QUESTION NAÏVES SUR LA PHILOSOPHIE Introduit par Rémi Goblot Philosophie et philosophe sont deux termes intimidants pour le commun des mortels. Le premier, heureusement, a une version plus familière: philo, qui peut prendre un caractère franchement convivial, comme dans café-philo. Je n'ai pas participé aux séances du Café de Foy de jadis et n'ai pas assisté non plus à la mise en place du jeudi-philo du Vieux-Lille sous l'impulsion d'Élie et de Fabrice il y a déjà fort longtemps. Mais je suis plein d'admiration pour la formule qu'ils ont conçue et dont voici quelques aspects: -pas de séparation entre, d'un côté, une tribune où siégeraient des "philosophes patentés" et, de l'autre, un public venu pour recevoir une parole "ex-orbite" ou "ex cathedra" autorisée, -l'introducteur occupe une place particulière qui le met en vue de tous et d'où il ne tourne le dos à personne, mais où il a l'apparence de n'être qu'un parmi d'autres, le contraire d'une place présidentielle, -le temps dont il dispose est compté, le débat occupant plus des trois quarts du temps, -la place qu'occupe l'introducteur est telle que le débat ne se réduit pas à un dialogue bilatéral entre la salle et lui-même, mais a un caractère franchement multilatéral, -la rigueur avec laquelle Bruno donne la parole fait que chacun a la garantie absolue qu'il pourra s'exprimer tout à fait librement, -la boîte à idées rappelle que chacun a vocation à proposer tout sujet qui lui paraîtrait intéressant. Bref, le jeudi-philo est un lieu de totale liberté. J'en suis un fidèle adepte depuis maintenant plus de dix ans. Il est remarquable que cette formule ne se soit pas usée et n'ait donné lieu (selon moi) à aucun dérapage. Il favorise l'épanouissement de la vocation philosophique de chacun. C'est dans ce cadre que je vais poser quelques questions "naïves". La plupart d'entre elles ont été déjà posées ici antérieurement sous des formes voisines. On trouvera aussi des réponses à la plupart d'entre elles dans la présentation des "jeudis philo du Vieux-Lille" sur Google. Le débat de ce soir sera peut-être l'occasion d'apporter quelques précisions et d'amorcer une synthèse sur notre travail. La posture de "naïf" est confortable, permettant de poser toute question, même les non pertinentes (évitons si possible les impertinentes). Mais notre objectif à tous n'est-il pas d'éclaircir les questions en confrontant les points de vue dans le respects des positions de chacun? Tout devrait donc bien se passer. Le sujet semble vaste. Serons nous plus au clair après cette séance? Une difficulté sera de ne pas nous disperser, à ne pas vouloir tout traiter, quitte à ce que ce débat reprenne d'autres jeudis, sous d'autres formes, avec d'autres questions, ou les mêmes posées autrement. Plus encore que d'habitude, une place importante doit être réservée à la discussion. Il faudrait donc que cette introduction soit brève. 1.Pensées personnelles et autorité des maîtres. Un des buts de la pratique philosophique est, selon moi, que chacun puisse développer une pensée personnelle. Il ne s'agit pas d'ignorer les pensées d'autrui, en particulier celle des philosophes. Mais l'argument d'autorité est parfois présent, au moins implicitement. Ne peut-il pas y avoir un effet d'intimidation dans l'invocation de "grands maîtres"? L'argument d'autorité joue dans deux sens qui se renforcent mutuellement: -celui qui conforte son argumentation en s'appuyant sur l'autorité de quelques grands noms, -celui qui écoute et ne prend en considération une thèse que si elle s'appuie sur quelques thèses antérieures dûment estampillées et autorisées. Une pensée personnelle ne naît pas ex-nihilo. Elle est tributaire d'un contexte préexistant et donc doit s'insérer dans un monde de la pensée déjà élaboré, insertion qui peut prendre plusieurs formes: confrontation, opposition, continuation, etc. Ma question est donc sur la place de l'argument d'autorité. Ne faut-il pas être bien présomptueux pour se permettre une pensée vraiment personnelle? Comment à la fois se référer "aux grands maîtres" et s'en émanciper? 2.Quel est l'objet de la philosophie? J'ai envie de répondre "TOUT", car cette maxime "rien de ce qui est humain ne m'est étranger," de l'auteur latin Terence, ne peut-elle pas être adoptée par tout philosophe? Elle a été reprise par Montaigne, Hegel et bien d'autres (Cette érudition me vient de Wikipedia). TOUT, n'est-ce pas beaucoup? Le plus souvent, au jeudi-philo, les sujets sont posés sous forme interrogative. Comment l'interpréter? S'agit-il de la recherche d'une vérité objective? Il semble que, schématiquement, on puisse classer ces questions en deux catégories: -une interrogation sur ce qui est, -une interrogation sur ce qu'il faut. Les questions du premier type ne sont-elles pas de type scientifique? En quoi cette démarche philosophique se distingue-t-elle d'une démarche scientifique? Qu'est-ce que l'épistémologie d'une discipline scientifique? En quoi s'en distingue-t-elle? Les spécialistes de telle ou telle discipline peuvent avoir besoin d'un regard à la fois extérieur et compétent sur ce qu'ils font. N'est-ce pas le rôle des philosophes? Ce regard compétent est-il possible par des non spécialistes? L'évolution d'une science par l'accumulation toujours plus rapide de résultats ne provoque-t-elle pas un changement de la nature-même de cette science? Les connaissances de "l'honnête homme" de jadis (Galilée pour la fin du géocentrisme, Lobachevski et Riemann pour les géométries non euclidiennes, etc.) suffisent-elles pour porter ce regard à la fois extérieur, fécond, compétent et utile aux spécialistes? L'époque est peut-être au relativisme, au scepticisme, peut-être même à la négation de l'objectivité? N'y a-t-il pas une mode "révisionniste" pour nier des réalités qui semblaient bien établies? Je voudrais remarquer que toute sentence qui n'est pas de forme interrogative est une affirmation traitant de la réalité objective (même si sa formulation est de forme négative). Par exemple, proclamer qu'’il n' y a pas de vérité objective ou même que l'on ne peut pas établir qu'il y ait une réalité objective, sont des affirmations traitant de la réalité objective. Pour les questions du deuxième type, ce qui doit être a-t-il une réalité objective? Les verbes "devoir" et "falloir" ont une connotation encore plus forte que le verbe "être". N'est-il pas encore plus important pour nous de savoir ce qu'il \emph{faut} (au nom de quoi? pour quelles raisons?) que ce qui est? 3.Les méthodes de la philosophie Élie nous rappelle de temps en temps qu'il faut aborder philosophiquement une question. Il distingue les considérations psychologiques, sociologiques, etc. de la philosophie proprement dite,(qui serait d'ordre supérieur?). Peut-on clarifier ce qui distingue la véritable philosophie des autres activités de l'esprit? qu'est-ce que le traitement philosophique d'une question? Il nous rappelle qu'il faut assurer un fondement vraiment philosophique aux positions défendues pour que ce ne soient pas seulement de simples "opinions".Voilà qui me semble intimidant. Une position philosophiquement fondée est-elle devenue incontestable? Voilà qui rappelle le style démonstratif (au sens mathématique) de l'Éthique de Spinoza. De telles conceptions ne risquent-elles pas de déboucher sur une philosophie officielle, une pensée unique, comme le Matérialisme dialectique marxiste en Union Soviétique ou la philosophie libérale (au sens économique) actuelle? 4.Singulier ou pluriel? Ceci conduit à la question du singulier: la philosophie et du pluriel les philosophies. On peut la poser à deux niveaux: -Qu'est-ce qui fait que les pensées d'un philosophe peuvent être rassemblées et considérées comme divers aspects d'un "tout" unique: la pensée (au singulier) de ce philosophe? En quoi réside son unité? -Est-il significatif de rassembler sous l'unique rubrique "philosophie" des pensées aussi diverses que celles de Spinoza, Platon, Descartes, Sartre, Onfray, Comte-Sponville, BHL, etc.? Je signale le livre “L'étonnement philosophique” de Jeanne Hersch, excellent et chaleureux (à mon sens). 5.La posture philosophique Appréhender philosophiquement une question demande sans doute de prendre "une attitude philosophique" (the philosophical attitude!): prendre de la distance? de la hauteur? faire taire ses pulsions? ses réactions épidermiques? ses passions? bref, de se mettre dans une disposition de lucidité et de sérénité. Une fois parvenu à s'être mis dans cet état, on s'informe, on pèse le pour, le contre,… N'est-ce pas là une manière redoutablement efficace pour fuir la question? pour éviter toute mise en cause personnelle. Est-il possible de faire taire ses passions? est-ce souhaitable? 6.Les philosophes d'aujourd'hui? C'est un fait de société, de bon augure à mon avis: il y a une très grande demande philosophique en France depuis quelques années. La floraison des cafés-philo en témoigne. Un autre symptôme me semble de moins bon aloi: la multiplication des "philosophes", autoproclammés. Ce phénomène me semble remonter aux "nouveaux philosophes", après Sartre. Il ne semble pas politiquement neutre. Lorsque le signataire d'un article ou d’une chronique s'intitule tout simplement "philosophe", s'agit-il d'une profession? ou d'un moyen d'intimidation envers le lecteur? Mais il n'est pas sûr que ce phénomène de société relève de la philosophie. Aussi, laissons là cette question.