LA PENSÉE ÉCONOMIQUE DE KARL MARX
DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES
Karl Marx : Misère de la philosophie (1847)
Les catégories économiques ne sont que les expressions théoriques, les abstractions des rapports
sociaux de la production. M. Proudhon, en vrai philosophe, prenant les choses à l'envers, ne voit dans
les rapports réels que les incarnations de ces principes, de ces catégories, qui sommeillaient, nous dit
encore M. Proudhon le philosophe, au sein de la “raison impersonnelle de l'humanité ”.
M. Proudhon l'économiste a très bien compris que les hommes font le drap, la toile, les étoffes de
soie, dans des rapports déterminés de production. Mais ce qu'il n'a pas compris, c'est que ces rap-
ports sociaux déterminés sont aussi bien produits par les hommes que la toile, le lin, etc.
Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives. En acquérant de nouvelles forces
productives, les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production,
la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera
la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel.
Les mêmes hommes qui établissent les rapports sociaux conformément à leur productivité matérielle,
produisent aussi les principes, les idées, les catégories, conformément à leurs rapports sociaux.
Ainsi ces idées, ces catégories sont aussi peu éternelles que les relations qu'elles expriment. Elles
sont des produits historiques et transitoires.
Il y a un mouvement continuel d'accroissement dans les forces productives, de destruction dans les
rapports sociaux, de formation dans les idées (…)
Marx et les classiques
par Jean Boncoeur, Hervé Thouément.
L'exploitation capitaliste
A la différence des classiques qui distinguent trois types de revenus primaires (salaires, profits et
rentes), Marx ne distingue que deux grandes catégories qui sont les revenus des travailleurs salariés
et les revenus des propriétaires des moyens de production, englobés sous le terme générique de "
plus-value ". En réalité la rente foncière, que Marx étudie au livre III du Capital, ne constitue pas pour
lui un sujet d'intérêt primordial, et sous le terme de plus-value, c'est le plus souvent le profit capitaliste
qu'il désigne.
En outre, les rapports entre capitalistes et salariés revêtent chez Marx un caractère fondamentalement
antagonique qu'ils n'ont pas chez les classiques : l'analyse marxiste de la répartition, c'est avant tout
l'analyse du fondement économique de la lutte des classes dans le mode de production capitaliste.
Certes, pour les classiques aussi, la société capitaliste est traversée par de profondes oppositions
d'intérêts entre classes. Mais dans leur analyse ces oppositions d'intérêts, considérées comme natu-
relles, sont largement transcendées par les vertus attribuées à la " main invisible ", et ne menacent
nullement la pérennité du système.
Chez Marx au contraire, l'antagonisme de la classe ouvrière et de la bourgeoisie, non seulement n'a
rien de naturel puisqu'il relève d'un mode de production particulier, mais encore constitue la caracté-
ristique dominante de ce mode de production, et ne peut se résoudre qu'avec la disparition du mode
de production capitaliste. La terminologie utilisée par Marx témoigne du contenu politiquement explosif
qu'il entend donner à son analyse de la répartition : le rapport entre salariés et capitalistes est décrit
comme un rapport d'exploitation.
Un concept nouveau : la valeur de la force de travail
Une fois admise la théorie de la valeur-travail, la théorie de l'exploitation capitaliste semble reposer
sur une évidence : le revenu qui est la contrepartie de la valeur ajoutée se partageant entre les travail-
leurs et les propriétaires des moyens de production, si cette valeur est intégralement créée par le tra-
vail, les travailleurs ne reçoivent sous forme de salaire que l'équivalent d'une partie du travail qu'ils ont
fourni. Les salariés sont donc dans cette hypothèse bien exploités au sens marxiste du terme, comme
l'étaient (sous d'autres formes) les serfs dans la société féodale.
Pourtant, outre l'adhésion à la théorie de la valeur travail, l'affirmation de la théorie de l'exploitation
capitaliste suppose que soit résolu un problème légué par l'économie classique, qui est celui de la "
valeur du travail ". Ce terme désigne chez Ricardo le " salaire naturel ", égal à la valeur du panier de
biens de consommation permettant l'entretien de la force de travail.
Mais qualifier ainsi la rémunération des salariés introduit dans l'analyse une redoutable difficulté : si
les salariés créent par leur travail la valeur des marchandises, et reçoivent sous forme de salaire la
valeur du travail qu'ils ont fourni, l'origine du profit devient incompréhensible puisque celui-ci repré-
sente ce qui reste de la valeur ajoutée une fois que les salaires ont été payés.
A cette manière d'envisager le salaire, Marx adresse une objection immédiate : si le travail est bien la
" substance " de la valeur, il ne saurait avoir lui-même de valeur, et l'expression " valeur du travail " n'a
dès lors aucun sens. Ce que les travailleurs vendent aux capitalistes, explique Marx, est en réalité
l'usage de leur force de travail pendant une certaine période (un mois par exemple en cas de salaire
mensuel). Le salaire qu'ils reçoivent est alors la valeur de cette marchandise qu'ils vendent aux capita-
listes, c'est-à-dire la valeur de leur force de travail. La notion nouvelle de valeur de la force de travail
vient ainsi se substituer à celle de valeur du travail pour qualifier le salaire.
La valeur de la marchandise force de travail est, comme pour toute autre marchandise, déterminée
par le temps de travail nécessaire à sa production : la " reproduction " de la force de travail quotidien-
nement dépensée dans la production s'effectue à travers la consommation de diverses marchandises
(produits alimentaires, vêtements, chauffage, etc.), et c'est la valeur du panier de subsistance compo-
sé de ces marchandises qui détermine celle de la force de travail. Les besoins de consommation liés
à la reproduction de la force de travail variant selon l'état de la société. La valeur de cette marchan-
dise renferme, selon Marx un " élément moral et historique " qui la distingue de toutes les autres mar-
chandises.
Force de travail et salaire de subsistance
Cette considération ne constitue en aucune façon une nouveauté par rapport à la théorie classique du
salaire de subsistance : Ricardo, par exemple, affirme très clairement que ce dernier correspond à la
valeur d'un panier de marchandises dont la composition est susceptible de varier dans le temps et
dans l'espace. On doit donc considérer que l'indétermination résultant de cette variabilité concerne au
même titre la " valeur de la force de travail " de Marx que la " valeur du travail " des classiques. Ayant
substitué la notion de " valeur de la force de travail " à celle de " valeur du travail ", Marx semble re-
joindre la théorie classique du salaire de subsistance. Pourtant ce ralliement n'est que partiel car le
salaire ainsi déterminé n'a pour Marx rien de " naturel ".
Tout d'abord le salariat lui-même n'est pas un produit de la nature, mais de l'histoire : il est le rapport
de production spécifique à un mode de production historiquement déterminé, le capitalisme.
En outre, le mécanisme qui fait graviter le salaire de marché autour du salaire de subsistance n'est
pas analysé de la même façon par Marx et par les classiques. Pour ces derniers, ce mécanisme re-
pose sur un phénomène démographique considéré comme naturel, que Malthus a systématisé à tra-
vers son célèbre " principe de population ". Marx, qui entretient une aversion violente pour Malthus, se
sépare ici de ses prédécesseurs. Pour lui, lorsque le salaire de marché s'élève au-dessus du niveau
de subsistance, la force qui tend à le ramener vers ce niveau est le produit, non de la nature, mais
d'une tendance qu'il considère comme inhérente à la production capitaliste : la tendance à sécréter du
chômage. Les chômeurs constituent selon cette analyse une véritable " armée de réserve " dans la-
quelle peuvent puiser les capitalistes lorsque les salariés qu'ils emploient manifestent des prétentions
salariales excessives. Le phénomène du chômage est donc pour Marx, non un " accident " dans le
fonctionnement de l'économie capitaliste, mais bien un élément indispensable à ce fonctionnement.
La théorie marxiste de l'exploitation capitaliste se résume donc dans l'écart entre la valeur créée par le
travail des salariés et la valeur de leur force de travail (valeur du panier de marchandises nécessaire à
la reproduction de leur force de travail), qui leur est payée par les capitalistes à titre de salaire. Cet
écart, appelé par Marx plus-value, représente donc du travail non payé.
Source : Extrait, choisi par la Rédaction des Cahiers français dans l'ouvrage de Jean Boncoeur et
Hervé Thouément, Histoire des idées économiques, tome 1 : de Platon à Marx, Paris, Nathan, 1989,
pp. 195-201. Les intertitres sont de la Rédaction des C.F.
Marx : admirateur et adversaire du capitalisme
par Gilles Dostaler
Analyste et critique du mode de production capitaliste, Karl Marx mettait la théorie au service de la
transformation sociale. Son influence a été considérable tout au long du XXe siècle.
Parmi les oeuvres des grands économistes de l'histoire, celle de Karl Marx a soulevé le plus de pas-
sions. Décrié et détesté par les uns, adulé et encensé par les autres, Marx a donné son nom à une
vision du monde, à des courants de pensée et à des mouvements politiques. Ses écrits ont suscité
une immense littérature, de l'exégèse la plus ésotérique à la critique la plus virulente en passant par
l'hagiographie. Et il en est du marxisme comme de la plupart des grands courants d'idées associés à
un auteur: souvent, on ne reconnaît plus le maître chez des disciples dont le plus grand nombre ne
l'ont pas lu. Déjà importante de son vivant, l'influence de sa pensée a été énorme tout au long du XXe
siècle. Elle a en partie survécu à l'écroulement des régimes politiques qui se réclamaient de lui. On
est loin en effet d'avoir fini de se demander ce que Marx voulait dire.
Transformer le monde
Détenteur d'un doctorat en philosophie, lecteur et écrivain boulimique, aux champs d'intérêt extrême-
ment diversifiés, Marx est un intellectuel au plein sens du terme. Mais c'est aussi un homme d'action,
pour qui la pensée doit être mise au service de la transformation sociale. Dans sa jeunesse, il critique,
dans les colonnes de la Gazette rhénane, journal de l'opposition libérale progressiste à l'absolutisme
prussien, les partisans du communisme et du socialisme, termes alors interchangeables. Il est cepen-
dant de plus en plus impressionné par les problèmes sociaux engendrés par l'industrialisation. Arrivé
à Paris en 1843, il fréquente des groupes socialistes dont la Ligue des justes, société secrète fondée
en 1836, il rencontre Proudhon, Bakounine et d'autres penseurs radicaux, et se déclare désormais
communiste. Il s'impose rapidement comme l'un des animateurs les plus influents d'un mouvement
socialiste en croissance rapide à la veille des soulèvements révolutionnaires de 1848.
Il écrit dans ses Thèses sur Feuerbach, en 1845: "Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde
de différentes manières, ce qui importe, c'est de le transformer." C'est ce qu'il tentera de faire, entre
autres en participant à la fondation et aux activités de la Ligue des communistes, issue de la Ligue
des justes, dont il rédigera le manifeste, et surtout de l'Association internationale des travailleurs, ou
Première Internationale. Il sacrifie à ces tâches et à son travail de recherche et d'écriture une santé
toujours précaire et une vie personnelle et familiale dans laquelle il frôle souvent la misère. Sans l'aide
continuelle de son fidèle ami Friedrich Engels, qui dirige pendant vingt ans une entreprise textile à
Manchester, il n'aurait sans doute jamais pu réaliser son oeuvre.
Devenu socialiste, Marx se voudra cependant toujours réaliste et modéré. En même temps qu'il vili-
pende sans relâche partisans et thuriféraires de l'ordre établi, il ne cesse de critiquer avec virulence et
de combattre anarchistes, blanquistes, proudhoniens et tous ceux qu'il appelle les utopistes.
Le fil conducteur
Comme Adam Smith ou John Meynard Keynes, Karl Marx n'est pas d'abord un économiste. L'écono-
mie s'inscrit pour lui dans une vision générale de la société et de l'histoire à laquelle elle est subor-
donnée. Dans son élaboration, il s'appuie sur un penseur avec lequel il entretient une relation
d'amour-haine, le philosophe Friedrich Hegel. Étudiant à Berlin, Marx se joint au mouvement des
Jeunes hégéliens, disciples radicaux du maître décédé en 1831. De Hegel, il retient la méthode d'ana-
lyse du mouvement historique, la dialectique, tout en rejetant l'idéalisme, c'est-à-dire la conception qui
voudrait que ce soient les idées et leurs évolutions qui expliquent l'histoire du monde. Il lui oppose une
approche, qu'on dénomme "matérialisme historique", en vertu de laquelle "le mode de production de
la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle". Il
explique le mouvement de l'histoire par le développement des contradictions entre les capacités de
production d'une société, ses forces productives, et les relations qui s'établissent entre les classes
sociales dans la production, ses rapports de production. Pour lui, c'est cette contradiction qui permet
de rendre compte du passage de l'esclavagisme au féodalisme et de ce dernier au capitalisme.
Le socialisme, sur lequel Marx a écrit finalement très peu de choses, naîtra donc du développement
des contradictions du capitalisme. Dès lors, son programme de recherche est tracé. Il s'agit de cher-
cher, dans l'économie politique, l'"anatomie de la société civile". Le Capital, critique de l'économie
politique est le fruit de cet énorme travail. Seul le premier de ses trois volumes paraît du vivant de son
auteur. C'est Engels qui, à partir de l'énorme masse de manuscrits laissés par son ami, préparera les
deuxième et troisième volumes de l'œuvre.
Valeur et plus-value
Dans son analyse du mode de production capitaliste, Marx s'inspire d'un autre auteur avec lequel il
entretient à nouveau un rapport d'amour-haine, David Ricardo (1). Il admire l'honnêteté scientifique de
cet "économiste bourgeois" qui ne craint pas de mettre à jour les antagonismes de la société capita-
liste. Il développe, en la transformant, sa théorie fondant la valeur sur le travail. Pour Marx, la valeur
de toute marchandise, forme élémentaire de la richesse capitaliste, découle du temps de travail socia-
lement nécessaire à sa production, travail vivant ajouté par les ouvriers et travail mort car contenu
dans les moyens de production.
Il s'agit alors de découvrir l'origine des revenus des classes possédantes, capitalistes et rentiers. Marx
explique que le profit, l'intérêt et la rente ont une source unique, la plus-value. Celle-ci est issue du
travail effectué par les ouvriers au-delà du temps nécessaire à la reproduction de leur force de travail,
qui est elle-même une marchandise: la valeur produite par les salariés excède la valeur correspondant
à leur salaire, que Marx appelle capital variable. Le taux de plus-value, le rapport entre la plus-value et
le capital variable, mesure la répartition du revenu national entre les salariés et les capitalistes et leurs
alliés, et exprime ainsi l'exploitation des travailleurs. De la lutte autour de la fixation de ce taux, qui se
manifeste en particulier dans le combat pour la longueur de la journée de travail, Marx fait un élément
central de son enquête approfondie sur l'évolution du capitalisme.
Crises économiques et agonie du capitalisme
Pour Marx, le mode de production capitaliste n'est pas éternel. Il est issu de la décomposition de la
société féodale. L'accumulation primitive qui accompagne l'expropriation brutale des paysans et des
producteurs du Moyen Age "est écrite dans les annales de l'humanité en lettres de sang et de feu
indélébiles". Dans Le manifeste communiste, Marx fait cependant un récit dithyrambique du progrès
économique que provoque la transition du féodalisme au capitalisme. Avec quelques amendements,
ce texte pourrait apparaître comme un éloge de la mondialisation actuelle.
Mais, pour lui, ce système est en même temps condamné à long terme. Il n'y a pas de solution aux
contradictions entre le capital et le travail dans le cadre du mode de production capitaliste. Les crises
économiques sont les symptômes de ce mal fatal. Leur analyse constitue à la fois l'objet principal du
Capital et sa partie la moins achevée. Marx emprunte plusieurs voies pour les expliquer, ce qui donne-
ra naissance à de nombreuses théories marxistes des crises. Il les associe tout d'abord à l'absence
chronique de débouchés, ce que Rosa Luxembourg liera au phénomène de l'impérialisme comme
moyen de trouver en permanence de nouveaux marchés. Les schémas de reproduction développés
par Marx dans le deuxième livre du Capital, inspirés de Quesnay et qui inspireront Keynes, décrivent
les conditions d'équilibre entre les grands secteurs de production, celui des biens de consommation et
celui des biens d'investissement. La décentralisation des décisions économiques empêche dans la
alité la réalisation de cet équilibre.
Dans le troisième livre du Capital, à la suite de Smith, Ricardo et Mill, Marx affirme que le taux de
profit moyen, rapport entre le profit et l'ensemble du capital investi, le capital constant correspondant
au coût des moyens de production et variable nécessaire pour rémunérer le travail, a tendance à
baisser à long terme dans les économies capitalistes. Il en donne cependant une explication différente
de ses prédécesseurs: pour Marx, le surtravail non payé aux salariés ne pourrait pas à la longue
augmenter autant que s'accroîtrait la dépense en capital liée à la mécanisation croissante de la pro-
duction (voir encadré). Cette baisse du taux de profit provoque périodiquement ralentissement de
l'accumulation et crise. L'augmentation du chômage qui en découle permet de le rétablir provisoire-
ment et de relancer l'économie. Mais Marx était convaincu que le système était condamné et même
qu'il assisterait de son vivant à l'agonie du malade.
Près d'un siècle et demi plus tard, le malade se porte bien et il a même engraissé. La réalité de la lutte
des classes, le fait que "les hommes font l'histoire", comme il le disait lui-même, a finalement eu rai-
son de la vision déterministe, liée aux tendances positivistes de l'époque, d'un capitalisme inélucta-
blement condamné à plus ou moins brève échéance. Toujours est-il que l'œuvre immense et non en-
core totalement explorée de Marx recèle des thèses qui éclairent de manière incisive plusieurs as-
pects de la nature, du fonctionnement et des crises des sociétés contemporaines.
Source : Alternatives Économiques - n°212 - Mars 2003
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