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AVANT-PROPOS
Arrivé sans trop d’embarras à un âge assez avancé, j’ose enfin me dire, avec sans
doute quelque retard sur la moyenne nationale, qu’il est grand temps de laisser une
trace, même quelconque, même ténue, de mon passage sur cette « terre brève ». De
« raconter ma vie », en somme.
« Ma vie », n’a rien eu d’exceptionnel (au moins jusqu’à présent) mais, par la
force des choses, elle s’est déroulée en même temps que certains évènements majeurs et
souvent regrettables du vingtième siècle d’ailleurs « à l’insu de mon plein gré » -
dont j’ai été le témoin plus ou moins conscient.
Des jeunes gens bien sous tous les rapports, devant qui j’évoque en passant :
« les Allemands à Quimper » (pas les touristes, les soldats de la Wehrmacht),
m’avouent qu’ils ont du mal à réaliser aujourd’hui, une telle incongruité. Cette
réaction spontanée et pleine de fraîcheur, me conforte dans l’idée que mon modeste
témoignage pourra contribuer à une certaine « prise de conscience » de notre belle
jeunesse, par le rétablissement au quotidien de « la vérité historique », trop souvent
malmenée.
Je crois devoir de prime abord prévenir charitablement d’éventuels lecteurs et
lectrices, qu’à un âge encore tendre je suis tombé dans un chaudron trotskyste tout
bouillonnant de potion magique. Je ne m’en suis (heureusement) jamais complètement
remis, même si je n’ai pas milité en continu pendant cinquante ans et plus. Il ne faudra
donc pas trop s’étonner si ma version de certains événements n’est pas toujours
conforme à celles communément admises, voire carrément camouflées. (Que l’on songe
un instant à la formidable machine stalinienne de falsification historique, par exemple
et à celles qui perdurent encore aujourd’hui dans « le monde libre » - désormais).
Ken Loach a dit: “Personne ne vit dans le vide, il y a toujours un contexte
politique et social qui donne aux personnages leur propre conscience ». C’est une
vérité première qui me guidera tout au long de ce que j’entreprends.
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De plus, j’ai la chance d’avoir à ma disposition l’exemple à suivre de mon ami
André Calvès, dit Ned (1920-1996). Dans son autobiographie « Sans bottes ni
médailles », il passe allègrement de son quotidien militant (ou non), à des événements
majeurs auxquels il participa (ou non aussi). Sa « technique » d’aller-retour entre le
narrateur et des épisodes historiques, reste à mon avis parfaitement incontournable et
permet de dissoudre dans « le creuset de l’Histoire », tout nombrilisme intempestif. (La
plume du polémiste d’une main, le pistolet du F.T.P. de l’autre, il est pour toujours
parmi nous).
Je vais donc moi aussi relater à ma façon des évènements qui me tiennent à cœur,
au hasard de ma petite histoire personnelle et de celles de mes personnages.
Je suis à peu près conscient que, faute de moyens de toutes sortes, je me verrai
sans doute contraint d’emprunter quelques raccourcis simplificateurs que d’aucuns
pourront juger simplistes. Mais ce sera aussi pour moi, l’occasion de vérifier mes
vieilles connaissances et même peut-être de les rajeunir - de souligner certains faits
significatifs souvent considérés comme secondaires (des « détails » !) mais qui
reflétaient des enjeux soigneusement masqués, et enfin de donner envie à quelques-uns
d’en savoir plus – et mieux.
Une sorte de manie, apparemment incorrigible que je dois avouer et dont vous
vous apercevrez très vite, si ce n’est déjà fait : mon amour immodéré des guillemets et
des italiques. J’adore les citations, les allusions transparentes ou opaques ? les
références reprenant des titres de bouquins, de films ou de chansons qui évoquent
souvent (et de la belle façon) toute une époque, un moment fort, un
personnage…etc…C’est là aussi sans doute une solution de facilité, mais puisque
beaucoup d’autres avant moi ont déjà (presque) tout dit, pourquoi ne pas leur re-
donner la parole ? Il faudra vous y retrouver, ou passer outre, le plus important étant
le sens général d’une histoire, petite ou grande.
J’aborderai obligatoirement et assez brièvement, celle de mes ancêtres roture
oblige et précise que ce ne sera pas dans le vain désir, très mode paraît-il, de
« retrouver mes racines » ou autres fariboles généalogiques, au fond sans grande
importance. Pour cela, je passerai en revue de vénérables clichés, dont j’essaierai
d’animer les personnages.
Surtout, j’espère prendre plaisir à me raconter, à retrouver celui que j’étais
autrefois et à faire resurgir ceux et celles qui m’ont accompagné pendant un bout de
chemin.
Pour reprendre le beau titre d’un livre de Maurice Nadeau : « Grâces leur soient
rendues ».
Jean Le Roux
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LES MORTS RESTAIENT JEUNES
Raconter ma vie, c’est commencer par ma famille, celle que j’ai connue ou dont
j’ai entendu parler. C’est aussi évoquer une autre époque, avec son quotidien, ses
valeurs, ses préjugés, son « climat », totalement différents de ceux d’aujourd’hui - bref,
un autre monde. (Un autre monde aussi, un monde déjà en partie gommé par le temps
et que je raconterai plus loin : celui j’ai vécu, avec ses décors chamboulés et ses
acteurs évanouis).
Ma famille, c’était celle de ma mère, exclusivement. Celle de mon père (mort lui-
même quand j’avais trois ans) avait été décimée avant ma naissance. Il n’en reste que
quelques fantômes, figés pour l’éternité sur des photos sépia qui me regardent
gravement, énigmatiques et lointains.
J’ai eu nécessairement un grand-père paternel. D’après le très vieux livret de
famille, il s’appelait Jean Marie (Le Roux). A part ça il n’en reste rien. Pas une photo,
pas la moindre anecdote. Pas le plus petit indice sur ce qu’il faisait, sur son métier s’il
en avait un, ses dates d’existence, rien ! C’est un peu triste quand même. Tout ce que je
sais, c’est que ma famille paternelle était originaire de Kerlouan dans le Nord
Finistère ; une « paroisse » avec deux églises, une réputation de chouans et de pilleurs
d’épaves. Comme ils devaient être très pauvres, ils ont émigré vers la grande ville, à
Brest. Plus précisément à Lambézellec, une commune voisine, déjà la banlieue, où mon
père Jean (Louis Marie) est né en 1897.
Sa re Renée (née Aminot) dite Rénéa, que je n’ai pas connue, avait été paraît-il
très belle. Son visage aux traits fins, est calme et serein sur l’ancienne photo de famille
endimanchée, figure aussi, avec mon père adolescent au faux col en celluloïd, la
ur aînée disparue avant ma naissance et dont je ne sais même pas le prénom.
En ce temps et jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, des familles
entières, sauf quelques immunisés, disparaissaient, fauchées par la tuberculose. C’était
surtout le cas dans les milieux populaires. Les riches et les petits bourgeois allaient au
sanatorium qui n’était d’ailleurs que l’antichambre de la mort. Ils mourraient dans un
certain confort hôtelier, c’était toujours ça de pris.
Les ravages de la maladie étaient encore plus cruels parmi les premières
générations venues de la campagne à la ville, alors très insalubre, pleine de taudis
ces pauvre gens s’entassaient pour un prix modique en rapport avec leurs « salaires de
misère », expression alors très courante. Du Zola à l’état pur.
L’adoption familiale des orphelins et orphelines se pratiquait couramment,
presque traditionnellement, lorsque c’était possible. Ils étaient recueillis et « élevés »
par leurs plus proches parents selon divers critères, économiques le plus souvent, mais
aussi parfois, suivant le choix de l’enfant entre deux familles disponibles. Ça donnait :
« on va voir vers qui il va aller » et le petit se dirigeait vers la famille il se sentait le
plus à l’aise, le plus aimé.
Voilà donc rapidement réglé, le sort de la famille de mon père.
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REPERES
Le lecteur attentif a déjà pu constater que le taux de mortalité de mes premiers
personnages atteint carrément les 100% . Je ne puis que le déplorer, mais c’est ainsi :
on naît, on vit (plus ou mois longtemps) et on meurt. Du milieu du dix-neuvième siècle
à la fin du vingtième, très longue période plus ou moins malmenée dans les pages qui
vont suivre, les générations vont se succéder, happées par les soubresauts de l’Histoire
et leur dernier soubresaut dans le néant inexorable. Mettons donc en pratique une
fois pour toutes, la célèbre maxime de Spinoza (1632-1677) : « Ni rire, ni pleurer,
comprendre » (c’est tout ce que je connais de lui) et essayons de retrouver aussi
sereinement que possible, la trace de mes « chers disparus ».
Tentons d’abord d’en dresser la liste, afin d’être sûrs de n’oublier personne et de
mieux nous y retrouver :
- le grand-père Guérenneur Jean louis (1856-1937)
- la grand-mère, née Stéphan Marie Françoise, décédée en 1939
- l’oncle Joseph, leur fils aîné (1883-fin des années soixante) et ma tante Blanche,
sa femme
- l’oncle Louis, leur deuxième fils (1890 environ à 1942 environ)
- mon père Jean Le Roux (1897-1930) marié en 1922 avec ma mère Louise
Guérenneur (1900-1990). [ Je ne raconterai ma mère qu’après tout le monde,
ainsi je pourrai commencer à me raconter moi-même, compte tenu de notre vie
commune dans les débuts].
Gravitaient autour de ce groupe principal, des adoptés, « élevés » par mes grands
parents : l’oncle René, la future « notairesse », et Jean Fichou, cousin de ma mère.
J’ai aussi entendu parler d’un Henri Guérenneur qui était peut-être un frère de
mon grand-père. Etait-ce l’anarchiste que les flics recherchaient pour le coffrer
préventivement, par crainte d’un attentat, lors d’une visite d’un Président de la
République à Brest et qui se serait tiré vite fait et en fiacre à Kerhuon ? Cet épisode
rocambolesque a été soigneusement conservé par la tradition orale dans la famille
Guérenneur.
Il faut aussi que je remonte brièvement jusqu’au père de mon grand-père qui,
originaire de Saint-Renan, un gros bourg au Nord-Ouest de Brest, en plein Léon la
terre des prêtres - travaillait déjà à l’arsenal de Brest. Il avait, avec sa femme, une
vache et un « penty » et, en allant au boulot le matin, l’autre bout de « la cité
tentaculaire, ça faisait une sacré trotte), il portait son pot de lait qu’il livrait à une
épicerie en passant et qu’il récupérait le soir en rentrant. Il a naître à la fin du
premier Empire c’était bien pire et mourir très vieux, puisque mes oncles l’ont
connu.
Je vais maintenant consacrer à chacun de ces personnages une plus ou moins
courte biographie, évidemment incomplète, car je suis loin de tout savoir sur eux.
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« GRAND PERE (bis) VOUS N’AVEZ RIEN D’UN AMIRAL »
Commençons par le premier de la liste, sinon de la classe, l’ancêtre fondateur,
repérable par des témoignages directs ou indirects, un album de papiers collés et des
photos qui vont du sépia au noir et blanc : Jean Louis Guérenneur, mon grand-père.
On disait de lui, enviant sa chance : « trop jeune pour la guerre de 70, trop vieux
pour celle de 14 ». C’est dire en même temps à quel point l’idée de guerre était ancrée
dans les têtes comme un mal périodique, inéluctable parfois glorieux pour ceux qui en
revenaient avec quelques hochets et, parfois, une petite pension à la clé. Tous ces
braves gens attachaient à ces décorations beaucoup d’importance et se jalousaient les
uns les autres, l’œil rivé à la boutonnière du voisin. C’était aussi l’époque, il faut le
dire, de l’Alsace-Lorraine enchaînée et asservie sous les serres dégoulinantes de sang
de l’aigle allemand. (Le comble du patriotisme était bien alors, comme disait Prévert,
de « haïr un ciel bleu de Prusse »). En compensation, la conquête de « l’empire
colonial » battait son plein d’ignominies et les martiales retraites aux flambeaux ou
autres revues, martelaient le pavé à la moindre occasion.
Le grand-père n’y a sans doute pas échappé, au moins dans sa jeunesse, car son
album d’images commence, sur toute une page, par un magnifique portrait en couleurs
de Jules Grévy lui-même, « élu Président de la République le 30 Janvier 1879 ».
Qui se souvient encore de Jules Grévy ? Et pourtant, c’était l’un des pères
fondateurs de la 3éme République, « la République des Jules », en compagnie de : Jules
Favre, Jules Simon et Jules Ferry. Grévy, c’était sans doute aux yeux des gens,
l’assurance que la République enfin, était établie, après le règne du sinistre Mac-
Mahon, l’assassin en chef de la Commune de Paris. Etre républicain, ça voulait encore
dire quelque chose pour le petit peuple pour les bourgeois aussi, bien sûr. Bref, ce
Jules fut contraint de démissionner en 1887 « à la suite du scandale des
décorations ». Qu’est-ce que je vous disais ?
Sur les photos, le grand-père a toujours l’air sérieux, un peu farouche, avec
d’honorables moustaches et un visage de plus en plus émacié, à mesure qu’il vieillit. Il
a même l’air de copieusement s’emmerder sur les derniers clichés. Il porte souvent une
casquette de marin et, pendant l’été sans doute, un canotier. Dans les grandes
occasions, on peut même l’admirer en chapeau melon, tout ce qu’il y a de plus
bourgeois.
Pour en revenir à son album-témoignage, c’est vraiment un drôle de mélange, qui
doit refléter les préoccupations, les angoisses, la libido, « l’esprit » (sic) de cette « belle
époque ». A part Jules Grévy solennel et outrageusement décoré, on y relève quelques
« portraits » de dames bien en chair, au teint de lys et de rose, aux yeux langoureux,
ornées de perles et de frou-frous sur lesquels la main sacrilège d’un petit plaisantin a
grossièrement surajouté barbes et moustaches. (C’est une bienfaisante activité qui ne
s’est pas perdue dans la famille, car je la pratique encore malgré mon grand âge).
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