La grammaire est une chanson douce Adaptation de l’ouvrage d’Erik Orsenna Par Natacha Berkovits Natacha Berkovits – www.latredactrice.wordpress.com Jeanne et son frère, Thomas, deux adolescents, partent en bateau rendre visite à leur père en Amérique. Pendant le voyage il y a une tornade et ils font naufrage. Après une nuit entière de tumulte, ils échouent sur une île où ils sont recueillis par Monsieur Henri. Mais il leur arrive un fait étrange: ils ne peuvent plus parler! Tous les mots se sont échappés de leur tête… Monsieur Henri va alors les aider et pour commencer, il leur fait découvrir un bien étrange village. Le village des mots Monsieur Henri nous amena au sommet d'une colline et nous demanda de nous taire. Alors, tout doucement, je m'approchai de la balustrade en bois brillant. Juste en-dessous de nous, je vis une ville, une vraie ville, avec des rues, des maisons, des magasins, une mairie, une église, un hôpital, une caserne de pompiers… Une ville exactement comme nos villes! À trois différences près: 1. La taille: chaque maison ne dépassait pas la taille d'une maison de poupée. 2. Le silence: pas un bruit, rien, pas de voiture, pas de cris. 3. Les habitants: il n'y avait pas d'enfants, pas de femmes, pas d'hommes. Aucun humain. Seulement des mots. Des mots qui se promenaient tranquillement, bronzant leurs syllabes* au soleil. Certains mots avaient un air sévère (on voyait les mots "Chef", "Rendez-vous", "Devoirs"…) et d'autres paraissaient plus légers, plus sympathiques (il y avait "Plaisir", "Jeux Vidéos", "Chocolat"…) Je regardais leurs allers et venues depuis la colline, j'étais fascinée. Jamais je n'aurais imaginé que les mots vivaient comme nous, avec leurs propres caractères, leurs propres émotions! Je n'en croyais pas mes yeux. Alors Monsieur Henri nous raconta l'histoire de cette cité*: - Un beau jour, dans notre île, les mots se sont révoltés. C'était il y a bien longtemps, au siècle* dernier. Un matin, les mots ont refusé de continuer à servir les humains, ils en avaient marre d'être traités comme des esclaves. Viens ici! Maintenant! Repars! Ils ne voulaient plus être convoqués à n'importe quelle heure, à n'importe quel moment. Ils ne voulaient plus être utilisés puis rejetés dans le silence. Ils ne voulaient plus nous obéir, ils voulaient qu'on les respecte. Et puis ils étaient fatigués des bouches. Ces bouches où ils mijotaient avant de sortir, ces bouches sales et puantes, pleines de dents, de langues, de salive, du sucre collant des bonbons et des restes de viande de la cantine… Les mots ne voulaient plus habiter les bouches. Même plus une seconde. Tout ça, c'était fini pour eux. Alors, ils se sont enfouis et sont partis à la recherche d'un abri, un pays où vivre entre eux, loin de ces bouches détestées. Et ils sont Natacha Berkovits – www.latredactrice.wordpress.com arrivés ici, dans cette ancienne ville minière*, où ils se sont installés. Voilà, vous savez tout maintenant! Bon, je vous laisse. Je reviens vous chercher ce soir… Bonne après-midi! Je restai là, tout abasourdie*. Les mots vivaient libres alors! Et leur vie semblait très joyeuse: ils passaient leur temps à se déguiser et à se marier! Je vais vous expliquer. Au début bien sûr, je n'ai rien compris, mais après une bonne concentration j'ai commencé à reconnaître les principales tribus. Et toutes ces tribus forment ensemble le peuple des Mots. Car les mots s'organisent en tribus, comme les humains. Et chaque tribu a un métier qui lui correspond. La tribu des NOMS Le premier métier, c'est de désigner les choses. Vous savez, comme dans les jardins botaniques, avec un petit écriteau ou une étiquette pour dire qu'est-ce que c'est. Voici le premier métier des mots: poser sur toutes les choses une étiquette, pour ne pas mélanger les choses. Il y a tellement de choses sur la terre! Et pour chaque chose il faut trouver une étiquette. Quelle mince affaire… Les mots chargés de ce métier s'appellent les NOMS. La tribu des noms est la principale et la plus nombreuse. Par exemple, devant un arbre, on met l'étiquette, c'est-à-dire le nom, "arbre". Et il faut savoir que, comme les humains, les noms sont distribués en plusieurs groupes: les noms-hommes, les MASCULINS et les mots-femmes, les FÉMININS. Il y a aussi les noms spécialement pour les humains: ce sont les PRÉNOMS, comme par exemple Jeanne, ou Thomas. Les noms étiquettent aussi bien les choses que l'on voit (comme "table", "poisson"…) mais ils étiquettent aussi des choses que l'on ne voit pas, comme les sentiments: la colère, la joie, la tristesse… Et à nommer toutes ces choses, visibles et invisibles, les mots pullulaient* en bas de la colline, il y a en avait partout! [dessin avec une montagne et des noms. Exercice: Ajoutes des noms et prénoms que tu connais (Attention aux majuscules!)] La tribu des ARTICLES Une deuxième tribu était installée juste à côté de la première tribu: la tribu des ARTICLES. Le métier de la tribu des Natacha Berkovits – www.latredactrice.wordpress.com articles dépend toujours des noms. Il s'agit là d'un métier assez simple: les articles avancent devant les noms une clochette à la main et crient: "Attention, ce nom est masculin!", "Attention, c'est un féminin!". Ou bien ils crient pour indiquer s'ils sont plusieurs, "Attention, ces sont des féminins pluriels!". Ainsi, devant le nom "arbre" par exemple, on peut voir "un" (l'article masculin); ou bien "le" aussi (qui devient "l'" car le mot "arbre" commence par une voyelle). La différence entre "un" et "le"? C'est bien simple, lorsqu'on veut parler d'un arbre bien précis, celui-ci et pas un autre, ce sera l'article "le" qui précèdera le nom, on pourra dire "l'arbre que tu vois là bas, oui, celui-ci même…"; en revanche, s'il s'agit d'un arbre parmi tous les autres arbres, ce sera "un" arbre: "au milieu de la place il y avait un arbre, mais on ne sait pas lequel". On pouvait donc voir circuler dans le village: la vache, un chapeau, une poubelle, des feuilles… Les noms et les articles se promènent toujours ensemble, toute la journée. Et tout au long de la journée, leur occupation préférée est de trouver des habits, ou des déguisements. Comme s'ils se sentaient tous nus en marchant sans déguisement. C'est pourquoi ils passent tout leur temps dans les magasins. La tribu des ADJECTIFS Les magasins sont tenus par la tribu des ADJECTIFS. Regardons la scène pour comprendre… Le nom féminin "maison" pousse la porte précédé de "la", son article à clochette. - Bonjour, je me trouve trop simple comme "maison", je voudrais me sentir plus originale. - Oui, venez, nous avons tout ce qu'il faut dans nos rayons!, dit le directeur en se frottant les mains. Le nom "maison" commence ses essayages. Le choix est vaste, "maison" n'arrive pas à se décider. Quel adjectif lui irait le mieux? Elle hésite… Maison "bleue", maison "haute", maison "petite", maison "fleurie", "belle" maison? Les adjectifs tournent autour de la maison avec les yeux doux, ils ont envie d'être adoptés. Après deux heures de ce drôle de manège, la maison ressortit avec l'adjectif-déguisement qui lui plaisait: "chaud". Ravie de son achat elle parlait à son valet* article: - "Chaud", tu imagines, plus jamais je n'aurai froid! "Maison" et "chaud", tu te rends comptes? Ce sera accueillant chez moi…oh comme je suis heureuse! - Attends, l'interrompit l'adjectif, tu vas trop vite. Nous ne sommes pas encore accordés*! - Accordés? Que veux-tu dire? Natacha Berkovits – www.latredactrice.wordpress.com - Allons à la mairie, tu verras bien. - À la mairie! Tu ne veux pas te marier avec moi quand même. - Et bien…si! On est obligés de toute façon. Et c'est toi qui m'a choisi. - Je me demande si tu as raison… Allons voir à la mairie. La mairie, ou la maison des accords Thomas, à côté de moi, observait la scène. Ses yeux se tournèrent vers la mairie où commençait une grande agitation: l'heure des mariages allait sonner. A vrai dire, c'était de drôle de mariages. Plutôt des amitiés. Comme dans les écoles autrefois où l'on ne mélangeait pas les filles avec les garçons. Ici, dans la ville des mots, les masculins restent avec les masculins et les féminins restent avec les féminins. L'article entrait par une porte, l'adjectif par une autre. Le nom arrivait en dernier. Puis tous les trois disparaissaient à l'intérieur de la mairie. Avec Thomas on ne voyait pas à cause du toit du bâtiment. Mais on les apercevait ressortir, tous trois mains dans la main, article, nom et adjectif, tous accordés, au masculin, ou au féminin. Il y avait: le grand bâton, une souris grise, un gros nuage… Le nom "maison" apparut au bout de quelques minutes entouré de son article "la" et de son adjectif "chaude". Elle affichait un large sourire: la maison chaude… C'était drôle, tous les adjectifs qui accompagnaient un nom féminin sortaient de la mairie avec un "e" à la fin. Les adjectifs masculins, eux, ne changeaient pas, sauf si l'article qui les accompagnait était pluriel, alors là ils faisaient comme les féminins et mettaient un "s" au bout (mais pas de "e", oh ça jamais!). Certains, bien sûr, ne voulaient jamais changer. Ils ne voulaient pas choisir entre féminin ou masculin, ils voulaient être ni l'un ni l'autre ou bien les deux à la fois! Eux, ils arrivaient les mains dans les poches à la mairie, ils n'avaient rien à faire! "Magique" par exemple, je l'ai vu rentrer plusieurs fois à la mairie, une fois avec "baguette", et une autre fois avec "magicien". "La baguette magique" (tout féminin). "Un magicien magique" (tout masculin). Il n'y a qu'avec les pluriels qu'ils veulent bien coopérer: les baguettes magiques, des magiciens magiques. Je regardais tous les adjectifs qui entouraient les noms. Heureusement qu'ils étaient là, ces adjectifs. Ce sont eux qui mettent de la couleur aux noms, qui les rendent plus beaux, Natacha Berkovits – www.latredactrice.wordpress.com plus présentables… Les adjectifs habillent les noms. Et pourtant, il faut savoir qu'ils sont maltraités! Dès qu'un nom ne veut plus de son adjectif il le jette, comme ça, n'importe où, n'importe quand, avant de retourner à la boutique pour se trouver un adjectif remplaçant. Le nom "maison", par exemple, ne supportait plus l'adjectif "chaud" (on était en été), alors elle l'abandonna et le pauvre adjectif se retrouva à errer* dans les rues, suppliant les noms de bien vouloir le reprendre: "vous verrez, avec moi, vous n'aurez plus jamais froid!". Hélas, aucun nom ne voulait de "chaud" avec la température qu'il faisait dehors! C'était triste de voir tous ces adjectifs abandonnés… Avec Thomas, nous regardions toujours en silence. Mes yeux furent attirés par un petit groupe qui attendait devant le Bureau des exceptions. L'histoire de ce bureau est très longue… Je ne la raconterai pas aujourd'hui. J'aime les exceptions, j'aime leur côté "hors-norme", ce côté qui défie les règles. Car en effet, les exceptions ne suivent aucunes règles et n'en font qu'à leur tête. La tribu des PRONOMS - Et alors, vous qui disiez haïr la grammaire! Cela semble pourtant beaucoup vous intéresser! Je sursautai. Absorbée par le spectacle des mots, je n'avais même pas entendu Monsieur Henri revenir. - Alors, passionnant n'est-ce pas? Et je suis sûr que vous n'avez pas encore vu une des tribus des plus utiles, mais des plus violentes aussi…? Regardez le petit groupe là-bas, autour du banc près de l'arbre: "je", "tu", ce", "celle-ci", "leur", "toi", "moi", "la sienne"… Vous les voyez? C'est facile de les reconnaître. Ils ne se mêlent pas aux autres, ils restent toujours entre eux. Eux, ils font parti de la tribu des PRONOMS. Monsieur Henri avait raison, je les voyais observer les noms avec insistance, comme prêts à leur sauter dessus. - Le métier de la tribu des pronoms est très important: ils prennent, dans certains cas, la place des noms. Par exemple, au lieu de dire "Jeanne et Thomas ont fait naufrage, Jeanne et Thomas regardent le village des mots, Jeanne et Thomas discutent"…, au lieu de répéter sans fin "Jeanne et Thomas", il vaut mieux utiliser le pronom "ils". Cela donne: "ils ont fait naufrage, ils regardent le village des noms, ils discutent." Pendant que monsieur Henri parlait, un pronom, ceux-ci, se dressa sur son banc et sauta sur un nom pluriel qui passait tranquillement par là avec son article, "les footballeurs". En un Natacha Berkovits – www.latredactrice.wordpress.com instant, "les footballeurs" avaient disparu, comme avalés pas "ceux-ci". Plus de trace des footballeurs, "ceux-ci " les avaient remplacés! Encore une fois, je n'en croyais pas mes yeux… - Vous voyez, c'est pour ça qu'ils sont violents, ils en ont marre d'attendre, ils perdent patience. Monsieur Henri souriait en voyant notre tête étonnée. Il continuait son inspection. Les ADVERBES - Oh, regardez, la tribu des célibataires! Ceux-là, ils ne vont jamais à la mairie, les mariages ça ne les regardent pas du tout! Et vous savez pourquoi? Car ils sont invariables. Cela veut dire qu'ils ne s'accordent jamais (c'est pour ça qu'ils n'ont pas besoin d'aller à la mairie…). Ils resteront toujours pareils. Jamais de "e" ni de "s" à la fin. Ils ne changent jamais et restent toujours écrit pareil. Le métier des ADVERBES est en quelque sorte comme celui des adjectifs: ils rajoutent un détail sur les habits ou déguisement. Par exemple le nom "maison" aurait pu s'accoupler avec l'adverbe "très" en plus de l'adjectif "chaud", cela aurait donné: "une maison très chaude". L'adjectif "chaud" change (si le nom est féminin, masculin ou pluriel), l'adverbe "très" ne change pas. Dans cette tribu ils s'organisent selon trois groupes: - en fonction du temps : après, aussitôt, demain, plus tard… - en fonction de la quantité: beaucoup, énormément, très peu… - en fonction du lieu: devant, derrière, en bas… Je me sentais sourire. Le grand désordre que la tempête avait jeté dans ma tête peu à peu s'ordonnait. Noms, articles, adjectifs, pronoms, adverbes… Je commençais à comprendre leurs sens et à les respecter. Thomas, lui, avait les yeux dans les nuages. Il écoutait les notes douces qui sortaient de la guitare de Monsieur Henri. Celui-ci le remarqua: - On dirait que la musique te passionne plus que les paroles… Un jour, je t'emmènerai sur une autre île, avec un autre village où les notes, comme les mots ici, vivent entre elles. Et elles aussi ont leurs propres règles, et leurs propres codes… Tu verras. Bon, il se fait tard. Rentrons dîner. L'usine des mots Au bout de quelques jours (j'allais régulièrement me promener dans la ville des mots et je commençais même à me familiariser avec certains d'entre eux), Monsieur Henri vint me chercher dans ma cahute* un matin. Il voulait m'amener à un endroit très particulier et, surtout, très important. Natacha Berkovits – www.latredactrice.wordpress.com - Tu as déjà visité beaucoup d'usines? Non? Ça ne fait rien. Celle où je t'amène est très spéciale. Essentielle. C'est peut-être même l'usine la plus nécessaire de toutes les usines! Allez, viens, c'est par là. Nous marchâmes le long de la plage, le soleil brillait dans le ciel. Il faisait chaud. Il me tardait d'arriver… - On dirait que tu es populaire! Le directeur-girafe semblait très étonné par cet accueil. Il me sourit. J'étais heureuse, l'usine m'avait adoptée. * Nous nous avançâmes de quelque pas puis nous arrêtâmes devant une grande vitre derrière laquelle, sur plusieurs étages, s'activaient d'autres mots. Par leur manière de bouger partout et tout le temps, on aurait dit des fourmis. - Et ceux-là, tu t'en souviens? Non, je ne savais pas. - Ce sont les VERBES. Regarde-les, de vrais maniaques du travail. Ils n'arrêtent jamais de travailler, ils travaillent tout le temps! Il avait raison. Toutes ces fourmis, ces verbes, courraient, parlaient, chantaient, réparaient; ils buvaient, ils tricotaient, ils dessinaient, ils jouaient… Et tout cela dans un vacarme effroyable. On aurait dit un atelier de fous où chacun travaillait sans répit et sans s'occuper des autres. Le premier bâtiment de l'usine la plus nécessaire du monde était une immense volière, grouillant de papillons. - Ceux-là, je crois que tu les connais, me dit la girafe. Je hochai la tête. Tous les NOMS, mes amis de la ville des mots, étaient là. Ils se pressaient contre le grillage, ils me faisaient la fête. Ils m'avaient reconnue! - Un verbe ne peut pas se tenir tranquille, m'expliqua la girafe, c'est sa nature. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre il travaille, il s'active, il marque les actions. Tu as remarqué les deux là, qui courent partout? Je mis du temps à les repérer dans le formidable désordre. Soudain, je les aperçus, "être" et "avoir". Oh, comme ils étaient Enfin, nous aperçûmes une série de grandes bâtisses placées les unes à côté des autres. À l'entrée de la première un monsieur s'impatientait. - Je vous attendais plus tôt… Le directeur de l'usine la plus nécessaire de toutes les usines me regardait sans gentillesse. C'était un long personnage. On aurait dit une longue girafe avec à peine la peau sur les os. Il nous guida à l'intérieur. Natacha Berkovits – www.latredactrice.wordpress.com touchants! Ils cavalaient* d'un verbe à l'autre et proposaient leurs services: "Vous n'avez pas besoin d'aide? Vous ne voulez pas d'un coup de main?" - Tu as vu comme ils sont gentils? C'est pour ça qu'on les appelle des auxiliaires, du latin* auxilium qui veut dire secours. Ils aident les autres verbes à se conjuguer. J'observais tout ce capharnaüm avec étonnement. - Bon, et maintenant, à toi de jouer. Tu vas construire ta première phrase! Et La Girafe me tendit un filet à papillons. - Commence par le plus simple. Va là-bas, dans la volière, choisis deux NOMS. Après, pour le verbe, viens choisir dans la fourmilière. Allez, n'aie pas peur… J'entrai dans la volière. Je fus immédiatement assaillie par tous les mots, qui voulaient sortir de la cage. Sans tarder, j'en saisis deux par les ailes au hasard, "fleur" et "diplodocus*". Je refermai aussitôt la porte. J'étais essoufflée. - Allez, maintenant tu pêches un VERBE, m'ordonna la girafe. Cette fois-ci je n'ouvris pas la cage mais mis ma main à l'intérieur. Je retirai, toujours au hasard, le verbe "grignoter". - Bon, passe au distributeur D'ARTICLES et reviens me voir. Ici, c'était plus facile. Une colonne "masculin", une autre "féminin" et il suffisait d'appuyer sur un bouton pour que tombent tout droit dans mes mains un "la" et un "le". - Parfait, maintenant tu t'assieds là, à ce bureau, tu déposes les mots sur la feuille de papier et tu formes ta phrase. J'étais timide et n'osais pas lâcher les ailes des papillons. Monsieur Henri m'encouragea. Alors, je laissai "fleur", puis "grignoter", et enfin " diplodocus ". Monsieur Henri avait raison, à peine couchés sur le papier, les mots se calmaient et s'apaisaient. - Tu es contente de toi? La voix de la girafe me tira de ma rêverie. Je regardai la phrase que j'avais formée, la première depuis le naufrage. J'éclatai de rire: "La fleur grignoter le diplodocus." - Où as-tu vu ça? Une plante fragile dévorer un monstre! Généralement, le premier mot d'une phrase, c'est le sujet, celui ou celle qui fait l'action. Ensuite vient le verbe. Et après, en dernier, le complément, parce qu'il complète l'idée commencée par le verbe… Pendant qu'il parlait j'avais vite modifié l'ordre des mots de ma phrase: "Le diplodocus grignoter la fleur". - Je préfère ça, c'est bien. Mais il nous manque encore une étape. Maintenant, il nous faut dater le verbe. "Grignoter", c'est Natacha Berkovits – www.latredactrice.wordpress.com trop vague. On ne sait pas quand ça s'est passé! Il faut donner un temps au verbe. L'action se passe-t-elle maintenant? A-t-elle eu lieu avant? Arrivera-t-elle plus tard? Allons, Jeanne, encore un petit effort. Tu vois les grandes horloges, là-bas? Vas-y. Et choisis. Les horloges Une famille de hautes horloges avec de grands balanciers jaunes se dressaient au fond de l'usine la plus nécessaire du monde. Je m'approchai, le cœur battant, ma feuille à la main avec sa phrase minuscule. possédait qu'une seule pancarte: HORLOGES DU PASSÉ. Je ne comprenais pas pourquoi il y avait deux horloges. - Essaie l'une après l'autre. Tu comprendras. Ma feuille deux fois envoyée et deux fois revenue, je comparai. Monsieur Henri lisait derrière mon dos et commentait: - "Le diplodocus grignotait la fleur." Tu es dans L'IMPARFAIT. C'est du passé biens sûr, mais un passé qui a duré longtemps, un passé qui se répétait: qu'est-ce qu'ils faisaient toute la journée, les dinosaures, tout au long de l'année ? Ils grignotaient. Alors que là, "Le diplodocus grignota la fleur.", tu es dans le PASSÉ SIMPLE. C'est-à-dire un passé qui n'a duré qu'un instant. Un jour? qu'exceptionnellement il n'avait pas faim, le diplodocus grignota la fleur. Le reste du temps il dévorait. Tu comprends? J'arrivai à la première horloge. Il y avait une ouverture endessous du balancier*, comme une boîte au lettre. Naturellement, j'y insérai ma feuille. J'entendis des grincements d'engrenage puis trois notes de carillon. Et la feuille me revint, avec ma phrase complétée: "Le dinosaure grignote la fleur." Alors seulement je découvris la pancarte: HORLOGE DU PRÉSENT. Bien sûr. Je passai à l'horloge suivante, celle avec la pancarte: HORLOGE DU FUTUR. Je glissai la feuille dans la boîte aux lettres. Le "grignoter" me revint "grignotera la fleur.". Le diplodocus était entré dans le futur, demain, il fera un repas de fleurs! Encouragée pas Monsieur Henri, je continuai ma promenade dans le temps. L'horloge d'à côté était doublée mais ne La dernière horloge était très haute, la pancarte indiquait HORLOGE DU CONDITIONNEL. - Le conditionnel est un peu difficile à cerner Jeanne. Rien n'est sûr, tout peut arriver, mais tout dépend des conditions. Si le Natacha Berkovits – www.latredactrice.wordpress.com temps est beau, s'il ne pleut pas, s'il n'est pas fatigué, s'il n'a pas trop faim…, alors le diplodocus grignoterait la fleur, tu comprends? Il se pourrait qu'il grignote mais je ne peux le garantir, je ne suis pas sûr... Dernière recommandation, prend bien soin du papier, il est très précieux aux mots. Il m'a fait une tape sur l'épaule puis est parti. * Le présent, les deux passés, le futur, le conditionnel… J'avais fermé les yeux et je tentais de retenir tous ces temps. Brusquement mon esprit s'éveilla. Mais à quel temps était donc les verbes "aimer", "grignoter", "aller"…? Je n'eus pas le temps de formuler ma question que j'aperçus une petite niche placée juste avant les horloges. Sur la niche, une pancarte aussi: VERBES À L'INFINITIF. Je compris que c'était les verbes tels que nous les prenions dans la fourmilière. - Bon, Jeanne, il va falloir que j'y aille. L'usine est à toi. Tu vois, je ne t'avais pas menti. Tu en connais de plus utiles, des usines? Que peut-on fabriquer au monde de plus nécessaire pour les êtres humains que des phrases? Hein? Les phrases sont le lien entre tous les hommes. Elles leurs servent à communiquer. Bon, tu as compris le principe? Tu trouveras le magasin des ADJECTIFS derrière la volière des NOMS. Et aussi un distributeur de PRÉPOSITIONS pour les compléments indirects: aller à l'école, un devoir de mathématiques, je suis en Espagne… J'ai joué toute la journée. J'avais l'impression d'être retombée en enfance. Je mélangeais, je combinais, je choisissais… J'avais découvert dans l'usine d'autres distributeurs. Celui des interjections (Ah! Bon! Hélas!), celui des conjonctions (mais, où, et, donc, or, ni, car…), tant de mots si utiles pour relier les morceaux de phrases. Au fil des heures j'arrangeais ma phrase, je la décorais, l'agrandissais avant de la présenter à la Girafe. Il n'en crut pas ses yeux en regardant mon travail: "Au fond de la forêt sombre, l'immense diplodocus confiait à ses amis qu'il avait grignoté une fleur rare, jaune et merveilleuse. À présent, il cherchait d'autres fleurs identiques. Il avait encore faim." - Oui c'est bien, tu as compris. Une phrase c'est comme un arbre de Noël. Tu commences par le sapin nu, et puis tu le décores, comme tu en as envie… Tu rajoutes des phrases, et dans ces phrases tu rajoutes des mots, c'est-à-dire des noms, des verbes, des adjectifs, des prépositions… Et à la fin, tu crées une histoire. Natacha Berkovits – www.latredactrice.wordpress.com Une histoire vraie, ou une histoire que tu as toi-même inventée… Tu as fait du bon travail, continues. Il m'invita, d'un geste de la main, à rejoindre l'intérieur de l'usine. Concentrée à faire des phrases je n'avais pas remarqué qu'une dizaine d'hommes et de femmes de tout âges étaient entrés aussi. Ils jouaient comme moi, courant de la volière aux distributeurs et se ruant aux horloges. Et tout le monde souriait, riait, satisfait des phrases qui s'inscrivaient sur leurs feuilles de papier. Je les observais un instant, comblée d'assister à un instant de bonheur collectif: tout le monde avait l'air heureux. Heureux de former des phrases, heureux de jouer avec les mots. Alors je souris. Et courus rejoindre la volière aux noms… Natacha Berkovits – www.latredactrice.wordpress.com