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« GRAND PERE (bis) VOUS N’AVEZ RIEN D’UN AMIRAL »
Commençons par le premier de la liste, sinon de la classe, l’ancêtre fondateur,
repérable par des témoignages directs ou indirects, un album de papiers collés et des
photos qui vont du sépia au noir et blanc : Jean Louis Guérenneur, mon grand-père.
On disait de lui, enviant sa chance : « trop jeune pour la guerre de 70, trop vieux
pour celle de 14 ». C’est dire en même temps à quel point l’idée de guerre était ancrée
dans les têtes comme un mal périodique, inéluctable – parfois glorieux pour ceux qui en
revenaient avec quelques hochets et, parfois, une petite pension à la clé. Tous ces
braves gens attachaient à ces décorations beaucoup d’importance et se jalousaient les
uns les autres, l’œil rivé à la boutonnière du voisin. C’était aussi l’époque, il faut le
dire, de l’Alsace-Lorraine enchaînée et asservie sous les serres dégoulinantes de sang
de l’aigle allemand. (Le comble du patriotisme était bien alors, comme disait Prévert,
de « haïr un ciel bleu de Prusse »). En compensation, la conquête de « l’empire
colonial » battait son plein d’ignominies et les martiales retraites aux flambeaux ou
autres revues, martelaient le pavé à la moindre occasion.
Le grand-père n’y a sans doute pas échappé, au moins dans sa jeunesse, car son
album d’images commence, sur toute une page, par un magnifique portrait en couleurs
de Jules Grévy lui-même, « élu Président de la République le 30 Janvier 1879 ».
Qui se souvient encore de Jules Grévy ? Et pourtant, c’était l’un des pères
fondateurs de la 3éme République, « la République des Jules », en compagnie de : Jules
Favre, Jules Simon et Jules Ferry. Grévy, c’était sans doute aux yeux des gens,
l’assurance que la République enfin, était établie, après le règne du sinistre Mac-
Mahon, l’assassin en chef de la Commune de Paris. Etre républicain, ça voulait encore
dire quelque chose pour le petit peuple – pour les bourgeois aussi, bien sûr. Bref, ce
Jules là fut contraint de démissionner en 1887 « à la suite du scandale des
décorations ». Qu’est-ce que je vous disais ?
Sur les photos, le grand-père a toujours l’air sérieux, un peu farouche, avec
d’honorables moustaches et un visage de plus en plus émacié, à mesure qu’il vieillit. Il
a même l’air de copieusement s’emmerder sur les derniers clichés. Il porte souvent une
casquette de marin et, pendant l’été sans doute, un canotier. Dans les grandes
occasions, on peut même l’admirer en chapeau melon, tout ce qu’il y a de plus
bourgeois.
Pour en revenir à son album-témoignage, c’est vraiment un drôle de mélange, qui
doit refléter les préoccupations, les angoisses, la libido, « l’esprit » (sic) de cette « belle
époque ». A part Jules Grévy solennel et outrageusement décoré, on y relève quelques
« portraits » de dames bien en chair, au teint de lys et de rose, aux yeux langoureux,
ornées de perles et de frou-frous – sur lesquels la main sacrilège d’un petit plaisantin a
grossièrement surajouté barbes et moustaches. (C’est là une bienfaisante activité qui ne
s’est pas perdue dans la famille, car je la pratique encore malgré mon grand âge).