Café-rencontre du 13 février 2004 Réforme de la pensée islamiste et laïcité par Pascal Hilout. (Compte-rendu de Gérard Sustrac, complété et validé par Pascal Hilout) Démocratie et religion Malgré les difficultés vécues par bon nombre de membres de la communauté musulmane, la France peut être considérée comme une vraie chance pour les musulmans de France et même pour l’islam tout court. L’islam dispose d’une occasion unique de ne pas être sous la coupe d’un état comme le principe de laïcité le prévoit. Mais encore faut-il que les musulmans acceptent d’entrer dans la modernité. Comme tout concept social et politique, la laïcité n’est pas indépendante du temps et de l’espace. Cette laïcité est avant tout un concept français (Déclaration des droits de l’homme), lancé par la Révolution et concrétisé par la loi de 1905. En Europe, c’est plutôt de sécularité qu’il faut parler. Le rapport Stasi rappelle les principes de la laïcité et le débat actuel, un siècle après la loi, est salutaire. Ce retour sur une valeur fondamentale de la République est l’occasion de relancer le débat dans nos écoles et dans nos cités. Le cycle dans lequel s’inscrit notre débat en est la meilleure preuve. La question qu’on se pose est la raison pour laquelle les pays judéo-chrétiens sont devenus des démocraties, ce qui n’est le cas d’aucun pays musulman. Certes, il a fallu beaucoup de temps pour que l’église accepte la séparation de l’Église et de l’État, mais l’Église a retrouvé son âme en se séparant du politique, et le religieux en est sorti grandi. Ce pourrait être le cas pour l’islam. La laïcité est une vraie chance pour le religieux et pour la vie citoyenne qui respecte toutes les différences : liberté de conscience, respect mutuel… Pourquoi l’Occident s’est développé alors que l’islam a régressé, se demandent les réformateurs musulmans ? Les réponses données par ces réformateurs depuis le 19ème siècle puis par les nationalistes du 20ème ne sont pas satisfaisantes. L’idée que P. Hilout met en avant est les peuples européens ont osé se débarrasser du Moyen Âge en intégrant ce que la Grèce avait de fécond et en adoptant la démocratie malgré la résistance de l’Église et les dogmes, ce que n’a jamais osé faire l’islam. Dans cet esprit, même si l’État n’a pas à organiser la religion, dans le cas de l’islam, la création du Conseil français du culte musulman était une nécessité pour organiser le dialogue. Réformer l’islam Il ne s’agit pas de réformer le Coran, ni d’ajouter des lectures du texte sacré aux lectures déjà existantes car le problème principal n’est pas là. Le texte sacré doit garder sa valeur de référence et sa logique propre, mais il faut que les musulmans adaptent leur pratique religieuse à la modernité. Dans cette optique, les islamistes défendent des conceptions d’un autre âge, par exemple pour ce qui concerne le mariage et ce qui touche au sort réservé aux femmes. Comme le montre le schéma n°1, le problème réside dans la vision qu’a l’homme du monde matériel : elle n’a jamais cessé d’évoluer. 2 Contrairement à ce que défend Mohammed Arkoun, professeur Dieu émérite de la Sorbonne et membre de la commission Stasi, le problème principal n’est pas dans Vision du la relation verticale mais dans Message monde l’évolution de notre vision du fixe monde, cette relation horizontale que les intellectuels musulmans, même progressistes, ne veulent pas considérer. Ce problème des musulmans ne date pas d’hier : il Monde objectif : Homme remonte aux VIIIe et IXe siècle, terre, montagnes, c’est dire que le choc des cultures Vision du mer, ciel… est très ancien. Dès que les monde qui musulmans ont été confrontés à la évolue science grecque, les problèmes ont commencé. Donc même en Schéma 1 – notre vision du monde évolue supposant que le canal de transmission du message divin soit de très haute fidélité et que ce message soit d’une grande clarté, le problème horizontal (homme --> monde objectif) persistera. Le Moyen Âge, aussi bien juif, chrétien que musulman, a choisi la physique d’Aristote qui permet une certaine façon de voir le monde : un premier moteur invisible qui permet de faire tourner la mécanique céleste. Le Moyen-Âge n’a donc rien voulu comprendre à la physique géométrique et en partie expérimentale d’Archimède. Les astronomes arabo-musulmans étaient bien au courant des conceptions héliocentriques révolutionnaires des grecs mais ils les ont refusées. Ils étaient tout à fait conscients que la physique d’Aristote était incapable d’expliquer les phénomènes réellement observés mais ils ne l’ont jamais enterrée. C’est cette schizophrénie qui n’a pas permis l’avènement d’une renaissance de la Grèce féconde en terre d’islam. Par ailleurs, l’esthétique grecque, notamment sa représentation du nu sublime et de la beauté divine du corps humain, est toujours resté incompatible avec une esthétique abstraite prohibant tout art figuratif. Les astronomes arabo-musulmans ont compris dès le premier contact avec la science grecque qu’il fallait concevoir un modèle d’au moins 8 cieux en couches superposées, alors que les anciens adoptaient l’hypothèse de 7 cieux (comme chez les sumériens). Il est dit dans le coran que dieux avait créé sept cieux et autant de terres. L’adoption de la rotondité de la Terre héritée des Grecs fait complètement oublier aux musulmans la deuxième partie de ce verset. 3 Chez les grecs il y avait plusieurs modèles du monde en concurrence : Platon et son cercle magique, Aristote et son Premier Moteur ont proposé une conception figée de la Terre. Héraclite, collègue de Platon, considérait déjà que Mercure et Vénus tournaient autour du soleil. Les Grecs avaient également mesuré, comme les astronomes babyloniens, des vitesses variables des astres selon les saisons. La géographie et l’astronomie grecques avaient réalisé des avancées insoupçonnables : Eratosthène avait bien estimé la circonférence de la Terre et Aristarque de Samos avait même estimé la distance Terre-lune, la distance Terre-soleil ainsi que la taille de la lune et celle du soleil par rapport à la Terre. Ayant trouvé que le soleil était énormément plus grand que la Terre, il en a déduit que c’était la petite Terre qui tournait autour du soleil (voir l’Arénaire d’Archimède). A l’époque d’Averroès, l’introduction de la logique d’Aristote aurait pu amorcer un retour vers la Grèce féconde, mais malheureusement l’adoption aveugle de sa physique (taillée en pièce par son premier contradicteur Archimède) a retardé la renaissance de quatre siècle. Ceci est d’autant déplorable qu’Averroès et tous les mathématiciens andalous connaissaient très bien les failles de cette physique (voir par exemple les explications minutieuses et historiques données dans « Le guide des égarés » de Maïmonides, élève de la même école qu’Averroès). Il a fallu donc attendre Copernic, Galilée et Kepler (XVIe et XVIIe siècle) pour sortir de l’impasse à laquelle conduisaient ces conceptions. Ainsi jusqu’à une époque tardive, aussi bien le monde arabo-musulman que le Moyen Âge chrétien avaient fait le choix d’Aristote et celui de son premier moteur invisible qu’on pouvait facilement remplace par Allah ou Dieu. En ce qui concerne la prise de conscience des pays occidentaux, P. Hilout va même plus loin dans son raisonnement, considérant que le christianisme s’est développé à cause de la rencontre du judaïsme avec la Grèce. Le christianisme c’est bien le judaïsme qui s’ouvre aux nations. Pour P. Hilout, la réforme de l’islam passe donc par sa prise de conscience de la rupture qu’il y a entre sa conception du monde et celles qu’il a rencontrées à travers les âges, il faut donc avaler la notion d’évolution. D’autre part, il faut que les musulmans se réconcilient avec l’esthétique grecque et avec la renaissance de la beauté du corps humain. Ceci doit conduire l’islam à accéder à la modernité et à sortir du notre monde clos enrobé de sept cieux dans lequel nos ancêtres sont restés confinés. Sur un plan pratique, l’islam s’immisce abusivement dans tous les domaines et il convient maintenant de s’appuyer sur la laïcité, qui échappe à la mainmise du religieux tout en respectant la liberté de conscience. Il faut aussi reconnaître que le djihad, qui était fondamental dans les conceptions des ancêtres ne peut faire partie de nos valeurs modernes. Certes, djihad veut dire aussi effort, combat contre soi-même, mais il voulait surtout dire combat (en sacrifiant sa vie et son argent) dans la voie de Dieu. C’est en regardant l’histoire en face et en enterrant les valeurs anciennes que les musulmans offriront une place aux valeurs du nouvel islam dont les piliers seront : la liberté de croire ou de ne pas croire, de critiquer sans qu’on soit taxé de blasphémateur ; l’égalité entre hommes et femmes, entre musulmans et non musulmans, croyants et non croyants ; et enfin la paix qui est tout à fait antinomique avec le djihad. 4 P. Hilout a commencé à écrire en Arabe au Maroc, puis il a élargi son audience au travers de conférences et de textes en Français. Pour lui, il s’agit de fonder une nouvelle identité musulmane française tout en intégrant l’héritage commun judéo-chrétien. Attendre que le débat vienne des pays musulmans risque d’entraîner de longs délais : il faudrait saisir cette formidable chance que la France offre aujourd’hui. Il faut sortir du monde clos pour fonder une nouvelle identité intégrant la Grèce féconde. C’est ce que refusent de faire ceux qui militent pour le foulard. Questions Suite à la présentation de P. Hilout, les questions ont porté sur les thèmes suivants : 1. le questionnement sur le Coran et sur la pensée islamique ; 2. les raisons pour lesquelles les civilisations chrétiennes ont fini par « avaler »la Grèce féconde ; 3. la perception de ce discours dans la communauté musulmane ; 4. l’application pratique de ces idées dans le dialogue de tous les jours avec la communauté musulmane. Sur les questions 1 et 2, P. Hilout a développé certains points de sa présentation initiale. Sur la question 3, sa réponse a été que le message commence à passer au travers des nombreuses rencontres pour lesquelles il est sollicité. La question 4 reste largement sans réponse, car pour l’instant le débat reste intellectuel. Il faudra bien pourtant que la communauté musulmane se l’approprie pour permettre à un vrai dialogue de se faire jour à l’intérieur de la République. Plus concrètement, la question qui se pose à nous à La Source est de voir comment les idées de P. Hilout peuvent contribuer au dialogue avec la communauté musulmane dans sa diversité.