©Abdullahi Ahmed An-Na’im
Le Futur de la Shari’a
2. Islam, Etat et Politiques dans une perspective historique
L’objectif premier de ce chapitre est de démontrer que le sécularisme, défini en tant
que séparation institutionnelle de l'islam et de l'Etat est plus en conformité avec les
histoires (au pluriel) des sociétés islamiques qu'avec la notion d’un Etat islamique qui
peut appliquer la Shari’a par les pouvoirs coercitives de l'Etat, en dépit de son lien à la
politique. Une telle séparation entre l'autorité religieuse islamique et l'autorité de l'Etat est
une sauvegarde essentielle contre l'abus du rôle politique de l'Islam. En prouvant que
cette conception de sécularisme est en fait « islamique, » j’espère contribuer à dissiper
l'appréhension musulmane sur l’idée que ce concept est une nuisance occidentale qui
exige la relégation de la religion au domaine privé. Comme j’en parlerai en détail dans le
chapitre 4, il n’existe pas de modèle occidental uniforme de sécularisme parce que
chaque société occidentale a négocié le rapport entre la religion et l'Etat, ainsi que la
relation entre la religion et la politique, dans son propre contexte historique. Il est
également erroné de supposer que la religion a été reléguée au domaine purement privé
dans les prétendus pays séculiers d'Europe de l'Ouest et de l'Amérique du Nord. Dans le
chapitre 2, et plus tard dans le chapitre 4, il apparaîtra clairement que les sociétés
islamiques ne sont pas fondamentalement différentes des sociétés occidentales en ce qui
concerne le rapport entre la religion et l'Etat. Comme Ira Lapidus a correctement
indiqué:
Il y a une différentiation notable entre les institutions étatiques et les institutions
religieuses dans les sociétés islamiques. L'évidence historique prouve également
qu'il n’y pas un seul modèle islamique pour les institutions étatiques et
religieuses, mais plutôt qu’il existe plusieurs modèles en concurrences. D'ailleurs,
dans chacun des modèles il y a des ambiguïtés au sujet de la distribution de
l'autorité, des fonctions et des relations entre institutions. En conclusion, il y a
des différences évidentes entre la théorie et la pratique. (Lapidus 1996, 4)
Cependant, l’accent que je mets sur la différentiation entre les institutions étatiques
et les institutions religieuses dans les histoires des sociétés islamiques ne signifie pas que
ces expériences historiques des sociétés islamiques passées devraient être le modèle pour
n'importe quelle société islamique actuelle ou future. Ce ne serait ni possible ni
souhaitable en raison de la transformation complète du contexte dans lequel tous les
musulmans vivent aujourd'hui. N'importe quel effort pour reconstituer ces expériences
historiques serait également en conflit avec le principe d’une négociation profondément
contextuelle du rapport entre islam et Etat et du rapport entre islam et politique. L'objectif
de l’évaluation historique qui suit et de l'analyse du rapport entre islam, Etat et politique
est simplement de prouver que l'approche proposée peut être soutenue par l’analyse
historique, sans avancer qu’une de ces sociétés était une partie d'un Etat séculier dans le
sens moderne du terme. Quoiqu’il en soit, il serait significatif dans nos objectifs de
prouver ici que l’approche proposé du sécularisme n'est pas étranger à l'histoire des
sociétés islamiques.
Afin de justifier cet argument central, je commencerai par clarifier le sens dans
lequel je lis ou j’interprète l'histoire islamique, et puis je présenterai une vue d'ensemble
de la vision idéale et de la réalité pragmatique depuis le commencement de l'histoire
islamique dans la deuxième partie du chapitre. La troisième partie illustrera cette vue
d'ensemble avec un examen plus détaillé des Etats Fatimide et Mamluk en Egypte. Elle
inclura également le statut des ahl al-dhimma (Les Gens du Livre) dans les mêmes Etats
en Egypte pour démontrer les implications de ces premières expériences historiques pour
le futur du constitutionalisme, de la citoyenneté et des droits de l'homme dans les sociétés
islamiques actuelles.
Avant de continuer, je clarifierai un point que certains pourraient soulever pour
contrer ma position, à savoir que l'histoire que j'examine ici est celle des populations
Musulmanes dominées, qui ne sont pas nécessairement « islamiques » dans le sens de
l’« idéal » prescrit par islam dans ses sources fondamentales. De tels arguments sont
communs parmi les musulmans, tant dans le passé que dans le présent, et ils insistent que
l’échec des musulmans à vivre l'idéal de l'islam ne devrait pas être compris comme
impliquant que le problème est l'islam lui-même. Je ne partage pas ce point de vue et je
ne l’accepte pas comme étant applicable à ce que je présente : je suis concerné par l'islam
comme il est compris et pratiqué par les musulmans, et non pas sous sa forme idéale et
abstraite. Il y a toujours une dimension de l'islam qui est au delà de la compréhension et
de l'expérience humaines, au moins dans le sens commun collectif qui est approprié à
l'organisation sociale et politique des sociétés. Par exemple, la signification apparente
des versets 43 :3 et 4 (ou versets 3 et 4 du chapitre 43 - Al-Zukhruf) du Coran peut être
perçue comme suit : « Nous (Dieu) avons fait de la langue arabe la langue du Coran pour
toi (les êtres humains) pour comprendre. Cependant, (dans son essence) le Coran est
toujours avec nous (Dieu), suprême et sage ». En citant ces derniers versets ou tout autre
versets du Coran dans le texte, mes efforts doivent être perçus non pas comme traduction
exacte mais comme une tentative de rendre la signification en anglais la plus exacte
possible puisque le Coran ne peut pas être traduit en tant que tel. Il en va de même
lorsque le Coran est cité en arabe originel parce qu'il est simplement impossible pour
l'être humain de se rapporter au Coran excepté de la manière dont il ou elle le comprend.
En d'autres termes, toute tentative d'identifier et de décrire à d'autres êtres humains
l'idéal islamique est en soi contraint par toutes les limitations et les faillibilités des êtres
humains qui prétendent avancer cette idée. Il est vrai que les gens sont différents du fait
de leur niveau d'expérience et de compréhension de la signification du Coran, mais aucun
être d'humain ne peut complètement dépasser son humanité, particulièrement dans ses
relations avec d'autres êtres humains. Étant donné que cette limitation de toutes les
compréhension et communication humaines est la base d'une tentative de vivre selon les
préceptes de l'islam dans les relations sociales et politiques, je m’intéresse à la qualité
d'être islamique dans ce sens collectif général. Il ne s’agit pas de nier qu'il y a des
variations de la compréhension et réalisation des valeurs islamiques, mais que ces
derniers ne peuvent pas être la base de l'organisation sociale et politique de la société
excepté en termes d’une approche partagée commune et de la capacité à conformer. En
d’autres termes, une telle signification collective et pratique du terme « islamique » est la
seule qui soit appropriée à l'analyse et à la réflexion sur la signification des expériences
historiques des musulmans, dans le passé, le présent et le futur.
C'est depuis cette perspective que je pose l'objectif de ce chapitre comme étant
une tentative de démontrer les contradictions inhérentes à toute notion de congruence ou
de convergence d'autorité religieuse et politique, et des dangers inévitables d'essayer de
mettre en application une telle fusion. Ceci est vrai si la congruence ou la convergence
sont explicitement réclamées, impliquées ou juste essayées de manière sélective sans
affirmer l’argument en tant que tel. Cet objectif limiest analyattentivement ici en
termes d'expériences historiques réelles des sociétés islamiques dans lesquelles leur
qualité d'être « islamique » est comprise dans le sens indiqué ci-dessus. Une autre
limitation à ce que j'essaye de faire dans ce chapitre est l'incapacité physique pour moi de
présenter une histoire complète de tous les endroits et de toutes les périodes passés en
revue dans ce chapitre ou de discuter entièrement les aspects ou les épisodes spécifiques
mentionnés. Même si c'était possible, il serait difficile de clarifier mes arguments par le
biais d’une si large couverture de l'histoire de n’importe quelle société islamique. Par
conséquent, je mettrai l’accent sur des événements et des thèmes familiers afin de
clarifier les questions applicables, et je citerai les sources grâce auxquelles davantage
d'information ou une élaboration de ces développements historiques peut être trouvée.
I. Un cadre de lecture pour comprendre l’histoire islamique
L'histoire de toute société est mélangée et contient divers types d'événements et
dimensions des relations humaines. Les différentes perceptions de cette histoire
tendraient à souligner un élément ou un autre afin de soutenir des points de vue
spécifiques des institutions sociales, des relations économiques ou d’une organisation
politique. Par exemple, les différentes perceptions de l'histoire peuvent mettre en
exergue une tradition de tolérance ou d’intolérance de la diversité des opinions
religieuses ou politiques et de la pratique au sein de la société. Puisque de telles
perceptions divergentes de l'histoire ont pour objectif d’influencer les points de vue et les
comportements des musulmans actuels, les personnes définissant la politique et les
participants au débat public tendent à souligner ces perceptions qui sont conformes à
leurs positions. Chaque camp au cours d'une lutte ou d’un débat mettrait en avant
probablement sa vision de l'histoire de bonne foi et sa croyance véritable en sa validité,
mais cela ne signifie pas qu'il est nécessairement vrai ou valide. Il est donc vrai que le
cadre et l’interprétation suivante de l'histoire des sociétés islamiques soit comprise
comme étant une version parmi d'autres perceptions en concurrence sur ces événements
et ces dimensions des rapports humains ; ce n’est donc pas le seul point de vue possible
ou valide. Il en va ainsi de chaque approche qui examine l'histoire, comme personne ne
peuvent traiter l’histoire islamique ou toute autre histoire d'une façon neutre ou objective.
Il est également vrai que le « cas d’étude » que je présente ci-dessous au sujet de
l’Egypte Fatimide est loin de représenter toutes les sociétés islamiques passées, même
dans la même région et à la même époque, encore moins d'autres régions comme l'Asie
centrale ou l'Afrique sub-saharienne. Cependant, le cœur de cette étude de cas est en
partie déterminé par un plus « biais plus large » en faveur des « centres » présumés de
l'islam du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. La prédominance de cette histoire
spécifique définit l'islam en termes d'expériences sociales et culturelles des sociétés
islamiques de cette région, particulièrement pendant les quatre ou cinq premiers siècles
de l'islam. Par conséquent, les élites musulmanes d'autres régions ont tendu à identifier
les expériences des sociétés du Moyen Orient comme étant le seul cadre légitime ou bien
fondé du discours islamique. La population générale d'autres régions a également accepté
la subordination de leurs expériences religieuses et sociales quand cela a été présenté
comme impératif religieux. Ce peut-être compréhensible car les textes du Coran et de la
Sunna ont été transmises dans la langue arabe, et compris en termes d'expériences locales
spécifiques de cette région et de cette époque. Cependant, à l’époque actuelle de l’
« autodétermination, » le respect dû doit être donné aux expériences de toutes les sociétés
islamiques dans le monde entier.
Cette partialité est trop profondément ancrée dans les sources et l'histoire
intellectuelle des sociétés islamiques générale pour le rectifier complètement et bientôt ;
le processus de rectification ne peut pas commencer tant que ce biais n’est pas d'abord
reconnu. Bien qu'il soit au delà de ma compétence de parler de ce biais en tant que tel,
j'espère que la notion de lecture alternative de l'histoire des sociétés islamiques produira
un débat sur les questions fondamentales, indépendamment des expériences particulières
utilisées pour les illustrer. Il vaut mieux de voir quelles leçons peuvent être tirées de
l'histoire des sociétés islamiques dans n'importe quelle partie du monde musulman pré-
moderne autant que les sources le permettent, plutôt que de déplorer le manque
d'attention suffisante aux diverses régions. J'essayerai maintenant depuis ce point de vue
de clarifier le sujet principal de ce chapitre, à savoir, une approche compréhensive des
expériences historiques de premières sociétés islamiques concernant la relation de l'islam
à l'Etat et à la politique.
La relation entre islam, Etat et politique dans toute l'histoire des sociétés islamiques
reflète clairement la tension permanente entre la vision idéale de la congruence de l'islam
et de l'Etat avec la nécessité pour les chefs religieux de maintenir leur autonomie par
rapport aux institutions étatiques dans l'intérêt de leur propre autorité morale sur l'Etat et
la société. Le cadre fondamental pour la médiation constante de cette tension était
l’attente des musulmans que l'Etat devrait maintenir les principes islamiques en
respectant ses engagements, d'une part, et la nature en soi politique et séculière de l'Etat,
d’autre part. La première partie de l’analyse était fondée sur la croyance musulmane que
l'islam fournit un modèle complet pour la vie individuelle et en communauté, tant dans le
domaine que domaine privé. Cependant, l'Etat était en soi séculier et politique parce que
la nature de ses pouvoirs et les institutions exigent une forme et un degré de continuité et
de prévisibilité que l'autorité religieuse ne peut pas fournir. Tandis que les chefs religieux
peuvent et devraient insister pour les idéaux de la justice et de la fidélité à la Shari’a dans
la théorie, ils n'ont ni le pouvoir ni l'obligation de confronter des questions pratiques de
maintien de la paix parmi les communautés locales, de régulation des relations
économiques et sociales, ou défense du royaume contre des menaces extérieures. De
telles fonctions pragmatiques de l'Etat exigent d’avoir le contrôle effectif sur le territoire
et la population, et la capacité à employer la force pour imposer la conformité, ce qui sera
exercé les leaders politiques plutôt que les dirigeants religieux.
Il ne s’agit pas de dire que les chefs religieux ne peuvent pas mener à bien l'autorité
politique sur leurs supporters, mais il s’agit plutôt de demander une distinction des deux
types d'autorité, même lorsqu'elles sont exercées par la même personne. Par exemple,
l'autorité religieuse est basée sur la connaissance personnelle d'un intellectuel et la
confiance en sa piété. Cette sorte de jugement subjectif de valeur peut être réalisée de
meilleure manière par des interactions quotidiennes et de routine, ce qui est difficile à
réaliser pour qu’un grand nombre de personnes aient un contact avec le même
intellectuel, particulièrement dans les centres urbains ou d'autres lieux à distance. En
revanche, l'autorité politique tend à être fondée sur des qualités « plus objectivement »
évaluées comme la capacité à exercer le pouvoir coercitif et à exécuter l'administration
efficacement pour le bien général de la communauté. Cette distinction deviendra si tout
va bien plus claire à la lumière des remarques suivantes.
Chaque société a besoin d'un Etat pour exécuter des fonctions essentielles, comme
défendre le territoire contre des menaces extérieures, maintenir la paix et la sûreté
publique dans ses frontières, arbitrer les disputes entre ses sujets et fournir quelque
services qui puissent être nécessaires à leur bien-être. Pour que l'Etat réalise ces
fonctions, il doit faire un choix parmi les options de politique en compétition et bénéficier
d’un monopole effectif sur le recours légitime à la force afin d'imposer sa volonté lors de
la mise en application de ces politiques. On devrait souligner que nous parlons ici de
politique publique à grande échelle et pas de la confiance en soir ou de la confiance
qu’une personne pourrait avoir en ses dirigeants religieux en se conformant
volontairement aux conseils qu'ils donnent au sujet des problèmes temporels aussi bien
que des sujets spirituels. La nécessité de mettre en application une politique publique
générale, à la différence de la soumission volontaire par les individus, exige de choisir
des dirigeants (qu’il soit choisi, élu, ou trouvé par d'autres moyens) du fait de leurs
qualifications politiques réelles ou présumées, et de la capacité d'exécuter des fonctions et
l'exercice des pouvoirs coercitifs. Les qualités de la conduite politique efficace doivent
donc être déterminées sur une grande échelle publique, d'une manière décisive et
arrangée, afin de réduire au minimum les risques des différends civils et de conflit
violent. L'incertitude au sujet des dirigeants politiques et de leur autorité soulève le
risque de guerre civile, de chaos et de différends, or au moins une impasse ou une
confusion dans le gouvernement.
En revanche, les chefs religieux parviennent à être identifiés parmi des croyants
aussi bien en raison de leur piété que de leur connaissance, ce qui peut seulement être
déterminé par le jugement privé des différentes personnes qui devront apprendre à
connaître les chefs religieux potentiels grâce à des interactions quotidiennes. L'identité et
l'autorité des chefs religieux peuvent seulement être mises en place de manière
progressive et expérimentale par le biais de relations interpersonnelles avec leurs
disciples. De mon point de vue, c’est vrai tant pour les communautés sunnites, dans le
sens général, que des communautés shiites. Ceci s’applique en dépit du fait que les
Shiites ont une hiérarchie structurée établie par laquelle les interactions quotidiennes au
niveau local sont imprégnées de l'authenticité de la chaîne de commande, ce qui va droit
jusqu'à Imam ou au cheik. La différence entre l'autorité politique et l’autorité religieuse
que je souligne peut également être exprimée en termes de distinction entre les pouvoirs
coercitifs et les pouvoirs exclusifs des dirigeants politiques sur un territoire spécifique et
la population, comme opposé à l’autorité morale des dirigeants religieux même
lorsqu’elle est exercée sur un large nombre de disciples sur une grande distance toujours
en expansion.
Il y a, donc, une différence fondamentale entre les qualités des chefs politiques et
des chefs religieux, la manière dont ils sont identifiés ou choisis, aussi bien que la portée
et la nature de leurs autorités sur le peuple. Il est possible pour certains dirigeants
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