L`Arabie et le monde de l`Antiquité tardive - ENS

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L’Arabie et le monde de l’Antiquité tardive
(IIIe-VIIe siècles)
Introduction : La naissance de l’Islam, quand et où ?
L’islam en tant que nouvelle religion et nouveau pouvoir s’est très tôt reconnu une date et un
lieu de naissance. Une date de naissance : l’année 622, année de l’Hégire du Prophète de La
Mecque à Médine, fut reconnue comme le début d’une nouvelle ère, qui entra relativement
vite en usage. La plus ancienne trace de l’usage de ce nouveau calendrier remonte à l’année
20/640 en Iran (sur des monnaies), à l’année 22/642 en Égypte (papyrus bilingue grec-arabe),
à l’année 24/644 dans la péninsule Arabique (inscription de Taymā’) « Je suis Zuhayr, j’ai
écrit au moment où est mort ‘Umar, l’an vingt-quatre », soit autour de 10 ans après la mort de
Muhammad en 632, sous le califat de ‘Umar. Ces témoignages matériels confirment ce que
disent les textes historiques arabes les plus anciens : selon eux, c’est ‘Umar qui aurait décidé
de ce nouveau calendrier entre 637 et 639.
Le choix de cette date ne semble pas avoir fait débat, il s’est très vite imposé non seulement
aux fidèles de la nouvelle religion, mais aussi aux sujets du nouvel Empire.
En revanche, il est plus difficile d’assigner un unique lieu de naissance à l’Islam. S’agit-il de
La Mekke, le lieu où, selon la Tradition, Muhammad aurait reçu ses premières révélations ?
ou s’agit-il de Yathrib, devenue par la suite Médine, le lieu où s’établit la première
communauté musulmane autour du Prophète, à la fois comme communauté de croyants et de
combattants ? Tout concourt en effet à faire de Médine, au cours des premières décennies de
l’histoire islamique, le centre du nouvel Empire : c’est l’endroit où le premier lieu de culte fut
constitué à partir de la demeure du Prophète ; c’est là qu’il décéda et qu’il fut enterré ; c’est là
encore que les premiers califes, Abû Bakr, ‘Umar, ‘Uthmân et ‘Alî, résidèrent avant que la
dynastie omeyyade ne s’établisse en Syrie. Dans cette perspective, Médine est véritablement
le lieu de constitution de l’Islam, la métropole par excellence, en arabe madīna, alors que La
Mecque, les habitants avaient refusé de reconnaître le message coranique et avaient expulsé le
Prophète, ne dut de garder sa place dans la religion naissante qu’à son sanctuaire, autour du
fameux temple de la Ka‘ba.
Médine ou La Mecque ? Certains historiens récents, à la suite de Wansborough, sont même
allés plus loin que cette alternative, en affirmant que l’islam, en tant que religion autonome,
indépendante du christianisme et du judaïsme, ne serait véritablement né qu’une fois sorti de
l’Arabie, au contact des grandes civilisations du Proche-Orient, en Syrie et en Irak. Une fois
que les nouveaux conquérants arabes assurèrent leur hégémonie sur ces riches provinces, ils
auraient éprouvé au cours des deux premiers siècles de l’islam progressivement le besoin
d’opposer aux traditions religieuses des pays conquis leurs propres traditions. À cette période
tardive, sous l’autorité des Omeyyades puis des Abbasides, ils auraient alors exhumé de leurs
mémoires l’histoire d’un de leurs Prophètes, Muhammad, et celle d’une épopée dont la
tonalité religieuse était un bon moyen de légitimer le nouveau pouvoir. Cette hypothèse
provocatrice a eu un mérite, celui de nous obliger à reconsidérer les conditions de formation
de l’Islam. La nouvelle religion, dans ses croyances et ses pratiques, n’est pas née en un seul
jour ; elle s’est définie au cours d’un processus plus long et plus complexe que ce que l’on
avait longtemps pensé. Pour autant, il ne fait aucun doute qu’il y eut bien un Prophète en
Arabie, Muhammad, établi à La Mekke puis à Médine ; et il ne fait pas de doute non plus que
sa prédication fut à l’origine d’un mouvement religieux inédit et d’un mouvement de
conquête.
L’argumentation de l’école révisionniste repose en fait sur un présupposé majeur, qui est le
suivant : il n’y avait rien en Arabie qui puisse donner naissance à l’un des plus grands empires
de l’histoire. Pour cette école, l’islam naissant a tout emprunté au Proche-Orient : il lui a
emprunté les formes de son État et de son pouvoir, son héritage monothéiste, une grande
partie de sa culture savante et de sa littérature, voire une partie de son droit. D’une certaine
façon, l’Islam en tant que civilisation n’aurait connu le succès qu’en se faisant l’héritier de
cette civilisation gréco-romaine qui avait irrigué la Méditerranée durant des siècles. Mais, tout
cela signifie que les Arabes, en s’emparant du Proche-Orient, n’avaient rien d’autre à apporter
que leur barbarie, leurs coutumes frustes et leur organisation archaïque, autrement dit leur
ordre tribal. Aucune civilisation ne pouvait sortir de l’Arabie elle-même.
La Tradition musulmane, de son côté, renforce paradoxalement cette idée. Pour elle, l’état de
l’Arabie avant l’Islam est qualifié par une notion, celle de Jāhiliyya, littéralement l’ « âge de
l’ignorance ». La prédication de Muhammad se serait opposée en tout à cette « ignorance ».
Le polythéisme et le culte des idoles régnaient autrefois en Arabie, nous dit la Tradition.
Muhammad lui substitue un monothéisme strict. Les tribus étaient déchirées par des luttes
sans fin, toujours selon la Tradition ; l’injustice frappait les plus faibles, les veuves et les
orphelins. Muhammad leur aurait donné une loi, assurant la protection de tous et le
dépassement des clivages profanes dans une même communauté de foi. En bref, la Tradition
dépeint l’Arabie de la Jāhiliyya sous des traits sombres afin de mieux souligner le caractère
indispensable de la révélation prophétique : l’annonce de l’islam était, à ses yeux, nécessaire ;
l’« âge de l’ignorance » impliquait l’avènement d’un « âge de la révélation » ; il ne pouvait en
aller autrement dans l’histoire des hommes.
Les historiens ne peuvent se satisfaire de toutes ces visions théologiques ou très fortement
idéologiques de l’histoire. L’Islam n’est pas né de nulle part, de rien. L’Arabie a une histoire
riche et complexe avant l’Islam. Fort heureusement, l’ouverture de la péninsule aux
archéologues et épigraphistes, surtout depuis une trentaine d’années (années 70), au Yémen,
en Arabie saoudite et dans le Golfe, a permis de redécouvrir de nb sites et de nb inscriptions
sur pierre, s’étalant depuis le premier millénaire av. J-C. jusqu’aux premiers siècles de
l’islam. Ces nouveaux textes nous donnent un aperçu très différent de ce que rapporte la
Tradition sur l’histoire de l’Arabie ancienne. Ils permettent de replacer l’apparition de l’Islam
dans un contexte politique et religieux large, qui inclut aussi l’ensemble du Proche-Orient.
L’Arabie n’était pas seulement cette terre aride et isolée que l’on décrit souvent. Le monde
dans lequel Muhammad est né se présente d’abord comme un monde de sédentaires, de petites
villes et de villages tournés vers l’exploitation agricole, qui n’était pas à l’écart des grandes
transformations que connut le Proche-Orient à la fin de l’Antiquité. Depuis plusieurs
décennies, les historiens ont pris l’habitude de désigner la période qui va du IIIe-IVe au VIIe
siècle sous le nom d’Antiquité tardive. L’Empire romain et les territoires adjacents ne
connaissent pas une « décadence », comme on l’a longtemps affirmé, mais au contraire une
lente transformation des sociétés et des pouvoirs sous l’effet du monothéïsme, et du
christianisme en particulier. L’Arabie n’échappa nullement à ce processus. Et c’est dans ce
cadre qu’il nous faut replacer l’émergence de l’Islam.
I. Arabie, Arabes : une définition impossible ?
1. L’Arabie, un espace marqué par une forte diversité
Diversité géographique, diversité des foyers de civilisation au cours du premier millénaire
avant n. è. (jusqu’au IIIe s.), diversité des langues et des écritures, éclatement de
l’organisation sociopolitique (structure tribale) et pluralité du panthéon
2. Les Arabes, une définition complexe
- définition par le mode de vie nomade
- définition ethnique (partage d’un ancêtre commun)
- définition géographique (toute personne qui vient d’Arabie).
- définition linguistique
- définition fonctionnelle ou « socio-professionnelle »
Ce qui est significatif pour l’historien : lorsque l’on commence à trouver des traces de
personnes revendiquant explicitement leur arabité, surtout lorsque cette arabité est utilisée à
des fins militaires ou politiques. De ce point de vue, le IIIe siècle ap. JC marque un véritable
tournant. L’histoire des Arabes franchit véritablement à cette période du IIIe siècle une
nouvelle étape.
II. L’Arabie et les grands empires IIIe-VIe siècle
1. Les transformations du IIIe n. è.
- unification des royaumes du sud : Himyar
- disparition des royaumes du nord et apparition des Saracènes
- affrontement entre Empire romain d’Orient et Perse Sassanide
2. Des Arabes aux marges des trois royaumes/empires
- aux marges de l’Empire perse, les Lakhmides.
- aux marges de l’Empire byzantin, les Ghassânides
- aux marges du royaume himyarite, les Kindites
En l’an 500, l’équilibre des forces est clair : l’ensemble de la Péninsule est répartie en zones
d’influence. Les grands Empires et royaumes établissent des principautés tampons qui se
partagent le contrôle de l’Arabie, la plus grande part revenant à Himyar. Cette période du IIIeVIe siècle est essentielle car elle voit la formation d’une aristocratie « tribale », pour
l’essentiel issue des groupes tribaux du sud, qui sous l’influence des Empires voisins, va
fédérer les tribus entre elles selon des configurations assez stables. La « migration » des
Arabes au IIIe siècle n’a pas correspondu à un mouvement massif de populations, mais elle
signifie en revanche une transformation profonde des sociétés de l’Arabie centrale. On ne
peut pas interpréter ce phénomène comme une « bédouinisation » de l’Arabie comme cela a
longtemps été affirmé (not. en s’appuyant sur l’effondrement des royaumes caravaniers) : au
contraire, cette période voit l’installation des guerriers dans des villes et des villages. Il s’agit
de sédentaires. Les Empires n’ont pas été menacés par une « invasion » de nv barbares. Au
contraire, c’est dans le cadre de l’affrontement entre les gds Empires que s’est forgée une
identité arabe nouvelle sous l’égide de dynasties sédentarisées, les Ghassanides et les
Lakhmides.
Le modèle anthropologique que retiennent aujourd’hui les historiens est donc bien plus celui
de l’« acculturation » : la nouvelle aristocratie guerrière, Ghassanides ou Lakhmides, adopte
un certain nb d’habitudes culturelles des régions dans lesquelles elle s’installe. À partir de
l’héritage oriental, largement irrigué par l’hellénisation et la romanisation, cette élite qui se
qualifie volontiers d’« arabe » recrée en réalité sa propre identité.
III. L’essor du monothéisme
L’essor du monothéïsme est l’un des éléments clés de cette acculturation qui transforme
profondément les sociétés de la péninsule Arabique entre le IIIe et le VIe siècle.
1. De nouvelles pratiques religieuses très différentes du polythéïsme tribal.
- diffusion ancienne du judaïsme
- diffusion plus tardive du christianisme
- diffusion du manichéisme
- globalement, un nouveau rapport au sacré marqué par l’idée d’une séparation possible du
monde (le martyre et l’ascèse) et par l’introduction d’une « culture du livre » dans un monde
qui n’en avait pas, ou peu.
2. L’avènement des monothéismes d’État
- la conversion du royaume de Himyar au judaïsme
- un contexte plus général, marqué par l’instauration de véritables religions d’État dans le
courant du IVe siècle. L’instauration du monothéisme est alors perçue comme un moyen de
renforcer l’État. Le monothéisme est une nouvelle façon de légitimer le pouvoir monarchique.
IV. Les crises du VIe-VIIe siècle et l’émergence de l’Arabie centrale
Cet usage de la religion lui donne une importance capitale dans les conflits de pouvoir. C’est
finalement ce qui va entraîner la perte du royaume himyarite.
1. L’effondrement de l’Empire himyarite et l’émancipation des Arabes
Durcissement des tensions entre juifs et chrétiens dans la seconde moitié du Ve siècle :
a. Première phase de persécution anti-chrétienne menée par les souverains himyarites
b. Réaction des Abyssins, à l’instigation des Byzantins et de Justinien
c. Défaite des Abyssins et émancipation des tribus de l’Arabie Centrale autour de La Mecque
et de la tribu des Quraysh
2. Le rôle clé des Ghassanides
Ils atteignent le sommet de leur influence entre les années 530 et 590, justement au moment
de l’affaiblissement himyarite.
- Dvp d’un christianisme d’« État » chez les Ghassanides
- Débuts de l’écriture arabe dans ce cadre, sur le modèle des alphabets utilisés pour écrire
l’araméen (syriaque ou nabatéen).
Le fait d’écrire en utilisant la langue et l’écriture arabe marque une rupture nette : jusque là,
on utilisait l’écriture et la langue issue de la culture dominante, qu’il s’agisse du grec ou de
l’araméen. Ce sont les tribus arabes alliées à Byzance (ou les royaumes clients si l’on préfère)
qui ont banalisé cette pratique.
- Passage de l’Arabie centrale dans la zone d’influence ghassanide (dvp du commerce avec la
Syrie)
- Affaiblissement de l’Empire byzantin et guerre avec les Sassanides.
Conclusion
D’un point de vue strictement politique, l’ascension de La Mecque s’inscrit dans un vide de
pouvoir qui suit la décomposition du royaume himyarite et la fin de l’hégémonie des
Ghassanides. Dans un premier temps, du vivant même du Prophète, la conquête musulmane
se tournera avant tout vers la Syrie-Palestine : il s’agit là de la reproduction d’un schéma
ancien, depuis la constitution d’une aristocratie guerrière arabe à partir du IIIe siècle.
Le monothéisme prêché par Muhammad n’instaure pas une nouveauté radicale du point de
vue des croyances : l’Arabie est largement travaillée par les croyances monothéistes depuis
longtemps. L’originalité du monothéïsme muhammadien vient-elle du fait qu’il s’agit d’un
mouvement arabe ? L’islam, dès sa naissance, s’inscrit plutôt en rupture par rapport à ce
« modèle arabe ». Dès le départ, la prédication de Muhammad n’a pas été limitée aux tribus
« Arabes », bien au contraire. Elle a visé à constituer une communauté de croyants dans
laquelle les liens de sang n’avaient qu’une importance secondaire. Les tribus arabes
apparaissent très peu dans le Coran : le terme n’est jamais prononcé, Quraysh n’apparaît que
deux fois. Il faut ajouter à cela le fait que beaucoup de non-Arabes jouèrent un rôle important
dans les débuts de l’islam (juifs de Médine, Yéménites, Persans, esclaves noirs, qui se sont
convertis).
On peut donc se demander quelle était l’importance de l’identité arabe au moment de
l’apparition de l’Islam ? Cette identité est fortement marquée par l’empreinte des rois
kindites, ghassanides et lakhmides, qui se définit par un certain nombre de qualités et peutêtre aussi de plus en plus par une référence au christianisme. Toutefois, ce « modèle arabe »
des royaumes clients est sur le déclin à la fin du VIe siècle et au début du VIIe siècle. Le
souvenir glorieux des Arabes ne ressurgit véritablement qu’à la fin du VIIe siècle, au moment
de l’établissement du pouvoir des Umayyades, face à tous ceux qui contestaient leur pouvoir.
C’est alors que le lien entre arabité et islam est affirmé avec force. C’est alors que l’on
commence à affirmer que l’Empire fondé à la suite de Muhammad est d’abord et avant tout
un Empire arabe, qui doit rester entre les mains des Arabes.
La véritable nouveauté avec le Coran, ce n’est pas que la révélation soit adressée aux Arabes,
mais le fait que la révélation soit dite en arabe. Cela est à l’aboutissement d’une lente
légitimation de l’arabe comme langue de religion monothéiste, langue de culture et langue de
l’État, qui peut s’imposer à l’ensemble de l’Orient et à une partie de l’Occident. L’imposition
de ce nouveau pouvoir a finalement été une façon de dépasser les tensions et les
contradictions locales, par la création d’une nouvelle culture, et l’introduction d’une nouvelle
élite.
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