Les obsèques de la Lionne

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La Fontaine
Les Obsèques de la Lionne
La femme du Lion mourut :
Aussitôt chacun accourut
Pour s'acquitter envers le Prince
De certains compliments de consolation,
Qui sont surcroît d'affliction.
Il fit avertir sa Province
Que les obsèques se feraient
Un tel jour, en tel lieu ; ses Prévôts y seraient
Pour régler la cérémonie,
Et pour placer la compagnie.
Jugez si chacun s'y trouva.
Le Prince aux cris s'abandonna,
Et tout son antre en résonna.
Les Lions n'ont point d'autre temple.
On entendit à son exemple
Rugir en leurs patois Messieurs les Courtisans.
Je définis la cour un pays où les gens
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu'il plaît au Prince, ou s'ils ne peuvent l'être,
Tâchent au moins de le parêtre,
Peuple caméléon, peuple singe du maître,
On dirait qu'un esprit anime mille corps ;
C'est bien là que les gens sont de simples ressorts.
Pour revenir à notre affaire
Le Cerf ne pleura point, comment eût-il pu faire ?
Cette mort le vengeait ; la Reine avait jadis
Etranglé sa femme et son fils.
Bref il ne pleura point. Un flatteur l'alla dire,
Et soutint qu'il l'avait vu rire.
La colère du Roi, comme dit Salomon,
Est terrible, et surtout celle du roi Lion :
Mais ce Cerf n'avait pas accoutumé de lire.
Le Monarque lui dit : « Chétif hôte des bois
Tu ris, tu ne suis pas ces gémissantes voix.
Nous n'appliquerons point sur tes membres profanes
Nos sacrés ongles ; venez Loups,
Vengez la Reine, immolez tous
Ce traître à ses augustes mânes. »
Le Cerf reprit alors : « Sire, le temps de pleurs
Est passé ; la douleur est ici superflue.
Votre digne moitié couchée entre des fleurs,
Tout près d'ici m'est apparue ;
Et je l'ai d'abord reconnue.
‘’ Ami, m'a-t-elle dit, garde que ce convoi,
Quand je vais chez les Dieux, ne t'oblige à des larmes.
Aux Champs Elysiens j'ai goûté mille charmes,
Conversant avec ceux qui sont saints comme moi.
Laisse agir quelque temps le désespoir du Roi.
J'y prends plaisir ’’ ». A peine on eut ouï la chose,
Qu'on se mit à crier : « Miracle, apothéose ! »
Le Cerf eut un présent, bien loin d'être puni.
Amusez les Rois par des songes,
Flattez-les, payez-les d'agréables mensonges,
Quelque indignation dont leur cœur soit rempli,
Ils goberont l'appât, vous serez leur ami.
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La Fontaine
Les Obsèques de la Lionne
1. Des animaux humains :
 L'allégorie est caractéristique de la pensée classique, habituée à raisonner par analogie : l'homme (le
microcosme) est à l'image du monde (le macrocosme); les animaux sont un élément essentiel de celui-ci, et
les diverses qualités des hommes correspondent aux leurs (cf. par exemple La Rochefoucauld « Du rapport
des hommes avec les animaux »). Il faut aussi tenir compte de la caution scientifique apportée à cette
analogie par la physiognomonie, qui établissait systématiquement des correspondances entre le
tempérament et la morphologie des divers animaux, et ceux des divers types humains.
 Cette fable se signale des autres par une distance particulièrement réduite entre le monde des hommes et
celui des animaux. Les traits d’anthropomorphisme des animaux sont nombreux : pour le cerf (sa femme et
son fils), la lionne (La femme du Lion, Votre digne moitié, la Reine), le lion (le Prince, Le Monarque, le Roi,
nos sacrés ongles) et leur entourage (ses Prévôts, Messieurs les Courtisans). De même le lion parle des
augustes mânes de la lionne. En même temps La Fontaine rappelle malicieusement qu’il s’agit bien
d’animaux (Les Lions n'ont point d'autre temple / ce Cerf n'avait pas accoutumé de lire), mais pour souligner
à dessein que c’est bien d’hommes que l’on parle.
 Les hommes sont également comparés à des animaux : cette assimilation n’a rien de surprenant à l’époque,
mais la chose est beaucoup plus rare dans les Fables. A chaque fois cette assimilation correspond à une
violente attaque frontale, plutôt inhabituelle chez La Fontaine : d’abord contre les courtisans avec le
parallélisme Peuple caméléon, peuple singe du maître; ensuite contre le monarque lui-même comparé à un
poisson qu’on attrape à l’hameçon (Ils goberont l'appât). Ainsi, anthropomorphisme et zoomorphisme se
répondent dans une violente satire de la cour royale.
2. La satire de la société :
 La Fontaine dénonce la vanité royale (nous de majesté, tutoiement méprisant et champ lexical dépréciatif à
l’égard du cerf, usage de l’impératif, parodie de procès comme dans Les animaux malades de la peste). Il
critique la rigidité de ces lois (avertir… un tel jour, un tel lieu… prévaut… deuil général), le deuil général
étant une application du protocole jusqu’à l’absurdité. Le fait que le lion ne veuille pas tuer lui-même le cerf
(Nous n'appliquerons point sur tes membres profanes / Nos sacrés ongles) renvoie au code d’honneur de la
noblesse qui refusait le duel avec un roturier, ce que souligne l’antithèse entre profanes et sacrés : le roi est
de droit divin. Enfin avec les mots Miracle, apothéose La Fontaine raille le culte de la personnalité dont
s’entourait Louis XIV.
 Les courtisans sont des flatteurs et des menteurs, ce que souligne la rime antithétique être / parêtre.
L’antithèse tristes / gais, ainsi que le chiasme prêts à tout, à tout indifférents suggèrent avec quelle facilité
ils peuvent retourner leur veste. Les courtisans n’ont pas de personnalité, ce sont des pantins du roi sans
intelligence, comme le montrent les termes « ressort » et « mille corps ».
 A flatteur, flatteur et demi : le cerf adopte le discours des courtisans, faisant l’éloge de la reine. Il imite le
discours royal dont il reprend le champ lexical du sacré (je vais chez les Dieux, Aux Champs Elysiens, ceux
qui sont saints comme moi). En jouant la comédie et en imitant le roi, le cerf sauve sa vie. Malgré son
attitude de courtisan, La Fontaine en souligne la ruse. L’expression chétif hôte des bois assimile le cerf à un
hobereau, car le cerf est un animal noble puisque chassé à courre, privilège de la noblesse.
3. Aspect philosophique :
 Dans cette fable polyphonique où les voix fictionnelles alternent (celle du narrateur, celle des protagonistes
de la fable, celle du fabuliste qui intervient personnellement : Je définis la cour…) on voit bien que La
Fontaine se fait plus présent, par ses interventions et par leur violence inaccoutumée. C’est qu’ici le poète
hausse discrètement son inspiration à des sujets plus élevés que ne le requiert le genre mineur de la fable :
 la philosophie : la remarque C'est bien là que les gens sont de simples ressorts fait directement allusion à
la théorie des animaux machines de Descartes. Les animaux sont comme des machines et se distinguent
en cela de la machine humaine en ce qu’ils n’ont ni langage, ni raison ; et Descartes les compare à une
« horloge qui n'est composée que de roues et de ressorts ». On voit là toute l’ironie de la remarque : c’est
le monde à l’envers, la cour de Louis XIV est peuplée d’animaux machines (les courtisans) tandis qu’on
voit dans les Fables des animaux doués de langage et de raison.
 la philosophie politique : la question centrale traitée par Machiavel dans son célèbre ouvrage Le Prince
(1532) est celle de la conquête et de la conservation du pouvoir. Étudiant les différentes sortes d'États,
les moyens par lesquels ils ont été constitués et conservés, Machiavel en conclut quels sont les qualités
et les défauts du Prince : celui-ci doit posséder à la fois « la ruse du renard », pour se jouer de la
méchanceté humaine, et la « force du lion », car il demeure « plus sûr d'être craint que d'être aimé ». Or
ici La Fontaine montre qu’à l’évidence le Roi n’est pas un bon roi car il n’a pas la crainte de ses sujets, ni
leur amour, ni leur respect...
Conclusion :
Il s’agit d’une des fables les plus subversives de La Fontaine : la morale, désabusée et cynique, désacralise le
personnage du roi, à la fois trop orgueilleux et trop crédule. Ce n’est pas un hasard si La Fontaine cite
allusivement les Proverbes 20, 2 (« Tel le rugissement du lion, la colère du roi : qui l’excite pèche contre luimême »). A un roi abusif et abusé, La Fontaine oppose la figure emblématique du bon roi Salomon. Est-ce un
hasard aussi si La Fontaine utilise le mot songe ? Ce cerf, si malin, n’est-ce pas La Fontaine lui-même, auteur du
fameux Songe de Vaux ?
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