La grammaire est une chanson douce, adaptation

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La grammaire est une chanson douce
Adaptation de l’ouvrage d’Erik Orsenna
Par Natacha Berkovits
Natacha Berkovits – www.latredactrice.wordpress.com
Jeanne et son frère, Thomas, deux adolescents, partent en
bateau rendre visite à leur père en Amérique. Pendant le voyage
il y a une tornade et ils font naufrage. Après une nuit entière de
tumulte, ils échouent sur une île où ils sont recueillis par
Monsieur Henri. Mais il leur arrive un fait étrange: ils ne peuvent
plus parler! Tous les mots se sont échappés de leur tête…
Monsieur Henri va alors les aider et pour commencer, il leur fait
découvrir un bien étrange village.
Le village des mots
Monsieur Henri nous amena au sommet d'une colline et
nous demanda de nous taire. Alors, tout doucement, je
m'approchai de la balustrade en bois brillant. Juste en-dessous
de nous, je vis une ville, une vraie ville, avec des rues, des
maisons, des magasins, une mairie, une église, un hôpital, une
caserne de pompiers… Une ville exactement comme nos villes!
À trois différences près:
1. La taille: chaque maison ne dépassait pas la taille d'une
maison de poupée.
2. Le silence: pas un bruit, rien, pas de voiture, pas de cris.
3. Les habitants: il n'y avait pas d'enfants, pas de femmes, pas
d'hommes. Aucun humain. Seulement des mots. Des mots qui
se promenaient tranquillement, bronzant leurs syllabes* au
soleil. Certains mots avaient un air sévère (on voyait les mots
"Chef", "Rendez-vous", "Devoirs"…) et d'autres paraissaient plus
légers, plus sympathiques (il y avait "Plaisir", "Jeux Vidéos",
"Chocolat"…)
Je regardais leurs allers et venues depuis la colline, j'étais
fascinée. Jamais je n'aurais imaginé que les mots vivaient
comme nous, avec leurs propres caractères, leurs propres
émotions! Je n'en croyais pas mes yeux. Alors Monsieur Henri
nous raconta l'histoire de cette cité*:
- Un beau jour, dans notre île, les mots se sont révoltés. C'était il
y a bien longtemps, au siècle* dernier. Un matin, les mots ont
refusé de continuer à servir les humains, ils en avaient marre
d'être traités comme des esclaves. Viens ici! Maintenant!
Repars! Ils ne voulaient plus être convoqués à n'importe quelle
heure, à n'importe quel moment. Ils ne voulaient plus être
utilisés puis rejetés dans le silence. Ils ne voulaient plus nous
obéir, ils voulaient qu'on les respecte. Et puis ils étaient fatigués
des bouches. Ces bouches où ils mijotaient avant de sortir, ces
bouches sales et puantes, pleines de dents, de langues, de
salive, du sucre collant des bonbons et des restes de viande de
la cantine… Les mots ne voulaient plus habiter les bouches.
Même plus une seconde. Tout ça, c'était fini pour eux. Alors, ils
se sont enfouis et sont partis à la recherche d'un abri, un pays
où vivre entre eux, loin de ces bouches détestées. Et ils sont
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arrivés ici, dans cette ancienne ville minière*, où ils se sont
installés. Voilà, vous savez tout maintenant! Bon, je vous laisse.
Je reviens vous chercher ce soir… Bonne après-midi!
Je restai là, tout abasourdie*. Les mots vivaient libres alors! Et
leur vie semblait très joyeuse: ils passaient leur temps à se
déguiser et à se marier! Je vais vous expliquer. Au début bien
sûr, je n'ai rien compris, mais après une bonne concentration j'ai
commencé à reconnaître les principales tribus. Et toutes ces
tribus forment ensemble le peuple des Mots. Car les mots
s'organisent en tribus, comme les humains. Et chaque tribu a un
métier qui lui correspond.
La tribu des NOMS
Le premier métier, c'est de désigner les choses. Vous savez,
comme dans les jardins botaniques, avec un petit écriteau ou
une étiquette pour dire qu'est-ce que c'est. Voici le premier
métier des mots: poser sur toutes les choses une étiquette,
pour ne pas mélanger les choses. Il y a tellement de choses sur
la terre! Et pour chaque chose il faut trouver une étiquette.
Quelle mince affaire… Les mots chargés de ce métier s'appellent
les NOMS. La tribu des noms est la principale et la plus
nombreuse. Par exemple, devant un arbre, on met l'étiquette,
c'est-à-dire le nom, "arbre".
Et il faut savoir que, comme les humains, les noms sont
distribués en plusieurs groupes: les noms-hommes, les
MASCULINS et les mots-femmes, les FÉMININS. Il y a aussi les
noms spécialement pour les humains: ce sont les PRÉNOMS,
comme par exemple Jeanne, ou Thomas.
Les noms étiquettent aussi bien les choses que l'on voit
(comme "table", "poisson"…) mais ils étiquettent aussi des
choses que l'on ne voit pas, comme les sentiments: la colère, la
joie, la tristesse… Et à nommer toutes ces choses, visibles et
invisibles, les mots pullulaient* en bas de la colline, il y a en
avait partout!
[dessin avec une montagne et des noms. Exercice: Ajoutes
des noms et prénoms que tu connais (Attention aux
majuscules!)]
La tribu des ARTICLES
Une deuxième tribu était installée juste à côté de la
première tribu: la tribu des ARTICLES. Le métier de la tribu des
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articles dépend toujours des noms. Il s'agit là d'un métier assez
simple: les articles avancent devant les noms une clochette à la
main et crient: "Attention, ce nom est masculin!", "Attention,
c'est un féminin!". Ou bien ils crient pour indiquer s'ils sont
plusieurs, "Attention, ces sont des féminins pluriels!". Ainsi,
devant le nom "arbre" par exemple, on peut voir "un" (l'article
masculin); ou bien "le" aussi (qui devient "l'" car le mot "arbre"
commence par une voyelle). La différence entre "un" et "le"?
C'est bien simple, lorsqu'on veut parler d'un arbre bien précis,
celui-ci et pas un autre, ce sera l'article "le" qui précèdera le
nom, on pourra dire "l'arbre que tu vois là bas, oui, celui-ci
même…"; en revanche, s'il s'agit d'un arbre parmi tous les
autres arbres, ce sera "un" arbre: "au milieu de la place il y avait
un arbre, mais on ne sait pas lequel".
On pouvait donc voir circuler dans le village: la vache, un
chapeau, une poubelle, des feuilles…
Les noms et les articles se promènent toujours ensemble,
toute la journée. Et tout au long de la journée, leur occupation
préférée est de trouver des habits, ou des déguisements.
Comme s'ils se sentaient tous nus en marchant sans
déguisement. C'est pourquoi ils passent tout leur temps dans les
magasins.
La tribu des ADJECTIFS
Les magasins sont tenus par la tribu des ADJECTIFS.
Regardons la scène pour comprendre… Le nom féminin
"maison" pousse la porte précédé de "la", son article à
clochette.
- Bonjour, je me trouve trop simple comme "maison", je
voudrais me sentir plus originale.
- Oui, venez, nous avons tout ce qu'il faut dans nos rayons!, dit
le directeur en se frottant les mains.
Le nom "maison" commence ses essayages. Le choix est vaste,
"maison" n'arrive pas à se décider. Quel adjectif lui irait le
mieux? Elle hésite… Maison "bleue", maison "haute", maison
"petite", maison "fleurie", "belle" maison? Les adjectifs
tournent autour de la maison avec les yeux doux, ils ont envie
d'être adoptés.
Après deux heures de ce drôle de manège, la maison ressortit
avec l'adjectif-déguisement qui lui plaisait: "chaud". Ravie de
son achat elle parlait à son valet* article:
- "Chaud", tu imagines, plus jamais je n'aurai froid! "Maison" et
"chaud", tu te rends comptes? Ce sera accueillant chez moi…oh
comme je suis heureuse!
- Attends, l'interrompit l'adjectif, tu vas trop vite. Nous ne
sommes pas encore accordés*!
- Accordés? Que veux-tu dire?
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- Allons à la mairie, tu verras bien.
- À la mairie! Tu ne veux pas te marier avec moi quand même.
- Et bien…si! On est obligés de toute façon. Et c'est toi qui m'a
choisi.
- Je me demande si tu as raison… Allons voir à la mairie.
La mairie, ou la maison des accords
Thomas, à côté de moi, observait la scène. Ses yeux se
tournèrent vers la mairie où commençait une grande agitation:
l'heure des mariages allait sonner. A vrai dire, c'était de drôle de
mariages. Plutôt des amitiés. Comme dans les écoles autrefois
où l'on ne mélangeait pas les filles avec les garçons. Ici, dans la
ville des mots, les masculins restent avec les masculins et les
féminins restent avec les féminins.
L'article entrait par une porte, l'adjectif par une autre. Le
nom arrivait en dernier. Puis tous les trois disparaissaient à
l'intérieur de la mairie. Avec Thomas on ne voyait pas à cause du
toit du bâtiment. Mais on les apercevait ressortir, tous trois
mains dans la main, article, nom et adjectif, tous accordés, au
masculin, ou au féminin. Il y avait: le grand bâton, une souris
grise, un gros nuage…
Le nom "maison" apparut au bout de quelques minutes entouré
de son article "la" et de son adjectif "chaude". Elle affichait un
large sourire: la maison chaude…
C'était drôle, tous les adjectifs qui accompagnaient un nom
féminin sortaient de la mairie avec un "e" à la fin. Les adjectifs
masculins, eux, ne changeaient pas, sauf si l'article qui les
accompagnait était pluriel, alors là ils faisaient comme les
féminins et mettaient un "s" au bout (mais pas de "e", oh ça
jamais!).
Certains, bien sûr, ne voulaient jamais changer. Ils ne
voulaient pas choisir entre féminin ou masculin, ils voulaient
être ni l'un ni l'autre ou bien les deux à la fois! Eux, ils arrivaient
les mains dans les poches à la mairie, ils n'avaient rien à faire!
"Magique" par exemple, je l'ai vu rentrer plusieurs fois à la
mairie, une fois avec "baguette", et une autre fois avec
"magicien". "La baguette magique" (tout féminin). "Un magicien
magique" (tout masculin). Il n'y a qu'avec les pluriels qu'ils
veulent bien coopérer: les baguettes magiques, des magiciens
magiques.
Je regardais tous les adjectifs qui entouraient les noms.
Heureusement qu'ils étaient là, ces adjectifs. Ce sont eux qui
mettent de la couleur aux noms, qui les rendent plus beaux,
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plus présentables… Les adjectifs habillent les noms. Et
pourtant, il faut savoir qu'ils sont maltraités! Dès qu'un nom ne
veut plus de son adjectif il le jette, comme ça, n'importe où,
n'importe quand, avant de retourner à la boutique pour se
trouver un adjectif remplaçant.
Le nom "maison", par exemple, ne supportait plus l'adjectif
"chaud" (on était en été), alors elle l'abandonna et le pauvre
adjectif se retrouva à errer* dans les rues, suppliant les noms de
bien vouloir le reprendre: "vous verrez, avec moi, vous n'aurez
plus jamais froid!". Hélas, aucun nom ne voulait de "chaud" avec
la température qu'il faisait dehors! C'était triste de voir tous ces
adjectifs abandonnés…
Avec Thomas, nous regardions toujours en silence. Mes yeux
furent attirés par un petit groupe qui attendait devant le Bureau
des exceptions. L'histoire de ce bureau est très longue… Je ne la
raconterai pas aujourd'hui. J'aime les exceptions, j'aime leur
côté "hors-norme", ce côté qui défie les règles. Car en effet, les
exceptions ne suivent aucunes règles et n'en font qu'à leur
tête.
La tribu des PRONOMS
- Et alors, vous qui disiez haïr la grammaire! Cela semble
pourtant beaucoup vous intéresser!
Je sursautai. Absorbée par le spectacle des mots, je n'avais
même pas entendu Monsieur Henri revenir.
- Alors, passionnant n'est-ce pas? Et je suis sûr que vous n'avez
pas encore vu une des tribus des plus utiles, mais des plus
violentes aussi…? Regardez le petit groupe là-bas, autour du
banc près de l'arbre: "je", "tu", ce", "celle-ci", "leur", "toi",
"moi", "la sienne"… Vous les voyez? C'est facile de les
reconnaître. Ils ne se mêlent pas aux autres, ils restent toujours
entre eux. Eux, ils font parti de la tribu des PRONOMS.
Monsieur Henri avait raison, je les voyais observer les noms
avec insistance, comme prêts à leur sauter dessus.
- Le métier de la tribu des pronoms est très important: ils
prennent, dans certains cas, la place des noms. Par exemple, au
lieu de dire "Jeanne et Thomas ont fait naufrage, Jeanne et
Thomas regardent le village des mots, Jeanne et Thomas
discutent"…, au lieu de répéter sans fin "Jeanne et Thomas", il
vaut mieux utiliser le pronom "ils". Cela donne: "ils ont fait
naufrage, ils regardent le village des noms, ils discutent."
Pendant que monsieur Henri parlait, un pronom, ceux-ci, se
dressa sur son banc et sauta sur un nom pluriel qui passait
tranquillement par là avec son article, "les footballeurs". En un
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instant, "les footballeurs" avaient disparu, comme avalés pas
"ceux-ci". Plus de trace des footballeurs, "ceux-ci " les avaient
remplacés! Encore une fois, je n'en croyais pas mes yeux…
- Vous voyez, c'est pour ça qu'ils sont violents, ils en ont marre
d'attendre, ils perdent patience.
Monsieur Henri souriait en voyant notre tête étonnée. Il
continuait son inspection.
Les ADVERBES
- Oh, regardez, la tribu des célibataires! Ceux-là, ils ne vont
jamais à la mairie, les mariages ça ne les regardent pas du tout!
Et vous savez pourquoi? Car ils sont invariables. Cela veut dire
qu'ils ne s'accordent jamais (c'est pour ça qu'ils n'ont pas besoin
d'aller à la mairie…). Ils resteront toujours pareils. Jamais de "e"
ni de "s" à la fin. Ils ne changent jamais et restent toujours écrit
pareil. Le métier des ADVERBES est en quelque sorte comme
celui des adjectifs: ils rajoutent un détail sur les habits ou
déguisement. Par exemple le nom "maison" aurait pu
s'accoupler avec l'adverbe "très" en plus de l'adjectif "chaud",
cela aurait donné: "une maison très chaude". L'adjectif "chaud"
change (si le nom est féminin, masculin ou pluriel), l'adverbe
"très" ne change pas.
Dans cette tribu ils s'organisent selon trois groupes:
- en fonction du temps : après, aussitôt, demain, plus tard…
- en fonction de la quantité: beaucoup, énormément, très peu…
- en fonction du lieu: devant, derrière, en bas…
Je me sentais sourire. Le grand désordre que la tempête
avait jeté dans ma tête peu à peu s'ordonnait. Noms, articles,
adjectifs, pronoms, adverbes… Je commençais à comprendre
leurs sens et à les respecter. Thomas, lui, avait les yeux dans les
nuages. Il écoutait les notes douces qui sortaient de la guitare
de Monsieur Henri. Celui-ci le remarqua:
- On dirait que la musique te passionne plus que les paroles… Un
jour, je t'emmènerai sur une autre île, avec un autre village où
les notes, comme les mots ici, vivent entre elles. Et elles aussi
ont leurs propres règles, et leurs propres codes… Tu verras.
Bon, il se fait tard. Rentrons dîner.
L'usine des mots
Au bout de quelques jours (j'allais régulièrement me
promener dans la ville des mots et je commençais même à me
familiariser avec certains d'entre eux), Monsieur Henri vint me
chercher dans ma cahute* un matin. Il voulait m'amener à un
endroit très particulier et, surtout, très important.
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- Tu as déjà visité beaucoup d'usines? Non? Ça ne fait rien. Celle
où je t'amène est très spéciale. Essentielle. C'est peut-être
même l'usine la plus nécessaire de toutes les usines! Allez,
viens, c'est par là.
Nous marchâmes le long de la plage, le soleil brillait dans le ciel.
Il faisait chaud. Il me tardait d'arriver…
- On dirait que tu es populaire!
Le directeur-girafe semblait très étonné par cet accueil. Il me
sourit. J'étais heureuse, l'usine m'avait adoptée.
*
Nous nous avançâmes de quelque pas puis nous arrêtâmes
devant une grande vitre derrière laquelle, sur plusieurs étages,
s'activaient d'autres mots. Par leur manière de bouger partout
et tout le temps, on aurait dit des fourmis.
- Et ceux-là, tu t'en souviens?
Non, je ne savais pas.
- Ce sont les VERBES. Regarde-les, de vrais maniaques du travail.
Ils n'arrêtent jamais de travailler, ils travaillent tout le temps!
Il avait raison. Toutes ces fourmis, ces verbes, courraient,
parlaient, chantaient, réparaient; ils buvaient, ils tricotaient, ils
dessinaient, ils jouaient… Et tout cela dans un vacarme
effroyable. On aurait dit un atelier de fous où chacun travaillait
sans répit et sans s'occuper des autres.
Le premier bâtiment de l'usine la plus nécessaire du monde
était une immense volière, grouillant de papillons.
- Ceux-là, je crois que tu les connais, me dit la girafe.
Je hochai la tête. Tous les NOMS, mes amis de la ville des mots,
étaient là. Ils se pressaient contre le grillage, ils me faisaient la
fête. Ils m'avaient reconnue!
- Un verbe ne peut pas se tenir tranquille, m'expliqua la girafe,
c'est sa nature. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre il travaille,
il s'active, il marque les actions. Tu as remarqué les deux là, qui
courent partout?
Je mis du temps à les repérer dans le formidable désordre.
Soudain, je les aperçus, "être" et "avoir". Oh, comme ils étaient
Enfin, nous aperçûmes une série de grandes bâtisses placées
les unes à côté des autres. À l'entrée de la première un
monsieur s'impatientait.
- Je vous attendais plus tôt…
Le directeur de l'usine la plus nécessaire de toutes les usines me
regardait sans gentillesse. C'était un long personnage. On aurait
dit une longue girafe avec à peine la peau sur les os. Il nous
guida à l'intérieur.
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touchants! Ils cavalaient* d'un verbe à l'autre et proposaient
leurs services: "Vous n'avez pas besoin d'aide? Vous ne voulez
pas d'un coup de main?"
- Tu as vu comme ils sont gentils? C'est pour ça qu'on les appelle
des auxiliaires, du latin* auxilium qui veut dire secours. Ils
aident les autres verbes à se conjuguer.
J'observais tout ce capharnaüm avec étonnement.
- Bon, et maintenant, à toi de jouer. Tu vas construire ta
première phrase!
Et La Girafe me tendit un filet à papillons.
- Commence par le plus simple. Va là-bas, dans la volière,
choisis deux NOMS. Après, pour le verbe, viens choisir dans la
fourmilière. Allez, n'aie pas peur…
J'entrai dans la volière. Je fus immédiatement assaillie par tous
les mots, qui voulaient sortir de la cage. Sans tarder, j'en saisis
deux par les ailes au hasard, "fleur" et "diplodocus*". Je
refermai aussitôt la porte. J'étais essoufflée.
- Allez, maintenant tu pêches un VERBE, m'ordonna la girafe.
Cette fois-ci je n'ouvris pas la cage mais mis ma main à
l'intérieur. Je retirai, toujours au hasard, le verbe "grignoter".
- Bon, passe au distributeur D'ARTICLES et reviens me voir.
Ici, c'était plus facile. Une colonne "masculin", une autre
"féminin" et il suffisait d'appuyer sur un bouton pour que
tombent tout droit dans mes mains un "la" et un "le".
- Parfait, maintenant tu t'assieds là, à ce bureau, tu déposes les
mots sur la feuille de papier et tu formes ta phrase.
J'étais timide et n'osais pas lâcher les ailes des papillons.
Monsieur Henri m'encouragea. Alors, je laissai "fleur", puis
"grignoter", et enfin " diplodocus ". Monsieur Henri avait raison,
à peine couchés sur le papier, les mots se calmaient et
s'apaisaient.
- Tu es contente de toi?
La voix de la girafe me tira de ma rêverie. Je regardai la phrase
que j'avais formée, la première depuis le naufrage. J'éclatai de
rire:
"La fleur grignoter le diplodocus."
- Où as-tu vu ça? Une plante fragile dévorer un monstre!
Généralement, le premier mot d'une phrase, c'est le sujet, celui
ou celle qui fait l'action. Ensuite vient le verbe. Et après, en
dernier, le complément, parce qu'il complète l'idée commencée
par le verbe… Pendant qu'il parlait j'avais vite modifié l'ordre
des mots de ma phrase: "Le diplodocus grignoter la fleur".
- Je préfère ça, c'est bien. Mais il nous manque encore une
étape. Maintenant, il nous faut dater le verbe. "Grignoter", c'est
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trop vague. On ne sait pas quand ça s'est passé! Il faut donner
un temps au verbe. L'action se passe-t-elle maintenant? A-t-elle
eu lieu avant? Arrivera-t-elle plus tard? Allons, Jeanne, encore
un petit effort. Tu vois les grandes horloges, là-bas? Vas-y. Et
choisis.
Les horloges
Une famille de hautes horloges avec de grands balanciers
jaunes se dressaient au fond de l'usine la plus nécessaire du
monde. Je m'approchai, le cœur battant, ma feuille à la main
avec sa phrase minuscule.
possédait qu'une seule pancarte: HORLOGES DU PASSÉ. Je ne
comprenais pas pourquoi il y avait deux horloges.
- Essaie l'une après l'autre. Tu comprendras.
Ma feuille deux fois envoyée et deux fois revenue, je comparai.
Monsieur Henri lisait derrière mon dos et commentait:
- "Le diplodocus grignotait la fleur." Tu es dans L'IMPARFAIT.
C'est du passé biens sûr, mais un passé qui a duré longtemps, un
passé qui se répétait: qu'est-ce qu'ils faisaient toute la journée,
les dinosaures, tout au long de l'année ? Ils grignotaient. Alors
que là, "Le diplodocus grignota la fleur.", tu es dans le PASSÉ
SIMPLE. C'est-à-dire un passé qui n'a duré qu'un instant. Un
jour? qu'exceptionnellement il n'avait pas faim, le diplodocus
grignota la fleur. Le reste du temps il dévorait. Tu comprends?
J'arrivai à la première horloge. Il y avait une ouverture endessous du balancier*, comme une boîte au lettre.
Naturellement, j'y insérai ma feuille. J'entendis des grincements
d'engrenage puis trois notes de carillon. Et la feuille me revint,
avec ma phrase complétée: "Le dinosaure grignote la fleur."
Alors seulement je découvris la pancarte: HORLOGE DU
PRÉSENT.
Bien sûr. Je passai à l'horloge suivante, celle avec la
pancarte: HORLOGE DU FUTUR. Je glissai la feuille dans la boîte
aux lettres. Le "grignoter" me revint "grignotera la fleur.". Le
diplodocus était entré dans le futur, demain, il fera un repas de
fleurs!
Encouragée pas Monsieur Henri, je continuai ma promenade
dans le temps. L'horloge d'à côté était doublée mais ne
La dernière horloge était très haute, la pancarte indiquait
HORLOGE DU CONDITIONNEL.
- Le conditionnel est un peu difficile à cerner Jeanne. Rien n'est
sûr, tout peut arriver, mais tout dépend des conditions. Si le
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temps est beau, s'il ne pleut pas, s'il n'est pas fatigué, s'il n'a pas
trop faim…, alors le diplodocus grignoterait la fleur, tu
comprends? Il se pourrait qu'il grignote mais je ne peux le
garantir, je ne suis pas sûr...
Dernière recommandation, prend bien soin du papier, il est très
précieux aux mots.
Il m'a fait une tape sur l'épaule puis est parti.
*
Le présent, les deux passés, le futur, le conditionnel… J'avais
fermé les yeux et je tentais de retenir tous ces temps.
Brusquement mon esprit s'éveilla. Mais à quel temps était donc
les verbes "aimer", "grignoter", "aller"…? Je n'eus pas le temps
de formuler ma question que j'aperçus une petite niche placée
juste avant les horloges. Sur la niche, une pancarte aussi:
VERBES À L'INFINITIF. Je compris que c'était les verbes tels que
nous les prenions dans la fourmilière.
- Bon, Jeanne, il va falloir que j'y aille. L'usine est à toi. Tu vois, je
ne t'avais pas menti. Tu en connais de plus utiles, des usines?
Que peut-on fabriquer au monde de plus nécessaire pour les
êtres humains que des phrases? Hein? Les phrases sont le lien
entre tous les hommes. Elles leurs servent à communiquer.
Bon, tu as compris le principe? Tu trouveras le magasin des
ADJECTIFS derrière la volière des NOMS. Et aussi un
distributeur de PRÉPOSITIONS pour les compléments indirects:
aller à l'école, un devoir de mathématiques, je suis en Espagne…
J'ai joué toute la journée. J'avais l'impression d'être
retombée en enfance. Je mélangeais, je combinais, je
choisissais… J'avais découvert dans l'usine d'autres
distributeurs. Celui des interjections (Ah! Bon! Hélas!), celui des
conjonctions (mais, où, et, donc, or, ni, car…), tant de mots si
utiles pour relier les morceaux de phrases.
Au fil des heures j'arrangeais ma phrase, je la décorais,
l'agrandissais avant de la présenter à la Girafe. Il n'en crut pas
ses yeux en regardant mon travail: "Au fond de la forêt sombre,
l'immense diplodocus confiait à ses amis qu'il avait grignoté une
fleur rare, jaune et merveilleuse. À présent, il cherchait d'autres
fleurs identiques. Il avait encore faim."
- Oui c'est bien, tu as compris. Une phrase c'est comme un arbre
de Noël. Tu commences par le sapin nu, et puis tu le décores,
comme tu en as envie… Tu rajoutes des phrases, et dans ces
phrases tu rajoutes des mots, c'est-à-dire des noms, des verbes,
des adjectifs, des prépositions… Et à la fin, tu crées une histoire.
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Une histoire vraie, ou une histoire que tu as toi-même
inventée… Tu as fait du bon travail, continues.
Il m'invita, d'un geste de la main, à rejoindre l'intérieur de
l'usine. Concentrée à faire des phrases je n'avais pas remarqué
qu'une dizaine d'hommes et de femmes de tout âges étaient
entrés aussi. Ils jouaient comme moi, courant de la volière aux
distributeurs et se ruant aux horloges. Et tout le monde souriait,
riait, satisfait des phrases qui s'inscrivaient sur leurs feuilles de
papier. Je les observais un instant, comblée d'assister à un
instant de bonheur collectif: tout le monde avait l'air heureux.
Heureux de former des phrases, heureux de jouer avec les mots.
Alors je souris. Et courus rejoindre la volière aux noms…
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