image de l’Éveil des
1
Soûtra de l’Entrée à Lankâ, X, 136. Tous les titres ici
mentionnés apparaissent dans la Biblographie en fin de volume.
1
bouddhas, et y « entrer » signifie accéder au cœur même du réel.
D’où l’importance d’« entrer à Lankâ ». Râvana, le démon
souverain de l’île, est en fait un ardent mystique, et il n’a qu’un
désir : accueillir le Bouddha en sa capitale pour recevoir de lui
les enseignements les plus profonds sur l’esprit en tant que
sagesse primordiale et secret fondement de l’univers.
Ici le Bouddha creuse la vacuité dans le sens de la claire
lumière, qu’il appelle « sagesse de la réalisation intérieure des
êtres sublimes », et qui désigne cette puissance de connaître dans
l’évidence dont il fait le moteur de la vie. Vides sont les choses
tant qu’on n’y reconnaît pas ses propres perceptions, tant que, les
prenant pour des objets extérieurs à son esprit, on jouit de se les
approprier pour souffrir de les perdre en refusant de considérer le
caractère entropique de ce triste jeu.
La déclaration « tout est esprit » ne manque pas de sens !
Il est évident que quand je dors ou quand je serai mort, le
monde continuera. Continuera-t-il d’être, d’apparaître ou bien
d’être perçu ? Il continuera comme il continue, que j’y pense ou
non, tant qu’il sera perçu ne serait-ce que par l’être animé le plus
infime, éventuellement le dernier être au monde. Puis, quand ce
dernier être aura disparu, qu’en sera-t-il du monde ? Existera-t-il
encore vraiment s’il n’y a personne pour le percevoir ? On peut
encore se demander quel sens peut bien avoir un monde qui
existerait sans aucune « âme » pour le percevoir ?
2
Si, dans la proposition « tout est esprit », on se représente
assez facilement que « tout » désigne le monde, le mot « esprit »,
chargé d’innombrables significations, se laisse plus difficilement
appréhender. À en croire le texte ici traduit, le Soûtra de l’Entrée
à Lankâ, qui chante sur tous les tons que « tout est esprit, rien
qu’esprit et esprit seulement », « esprit » (citta) est le mot qui a
été choisi pour désigner d’une part un processus sensible
intégrant huit « consciences » et d’autre part la huitième de ces
consciences, appelée « conscience fondamentale »
(âlayavijñâna). Cette dernière, pour dévoiler tout de suite l’une
des thèses les plus importantes du soûtra, est le nom qui
convient, dans la condition qui est la nôtre, à la somme de
« toutes les merveilles » que désigne l’expression « nature de
bouddha » (tathâgatagarbha).
Qu’est-ce qu’une conscience ? Un instant de perception
claire. Par perception j’entends la réaction cognitive à un objet
matériel ou psychique. Cette réaction est claire au sens où elle
répond à certaines classes d’objets et non à d’autres, et dans la
mesure où une conscience correspond toujours à un objet, ni plus
ni moins. En cessant, la perception de l’objet ne s’anéantit pas.
Elle produit un objet psychique, ou mental (caitta) qui, sous
forme de « semence » (bîja), ira rejoindre le train des semences
déjà accumulées dont l’ensemble constitue la conscience dite
« fondamentale » à ce titre et à nombre d’autres.
3
La conscience fondamentale a deux objets : d’une part les
semences et les facultés psycho-sensorielles réunies en un corps,
et d’autre part l’environnement de ce corps, le monde
apparemment extérieur à la conscience fondamentale qui
imprègne le corps.
Comment une perception devient-elle la semence d’une
autre perception ? Son sens, qui est son contenu et l’énergie de
ce contenu, est une merveille de claire lumière impérissable.
Tout ce qui n’est pas immédiatement perçu mais l’a été ou le sera
existe ou existera sous forme virtuelle en constituant des
schémas habituels, des imprégnations, des tendances et autres
propensions : autant de semences où l’expérience se résorbe en
concentrant son sens et d’où, dans les bonnes conditions,
jailliront et jaillissent les perceptions dans leur infinie variété.
Toutes ces semences forment des faisceaux de séries qui
constituent la conscience fondamentale dont la substance est
claire lumière aperceptive.
Ainsi puis-je dire, à en croire le Bouddha du Lankâ, que de
ma conscience fondamentale émergent toutes les expériences qui
nous façonnent, le monde et moi, et que ces expériences,
toujours se modifiant, se combinant, retourneront, encapsulées
en « semences », tisser le flux immémorial de ma conscience
fondamentale.
4
Je dis « nous », je dis « moi », je pense à mes semblables et
moi. Le mot « moi » et l’idée que je me fais de ma personne,
l’idée que mes « semblables » se font de la leur, ce mot et ces
idées ont inspiré d’innombrables fictions dont la plupart nous
sont servies – et peu importe si parfois elles se contredisent
cruellement – comme la vérité, la seule et unique vérité vraie où
chacun doit trouver la bonne réponse à ses questions
existentielles, rehaussées ou non de doutes métaphysiques.
Bref, à part le « pyrrhonisme », l’être et le néant se sont
imposés à toutes les sagesses qui prétendent nous rassurer, nous
justifier, nous expliquer. Aussi rares sont les philosophies qui
ramènent le petit moi à son néant que sont nombreuses celles qui
l’exaltent et lui proposent de grandir, toujours grandir. Cette
dernière position présente toutefois un risque : plutôt qu’un
« grand moi », un moi sublime, le risque de se forger un grand
« petit moi », soit, en acte, un égoïsme énorme, monstrueux,
ravageur.
Certaines pensées morales ont inventé le renforcement du
moi, donc de l’égoïsme, par sa négation – l’abnégation –,
d’autres par son affirmation – la charité –, et d’autres encore par
un mélange des deux : l’illusion fusionnelle comme, par
exemple, la fusion du petit moi de l’homme et du grand moi de
Dieu dans l’expérience mystique romantique.
L’épanouissement personnel, les projets de vie, la réussite,
le sens de la vie et tous les « qui suis-je réellement ? » sont des
5
produits socio-culturels qui exacerbent le sentiment immédiat du
moi et empêchent tout un chacun de l’analyser par-delà les
préjugés, quels qu’ils soient, en le menaçant des paniques de la
mort. Nous pensons tous, plus ou moins, que nous ne sommes
pas, ultimement, rien, et ce « pas rien » suffit à nous faire croire
que nous avons une essence, une personnalité, un « soi ». Or ce
soi, bon an mal an, est le moteur secret de chaque instant de
notre vie. Ridiculement petit, susceptible et mesquin, le petit moi
se console en s’appelant « soi », où les plus empressés voient,
depuis longtemps déjà, une étincelle – sinon le brasier tout entier
– de la divinité.
L’identification du moi personnel et de la divinité, fort mal
vue en terre strictement dualiste, court par toutes les têtes
orientales. Mais il semblerait que, jusques et y compris chez les
non-dualistes de l’Advaita-Vedânta, le dualisme soit inévitable :
du plus vulgaire, qui croit à la différence essentielle entre soi et
autrui, au plus raffiné, qui avance l’unité retrouvée de l’âtman
(soi) et du brahman (l’absolu). L’intégrité du moi, absolument
différent du toi, d’autrui, du reste et du monde, équivaut à la
liberté fusionnelle de l’âtman-brahman : ces deux extrêmes de
l’accomplissement personnel sont aussi dualistes l’un que
l’autre, l’un dans le registre de l’inné et l’autre du conceptuel.
Intégrité, fusion, libération : ici, ces mots seront synonymes.
6
Mais remettons le cap sur l’île de Lankâ en présentant une
pensée qui semble, à en croire les remarques de Mahâmati,
l’interlocuteur du Bouddha, concurrencer le bouddhisme aussi
bien en matière de langage que d’efficience mystique. Bien avant
notre ère, le sage indien Kapila imagina un « moyen de salut »
pour notre soi, qu’il appelle notre « Esprit », dans le système
mystique des « Dénombreurs », en sanskrit Sâmkhya.
« Pour le Sâmkhya, écrit A.-M. Esnoul, le moyen de salut
sera de reconnaître que le lien entre l’Esprit et la Nature relève
de la seule ignorance (avidyā) et que comprendre les principes
[tattva], l’essence de chacun d’eux et celle de l’Esprit, assure la
libération. (…) Pour désigner la libération, on se sert
ordinairement du terme kaivalya, qui signifie isolement. L’esprit,
évadé du monde de la transmigration, s’isole, indifférent à la
Nature, qui continue d’évoluer pour les autres Esprits mais ne le
concerne plus. (…) Il réalise ainsi pleinement sa propre essence
dont la caractéristique fondamentale est l’indépendance 2. »
J’ai souligné la dernière phrase de cette citation parce que le
soûtra ici traduit me paraît être en grande partie la réponse du
Bouddha aux problèmes soulevés par cette approche de la vérité
ultime3 ; et aussi parce qu’elle introduit des vocables qui seront
2
Les Strophes de Sâmkhya, p. XXXIII-XXXIV.
3
Pour ne pas dire une réponse précise aux idées sâmkhyas qui
sont précisément développées dans les Strophes de Kapila.
7
abondamment répétés tout au long du présent ouvrage. C’est
ainsi que « réaliser », ici, ne signifie pas « comprendre »
seulement, mais « concrétiser en intégrant » ; sa « propre
essence » est une appellation du soi individuel dont nous verrons
qu’il n’est qu’une modalité du « soi des choses » ; la
« caractéristique fondamentale » est l’une de ces poignées
imaginaires – la plus importante, pensons-nous – par lesquelles
nous saisissons les choses pour nous les approprier ; et enfin,
l’« indépendance », qui est la définition même du « purement
imaginaire » dans un réel dont chaque élément constituant
dépend de tous les autres.
Venons-en plutôt à ces « principes » dont la connaissance,
ainsi que celle de l’Esprit, libère. Ils sont vingt-cinq. L’esprit
(puruùa, 1), seul conscient, face à la Nature primordiale (prakçti
ou pradhāna, 2) qui, inanimée, produit le Grand Principe
(mahat), ou Intelligence (buddhi, 3), d’où procèdent l’Ego, les
cinq corps subtils (son, contact, forme, odeur et saveur, 4-8), les
onze organes des sens (cinq organes de la connaissance, cinq
organes de l’action et le Sens commun, manas, 9-20) et les cinq
corps grossiers (éther, feu, vent, terre et eau, 21-25).
Les vingt-quatre entités inanimées évoluent pourtant en
fonction de trois qualités ou attributs (guõa) de la Nature
primordiale que la strophe 12 décrit ainsi : « Les attributs ont
8
pour essence : l’agréable [sattva4], le désagréable [rajas] et
l’abattement [tamas]. Leur fonction est [respectivement]
d’illuminer, de mettre en mouvement et de limiter. Ils se
dominent, se soutiennent, s’engendrent, s’unissent et se meuvent
réciproquement5. » Il faut donc bien comprendre que la Nature
primordiale engendre l’Intelligence et les autres éléments par la
combinaison des trois attributs en produisant le monde sensible,
qui est l’objet de l’Esprit, ou Soi6. « L’Esprit a le rôle de témoin,
isolé, indifférent ; il perçoit mais n’agit pas7. »
Il suffit du contact de l’Esprit et de la matière pour que la
vie soit possible. Or comme la vie est évidente, on parle de
« collusion » (samghâta) de la Nature et de l’Esprit. Cette union
(saüyoga) permet la perception du monde par l’Esprit mais aussi
la libération par l’isolement. Kapila recourt à l’image de la
coopération d’un boîteux (l’Esprit) et d’un aveugle (la Nature)
4
On trouvera, tout au long de cet ouvrage, un grand nombre de
parenthèses carrées : elles me permettent de « commenter » ce
qui précède, mais surtout, en traduction, d’ajouter quelques mots,
voire un membre de phrase, qui auraient rendu l’énoncé plus
clair (ou moins obscur) s’ils s’étaient déjà trouvés dans
l’original.
5
Ibid., p. 20.
6
Ibid., p. 26.
7
Kârikâ 19, ibid., p. 30.
9
dont l’un charge l’autre sur ses épaules pour avancer tous les
deux dans la jungle de l’existence – pour la traverser et même en
ressortir8.
Mon but, en résumant ainsi la pensée sâmkhya, est en fait
d’y chercher un autre secret de la causalité. « Ni producteur ni
produit, tel est l’Esprit9. » D’où vient alors la Nature
primordiale ? D’elle-même. Et tout le reste émane de cette
Nature, ou plutôt de la dynamique de ses trois attributs dont les
modifications produisent toutes choses et pensées. On se trouve
donc en présence de deux « causes de soi » selon le Sâmkhya
« athée ». Somme toute, les Strophes de Kapila posent le
svabhâva, l’existence intrinsèque de la conscience et de son
objet, en réalité ultime, mais faut-il comprendre le mot comme
« spontanéité » ainsi que le fait A.-M. Esnoul, ou bien comme
« substance » au sens spinozien et bouddhiste ?
La strophe 60 : « Ainsi, de l’étude des principes s’élève le
Savoir [jñāna, « sagesse »] : « Je ne suis pas [nāsmi], rien n’est à
moi [na me] ; il n’y a pas d’Ego [nāham] » qui est pur, absolu,
car il ne comporte pas de contradiction [viparyaya,
« erreur »]10. »
8
Kârikâ 21, ibid., p. 32.
9
Kârikâ 3, ibid., p. 5.
10
Ibid, p. 73.
10
Ce « savoir pur et absolu », apparemment si proche de la
« sagesse (bouddhique) qui connaît l’inexistence du soi
individuel » (pudgala-nairâtmya-jñâna), est cause de libération :
qu’est-ce, alors, que le Bouddha reproche à Kapila ? Nous
n’allons pas tarder à le savoir. Et nous comprendrons alors
pourquoi, dans ce soûtra, les « véhicules inférieurs » des
Auditeurs et des bouddhas-par-soi (shrâvaka et pratyekabuddha)
essuient les mêmes critiques que les « voies non bouddhistes »
(tîrthika).
Les « non-bouddhistes », soit dit en passant, désignent les
penseurs et mystiques hindous et jaïnas, mais aussi, pour moi, les
matérialistes de toujours, et les idéalistes comme Brunet et
Berkeley. Connue sous le nom de « solipsisme », la sagesse du
docteur Brunet affirme que toutes choses ne sont que des états du
moi individuel et que ce moi est, somme toute, la seule réalité
existante, les autres « moi » n’en étant que des idées. Près de cet
« égoïsme » assez grossier, la philosophie de Berkeley est d’un
raffinement infini. Ses intuitions et celles du Soûtra de l’Entrée
à Lankâ se croisent parfois quant à la critique des idées
abstraites, de l’extériorité de l’espace, du matérialisme ou du
nihilisme, mais le Bouddha n’admet pas la réalité ultime de
l’esprit et moins encore celle de Dieu et de ses décrets.
Il me faut, à ce point, expliciter l’expression « agrégats,
domaines et sources », constamment employée dans les soûtras,
11
pour mieux voir comment le Bouddha considère l’individu et sa
libération, lui qui nous conseille : « Reconnaissez qu’il n’y a que
des facultés face à des objets Et vous ne croirez plus au soi
individuel11 ! » Pour ce faire, je me baserai sur le Compendium
de la Scolastique d’Asanga, en substituant parfois à la
terminologie française de W. Rahula la mienne, du moins celle
dont j’aurai usé dans la présente traduction, sur le chinois, de ce
vénérable soûtra. Certains termes techniques sont énormément
rebelles à la traduction mais, ô paradoxe, ils n’en éveillent que
plus la rage traductionnelle, l’envie de ne plus rien lire qu’en sa
langue maternelle, laquelle est un xième organe des sens…
Regardez bien ! Voici ce que nous sommes stricto sensu :
« Combien y a-t-il d’agrégats, de domaines et de sources
[pour composer un individu] ?
Il y a cinq agrégats (skandha) : l’agrégat de la forme [le
corps de l’individu, toute la matière et quelques abstractions],
l’agrégat des sensations [agréables, désagréables ou neutres],
l’agrégat des représentations [qui nomment des signes, jouent
avec des images], l’agrégat des facteurs de composition
[formations karmiques, actes] et l’agrégat des consciences [qui
sont six ou huit].
Il y a dix-huit domaines [ou « éléments » (dhâtu) qui
construisent les perceptions] : le domaine de l’œil [la faculté,
11
Lankâ, X, 58.
12
non l’organe], le domaine de la forme [le visible] et le domaine
de la conscience visuelle [construiront une unité de perception
visuelle] – de même avec les autres facultés : l’oreille, le son et
la conscience auditive ; le nez, l’odeur et la conscience
olfactive ; la langue, le goût et la conscience gustative ; le corps
tout entier, les tangibles et la conscience tactile ; le domaine des
objets mentaux, le domaine du mental [la faculté de penser, le
sens commun] et le domaine de la conscience mentale.
Il y a douze sources [de perception, āyatana, litt.
« entrée »] : la source de l’œil et la source de la forme – de même
pour l’oreille et les sons, le nez et les odeurs, la langue et les
saveurs, le corps et les tangibles, la source du mental et la source
des objets mentaux12. »
Il est impossible de trouver ailleurs que dans ces agrégats,
domaines et sources la moindre composante inédite de toutes les
expériences et les perceptions possibles de l’individu.
Aux six consciences psycho-sensorielles s’ajoutent d’abord
la conscience fondamentale, la matrice de toutes les consciences
qui rassemble et mûrit les semences de l’expérience, et ensuite le
mental (manas), qui est surtout la « fabrique de l’ego », la
machine à penser le moi, le soi, l’être et le néant, au point qu’au
Tibet on ne le connaît que sous le nom de nyon mongs pa’i yid,
« mental affligé de passions », en sanskrit kliùñamanas. Son
12
Compendium, p. 1 et 2.
13
objet d’élection est la conscience fondamentale qu’il perçoit
comme un soi éternel. « Renversé », c’est-à-dire reconnu dans sa
vraie nature de claire lumière, le mental n’est autre que la
sagesse de l’égalité, l’irréalité du même et de l’autre à quoi se
ramène la grande compassion.
Quant à la « conscience fondamentale », il ne faut surtout
pas y voir une conscience collective : elle est purement
individuelle. Le Soûtra de Lankâ explique comment cette
mystérieuse conscience prête son nom à la « très-profonde nature
de bouddha » (tathāgatagarbha), dont la princesse Shrîmâlâdevî
dit dans son soûtra qu’elle est « le corps absolu des bouddhas
pris dans une enveloppe de passions douloureuses » : le moteur
même de la quête de la vérité et son but, l’omniscience13.
Les grandes réponses appellant toujours de nouvelles
questions, j’aimerais citer ici un autre quatrain du Soûtra de
l’Entrée à Lankâ, une strophe aussi « scandaleuse » que
l’exergue du babillage que vous êtes en train de lire, dont l’éclat
me réjouit autant qu’il me laisse perplexe, et qui ne devrait pas
indifférer les amateurs de vacuité :
« La théorie du soi véritable flamboie
Comme un brasier de fin des temps
En consumant la jungle de l’inexistence du soi
13
Soûtra de Shrîmâlâdevî, p. 221c.
14
Et de tous les défauts des voies non bouddhistes. (X, 139) »
On sait que, ultimement, le Bouddha, ne se prononce pas
sur le soi, sur le fait de savoir si nous sommes quelque chose ou
rien, mais on sait aussi que son ascèse et celle qu’il propose est
presque toute axée sur l’inexistence du soi. Alors, que se passe-til ? Le Bouddha était-il en fait non bouddhiste ? Est-ce une
crise ? Un expédient salvifique ? Le fond de sa pensée ? La
réponse est si nuancée qu’elle occupe, ci-après, quelques
centaines de pages… Faisons confiance à Mahâmati : il a plus
d’une objection à adresser au Bouddha, et il est fort probable que
nombre de ses questions auraient été les nôtres si nous étions,
avec lui, entrés à Lankâ.
Du Lankâ, il n’existait en français que quelques extraits, le
plus souvent traduits ou adaptés de l’anglais de Suzuki 14, et un
grand nombre de citations éparses15, pouvant en gros se ramener
à « tout est esprit » ou une variante de cette proposition. C’était
peu donner de ce soûtra, sinon rien, au vu des merveilles de
pensée et de contre-pensée qu’il représente. Aujourd’hui, les
études sur l’« idéalisme bouddhiste », connu sous les trois noms
14
Dans ses Essais sur le bouddhisme zen, par exemple.
15
Comme dans L. Silburn, Le bouddhisme, les ouvrages de D. S.
Ruegg, etc.
15
sanskrits de cittamâtra (« Esprit-Seulement »), vijñânavâda et
yogâcâra, connaissent un grand essor, réservé, bien évidemment,
aux anglophones : en tant que traducteur, disais-je, ce manque de
sources – de soûtras – en français m’est devenu insupportable et
j’ai voulu y remédier en ajoutant au Soûtra des Dix Terres
(Dashabhûmika) et au Soûtra du Dévoilement du sens profond
(Sandhinirmocana), qui par bonheur existent en français, ce
troisième texte fondateur de l’Esprit-Seulement, ainsi que l’on
peut appeler le troisième cycle des enseignements du Bouddha,
où l’on est libre de voir le perfectionnement ultime de tous les
enseignements, y compris de la vacuité « pure et dure ».
Les amateurs de pensée bouddhiste auront sûrement
remarqué que, au cours de ces deux dernières décennies, et
comme par réaction aux psychedelica des Bardo Thödol et autres
recueils de visions en résonance avec la pensée de l’EspritSeulement, les nouveaux bouddhistes occidentaux se sont
penchés sur une autre richesse de la philosophie bouddhiste, je
veux parler de la vacuité, enseignée avec rigueur et brio par les
différentes écoles de la Voie médiane (madhyamaka). Cet
engouement pour le « vide » est, me semble-t-il, le prétexte à un
étrange sentiment de supériorité chez les étudiants qui, de nos
jours, « croient au vide » plutôt qu’à « l’esprit »… Cette « nature
de l’esprit » dont j’ai toujours vu qu’on prononçait le nom en
s’efforçant de rester secret, comme s’il s’agissait d’un trésor
impartageable ou d’un inavouable immondice, est presque
16
devenue une vieillerie pour visionnaire inculte, un nuage de
douces illusions dont le fin mot aura toujours été, de toute façon,
« vacuité ».
Je me demande quels progrès nous avons faits en passant du
refrain « tout est esprit », ce slogan pour « babas » gavés de
quelques paragraphes de Suzuki, Charles Luk ou Evans-Wentz,
au refrain « tout est vacuité », qui émane plutôt de doctes
professeurs sympatisants du Dalaï Lama. Comment peut-on
penser l’un sans l’autre ? Le Lankâ dit très clairement que non
seulement tout est vide, mais que tout est esprit, et que l’esprit,
bien entendu, est vide aussi. « Ici-bas, lit-on au chapitre X (58),
le Dharma et les bouddhas ont ceci en commun Avec les réalités
purement imaginaires Que, malgré la richesse de leurs
manifestations, Ils n’ont aucune existence réelle. »
La claire lumière et toutes les visions pures s’élèvent contre
le nihilisme en restant toujours fidèles à la vérité absolue, la
radieuse fraîcheur du vide, non duelle, transparente, égale : les
expressions « vacuité » ou « claire lumière » en tant que
concepts à la mode ne sont rien d’autre, le plus souvent, que des
gadgets aussi peu philosophiques que mystiques juste bons à
faire parler jusqu’à plus soif16.
16
Fazang explique dans son « Sens secret de l’esprit qui entre à
Lankâ » : « La vraie vacuité ne doit pas entamer les
fantasmagories de l’être ; les qualités de la nature de bouddha
17
« Mahâmati, dit le Bouddha, j’enseigne la nature de
bouddha [autrement dit la claire lumière] pour tous les nonbouddhistes qui se sont attachés à l’idée du soi, afin que, libres
de leurs vues erronées, ils passent les trois portes de la
libération17 et rapidement atteignent l’insurpassable Éveil
authentique et parfait. (…) La nature de bouddha qu’enseignent
les bouddhas n’est pas la même "chose" que le soi enseigné par
les non-bouddhistes. Ceux qui veulent se libérer des vues non
bouddhistes devraient reconnaître l’inexistence du soi, qui est la
nature de bouddha. » (Lankâ, II, 28)
Reconnaître l’inexistence du soi individuel et du soi des
choses, c’est réaliser la vacuité, c’est être bouddha. La
bouddhéité est une citadelle – la même que Lankâ – où l’on
accède par trois portes au terme de trois extases appelées les
« trois portes de la libération », qui représentent en fait la
manière « vacuiste », sinon « mahayaniste », de méditer sur les
quatre nobles vérités. La première porte, dite « du vide » s’ouvre
sont d’une substance qui n’obstrue en rien la vraie vacuité ; les
objets sont illusoires en tant que perceptions fabriquées par
l’esprit. » Ru Lengjia xin xuanyi, T 1790, vol. 39, p. 425.
17
« C’est ainsi que, n’agissant pas dans un monde descriptible,
dit le Bouddha, je n’ai pas besoin d’idées fictives : j’ai atteint la
libération par les portes de la vacuité, du sans-caractéristiques et
du sans-souhaits (Lankâ, III, 17). »
18
en contemplant les attributs « vide » et « sans soi » de la vérité
de la souffrance dans une méditation qui, s’appuyant sur la
production interdépendante, évacue les idées de « moi » et de
« mien ».
La deuxième porte de la libération, dite du « du sanscaractéristiques », repose sur la contemplation des quatre
attributs de la vérité de la cessation : la cessation elle-même, la
pureté, l’inconcevable et l’éloignement absolu ; ainsi que sur dix
« inapparences » qui pourraient décrire le nirvâna : que dans cet
état de liberté parfaite il n’y a rien de tel que la forme, le son,
l’odeur, la saveur, la texture, le masculin, le féminin, la
naissance, la durée et la cessation.
La troisième porte de la libération, la « porte du sanssouhaits », est une extase qui a pour objets les attributs
« souffrance » et « impermanence » de la vérité de la souffrance,
de même que les quatre attributs de la vérité de l’origine : les
causes primaires et secondaires de la souffrance, sa genèse et son
apparition. Autant de vérités que l’on ne souhaite à personne.
Cette troisième pratique inclut le détachement de la vérité de la
voie qui, tel un radeau, sera abandonné une fois parvenu sur
l’autre rive.
La réalité à laquelle mènent les trois portes de la libération
n’est autre que cette nature de bouddha, cette bouddhéité
débordant de qualités, qui n’est ni Soi, ni Dieu, ni rien de ce qui
tombe sous la coupe du moindre tétralemme ontologique ou
19
cognitiviste. Une vacuité de la vacuité dont le Lankâ (X, 63)
peut dire :
« Les pouvoirs extraordinaires, les forces, les libertés
Souveraines, les extases, les purs ornements
Et les corps spirituels les plus variés forment
La très-pure nature de bouddha. »
La présente traduction a été réalisée sur la version de
Shikshânanda, la dernière « grande » traduction chinoise du
texte, qui date de l’année 704 de notre ère. En fait, on connaît
quatre traductions du Soûtra de l’Entrée à Lankâ en chinois.
La première, simplement intitulée Lengjiajing, « Soûtra de
Lankâ », fut exécutée entre 412 et 433 par Dharmaraksha. Les
quatre rouleaux qui la contenaient ne nous sont pas parvenus. Il
aurait été intéressant de voir comment le premier traducteur du
Soûtra du Mahâparinirvâna (en 40 rouleaux !) exprimait les
grandes idées du texte que la dernière traduction en date rend
avec autant de subtilité.
La deuxième traduction, qui date de l’an 443, certainement
la plus célèbre, émane de Gunabhadra, traducteur du Soûtra de
Shrîmâlâdevî, du Soûtra d’Angulimâla et du Samyuktâgama,
entre autres. Elle n’occupe, elle aussi que quatre rouleaux.
Fazang, collaborateur de Shikshânanda, lui reproche d’être
20
incorrecte et par trop « calquée » sur l’original sanskrit… Peutêtre le titre chinois de cette traduction nous permettra-t-il de
mieux comprendre la critique. En sanskrit le texte s’appelle
Lanka-avatâra-sûtra, qu’il serait difficile de traduire autrement
que « Soûtra de l’Entrée (avatâra) à Lankâ ». Gunabhadra
« invente » et reste exotique : Lengjia abaduoluo baojing,
littéralement « Précieux soûtra du Lankâ-avatâra » – « précieux »
est une invention et « Lankâ-avatâra » n’est pas une traduction.
L’entrée a disparu, alors qu’elle est l’objet même du livre, car, si
la citadelle de Lankâ représente la chambre de Vimalakîrti, ici
appelée « sphère de la réalisation intérieure » et dans le Huayan
« dimension absolue », c’est la méthode qui permet d’y entrer,
donc, que le Bouddha est censé enseigner, l’art d’accéder au réel.
Ce genre de faute – supprimer un concept (« l’entrée »), en
ajouter un autre (« précieux »), et ne pas traduire le troisième
(« avatâra ») – empêche la lecture authentique d’un texte
véhiculant de sublimes idées… Néanmoins, cette version, la
seule disponible à l’époque, s’imposa aux premiers temps du
chan/zen, et – faut-il parler de miracle ? – elle inspira nombre de
lignées de pratiques comme en témoigne le commentairetraduction en langue parlée réalisé par Nan Huaijin, texte auquel
j’ai toujours confronté la présente traduction et qui, malgré de
grandes différences terminologiques et l’absence de nombreux
passages, me semble véhiculer tout ce que le Lankâ a d’essentiel
à nous dire.
21
Il s’imposait malgré tout d’aboutir à une traduction parfaite,
et c’est ce que crut faire le grand traducteur Bodhiruci18 lorsque,
en 513, il acheva la troisième traduction du Lankâ, en dix
rouleaux, simplement, et correctement, intitulée Ru lengjia jing,
« Soûtra de l’Entrée à Lankâ ». Ce titre, cependant, contenait
deux fois et demi plus de texte que les versions précédentes !
Que s’était-il passé ? D’après Fazang19, et selon quelques idées
qui me sont venues en comparant cette version avec la version
« longue » tibétaine, la traduction de Bodhiruci était plus
plausible que celle de Gunabhadra mais elle péchait encore par
un grand nombre d’erreurs. La principale étant cette fois la
liberté que le traducteur s’était accordée de « gloser sans
prévenir » et d’accumuler force détails et fioritures « à
l’indienne ». Un mélange, somme toute, de littéralisme exotisant
et d’annotations non déclarées comme telles dans un texte qui,
on pourra le constater dans la présente traduction, a parfois des
airs de notes pour initié.
C’est ainsi que, pour la quatrième fois, le Soûtra de l’Entrée
à Lankâ fut retraduit en chinois. De 700 à 702, Shikshânanda,
18
Auquel on doit d’importantes traductions en chinois comme le
Soûtra du Diamant (deux versions), de nombreux textes du
Ratnakûta, le Gâyâshirsha, le Sandhinirmocana et le Traité des
Dix Terres de Vasubandhu.
19
Cf. Suzuki, Studies, p. 8 sq.
22
qui venait d’achever sa traduction de l’immense cycle de
l’Avatamsaka (Huayanjing) en quatre-vingts rouleaux, établit un
premier jet sur ordre de l’impératrice Wu Zetian20. Pour ce faire,
il n’utilisa pas moins de cinq originaux sanskrits, et il finit par
produire, à vrai dire, une version dûment revue et corrigée de la
traduction de Bodhiruci. Ces renseignements nous sont donnés
par Fazang, de l’école Huayan, proche collaborateur de
Shikshânanda qu’il avait rejoint suite à un désaccord avec son
maître précédent, l’étonnant Xuanzang. Shikshânanda qui devait
repartir pour l’« Occident » confia son « brouillon » au
traducteur tokharien Amitâbhagiri qui, assisté de Fazang et de
Fuli, moines-traducteurs-écrivains chinois, donna au texte la
forme que nous lui connaissons. Ainsi naquirent les sept
rouleaux du Dasheng ru lengjia jing, « Soûtra de l’Entrée à
Lankâ, Grand Véhicule », achevé en 704 de notre ère21.
C’est cette dernière version du soûtra que j’ai choisi de
traduire, autant pour des raisons de terminologie et de style que
20
Dont on trouvera la Préface traduite en anglais et annotée dans
les Studies, p. 7-11.
21
On trouvera toutes les références de ces traductions dans
l’Introduction de Suzuki à ses Studies in the Lankavatara Sutra.
À l’époque où il publia le texte (1930), on n’avait pas encore
retrouvé le manuscrit de la traduction de Bodhiruci qui
cependant figure dans l’édition de 1931 du Taishô.
23
pour l’idée totalement anti-littéraliste que je me fais de la
traduction des textes bouddhistes. Les nombreux passages
obscurs de cette version considérée par les spécialistes comme la
« meilleure » ont été décryptés – autant que possible : vous
verrez mes doutes en bas de page – à l’aide du commentaire de
Baochen (de l’école Huayan), de la version de Gunabhadra
commentée par Nan Huaijin en langue parlée, de la version
chinoise de Bodhiruci, de la version tibétaine « longue » due à
Tcheudroup de Gö ( ‘Gos Chos grub), et de la version anglaise
de Suzuki, laquelle véhicule à sa manière l’original sanskrit22.
La traduction anglaise de D. T. Suzuki est de lecture
difficile, et c’est bien dommage. Je ne parviens pas à comprendre
comment Suzuki a pu produire autant d’études et d’essais aussi
intéressants (voyez son Sengaï23, par exemple) et nous proposer
une traduction du Lankâ décevante à ce point. En effet, cette
version anglaise parue en 1932 et réalisée sur l’édition sanskrite
de Nanjô Bun’yû24 est de prime abord passionnante :
introduction et appendices foisonnants, le tout accompagné d’un
autre livre, Studies in the Lankavatara Sutra, lui-même
22
Cf. Bibliographie.
23
Sengaï, le rire, l’humour et le silence du Zen, Paris, Le
Courrier du Livre, 2005.
24
Ārya-saddharma-laïkāvatāra nāma mahāyānasūtram, Ōtani
University Press, 1923.
24
agrémenté d’un riche lexique sanskrit-chinois-anglais. Comment
donc la traduction elle-même, qui ne manque pas de recherche
stylistique, peut-elle être aussi inexacte, et même
incompréhensible ? Cette première version anglaise du Soûtra de
l’Entrée à Lankâ par D. T. Suzuki reste une œuvre de pionnier...
Je sais pour ma part combien je ne suis pas infaillible.
J’espère, n’ayant pu les voir avant de confier le texte à la
publication, que toutes les erreurs qui s’y trouvent encore seront
facilement repérées par les connaisseurs et qu’elles me seront
communiquées pour que nous puissions corriger le texte, et
l’améliorer sans fin, si j’en crois les exemples anciens.
J’ai « rencontré » Shikshânanda en traduisant sa version du
Soûtra des Dix Terres : j’ai découvert un style sobre, plutôt
elliptique, régulier, au service d’un sens parfois extrêmement
intriqué, toujours aussi efficace que discret. Comment expliquer
autrement, par exemple, l’impression de légèreté qu’apporte la
lecture des Dix Terres où tout, pourtant, se compte par millions
de milliards et autres indiciblement indicibles quantités ?
Shikshânanda présente une autre qualité de traducteur : la
constance qui consiste à toujours garder le même vocabulaire
technique : mes lectures m’ont permis d’entrevoir un lexique
assez proche de celui de Bodhiruci, une langue intermédiaire
entre la « traduction ancienne » à la Kumârajîva et la
« traduction nouvelle » à la Xuanzang – les « cinq agrégats », par
25
exemple, ne sont plus les « cinq yin », mais le Bouddha reste le
« Vénéré des mondes » et décidément pas le « Bhagavân ».
Le texte présente une alternance de prose et de vers, des
gâthâs, qui sont généralement des quatrains et, pour la plupart,
un résumé versifié de ce qui vient d’être dit. Mais ces gâthâs, ou
stances, reconsidèrent, le plus souvent, ce dont elles parlent et
non seulement elles embellissent le discours mais elles l’affinent
en améliorant ses qualités communicatives. Le dixième et dernier
chapitre de cette version du soûtra qui en compte autrement un
nombre variable porte le titre sanskrit de Sagâthakam, « pourvu
de stances », ici traduit par le seul mot « Stances », et se
compose de 666 stances en chinois, contre 884 dans les versions
sanskrite et tibétaine. Autant dire que Shikshânanda n’a pas jugé
nécessaire de répéter les quelque deux cents stances de l’original
qui apparaissent déjà dans les chapitres précédents. Encore un de
ses traits de traducteur : le moins de répétitions possible.
J’avoue mon incapacité à suivre une telle constance. Pour
ce qui est des termes techniques, une insatisfaction dont je
n’accuse pas la langue française mais ma propre impéritie me fait
encore hésiter quant à la traduction d’un certain nombre de
termes techiques dont la plupart ne sont pas sans importance.
C’est ainsi que dharmakâya passe de « corps absolu » à « corps
du Dharma », voire « corps des enseignements » selon les
circonstances. Si, en contexte bouddhiste, le mot « Dharma »
avec une majuscule désigne exclusivement les enseignements du
26
Bouddha, il est bien connu que le mot sanskrit dharma a dix
sens, dont aucun n’a de nom exact en français, si bien qu’il
m’arrive de ne plus savoir si les enseignements sont des choses,
des réalités, des processus, des phénomènes, des dharmas, des
éléments du réel, et ainsi de suite, si j’en crois toutes les
traductions que j’ai osé donner du vocable dharma… De même
pour dharmadhâtu pour lequel j’avais cru trouver une traduction
ne varietur en « dimension absolue ». Pensez-vous ! Il faut se
méfier de l’épithète « absolu » : il signifie souvent « je ne sais
pas comment dire ». C’est ainsi, donc, que nous nous
contenterons de « nature de bouddha » pour l’intraduisible
tathâgatagarbha qui du sanskrit pourrait se traduire « embryon
de bouddha », que les Chinois ont transformé en « trésor »,
« réceptacle », ou « cachette » d’« ainsi-venu », et les Tibétains
en « quintessence de bouddha ». La « nature de bouddha » est la
bouddhéité, l’essence de la bouddhéité, de l’Éveil parfait, et non
un « potentiel d’Éveil », ainsi qu’avec certains je l’ai compris
autrefois. Quand on dit qu’un chien « a la nature de bouddha »,
on dit bien que son essence est bouddhéité, on dit qu’il est
bouddha : voir une différence entre lui et Shâkyamuni, c’est se
tromper. Reste à savoir comment on se comporte avec un
bouddha…
Plus flou est le traitement de mots comme klesha, vâsanâ et
vikalpa, par exemple. Dans un contexte « religieux », j’appelle
les premiers « émotions négatives », mais je manque leur aspect
27
douloureux, qui est le sens même du mot chinois fannao ; quand
je taxe les klesha, que certains traduisent par « souillures », de
« douloureuses passions », je pense être plus dans le vrai, mais le
mot « passion » souffre par ici d’un excès de richesse
sémantique. Alors j’alterne le plus possible en fonction du
contexte : parfois c’est le négatif qui domine, parfois le
douloureux, parfois l’émotionnel, parfois le passif – ou le
passionnel… Les vâsanâ sont intraitables elles aussi : elles
seront les « habitudes », les « schémas habituels », les
« imprégnations », les « propensions », les « tendances » –
aurais-je oublié un pseudo-synonyme ? Les Chinois disent au
plus simple xí, « habitude », xūn « parfum (laissé par quelque
chose) » ou xíqì, « souffle, air acquis par l’habitude ».
Vikalpa, enfin, et plus précisément le chinois fēnbiè, est le
type même du mot qui exige plusieurs traductions : j’en connais
plus de deux dizaines en anglais et en français. Ici, le mot est le
plus souvent rendu par « idée fictive » ou « fiction » en fonction
de nom et « imaginer » en fonction de verbe. S’il m’a fallu
parfois recourir aux mots « concept » et « concevoir », « pensée
(discursive) » et « penser », j’ai renoncé à tous les
« fictionnements », « fiction discriminantes » et « conceptions
dichotomiques », pour leur laideur, peut-être : il est si simple,
après tout, de parler d’idées fictives…
Je pense que, pour imparfaite qu’elle soit au regard d’une
idéale régularité, l’utilisation de plusieurs mots français pour le
28
même mot chinois, sanskrit ou tibétain – voire anglais – est non
seulement inévitable mais que, justement, l’impossibilité de
toujours utiliser le même mot dans n’importe quel contexte est
une excellente occasion pour le traducteur d’éprouver sa
créativité.
Pour conclure l’épineux sujet des préférences et des choix
terminologiques, je dois avouer que, réticent au début, j’ai fini
par m’habituer à la traduction du sanskrit samâdhi par « extase ».
Les traductions habituelles « recueillement de concentration » et
autres « équilibres méditatifs » ne montraient pas assez
l’exubérante vitalité ni le contenu sapiential des justes extases
(samyak-samâdhi). Le chinois dìng, « fixe, fixation » et le
tibétain ting nge ‘dzin (yang dag par ‘dzin pa, « (re)tenue
correcte ») ne m’inspirant guère plus, je me suis tourné vers
l’extase qui, dans le registre des « états de conscience
modifiés », est l’exact opposé de la transe. Pour peu qu’on
s’intéresse concrètement à l’expérience que le mot suggère, aussi
bien chez les chamans que chez les mystiques, extase n’est peutêtre pas une si mauvaise traduction que cela – la sémiologie de
l’extase n’étant, bien entendu, qu’une façon d’exalter le contenu
de la réalisation spirituelle dont elle est la métaphore.
Le lecteur devrait toujours garder à l’esprit que les textes
bouddhistes à tendance « philosophique » sont, le plus souvent,
très conscients de ce qu’ils disent, et qu’ils suivent une logique
29
parfaitement stricte qui ne leur permet la moindre fantaisie. Le
lecteur est en droit de s’attendre à des enchaînements de pensée
parfaitement réguliers, et c’est dans ce sens qu’il doit croire que
tout accroc à un raisonnement qui soudain ne paraît plus lisse a
le plus souvent sa cause dans son esprit plutôt que dans la phrase
qu’il est en train de lire. Je dis cela sans rougir de généraliser un
peu. Mais lisez, et vous me pardonnerez ces mots embarrassés.
En tout cas, c’est ainsi que je comprends la dernière stance de la
version sanskrite de l’ouvrage, qui n’apparaît pas dans la version
chinoise de Shikshânanda :
L’œil, l’acte, le désir et l’ignorance
Ne valent pas mieux ici
Que l’œil, la forme, la conscience
Et le mental souillé25.
J’aime croire que l’adverbe « ici » veut dire « pendant
qu’on lit et qu’on réfléchit sur ce texte ». L’œil accomplit l’acte
de lire poussé par le désir qui est un effet de l’ignorance : ce
n’est pas comme cela qu’il faut lire ; l’œil appréhende la forme
des lettres par le truchement d’une conscience qui sans tarder
s’approprie l’expérience : ce n’est pas non plus comme cela qu’il
faut lire. Alors, comment faut-il lire le Lankâ ? En le lisant,
25
Cf. inf., traduction du texte, note 204.
30
puisque la réponse à cette question y est plus que clairement
donnée.
Encore plus pratiquement enfin, j’enjoins le lecteur de se
munir d’un bon dictionnaire du bouddhisme, car je n’ai pas pu,
raisonnablement, expliciter chaque terme technique de ce texte
qui en fourmille. J’ai donné plus haut quelques indications sur le
Sâmkhya, les agrégats, les domaines et les sources, de même que
sur les huit consciences, la nature de bouddha et les trois portes
de la libération. Le présent soûtra est somme toute extrêmement
technique et l’on pourrait en commenter chaque mot, de même
que le traducteur pourrait, pour approfondir toujours plus,
essayer de justifier chacun de ses choix quand, presque à chaque
phrase, il lui a fallu choisir entre à peine plus que bonnet blanc et
blanc bonnet. D’où, malgré tout, la présence de quelques notes
qui parfois glissent une information, mais le plus souvent
indiquent une incertitude, une difficulté, une frustration. Le
chinois, en caractères chinois, a le plus souvent été accompagné
de sa prononciation en pinyin. La plupart des termes techniques
importants ou caractéristiques, ou intéressants pour une raison
particulière, apparaissent en chinois et en sanskrit, parfois en
tibétain, quand le chinois est par trop incompréhensible – très
rarement, il est vrai.
Pour le tibétain, j’ai utilisé le texte de Narthang que j’ai
téléchargé sur AsianClassics.org, organisme qui met à la
31
disposition des chercheurs un très grand nombre de textes du
Kangyur et du Tengyur sous différents formats. C’est donc à
cette édition que renvoient les citations en tibétain. Étant donné
que j’ai choisi de traduire Shikshânanda et non de réaliser une
synthèse personnelle des différentes versions du texte à ma
disposition, j’ai suivi au plus près l’original choisi en le
confrontant systématiquement au tibétain. La plupart du temps,
de légères différences de détail émaillent le tibétain, mais je n’en
ai pas tenu compte, puisque je considère le tibétain comme
accessoire par rapport au texte chinois. Quand le tibétain et le
chinois diffèrent jusqu’à s’opposer, je me range à la version de
Shikshânanda, sauf, très rarement encore, quand celle-ci me
paraît nettement inférieure à celle du Lotsawa, ainsi qu’on
appelle les traducteurs du sanskrit en tibétain.
La version tibétaine est très proche de la version anglaise de
Suzuki, elle-même, théoriquement, proche du sanskrit, d’où
probablement elle vient plutôt que, comme certains le croient, de
l’une ou l’autre version chinoise. Il est vrai que certaines
maladresses ou étrangetés du tibétain, n’ayant pas leur
équivalent dans le texte anglais, ne l’ont probablement pas dans
l’original sanskrit, et ne l’ont pas, pour sûr, dans la version de
Shikshânanda, si bien que l’on est en droit d’aller les traquer
dans les longues phrases de Bodhiruci que, pour ma part, je n’ai
pas assez lues. Je reconnais que, du fait de la régularité claire et
nue que la grammaire tibétaine confère à la phrase qui, dans la
32
plus grande partie du présent ouvrage, peut se ramener à un
simple distique (deux vers dont quatre font une stance), la
version tibétaine du soûtra m’a beaucoup aidé à accélérer un peu
ma très lente compréhension – compréhension dont je doute
encore – du texte de Shikshânanda.
C’est enfin grâce au commentaire littéral de Baochen,
moine huayan et disciple de Fazang, que j’ai démêlé les
raisonnements qui fusent à chaque page de ce texte aussi profond
que drôle, ce réseau de paradoxes qui, paradoxalement,
procurent le sourire et la paix de l’âme. J’ignore comment le
penseur, le « dialecticien » qui lira ce texte le prendra. Dira-t-il
encore que « c’est incompréhensible », que « cela ne veut rien
dire » ? Demandera-t-il de quoi il peut bien s’agir ? Se plaindrat-il du traitement assez particulier que subissent la plupart des
termes philosophiques, pour ne pas parler des concepts du même
champ ? Quoi qu’il pense, quelle que soit sa réaction, quoi qu’il
dise, je serai d’accord avec lui, surtout s’il se sent en terre
inconcevable, s’il accepte le vertige de Lankâ.
33
Téléchargement