UNIVERSITÉ DE NANTES U.F.R. DE SOCIOLOGIE Centre Nantais de Sociologie/Ecole Doctorale Droit et Sciences sociales Joël Guibert Dossier de candidature pour l’habilitation à diriger des recherches À la recherche du temps libre Tome 1 : Mémoire Jury Monsieur Salvatore Abbruzzese, Professeur de Sociologie, Université de Trente Madame Catherine Dutheil-Pessin, Professeur de Sociologie, Université PMF, Grenoble II Monsieur Ali El Kenz, Professeur de Sociologie, Université de Nantes Monsieur Claude Javeau, Professeur émérite de Sociologie, Université Libre de Bruxelles Monsieur Michel Messu, Professeur de Sociologie, Université de Nantes 2009 3 À Michel Verret, mon directeur d’hier À Ali El Kenz et Michel Messu, mes directeurs d’aujourd’hui 4 SOMMAIRE CURRICULUM VITAE……………………………………………. page 6 MEMOIRE…………………………………………………………… page 17 Introduction…………………………………………………… page 18 I. Une trajectoire sous influences………………………… page 22 1. L’héritage 2. L’attrait du terrain 3. La vigilance méthodologique 4. La quête du populaire II. Les loisirs en questions…………………………………… page 79 1. Le temps du loisir 2. Le temps de la fête 3. Le temps du jeu III. La culture recomposée…………………………………… page 106 1. Les risques du métier 2. Le culturel en pratiques 3. La démarche comparative Conclusion………………………………………………………. page 124 5 CURRICULUM VITAE PARCOURS PROFESSIONNEL 1973-1982 1982-1987 Depuis 1987 : Surveillant de collège : Chargé de cours dans l’enseignement supérieur Chargé d’études sur contrats à durée déterminée : Maître de Conférences Sociologie (Première classe en 1992) * IUT de Rennes 1, Département des Carrières sociales (1987-1995) * Université de Nantes, Département de Sociologie (depuis 1995 ; hors classe en 2002) RESPONSABILITÉS ADMINISTRATIVES * Responsable des Relations internationales pour l’UFR de Sociologie, Université de Nantes depuis 2002 ; membre nommé du Conseil Universitaire des Relations internationales (CURI) 2004-2008. * Membre élu du Conseil de l’UFR Histoire/Sociologie 1997-2001 et de l’UFR Sociologie 20052008. * Membre des commissions de spécialistes (19e section), Angers-Le Mans, Nantes, Rennes 19892002 ; Tours 2004. * Directeur du Département de Sociologie de l’Université de Nantes (avec Christophe Lamoureux), 1999-2001. * Membre du Jury pour le concours des Conseillers territoriaux socio-éducatifs des Pays-de-laLoire organisé par le Centre de Gestion de la Fonction publique de La Roche-sur-Yon, 19972001. * Directeur du Département des Carrières Sociales, IUT de Rennes, 1989-1990 et 1992-1993 ; Directeur adjoint du Département des Carrières Sociales, IUT de Rennes, 1991-1992. 6 TRAVAUX ET PUBLICATIONS (en souligné, textes reproduits au moins partiellement dans tome 2) Recherches universitaires 1978 : Maîtrise de Sociologie, Université de Nantes (Le devenir social d’ouvriers sortis d’un hôpital psychiatrique Direction Michel Verret, 160 pages, mention T.B.) 1982 : Doctorat de 3e cycle en Sociologie, Université de Nantes (La vieillesse ouvrière – retraités du milieu nantais Direction Michel Verret, 381 pages, mention T.B.) Ouvrages La vieillesse ouvrière, Les Cahiers du Lersco, n° 5, Nantes, 1983, 95 pages. Joueurs de boules en pays nantais, édition L’Harmattan (collection Temps et Espaces du sport), Paris, 1994, 233 pages. Méthodologie des pratiques de terrain en sciences humaines et sociales (avec Guy Jumel), édition Armand Colin, Paris, 1997, 219 pages. La socio-histoire (avec Guy Jumel), édition Armand Colin, Paris, 2002, 192 pages. Ouvrages collectifs Les grands moments du sport (rubriques « 1894 : la naissance du sport-boules » et « 1895 : la première assemblée de l’American Bowling Congress »), édition Larousse, Paris, 1997. La Loire-Atlantique (chapitre Jeux et sports traditionnels), encyclopédie Bonneton, Paris, 1998. Quels loisirs sportifs pour la société de demain ? (dir. avec Guy Jaouen), édition Institut Culturel de Bretagne, Vannes, 2005. 7 Articles « La vieillesse ouvrière », in Les âges de la vie, Cahier de l’Institut National de démographie, n° 102, PUF, 1983, pp. 135-138. « La retraite ouvrière », Gérontologie, n° 45, 1983, pp. 2-9. « Les personnes âgées en dialyse », Travail Protégé, n° 27, 1983, pp. 44-47. « Aspects culturels de la vieillesse ouvrière », Les cultures populaires, Société d’Ethnologie Française/Société Française de Sociologie, 1984. « La collecte audio-visuelle des savoir-faire », in Pratiques audio-visuelles en sociologie, CNRS, Paris, 1987, pp. 185-194. « La collecte des mots », in Du folklore à l’ethnologie en Bretagne, Beltan édition, Brasparts, 1989, pp. 153-160. « Pour une histoire de la vie ouvrière », Visions contemporaines, Revue d’histoire de l’Université de Nantes, n° 3, 1989, pp. 71-90. « Animation culturelle et développement local » (avec Guy Jumel), in Identités et économies régionales, édition L’Harmattan, Paris, 1991, pp. 47-54. « Pour une recherche en IUT » (avec Guy Jumel), CNEC édition, Paris, 1992, pp. 65-74. « Amicales boulistes et cultures festives à Nantes », in Métamorphoses ouvrières, édition L’Harmattan, Paris, 1995, pp. 137-142. « Ce qu’un sociologue pourrait bien dire de sa sociologie », Picrochole, Revue du Cercle de Recherche en Anthropologie culturelle, n° 1, Rennes, 1994, pp. 29-33. « L’engagement sportif des boulistes nantais », Picrochole, n° 2, Rennes, 1995, pp. 91-104. « Boulistes et palétistes dans l’Ouest de la France : l’identité maintenue » (avec Guy Jumel et Christophe Lamoureux), in Le monde des jeux – les jeux du monde, édition Academia, Berlin, 1995, pp. 430-435. « Transfert de technologie et actions de formation » (avec Guy Jumel), in Recherche universitaire et technologie, Publication de l’Assemblée des Directeurs d’IUT, Paris, 1996, pp. 127-131. « Le sens de la fête », Picrochole, n° 3-4, Angers, 1996, pp. 133-142. 8 « Si t’étais v’nu… t’aurais mangé d’l’andouille », (avec Guy Jumel), Picrochole, n° 3-4, Angers, 1997, pp. 57-76. « Pouvoirs et sociabilités dans les jeux sportifs » (avec Guy Jumel), in A quoi joue-t-on ?, Actes du Festival d’Histoire (dir. Michel Pastoureau), Montbrison, 1999, pp. 251-269. « Ces années-là », in Libre prétexte – Mélanges offerts en hommage à Jean-Paul Molinari, Université de Nantes, 2001, pp. 163-168. « Cafés et compagnies » (avec Christophe Lamoureux), in Un homme, un intellectuel dans la cité. Hommage à Claude Leneveu, Journées de l’Université de Nantes, mars 2003. « L’art de vivre des joueurs de boules », Actes del Congreso Mundial de Ciencias de la Actividad Fisica y el Deporte (comunicacione area 4), Granada, España, novembre 2003. « Joffre Dumazedier, sociologue de la culture », in Construire ma recherche : Joffre Dumazedier, chercheur-accompagnateur (dir. Georges Le Meur), édition Chronique sociale, Lyon, 2005. « The comparative sociology of cultural practices », La Gazeta, University of Lodz, Poland, 2008. « Masculin et féminin dans les jeux sportifs : les bolos » (avec Guy Jumel), Hekleo, Revue des sports et des jeux traditionnels de Bretagne, n° 14, 2008. Contrats de recherche Les personnes âgées en dialyse dans la région nantaise, Groupe nantais de recherches néphrologiques, 1982 (35 pages). L’entourage familial des dialysés, Groupe nantais de recherches néphrologiques, 1983 (37 pages). La politique d’aide-ménagère en Loire-Atlantique (rapport collectif sous la direction de Jacques Tymen), Centre d’Economie des Besoins Sociaux, Commissariat Général au Plan, Université de Nantes, 1984. La formation et le perfectionnement à EDF/GDF, Direction Régionale EDF/GDF, Nantes, 1984 (215 pages). Etude sur le stage expérimental Conduite de réunion, Direction Régionale EDF/GDF, Nantes, 1984 (60 pages). La formation du personnel des établissements pour personnes âgées en Loire-Atlantique, Comité Départemental des personnes âgées, Nantes, 1985 (147 pages). 9 L’usine Thomson à Angers, équipe CNRS de Villeurbanne sous la direction de Jacques Magaud, 1986 (187 pages). La vie culturelle en Mayenne rurale, Service de l’Inventaire des Pays de la Loire, Nantes, 1986 (188 pages). Les locataires de la Maison radieuse, Loire-Atlantique Habitations, Nantes, 1987 (160 pages). Les pratiques alimentaires à l’IUT de Rennes (avec Guy Jumel), Université de Rennes 1, 1993 (113 pages). Séminaires et conférences Images et sociologie, séminaire du Lersco, Laboratoire de sociologie de l’Université de Nantes, 1985. Recherche de terrain et iconographie, séminaire du Lersco, Laboratoire de sociologie de l’Université de Nantes, 1992. La mémoire ouvrière, séminaire de l’Université d’été de Bretagne occidentale, juillet 1992. Le rôle de l’audiovisuel dans la sociologie des cultures populaires, séminaire du Département de sociologie de l’Université de Rennes 2, 1993. Mémoires de quartiers à Nantes, conférence-débat, Maison des Hommes et des Techniques, Nantes, 1994. Jeux et culture populaire, conférence-débat, Maison des Hommes et des Techniques, Nantes, 1994. Ruptures et continuités dans les jeux sportifs, séminaire du Lestamp, Laboratoire de sociologie de l’Université de Nantes, 7 décembre 1998. Le suivi du mémoire de recherche, Journée d’étude pour les cadres formateurs de l’Ecole nationale de la Santé publique, Rennes, 9 avril 1999. Rôle culturel et fonction sociale des jeux, Conférence donnée à la Médiathèque Nord de Nantes, 12 février 2000. Les fêtes, Conférence-débat, Café philosophique, Les Herbiers, 15 mars 2000. 10 Les jeux et les ludothèques, Conférence pour l’Association Régionale des Ludothèques des Pays de la Loire, Saint-Nazaire, 21 mai 2000. Le jeu : science, pratique, culture, Conférence donnée dans le cadre de la Semaine de la Science en Loire-Atlantique, Association En Jouez-vous, Nantes, 19 octobre 2001. Jeux traditionnels, expression culturelle et lien social, Conférence pour l’Université d’été des Ludothèques françaises, Besançon, 1er juillet 2003. Joffre Dumazedier, sociologue de la culture, Vidéo-conférence, Journée hommage à Joffre Dumazedier, Formation continue de l’Université de Nantes, 23 avril 2004. Les jeux sportifs, entre tradition et modernité, Conférence sur invitation, Congrès international sur la Lutte, Université La Laguna, Ténérife, Espagne, 14 mai 2004. Histoire des jeux, histoires de cafés, Conférence dans le cadre de la Semaine du jeu, Maison des Jeux, Nantes, 9 juillet 2004. Des jeux traditionnels aux jeux vidéo, Conférence-débat à l’invitation de l’Association des Centres sociaux et culturels de la Ville de Nantes, Maison des Jeunes Nantes-Nord, 28 septembre 2004. Sports et jeux populaires (avec Christophe Lamoureux), Conférence pour l’Écomusée de SaintNazaire, 26 novembre 2004. Culture du jeu, marché du jeu, Conférence à l’invitation des Associations du Noël équitable, Manufacture de Nantes, 9 décembre 2004. L’enquête orale, Intervention pour le Forum Histoire locale organisé par les Archives Municipales de Nantes, Lieu Unique, samedi 22 janvier 2005. La sociologie comparative des pratiques culturelles, Séminaire sur la comparaison internationale, Université de Trente, Italie, 20 juin 2006. Boule de fort et boule nantaise, Conférence à l’invitation de l’Association Européenne des Jeux et Sports traditionnels, Angers, 6 juillet 2007. Cultures étudiantes comparées : aperçus empiriques, Séminaire sur la comparaison internationale, Université de Nantes, 18 mars 2008. 11 Valorisation de la recherche Participation à la réalisation d’un film vidéo, Adrien Pelot, régleur de précision, ¾ U. matic, 16 mn, Musée d’Histoire de la Ville de Besançon, 1984. Exposition photographique, Photos de boulistes, dans le cadre de Traces identitaires, manifestation culturelle du Lersco, Laboratoire de sociologie de l’Université de Nantes, Manufacture des tabacs, Nantes, octobre 1992 et Médiathèque de Rezé-les-Nantes, février 1993. Création de la revue interdisciplinaire Picrochole (avec Guy Jumel et Christophe Lamoureux), Rennes, 1993 (4 numéros parus). Interview pour Ouest-France, Voyage au cœur des tribus nantaises, 12 février 1994. Exposition photographique pour Science en fête, Galerie commerciale Beaulieu, Nantes, mai 1994. Réalisation de textes pour l’exposition Paille et Fanny – La Boule nantaise, photographies de Patrick Garçon et Wilfried Guyot, Maison des Hommes et des Techniques, Nantes, septembre 1994. Interview pour Radio-Loire-Océan, Le quartier Canclaux, Nantes, décembre 1994. Participation à une émission TV sur le jeu, en direct du Parc des Expositions de Nantes, FR3 Pays-de-la-Loire, samedi 1er avril 1995 (12h-12h30). Participation aux activités de l’Institut Culturel de Bretagne, Section Sports et Jeux, 1999-2005. Responsable du Comité scientifique des Rencontres internationales : Héritage, transmission et diffusion des jeux traditionnels, Nantes, 3/4/5 octobre 2002. Participation à la Table Ronde « Cafés-cultures, lieu de mixité sociale ? » Biennales internationales du spectacle, Cité des Congrès de Nantes, 16 janvier 2008. Note de lecture sur l’ouvrage de Jean-Marie Seca (dir.), Musiques populaires underground et représentations du politique, E.M.E., Proximités Sociologie, 2007, Revue Volume – Autour des musiques populaires, 2008. Chronique Les tournants de nos vies – Sur la mémoire sociale, Magazine Têtes chercheuses, Actualité et culture des sciences, n° 7, septembre 2008. 12 Séjours d’études à l’étranger (échanges Socrates/Erasmus d’une semaine) Université de Grenade, Espagne Université de Milan-Biccoca, Italie Université de Francfort, Allemagne Université de Leipzig, Allemagne Université de Saint-Jacques de Compostelle, Espagne Université de Cluj, Roumanie Université de Lisbonne, Portugal Université de Trente, Italie Université de Lodz, Pologne Université de Sofia, Bulgarie Université de Coimbra, Portugal : novembre 2003. : juin 2004. : septembre 2004. : septembre 2004. : avril 2005. : juin 2005. : janvier 2006. : juin 2006. : septembre 2006. : mars 2007. : novembre 2008. Enseignement Formation initiale (Université de Nantes, Département de Sociologie) Licences 1 et 2, Les sources et les méthodes en sociologie (Les archives, Les témoignages, Les images, Les observations, Les statistiques). Licences 1 et 2, Sociologie et anthropologie de la culture (Nature et culture, Culture et civilisation, Ethnocentrisme et relativisme culturel, La diversité culturelle, Les cultures populaires, Les manières de table, Les pratiques corporelles, Les évènements festifs…). Licence 3, Sociologie des loisirs (Les théories du temps libre, La conquête du temps libre, Les pratiques de loisirs). Licence 3, Initiation au travail de recherche (Les investigations de terrain, Le choix d’un sujet de recherche, La réalisation d’un mémoire, Le projet professionnel). Master 1, Atelier recherche (La construction de l’objet, Le rapport au terrain, La méthode d’investigation, L’analyse, L’écriture). Master EPIC (expertise des professions et institutions culturelles), Domaines de recherche (Les goûts populaires) et Enquêtes sur les pratiques culturelles. Masters 1 et 2 ETE (entreprise, travail, emploi), Animation d’équipe et conduite de réunion (en binôme avec Guy Jumel). 13 Formation continue (IUT de Angers et de Rennes) Interventions pour la formation continue Gestion globale de l’habitat, Les techniques d’enquête quantitative, IUT de Rennes, 5 journées annuelles (en binôme avec Guy Jumel). Interventions pour la formation continue Communication et Gestion, La conduite de réunion, IUT de Rennes, 5 journées annuelles (en binôme avec Guy Jumel). Interventions pour la formation continue Gestion des ressources humaines, L’animation d’équipe, IUT de Angers, 6 journées annuelles (en binôme avec Guy Jumel). Interventions pour l’année spéciale DUT Carrières sociales réservée aux emplois-jeunes, Service de la formation continue de l’Université de Rennes 1, La posture sociologique et l’enquête ethnographique, 18 heures en 2000-2001. - Encadrement de mémoires (soutenus) Poultier Michel, Etude typologique des P.M.I. en Loire-Atlantique, Formation des cadres techniques EDF/GDF, Paris, 1988. Guérin Anita, En avant la mémoire – communication et muséographie, Diplôme d’Etat aux métiers de l’animation, Rennes, 1991. Lennon Didier, Congrégation et enfance inadaptée – histoire de la Providence de Quimper, Maîtrise de Sciences sociales appliquées au travail, Nantes, 1992. Berlivet Yvan, Microsociologie d’une salle de remise en forme, Maîtrise fondamentale, Nantes, 1996. Dedieu François, Etude d’un Point Information Jeunesse, Maîtrise appliquée, Nantes, 1996. Le Sidaner Françoise, Les jeux en milieu scolaire, Maîtrise fondamentale, Nantes, 1996. Marais Gwénaëlle, L’identité insulaire à Noirmoutier, Maîtrise fondamentale, Nantes, 1997. David Mathieu, Le Centre Régional d’Information Jeunesse, Maîtrise appliquée, Nantes, 1997. Laurec Vivien, Les jeux vidéos, Maîtrise fondamentale, Nantes, 1998. Christien Delphine, La politique culturelle, Maîtrise fondamentale, Nantes, 1998. Fontaine Séverine, Le monde des usagers des drogues douces, Maîtrise fondamentale, Nantes, 1999. Gueddouche Katia, La Lesbian Gay Pride, Maîtrise fondamentale, Nantes, 1999. Grovalet Géraldine, Le militantisme des jeunes, Maîtrise fondamentale, Nantes, 2000. Leroux Frédérique, Les fêtes d’hier et d’aujourd’hui à Châteaubriant, Maîtrise fondamentale, Nantes, 2001. Bouttier Babette, Le triathlon, Maîtrise fondamentale, Nantes, 2002. Charrier Céline, Le football et les femmes, Maîtrise fondamentale, Nantes, 2002. Piet Nelly, Maisons des jeux et ludothèques, Mémoire de fin d’études, DU Gestion et animation de ludothèques, Bordeaux III, 2002. Roullier Benoît, La boxe thaï, Maîtrise fondamentale, Nantes, 2002. Guérin Elise & Prest Nicolas, La politique culturelle du Lieu Unique à Nantes, DESS Diagnostic et expertise, Nantes, 2003. 14 - Jumel Frédéric, Les actions menées par la Fédération du rock, DESS Musiques actuelles, Angers, 2003. Labbé Katia, Les sports canins, Maîtrise fondamentale, Nantes, 2003. Luriot Aurélie, Pratiques et représentations au Lieu Unique, Maîtrise fondamentale, Nantes, 2003. Merceron Adeline, Les associations étudiantes, Maîtrise fondamentale, Nantes, 2003. Pineau David, Free party et politique, Maîtrise fondamentale, Nantes, 2003. Renou Séverine, Les rencontres entre célibataires, Maîtrise fondamentale, Nantes, 2003. Vincent Cécile, Les orchestres de variétés, Maîtrise fondamentale, Nantes, 2003. Angibert Audrey, Le théâtre alternatif à Madrid, Maîtrise fondamentale, Nantes, 2004. Bouchet Marie-Laure, Le tango argentin, Maîtrise fondamentale, Nantes, 2004. Brossard Marion, L’insertion sociale et professionnelle proposée par l’Association Arc-enCiel de Clisson, Maîtrise appliquée, Nantes, 2004. Goulette Florent, Travail salarié et engagement bénévole, Maîtrise fondamentale, Nantes, 2004. Paitier Marie-Lise, Configurations et perceptions de la place Lavapies à Madrid, Maîtrise fondamentale, Nantes, 2004. Barbier Laurène, Le devenir social des étudiants Erasmus, Master recherche, Nantes, 2005. Delanoé Rachel, La politique régionale de Jeunesse et Sports, Master ETE, Nantes, 2005. Denise Chloé, La chasse aux gros gibiers, Master recherche, Nantes, 2005. Drouadaine Ludivine, La politique de recrutement chez Manpower, Master ETE, Nantes, 2005. Héraud Aurélie, Les actions menées par l’ADDM 44, Master ETE, Nantes, 2005. Kuck Héléna, L’insertion sociale par le vélo à Saint-Nazaire, Master ETE, Nantes, 2005. Le Bihan Frédéric, La sociabilité des joueurs de boules bretonnes, Master recherche, Nantes, 2005. Paugam Claire, Les punks de Bologne, Master recherche, Nantes, 2005. Bernet Aude, Un club Questions pour un champion, Master recherche, Nantes, 2006. Gascoin Céline, Le carnaval de Rio de Janeiro, Master recherche, Nantes, 2006. Gatel Charline, Les conteurs bretons, Master EPIC, Nantes, 2006. Jacq Sandra, Le théâtre de rue, Master EPIC, Nantes, 2006. Papagiorgiou Sandra, Le Secours Populaire Français et la culture, Master EPIC, Nantes, 2006. Parrot Antoine, Le centre culturel franco-espagnol à Nantes, Master EPIC, Nantes, 2006. Picherie Emilie, Le théâtre militant d’Augusto Boal, Master recherche, Nantes, 2006. Poisson Sidonie, Le centre culturel français de Tallinn, Master EPIC, Nantes, 2006. Yviquel Laure, Publics de la Médiathèque de Saint-Herblain, Master EPIC, Nantes, 2006. Bernet Aude, Un loisir à la carte. Enquête ethnographique sur les pratiques du bridge, Master 2 Recherche, Nantes, 2007. Bourgogne Jean-Rémy, L’Office culturel de la Réunion, Master EPIC, Nantes, 2007. Buclon Audrey, Socio-histoire d’un établissement culturel. La Barakason à Nantes, Master EPIC, Nantes, 2007. Charbonneau Chloé, Femmes au hammam à Istanbul, Master Recherche, Nantes, 2007. Dean Rosemary, Un festival inter-culturel France-Maroc, Master EPIC, Nantes, 2007. Durand Melinda, La diffusion culturelle en milieu rural, Master EPIC, Nantes, 2007. Laroyenne Camille, Les musiques populaires, Master EPIC, Nantes, 2007. 15 - Sanson Melissa, Le soutien scolaire pour les enfants tsiganes, Master Recherche, Nantes, 2007. Thomas Laurène, La cinémathèque de Brest, Master EPIC, Nantes, 2007. Vaillant Cécile, La radio PRUN à Nantes, Master EPIC, Nantes, 2007. Chapellière Anne-Sophie, Le Centre culturel français de Cluj, Master EPIC, Nantes, 2008. Greiner Clotilde, La question du logement à Cuba, Master recherche, Nantes, 2008. Marsauche Claire, Ethnographie d’un quartier de Lisbonne (Bairro Alto), Master Recherche, Nantes, 2008. 16 MEMOIRE 17 Introduction La rédaction d’un mémoire d’Habilitation à Diriger des Recherches implique qu’on se révèle à la fois aux autres et à soi-même, certes avec ses qualités mais aussi, sans doute, ses défauts. Il faut accepter de se mettre en avant avec l’appréhension de ce qu’on va découvrir. Cela nécessite de dresser un bilan, biographique et scientifique, qui en vaille la peine c’est-à-dire qui résulte d’une trajectoire jugée méritante, parfois finissante, au terme de laquelle on a fait ses preuves. Cette forme publique d’appréciation de soi comporte donc des risques. On réalise subitement, et c’est difficile à admettre, que notre trajectoire est rapide, qu’elle a passé vite, qu’elle a été fulgurante. La perspective peut alors être trompeuse : mes trente années de recherche, si j’y inclus mes toutes premières armes avec le mémoire de Maîtrise, par leur seul nombre, donnent l’impression immédiate d’une vie scientifique bien remplie mais, simultanément, je ne peux m’empêcher de penser qu’il me reste beaucoup à faire, à lire, à dire, à écrire, à publier. L’impression globale est marquée par l’ambivalence. Il est en outre indispensable d’être suffisamment clairvoyant pour, au-delà de l’éclectisme apparent, saisir le sens et la pertinence de ce bilan, paradoxe pour un sociologue dont la démarche consiste à comprendre les autres, à objectiver leurs comportements en se faisant lui-même oublier, en se mettant à distance. Cette réflexion pour l’Habilitation à diriger des recherches exige en quelque sorte de modifier sa posture habituelle, d’abandonner sa démarche d’altérité qui veut que l’on s’efface derrière l’objectivation des réalités sociales et le recueil des témoignages d’enquêtés. Le paradoxe est d’ailleurs accentué si on considère que le sociologue est lui-même un agent social parmi d’autres, censé ignorer le sens complet de ses actes. À l’instar de celui qui rédige ses mémoires, il faut être narcissique ou ne pas être totalement ordinaire pour oser se raconter. C’est ce que nous indiquent, chacun à leur manière, des sociologues d’origine populaire tels Pierre Bourdieu ou Richard Hoggart qui, tout en explorant les conditions sociales de leur itinéraire, le définissent comme hautement improbable, d’autant plus, pourrait-on ajouter, qu’il se déroule, en ce qui les concerne, du très bas au très haut, dans l’échelle des reconnaissances académiques en tout cas. Pour tout sociologue, et a fortiori pour tout prétendant à l’H.D.R, il est impératif d’entreprendre une analyse de soi, de faire un 18 travail sur soi, et de revendiquer si possible une originalité de ses investigations et de ses contributions tout en admettant, par lucidité minimale, qu’elles dépendent d’un mouvement collectif, celui d’une institution universitaire et d’une instance scientifique, mais aussi d’une époque historique voire d’une génération. La performance biographique doit être relativisée, critiquée, d’autant qu’elle comporte une part d’illusion. D’un autre côté, il ne faudrait pas exagérer les difficultés de l’entreprise, ce qui reviendrait à s’attribuer tous les mérites, pour les avoir surmontées. La sociologie nécessite d’accomplir les tâches inhérentes au métier mais aussi de les comprendre, à partir d’expériences attestées dans les domaines de la recherche et de l’enseignement. Ce que je suis aujourd’hui prend largement en compte, me semble-t-il, l’ensemble de ces expériences cumulées : emplois et contrats d’études dans différents secteurs de la vie sociale, enseignements théoriques et enseignements appliqués, enquêtes de terrain et restitutions des résultats, lectures fondatrices et séjours à l’étranger, collaborations pédagogiques et confrontations scientifiques, communications orales et publications écrites. Il me faudra donc, dans un premier temps, c’est-à-dire dans le premier chapitre, m’y arrêter. Selon moi, biographies familiale et scolaire, activités sociales et professionnelles, activités pédagogiques, réalisations scientifiques sont étroitement mêlées. C’est d’ailleurs grâce au recul favorisé par la réalisation de ce document que je suis parvenu à faire le lien entre les différents objets sur lesquels j’ai mené des recherches et dont on trouvera des illustrations dans le tome 2 : la retraite, la fête, le jeu, la culture. Alors que j’ai constamment eu du mal à me définir entre sociologue des classes populaires, sociologue des cultures, sociologue des loisirs, j’ai fini, sans doute grâce à une certaine maturité biographique, par entrevoir la logique générale de mes recherches, celle du temps libre, distinct du temps de travail, du temps politique, du temps religieux, comme temps sociaux soumis à d’autres calendriers et d’autres normes. Mes travaux visaient ainsi à décrire et comprendre les différentes formes prises par le temps libre, hors du temps strictement réglé, bien qu’il n’aille pas jusqu’à échapper à toutes règles, celles qu’imprime la société à toute pratique qui s’y inscrit. J’ai donc essayé de fournir des réponses à cette question fondamentale de la répartition des temps sociaux, et plus spécialement de l’occupation et de la signification du temps libre, mais je dois l’avouer d’ores et déjà, je n’y ai que partiellement réussi : d’une part, parce que c’est un projet qui exige de très vastes investissements ; d’autre part, parce que le champ est inépuisable. De ce temps libre que j’ai exploré, j’en suis encore un 19 peu à la recherche… Mes travaux sur les loisirs, objet du deuxième chapitre, en fourniront malgré tout une sorte de bilan tandis que ceux autour de la culture, dans le troisième chapitre, feront plutôt état d’une prospective, celle qui résulte de mon infléchissement actuel vers les pratiques culturelles et leur comparaison internationale. Je n’envisage pas en effet cette synthèse de mon parcours comme un testament car, tout en me penchant sur le passé et en optant pour la rétrospective, j’y inclus aussi le présent et le futur. Bien sûr, sur ce dernier, les éclairages ne pourront être qu’indicatifs – le sociologue n’a pas vocation à connaître le futur, fût-ce le sien - mais il m’a semblé que, dans le cadre de ce mémoire d’H.D.R, affirmations et interrogations pouvaient faire bon ménage. Après avoir tenté d’appréhender la condition ouvrière, il me faut ici tenter d’appréhender ma condition d’universitaire, comme aboutissement attendu d’un parcours. À l’instar de la création littéraire si difficile à dévoiler – je songe à mon auteur de prédilection Franz Kafka qui préférait exprimer un aveu d’impuissance à ce sujet en détruisant son œuvre mais peut-être confondait-il exagérément vie et littérature – je me demande comment il est possible d’expliquer lucidement son travail sociologique même si je me défends de confondre vie et sociologie. De toute évidence, il est question de ma propre identité, celle qui me renvoie à mes 25 ans d’études et mes 25 ans d’activité professionnelle ! Comptabilité froide qui témoigne probablement d’une obsession du temps, comme ordinairement dans la vie professionnelle, en tout cas en ce qui me concerne, pour remplir du mieux possible ce temps de cumul des activités entre enseignement, recherche, administration, valorisation des travaux, discussion avec les collègues. Pour autant, je n’envisagerai pas ce parcours comme linéaire : la petite histoire a aussi sa périodisation, ici celle des âges de la vie professionnelle, ponctuée par les différentes recherches, les différentes publications, les différents terrains, les différents enseignements, les différentes responsabilités institutionnelles, toutes ces étapes contribuant d’ailleurs à la fabrication du curriculum vitae, cette carte de visite professionnelle qui se développe d’année en année et que l’on soumet de temps à autre au groupe des pairs. Je le pressens bien, ma trajectoire a subi des inflexions au gré des expériences contractuelles dans différents secteurs professionnels (EDF, Affaires culturelles, Commissariat Général au Plan, Musée, Services hospitaliers…), des interventions pédagogiques dans plusieurs sites universitaires (Angers, Cholet, La Roche-surYon, Rennes et, bien sûr, Nantes), des déplacements dans des universités étrangères, mais aussi et surtout au gré de mes objets de recherche qui sont autant d’expériences de vie : depuis des objets 20 jugés sérieux voire sévères – la psychiatrisation, la vieillesse – jusqu’à des objets considérés comme plus gais voire futiles – le jeu, la fête. Des changements de thèmes qui induisent en même temps des rectifications de postures, depuis une posture déterministe plutôt affirmée jusqu’à une posture plus nuancée, aux méthodes plus diversifiées. En essayant de les comprendre, je privilégie la démarche réflexive à l’égard de ma pratique sociologique et j’accepte de prendre en compte ma propre subjectivité de chercheur. 21 CHAPITRE I : UNE TRAJECTOIRE SOUS INFLUENCES 22 1. L’héritage La société dans laquelle s’inscrit notre histoire est peuplée de vivants et de morts qui nous ont légué des idées, des réflexions. Un certain nombre de figures tutélaires m’ont guidé, j’ai hérité de leurs enseignements, de leurs travaux et des échanges entretenus avec elles. Michel Verret qui fut un de mes principaux enseignants à partir de la maîtrise et mon directeur de mémoire – j’allais dire de conscience – m’a sensibilisé à la complexité de la sociologie mais aussi à sa richesse. Il m’a transmis son attirance pour les méthodologies croisées et l’interdisciplinarité. À travers ses enseignements et ses séminaires d’abord car Michel Verret fut un pédagogue hors pair. Comme il le déclara dans la presse, à l’occasion d’une émission que France Culture lui consacra, « il n’y a pas de plus beau métier que celui de pédagogue : on aide un enfant à devenir un homme. Mon but a été de former des gens qui pensent leur propre vie »1. Le professeur Verret, nous invita, moi et mes congénères, à penser, sur le registre de la sociologie bien sûr, j’y reviendrai, mais aussi de la philosophie à laquelle il fut d’abord formé, comme la plupart des sociologues de sa génération, et de l’anthropologie, celle de Malinowski et de Mauss en particulier. Il nous fit bénéficier de ses réflexions inépuisables sur Les jardins de corail et L’essai sur le don2, textes qu’il tenait pour fondamentaux, incontournables, de portée universelle et qui, selon lui, permettaient de saisir la profondeur du lien social dans nos propres sociétés. Pour Michel Verret, sans doute le concevait-il socratique, et je retiendrai la leçon, l’enseignement est de statut équivalent à la recherche, le premier alimente la seconde : « j’ai appris la socio de la meilleure manière, en l’enseignant », avoua-t-il dans le même entretien. Néanmoins, mon apprentissage scientifique, sous la tutelle du Professeur Verret, se comprend également en fonction d’un univers collectif. Le rôle du Laboratoire d’Etudes et de Recherches Sociologiques sur la Classe ouvrière (Lersco, 1972-1995) qu’il fonda avec JeanClaude Passeron, auquel j’ai appartenu à partir de 1982, sur plus de dix ans donc, est incontestablement central pour moi. Le projet du Lersco, défini par son directeur, est « d’aborder, sur temps long de recherche, par approches méthodologiques conjointes (statistiques, historiques, ethnologiques, linguistiques, etc.), les différentes échelles d’existence des classes concernées (biographiques, locales, régionales, nationales, internationales), saisies elles-mêmes dans la « Le chemin d’un homme à travers l’utopie », Ouest-France, 17 février 1996. Bronislaw Malinowski, Les jardins de corail, Maspero, Paris, 1974 (1965) ; Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, in Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1973 (1950). 1 2 23 diversité de leurs pratiques (économiques, politiques, juridiques, culturelles) et dans la diversité de leurs rapports avec les autres classes »3. L’étude des classes sociales se résume en fait à celle de la classe ouvrière. Cela a pour avantage de donner une bonne visibilité à la sociologie nantaise, au point même de parler d’une école nantaise de sociologie, autour d’un objet singulier et d’une posture commune. Les nombreuses thèses soutenues – plus de 50 en une quinzaine d’années, à partir de 1980 - et les nombreux travaux menés dans le laboratoire donnent l’impression que les objectifs ont été atteints. Le colloque de 1992 organisé par les sociologues nantais, avec près d’une centaine de communications4, constitue une sorte de bilan de cette intense activité, répartie en de nombreux domaines étudiés. La trilogie publiée par Michel Verret5 fournira une synthèse révélatrice de cet apport nantais à la connaissance des ouvriers. Comme il le souligne lui-même, l’objectif est de dresser « le tableau le plus varié possible de ce qu’ont été les ouvriers français d’une certaine époque ». Ces trois volumes m’instruiront pour penser des catégories sociologiques que j’exploiterai dans mes propres travaux : L’espace ouvrier (1979) m’ouvrira la voie pour examiner, notamment avec l’étude des ouvriers en retraite, la place centrale de l’espace domestique, l’attachement au quartier et au territoire local, l’investissement dans le jardinage et les relations qu’il suscite ; Le travail ouvrier (1982) m’a sensibilisé au lien ténu à l’usine, à la coopération ouvrière retraduite en sociabilité, à l’engagement militant et à l’esprit des luttes, à l’usure dans le travail ; enfin, La culture ouvrière (1988) m’invitera à approfondir, notamment dans mes recherches sur les jeux sportifs, l’idéal festif, les plaisirs du temps à soi, les résistances aux dominations culturelles, l’affirmation des goûts. Le projet scientifique défini par les fondateurs du Lersco semble, malgré tout, avec le recul, particulièrement ambitieux, notamment pour l’exhaustivité qu’il préconise. Pour l’essentiel, l’étude de la classe ouvrière dans ses rapports aux autres classes ne se réalisera pas et la plupart des travaux menés pendant l’existence du Laboratoire (1972-1995) autonomiseront la dite classe. À quelques exceptions près, les données comparatives avec les autres classes et les autres pays feront défaut. Cette difficulté à explorer d’autres réalités que celles de la classe ouvrière française, certes ce n’est déjà pas si mal, rendra difficile l’adaptation des travaux aux Rapport d’activités Lersco, URA 889, Nantes, 1989-1993, page 8. Joëlle Deniot, Catherine Dutheil (textes réunis par), Métamorphoses ouvrières, L’Harmattan, Paris, 1995, 2 tomes. 5 Michel Verret, L’espace ouvrier, Armand Colin, Paris, 1979 ; Le travail ouvrier, Armand Colin, Paris, 1982 ; La culture ouvrière, Saint-Sébastien-sur-Loire, A.C.L., 1988. 3 4 24 transformations sociales et aux métamorphoses du monde ouvrier. C’est ce que souligne Christian Baudelot, en 1993, dans le rapport d’activité : « Il était original et audacieux de spécialiser en 1972 un laboratoire dans l’étude de la classe ouvrière dans toutes ses dimensions sociales et culturelles. Le pari a été magnifiquement tenu par Michel Verret qui a réussi à susciter, organiser et mener à terme un immense travail collectif sur la classe ouvrière avec ses collègues et ses étudiants. (…) Fortement associée à la tradition et à l’image de la sociologie nantaise, l’étude de la classe ouvrière et, de façon plus large, des classes populaires a été poursuivie, sous des aspects divers. (…) Les formes de décomposition et de recomposition des classes populaires liées à la mondialisation de l’économie, aux métamorphoses actuelles de la société française, à l’extension du chômage et de la précarité, à la dépression économique et à la difficile construction de l’Europe rendent indispensable d’approfondir encore, dans le cadre du Lersco, la connaissance de cette réalité sociale. (…) Il est exclu d’exiger de tous qu’ils se spécialisent dans l’étude de la classe ouvrière. Ainsi le laboratoire doit-il s’ouvrir régulièrement à des renouvellements de problématiques et d’objets »6. Finalement, le Lersco ne résistera pas à la contradiction entre la continuité et l’ouverture et se transformera, en 1995, en Lestamp, Laboratoire d’études sociologiques sur les transformations et acculturations des milieux populaires. On passe ainsi de la classe aux milieux, de l’ouvrier au populaire. Joëlle Deniot, la directrice, en définit le projet : « Continuités, ruptures, rebonds par rapport aux thématiques initiales, il s’agit bien dans l’esprit de l’actuelle équipe réunie autour d’une problématique renouvelée, d’un acte de création. En effet, notre bilan réflexif montre que nous sommes à la recherche d’un nouveau style théorique impliquant plus de questionnements sur la pluralité ouvrière, plus de questionnements sur les groupes frontaliers, plus de sensibilité à la dimension symbolique, à l’approche socio-anthropologique des pratiques »7. Le départ en retraite de Michel Verret et le bilan implicite du colloque de 1992 sur les crises et les métamorphoses ouvrières, conçu comme un bilan définitif des recherches sur la classe ouvrière, ont eu raison du Lersco. L’objet, et ce n’est pas pour me déplaire, j’y adhère avec conviction, est désormais celui des milieux populaires ou des cultures populaires. C’est désormais une notion plurielle et diversifiée mais aussi ambiguë puisque les expressions de Christian Baudelot, Le Lersco a vingt ans ! Présentation du Rapport d’activités Lersco, URA 889, Nantes, 19891993. 7 Joëlle Deniot, Introduction, Renouvellement du Lersco, juin 1995. 6 25 groupes, milieux, mondes, cultures, accolées à l’adjectif populaires, seront employées indifféremment. Cette nouvelle orientation signe la disparition de la problématique de la lutte des classes, c’est-à-dire d’une confusion possible entre l’analyse sociologique et l’action politique ou encore de l’identification exclusive des pratiques en terme de classe sociale. Sans doute peut-on conclure que, désormais, la sociologie des rapports de classe et, par voie de conséquence, la sociologie du travail, jusque là au cœur de la discipline, s’effacent quelque peu 8. Malgré les imperfections conceptuelles autour du populaire, l’idée d’ouvrir la sociologie à d’autres optiques théoriques me séduit. La configuration idéologique liée au contexte social des années 70 qui avait exercé une influence sur les travaux du Lersco et donc sur mes propres travaux, dans une version qu’on dirait populiste, propre à défendre le peuple voire à le sauver, est désormais remise en cause. La sociologie, la nantaise en tout cas, avait été conçue comme un combat, pour mettre en évidence les logiques d’exploitation et de domination de la classe ouvrière et pour comprendre, et il n’y a qu’un pas pour les dénoncer, les causes sociales des injustices et des inégalités. Grâce à une sociologie supposée montrer le fonctionnement social réel et les mécanismes d’organisation sociale, les apprentis sociologues de ma génération pensaient améliorer la société, ou tout au moins y contribuer. Force est malheureusement de constater qu’il a fallu revoir ces ambitions premières à la baisse. La connaissance scientifique de la société a progressé, je le crois plutôt, sans que la société elle-même suive et c’est, il me faut l’avouer, une sérieuse désillusion. Je suis bien sûr sensible à la perspective réformiste de la science sociale, rejoignant en cela la démarche durkheimienne, mais je n’adhère pas totalement au mélange des genres. Je souhaite surtout contenir la sociologie à sa vocation scientifique qui consiste à fournir des données valides, fiables et plausibles. Comme nous y invite Claude Javeau, le sociologue bricole à partir de ses sources, ses enquêtes, ses théories pour produire des vérités possibles9. La question est néanmoins de savoir jusqu’à quel point le sociologue endosse aussi une vocation d’intellectuel ou de citoyen qui s’exprime publiquement et prend position. Si Richard Hoggart, et cela lui a été reproché, évoque assez peu l’usine comme matrice du style de vie populaire à Leeds 10, les sociologues nantais de ma génération en ont parlé abondamment, à travers les réalités qui lui sont 8 Claude Dubar, « Sociétés sans classe ou sans discours de classe ? » Lien social et Politiques, n° 49, 2003, pp. 3544. 9 Claude Javeau, Le bricolage du social, PUF, Paris, 2001. 10 Richard Hoggart, La culture du pauvre, Minuit, Paris, 1970 (1957). 26 associées : luttes, grèves, ambiances, solidarités, au détriment des autres dimensions fondamentales de la vie sociale. L’usine est au centre des préoccupations, de manière en partie justifiée mais aussi usurpée car l’impression désagréable de se substituer aux intéressés fait son chemin. Pour aller au bout de la logique, j’en viens à penser, comme d’autres, qu’il faudrait être « établi »11, ce qui est l’exception. Comme le rappelle un peu cruellement Jean-Claude Passeron, « si l’univers du peuple était aussi gai et authentique que d’aucuns veulent le dire, chaque intellectuel ne devrait avoir rien de plus pressé que de se précipiter pour aller y vivre »12. Je me souviens avoir quelquefois interpellé certains de mes professeurs à ce sujet : « fautil être ouvrier pour parler des ouvriers ou pour les étudier ? ». Question indélicate, provocatrice, puisque aucun de mes interlocuteurs, par référence à lui-même, n’était en mesure de répondre par l’affirmative ! Question de méthode malgré tout : l’observateur doit-il passer inaperçu au milieu des « siens » en endossant leur statut ou bien marquer sa différence et se tenir à distance. Finalement, je ne cesserai d’être habité par cette ambiguïté, ce qui expliquera peut-être mon engagement prononcé en faveur de l’enquête de terrain dont je reparlerai. L’époque de ma formation, les années 70 donc, fut en outre marquée par la conscience plus ou moins diffuse d’être victimes d’un ostracisme académique voire scientifique, l’étiquette de sociologie marxiste nous étant, selon beaucoup d’entre nous, de par la notoriété sur ce plan de notre chef de file, attribuée par nos pairs. Nous intériorisions une certaine mauvaise conscience qu’il faudrait largement relativiser aujourd’hui : d’une part parce que les sociologues dits marxistes étaient loin d’être cantonnés à Nantes, d’autre part parce que cette étiquette supposée ne nous était certainement pas systématiquement attribuée et que nous n’étions pas forcément assimilés à notre mentor. Quoi qu’il en soit, il est certain que beaucoup de sociologues de ma génération formés à Nantes prendront leurs distances, plus ou moins explicitement, avec cette identité, les divisions apparues lors du mouvement de 68 ayant eu leur influence mais aussi l’intérêt de plus ou en plus marqué pour d’autres sociologies, celles d’Erving Goffman et de Pierre Bourdieu notamment. Avec le recul, la désignation « sociologie marxiste » laisse d’ailleurs perplexe comme si la discipline pouvait se diviser en courants idéologiques. Sans d’ailleurs rejeter les apports effectifs du marxisme, cette expression m’a toujours paru saugrenue, s’agissant plutôt de défendre une sociologie scientifiquement construite, avec des concepts, des méthodes, 11 12 Robert Linhart, L’établi, Minuit, Paris, 1978. Jean-Claude Passeron, « Portrait de Richard Hoggart en sociologue », Enquête, n° 8. 27 des analyses appropriées. L’important est de rendre intelligible les rapports sociaux et d’envisager la connaissance exacte, le plus possible en tout cas. Pendant cette période du Lersco, l’apport de chercheurs extérieurs, par le biais des séminaires et des soutenances de thèse, fut également capital pour moi. En effet, à ces occasions, Michel Verret réussit à faire venir à Nantes des noms prestigieux des sciences sociales, aux orientations théoriques et aux perspectives méthodologiques parfois proches, parfois moins. Je m’y rendais à chaque fois avec un vif intérêt car j’y découvrais de multiples sensibilités scientifiques, j’y appréhendais la diversité des objets. La liste n’est sans doute pas exhaustive, ma mémoire étant probablement sélective, mais parmi ceux qui ont répondu à l’invitation figurent Maurice Agulhon, Marc Augé, Raymond Boudon, Alain Girard, Claude Javeau, Annie Kriegel, Françoise Lautman, Henri Mendras, Robert Muchembled, Michèle Perrot, Madeleine Rébérioux, Jean Rouch, Renaud Sainsaulieu, Martine Segalen, Jean-René Tréanton, Jean-Pierre Vernant…. Les Cahiers du Lersco, certes à faible diffusion, constitueront une référence scientifique et symbolique indéniable et exerceront une influence certaine sur les chercheurs nantais, depuis le numéro 1 proposant des autobiographies de militants de la CGT rassemblées par Jean Peneff (1979) jusqu’au dernier numéro, le n° 15, en 1994, présenté par Gilles Moreau sur les élèves des lycées professionnels. J’ai l’honneur, en 1983, de prendre en charge le numéro 5 sur la vieillesse ouvrière, dans lequel furent exposés les résultats de mes investigations qualitatives auprès de retraités du bâtiment et de retraités de la métallurgie. Il faut noter, par ailleurs, les effets, sur ma démarche scientifique, de la position institutionnelle de Michel Verret qui devint président de la Société Française de Sociologie et qui encouragea les rapprochements avec la Société d’Ethnologie Française. Un indice de ce rapprochement fut la tenue à Nantes, en 1983, à son initiative, d’un colloque sur les cultures populaires organisé conjointement par les deux sociétés, marquant ainsi les esprits, les miens en particulier : Françoise Dubost, Colette Petonnet, Martine Segalen, Marc Abeles, Guy Barbichon sont alors venus à Nantes et cette complicité avec les ethnologues ne se démentira plus. Outre les connaissances qu’il m’a transmises, Michel Verret m’a communiqué le penchant humaniste qu’il introduisait dans les relations pédagogiques et m’a permis de penser ma sociologie, à la fois dépendante des autres et indépendante des systèmes d’analyse imposés. Mon apprentissage a bénéficié de l’influence déterminante de quelques autres figures marquantes. Celle de Guy Jumel, un collègue cette fois, historien dans le Département des 28 Carrières sociales de l’IUT de Rennes, dans l’équipe pédagogique que je rejoins en 1987, en fait incontestablement partie. Je n’ignorais pas, bien entendu, la contribution décisive des historiens à l’étude de la société donc à la sociologie mais, avec Guy Jumel, je vais passer de la conception un peu abstraite de la proximité entre l’histoire et la sociologie à une véritable expérimentation. En 1990, il nous a fallu au préalable nous connaître et nous apprécier, nous décidons d’unir nos forces et, en partant de mon nouveau domaine de recherche, de concevoir un enseignement commun, en binôme, intitulé Histoire et sociologie des pratiques ludiques et sportives. Pendant 5 heures hebdomadaires, nous rassemblerons toute la promotion de Seconde année, pour une intervention divisée en plusieurs séquences : cours magistral d’Histoire des jeux et des sports, en priorité ceux de l’Antiquité et du Moyen âge, bien sûr assuré par Guy Jumel ; cours de Sociologie traitant notamment de la naissance des sports, de leur dimension sociale, des goûts sportifs et de la sociabilité sportive, que je prends bien évidemment en charge ; travaux dirigés sur les méthodes d’enquête que nous encadrerons tous les deux, en privilégiant le dialogue, avec l’objectif de parfaire la formation des étudiants à l’archivistique et à la recherche documentaire, à l’enquête par questionnaires, aux techniques de l’entretien et de l’observation, au traitement de l’image. En fin de séance, nous échangions sur l’avancement des travaux, une autre demi-journée par semaine étant accordée aux étudiants pour se rendre sur le terrain et réaliser leurs investigations, par groupe de 4 ou 5, à partir d’un thème choisi. Les étudiants, ravis de réaliser des choses par eux-mêmes et séduits par la formule pédagogique inédite, plus dynamique et plus diversifiée, furent particulièrement fiers de présenter, devant toute la promotion, en fin d’année universitaire, le produit de leurs travaux combinant compte rendu écrit, photographies, enquêtes, films… C’est ainsi que nous disposerons de petites recherches, certes imparfaites mais riches d’informations sur des thèmes souvent méconnus : le baby foot, le bridge, les jeux de comptoir, le palet, le cyclisme régional, la boule bretonne, les fléchettes, la lutte, les échecs, le billard, la gymnastique… L’objectif de sensibiliser nos étudiants, non spécialistes, aux sciences sociales mais aussi d’acquérir des connaissances sur des milieux qu’ils auront à fréquenter, en tant qu’animateurs socioculturels, présentait, pour nous enseignants, l’énorme avantage d’introduire une pédagogie stimulante, à deux voix, et un dialogue entre les représentants de deux spécialités, certes voisines mais néanmoins distinctes, car nous prenions la parole soit pour conforter celle de l’autre, soit pour la compléter, soit pour la nuancer. Ainsi, le débat fut permanent, y compris avec les étudiants, à propos de la validité des sources, de la périodisation, de l’instauration de la 29 preuve, du statut de l’enquêteur. Guy Jumel m’invitait de temps à autre à expliciter des notions que nous avons parfois tendance, en sociologie, à utiliser sans précaution : société, groupe, représentation, rapport social, domination… Cela permit à l’un et à l’autre de réfléchir à sa spécialité et à sa propre pratique tout en s’enrichissant mutuellement. Cette expérience nous incitera directement à concevoir un ouvrage exposant les méthodes croisées de recueil, de traitement et de restitution de l’information qui sera publié en 1997 sous le titre Méthodologie des pratiques de terrain en sciences humaines et sociales. Nous entendions ainsi livrer des indications, dans une perspective exhaustive sans doute un peu ambitieuse, à la fois sur l’enquête quantitative, le travail documentaire, le diagnostic, le stage, la monographie, l’exploitation iconographique, l’analyse de contenu, le traitement statistique, la production écrite… Nos activités communes furent nombreuses puisque nous avons en outre participé à des colloques pour présenter l’état de nos réflexions. C’est ainsi que nous irons au Festival d’Histoire de Montbrison, en 1998, dont l’intitulé, cette année-là, nous avait séduit : « À quoi joue-t-on ? Pratiques et usages des jeux et jouets à travers les âges ». Nous y avons présenté une communication commune sur Pouvoirs et sociabilités dans les jeux sportifs. En passant en revue certains jeux d’hier et d’aujourd’hui – papegault, paume, palet, boule – nous avons essayé de montrer les enjeux sociaux (rassemblements sélectifs, sociabilités différenciées, mises en scène festives) et les enjeux politiques (célébration municipale, réglementation étatique, contrôle des institutions) qu’ils suscitent. Notre collaboration scientifique, dans la perspective d’une lecture sociologique des situations historiques et d’un éclairage historique des réalités sociologiques, débouchera sur la publication, en 2002, d’un ouvrage intitulé tout simplement La socio-histoire. Notre ambition était de montrer en quoi, en certaines circonstances et sur certains objets, la conjugaison de sources, de méthodes, d’analyses habituellement rattachées à l’une ou l’autre des deux disciplines est fructueuse. Notre coopération se concrétisa enfin dans le domaine de la formation professionnelle et continue. Sachant que j’avais étudié les réalités du travail à l’usine Thomson puis à EDF/GDF et que j’avais, dans cette dernière entreprise, au niveau régional, procédé à l’évaluation d’un stage expérimental sur la Conduite de réunion, Guy Jumel me proposa, en 1991, de faire des interventions en binôme sur l’animation d’équipe et la résolution de problèmes. Mon collègue avait déjà expérimenté ce type d’interventions pour un Cabinet de consultants dans les secteurs de la banque et de l’artisanat. Non sans appréhension, je me lançais alors dans l’aventure d’une 30 nouvelle pédagogie à deux, en y découvrant les spécificités de la formation professionnelle. En effet, avec des effectifs réduits et des moyens appropriés, celle-ci autorise, de manière dynamique, des postures pédagogiques inhabituelles, entre les apports théoriques, les tours de table, les exercices pratiques, les mises en situation, les références aux expériences des uns et des autres. J’ignorais que je me lançais dans une activité qui allait durer plus de quinze ans, à Angers, à Nantes et à Rennes, que ce soit dans les Diplômes d’Université devenus Licences Professionnelles ou les Maîtrises Appliquées et les DESS devenus Masters Professionnels. Ce type d’intervention duale, au cours de laquelle on est alternativement formateur et observateur, m’a permis de réfléchir à ma pratique pédagogique et, je crois, de progresser dans le métier, que ce soit pour ma capacité à communiquer, ma prise d’initiative, mes réactions à l’imprévu, ma volonté d’adapter les contenus aux différents publics. Si j’ai des compétences en matière de transmission des savoirs, je le dois pour une part à Guy Jumel. Une autre relation durable a été, et est encore, capitale pour moi : celle que j’entretiens avec Christophe Lamoureux. Nos parcours respectifs présentent de fortes analogies puisque nous avons d’abord été recrutés en IUT, lui à Angers en 1988, moi à Rennes, en 1987, avant de revenir sur nos terres estudiantines, à Nantes, où nous sommes devenus collègues après y avoir été étudiants, dans des promotions différentes il est vrai, le privilège de l’âge m’étant accordé. Nous nous sommes connus au milieu des années 80 et nous nous sommes d’abord côtoyés dans les séminaires de doctorat. Nos discussions sur le statut pédagogique et scientifique de la sociologie n’ont jamais cessé, d’autant que nos objets de recherche sont proches, Christophe Lamoureux ayant mené des travaux sur la sociabilité ouvrière, l’identité locale, le sport populaire avant de se tourner vers le cinéma. De ceux-ci, je retiens deux analyses fondamentales que j’exploiterai dans mes propres recherches : d’une part, que les différentes formes de sociabilité s’entrecroisent, s’inscrivent dans un tissu de relations mêlant le professionnel, le résidentiel, le familial, le divertissement en fonction d’un territoire propre à chaque groupe social13 ; d’autre part, que la culture populaire est aussi, en partie, une culture de l’entre soi, autour de relations, de pratiques, de représentations, d’émotions à la fois communes et distinctes, dans une perspective contradictoirement identitaire et concurrentielle14. Je retiendrai aussi de Christophe Lamoureux qu’une des façons appropriées d’examiner ces réalités sociales complexes, est de recourir à 13 Christophe Lamoureux, Le sport dans la culture ouvrière, Thèse de Doctorat de Sociologie, Université de Nantes, 1987. 14 Christophe Lamoureux, La grande parade du catch, PU du Mirail, Toulouse, 1993. 31 l’investigation ethnographique, approfondie, prolongée. Ces apports à la fois méthodologiques et analytiques m’inspireront pour mener à bien mon étude des milieux boulistes et montrer des réalités ambivalentes telles que l’identité locale et la rivalité entre quartiers, la volonté égalitariste et le prestige du champion, le refus du formalisme et l’attrait pour le rassemblement, le goût du spectacle et la préférence pour la participation15. Il me faut enfin citer un autre collègue nantais pour ce qu’il m’a apporté en matière d’ouverture internationale. Il s’agit de Yves Tertrais qui, en me proposant, il y a moins de dix ans, de travailler avec lui au développement de l’activité internationale dont il avait la charge, allait transformer ma vision de l’université et de la sociologie. Certes, j’étais convaincu, depuis longtemps, du bienfait des séjours étudiants à l’étranger mais, en participant directement à l’organisation des échanges, j’en suis progressivement arrivé à constater leur richesse et leur impact sur nos pratiques, pédagogiques et scientifiques. L’accueil d’étudiants étrangers dans mes cours, la visite de collègues d’universités partenaires, la lecture de travaux étudiants expatriés m’ont persuadé qu’il fallait essayer de comprendre les autres systèmes de formation et de prendre en compte des conceptions sociologiques distinctes. Chaque pays a sa propre tradition sociologique. Chaque discipline s’inscrit en effet dans une histoire scientifique et sociale particulière et répond aux intérêts spécifiques du pays considéré. Dans le monde arabe par exemple, l’Egypte, et c’est bien sûr assez logique, considère l’archéologie comme la science sociale par excellence ; l’Algérie accorde une priorité à l’économie et à ses promesses de développement ; le Liban multiconfessionnel attache une importance essentielle à la philosophie16. En Europe, la sociologie obéit également à des principes différents selon les pays. Par exemple, la sociologie allemande se constitue autour de ses fondateurs (Max Weber, Georg Simmel, Ferdinand Tönnies, Karl Mannheim et Werner Sombart) et introduit un lien plus fort qu’ailleurs avec l’économie et l’histoire. Elle sera en outre influencée ultérieurement par plusieurs courants : la théorie critique de l’École de Francfort (Theodor Adorno, Max Horkheimer), la théorie de la connaissance incarnée notamment par Alfred Schütz, la théorie du processus de civilisation développée par Norbert Elias. La sociologie allemande connaît une période d’effacement sous le nazisme, ce qui explique sa proximité, lors de sa reconstruction, avec la science politique et son ouverture aux recherches anglo-saxonnes. Joël Guibert, Joueurs de boules en pays nantais, L’Harmattan, Paris, 1994. Ali El Kenz, Les sciences dans les pays arabes de la Méditerranée, Séminaire sur la comparaison internationale, UFR de Sociologie, Nantes, 25 juin 2008. 15 16 32 Signalons enfin que le développement de la sociologie allemande repose largement sur le financement de fondations, ce qui peut expliquer les priorités accordées à la sociologie urbaine, à la sociologie de l’intégration européenne, à la sociologie des migrations. Malgré des difficultés liées aux soubresauts politiques et à la jeunesse de la nation, la sociologie italienne est désormais bien implantée dans l’espace académique. L’oeuvre de Vilfredo Pareto (1848-1923) en constitue une référence essentielle. Elle introduit notamment une nette séparation entre la sociologie et l’économie. Son influence reste actuelle et explique notamment l’attachement des chercheurs italiens à l’étude des idéologies. Il faut noter, dans cette perspective, l’impact non négligeable soit de la pensée catholique, soit de la problématique marxiste pour imposer une science de la société très liée à la science politique. La Grande-Bretagne, pour mentionner un dernier contexte, s’est constituée autour de grandes enquêtes sociales de la fin du XIXe siècle, d’où la forte considération encore actuelle pour les méthodes empiriques, et a subi l’influence déterminante du fonctionnalisme incarné notamment par des anthropologues de renom tels que Bronislaw Malinowski et Alfred RadcliffeBrown. La sociologie britannique reste très influencée par les autres sciences sociales – anthropologie et histoire surtout - et se tourne en priorité vers l’étude du statut des femmes, de l’identité raciale, des médias. S’il fallait les définir, on pourrait sans doute affirmer que les sociologues britanniques sont plus que les autres ouverts à l’interdisciplinarité et au pluralisme méthodologique (traitement quantitatif, enquête de terrain, récits de vie, archives…). Sur le plan de l’enseignement, la comparaison internationale permet de constater rapidement que les différentes façons d’enseigner sont l’héritage d’une tradition nationale. L’Université française laisse notamment moins de place aux initiatives étudiantes que la plupart des autres pays, elles reposent sur des modalités d’examen privilégiant beaucoup plus que les autres l’excellence rédactionnelle, elle adopte des systèmes d’évaluation – la note sur 20 qui peut comprendre une décimale et la sacro sainte moyenne arithmétique – à la prétention universelle alors qu’ils sont très atypiques, comme si la vérité de l’évaluation se trouvait dans une note incontestable. Les étudiants venus d’autres pays, le plus souvent formés différemment, transforment le déroulement et le contenu des cours qu’ils fréquentent. La plupart des étudiants étrangers, pour des raisons qui tiennent à l’histoire de la sociologie dans leur propre pays, combinent très souvent un savoir livresque plus conséquent que les étudiants français mais, en 33 contrepartie, une expérience de l’enquête plus limitée. Dans de nombreux pays, notons en outre qu’on accorde plus d’importance que chez nous au débat et à la controverse entre étudiants. L’activité internationale initiée par Yves Tertrais est devenue essentielle au sein de notre UFR puisque nous sommes en mesure de proposer aujourd’hui plus de 30 destinations, en Europe surtout mais aussi hors Europe. Les étudiants expatriés sont en quelque sorte les ambassadeurs de la sociologie nantaise. Certains réalisent des mémoires de Master, soit professionnels, soit de recherche, lors de leur séjour à l’étranger, ce qui favorise l’accumulation de données sociologiques sur des pays parfois méconnus. Une autre conséquence de cette orientation internationale a été la mise en place d’un séminaire de recherche sur la comparaison internationale. Depuis trois ans, enseignants et étudiants intéressés par cette démarche communiquent leurs résultats d’enquête ou leurs réflexions méthodologiques. Des séances ont porté par exemple sur le rapport au temps des études en France et en Italie, la laïcité ainsi que l’accueil des immigrés dans ces deux mêmes pays, la lecture publique en France et en Allemagne, les politiques publiques France/Québec, les sciences dans le monde arabe. Quelques intervenants ont plus insisté sur la posture comparative elle-même avec des thèmes comme la comparaison à l’échelle régionale, la comparaison des pratiques culturelles ou encore la comparaison monographique. L’intérêt majeur, sur un domaine finalement peu expérimenté, est de défricher, d’explorer, de progresser ensemble. Pour ma part, influencé en priorité par l’histoire de la sociologie en France, j’avais quelque réticence à envisager spontanément la perspective comparative. Ma participation au séminaire et la préparation de mes communications m’ont progressivement amené à considérer, tout en examinant les limites et les obstacles de la méthode, comme opératoire l’hypothèse émise par Yves Tertrais, selon laquelle la variable nationale devait être introduite pour mesurer son poids sur les pratiques et les mentalités. L’appartenance à un pays donc à une culture, en sus des variables sociales, culturelles, symboliques systématiquement privilégiées, exerce ses effets propres. J’en reparlerai en fin de mémoire lorsque j’exposerai mes travaux actuels et mes projets. Avec le recul, je me rends compte que ces sociologues avec qui j’ai eu des affinités sont, pour moi, des personnes références qui ont, chacune à leur niveau, profondément influencé mes pratiques d’enseignement et de recherche. C’est largement grâce à elles que j’ai compris le lien entre la pratique scientifique et les expériences personnelles. Dans le cadre de l’enseignement, j’applique ce présupposé, non exclusivement bien sûr, en sollicitant celles des étudiants. Je leur 34 demande de se confronter aux réalités de leur phratrie, de leur parcours, de leur vie quotidienne, pour penser la société, pour poser les bonnes questions, pour adopter la posture appropriée, faite de rigueur mais aussi de doute, de prise en compte des résultats mais aussi de leur critique. Il y a malgré tout un inconvénient que de nombreux sociologues ont intériorisé, celui de renvoyer des étudiants à leur condition de classe, de dominé, d’immigré, et à la souffrance à laquelle elle est associée, ou à des moments de vie douloureux. Je n’oublierai jamais, au début de ma carrière, alors que je mettais en évidence, en référence à l’ouvrage de Durkheim, les mécanismes sociaux du suicide, la réaction indignée d’une étudiante qui m’apprend que sa jeune sœur vient de se suicider et qui m’accuse de rapporter cet événement tragique à une simple logique sociale. Par la suite, j’évoquerai toujours les statistiques du suicide avec parcimonie et extrême prudence, en commençant par évoquer les limites de la démonstration quantitative. La sociologie m’a toujours semblé une aventure intellectuelle, à l’inverse de la rigidité et de l’application mécanique de formules toutes faites, au cours de laquelle on choisit des objets, des terrains, des temporalités et on produit des résultats. Mon parcours, et il faut y inclure mes expériences et mes rencontres, m’incite à penser la question de manière épistémologique, celle qui renvoie à la définition scientifique de la sociologie : postures, contenus, procédures, par rapport aux autres sciences. Depuis mes années d’apprentissage, il est vrai aussi que la certitude d’une sociologie comme science s’est partiellement émoussée au profit d’une discipline spécifique, intermédiaire entre philosophie et science dite dure, « à la fois comme une pensée spéculative de type philosophique et comme une discipline positive enracinée dans les faits »17. Ma sociologie résulte bien sûr de l’acquisition académique mais elle porte aussi, me semble-t-il, la marque d’autres expériences biographiques : mes différents contrats d’étude avec des partenaires de l’activité économique, sociale et culturelle entre 1982, année de soutenance, et 1987, année du recrutement à l’université ; mes interventions en formation continue qui m’exposent aux interrogations de professionnels ; mes conférences sur les méthodes d’enquête, sur le rôle social des jeux et des loisirs, destinées à un public non spécialisé ; mes engagements aux côtés de militants des loisirs et des jeux populaires dans le cadre de l’Institut culturel de Bretagne. Tout ceci construit ma réflexion sur le statut, la production et l’usage des connaissances, entre sociologie fondamentale, science pure et désintéressée d’une part, et sociologie appliquée, utile, pragmatique, enseignée d’autre part. Sans doute aurais-je essayé de 17 François Dubet, L’expérience sociologique, La Découverte, Paris, 2007, page 3. 35 contribuer aux deux, de réunir les inconciliables, avec hésitations, sans parvenir à choisir et à revendiquer pleinement l’une ou l’autre. J’ai toujours été dérouté par les reproches auxquels on s’exposait : le public non spécialisé considère la sociologie comme trop abstraite, désincarnée, inutile, obscure tandis que le public initié est prompt à rejeter ses aspects pratiques, concrets, empiriques. La satisfaction des uns et des autres semble impossible. Cette lutte généralement feutrée se retrouve sur un plan pédagogique, les orientations entre une sociologie professionnelle, plus concrète, c’est-à-dire conçue, au moins en partie, en lien au marché du travail et celles d’une sociologie basée sur des connaissances fondamentales, plus abstraites, semblant inconciliables. Cette dualité se retrouve dans les Masters, Masters professionnels d’un côté et Masters recherche de l’autre. La grande peur, certes en partie justifiée, avec les premiers, étant pour les chercheurs de se retrouver pieds et poings liés aux entreprises donc de perdre leur indépendance. Je me demande néanmoins si de telles craintes ne sont pas excessives, la recherche financée étant dépendante de toute manière d’organismes de tutelle, en France, le plus souvent, l’Etat ou les collectivités territoriales. Les contrats d’étude que j’ai réalisés entre 1982 et 1987 m’ont imposé indéniablement des obligations à l’égard du commanditaire, peut-être des autocensures, mais elles existent aussi dans la recherche strictement universitaire, d’un autre ordre probablement, le jugement de l’entreprise étant remplacé par celui des pairs. On rédige donc toujours pour des destinataires. Ces contrats m’ont aussi imposé des règles de travail : rédaction synthétique et claire, respect d’un calendrier, restitution résumée et orale, déontologie rigoureuse, investigations judicieuses. Finalement, ces exigences propres au statut de chercheur sur commande, avec un engagement participatif fort, des grilles d’analyse spécifiques, relèvent d’une nécessaire rigueur, bien utile dans toutes les autres sphères du métier de sociologue pour le contrôle des sources, l’analyse prudente des données, le croisement des investigations, la vigilance rédactionnelle. Cette expérience des contrats d’étude, ajoutée à mon passage comme enseignant à l’IUT de Rennes où je dus montrer, pour ne pas dire démontrer, le lien entre réflexion sociologique et pratique de l’animation socioculturelle18, mes interventions en Formation continue, mes enseignements méthodologiques, mes cours théoriques sur la culture et les loisirs, mes publications, mes conférences et mes participations à de nombreux colloques font sans doute que j’ai opté pour une vision plurielle de la sociologie. Une illustration parmi d’autres avec les classes du patrimoine : Joël Guibert, Guy Jumel, Animation culturelle et développement local, in Identités et économies régionales, L’Harmattan, Paris, 1991, pp. 47-54. 18 36 Il faut dire aussi, depuis mes débuts, que j’ai observé des évolutions heureuses puisque la sociologie est aujourd’hui moins confidentielle et n’est plus considérée comme une spécialité réservée à quelques intellectuels politisés et idéalistes, aux publications peu diffusées, limitées aux initiés. L’idée dominante, me semble-t-il, était aussi que c’était une spécialité aux contours relativement définis, entre les fondateurs (Durkheim, Weber), les anthropologues (Mauss, LeviStrauss, Malinowski) et les penseurs marxistes (Marx, Engels, Althusser), avec des méthodes d’investigation, notamment l’enquête statistique, non contestées et des analyses en termes de classes sociales plutôt bien considérées. Je n’en avais pas conscience au début de mes études mais je découvre progressivement que la sociologie – et donc ma sociologie – n’est pas totalement indépendante d’un contexte social et intellectuel, ce que témoignerait par exemple l’intérêt très vif dans les années 70 pour l’étude de la mobilité sociale – il faudrait plutôt dire l’immobilité sociale puisque c’était elle qui était mise en avant - avec l’idée sous-jacente que la société est injuste puisque basée sur la reproduction sociale, en termes scolaire, matrimonial, professionnel. Quelques voix se font entendre, il est vrai, pour contrebalancer cette théorie générale omniprésente. L’ouvrage de Raymond Boudon, L’inégalité des chances, publié en 1973 en est un exemple célèbre. Tout en ne niant pas le poids de la stratification sociale, celui-ci se démarquait des théories de la reproduction sociale et donnait priorité au choix rationnel des formations par les individus. Il concluait à une diminution de l’inégalité des chances donc à une démocratisation de l’enseignement, quoique lente. Il faut le reconnaître, pour des raisons théoriques évidentes, les enseignants nantais incarnant d’autres sensibilités furent peu attentifs aux transformations des mécanismes de sélection sociale issues de l’augmentation des taux de scolarisation. Une telle argumentation, sans être dissimulée, fut assez négligée dans l’enseignement dispensé et m’affectera assez peu. Il aurait été pourtant bien utile de saisir la transformation plus rapide de la structure scolaire par rapport à la structure sociale qui mènera par exemple des publics nouveaux à l’université. Le fait que les catégories populaires soient moins favorisées que les autres est une chose, qu’elles le soient toujours autant en est une autre. Sans revendiquer une certitude statistique, je suis frappé de constater la proportion non négligeable, en sociologie, d’enseignants du supérieur d’origine populaire – Laurence Viry livre de beaux témoignages recueillis auprès d’eux19 - ce qui va à l’encontre de la simple reproduction des élites 19 Laurence Viry, Le monde vécu des universitaires, PU Rennes, 2006. 37 intellectuelles. Certes, il faudrait, pour être plus juste, scinder cette catégorie en plusieurs fractions et sans doute constater que la fraction la plus haute est de haute origine. L’un des rôles essentiels attribué à la sociologie, en tout cas c’est ce que je crois comprendre, est donc d’observer la composition sociale, de mesurer statistiquement le poids de la reproduction sociale et d’en révéler les mécanismes. Là encore, avec le recul, cette vocation ne me paraît pas complètement fausse mais elle me paraît très réductrice, d’abord parce que, cette reproduction n’étant pas totale, il faudrait donc s’intéresser à ceux qui y échappent, ensuite parce que la sociologie doit se préoccuper de bien d’autres sujets. C’est ce que je ferai ! Il m’a fallu aussi me départir d’une sociologie française longtemps centrée sur elle-même et largement ignorante des autres sociologies. L’illusion est que la sociologie est relativement unifiée autour de l’étude des classes sociales, mais c’est oublier que la sociologie pratiquée à Nantes n’est pas généralisée, illusion d’autant plus forte que les enseignants nantais sont recrutés, au moins à ses débuts, fin des années 60/début des années 70, sur des bases à la fois scientifiques et idéologiques. Cette forte affirmation d’une sociologie enracinée dans l’analyse des classes sociales renvoie à une conception univoque de l’histoire, celle de Karl Marx indiquant que la classe est rattachée à une étape du mode de production capitaliste débouchant sur la dictature du prolétariat puis, dans une phase ultime, sur l’apparition d’une société sans classes. Dans l’enseignement sociologique qu’on nous dispense, le paradigme historique à visée scientifique rejoint le projet de transformation sociale. Les rapports de classe sont l’objet central de la sociologie, notamment de la sociologie du travail, avec l’idée que le travail structure l’ensemble de la vie sociale, notamment pour les ouvriers dont la conscience de classe est la plus affirmée. Le postulat étroitement déterministe adopté est que la position sociale de classe, concrètement identifiée par la CSP, entretient une relation de dépendance directe avec le mode de vie qui luimême génère et explique les représentations, les conceptions, les goûts. Pierre Bourdieu révisera quelque peu ce schéma en distinguant position et situation de classe20 puis en introduisant, par une relecture de la nomenclature des CSP, les notions de capital économique, capital culturel, capital social, capital symbolique pour classer les individus. De fortes inégalités subsistent et les attitudes restent déterminées par la détention de ces différentes formes de capitaux mais la correspondance apparaît aujourd’hui moins systématique, les styles de vie deviennent brouillés, la condition de classe ne constituant plus un principe unificateur des pratiques, notamment 20 Pierre Bourdieu, « Condition de classe et position de classe », Archives européennes de sociologie, VII, 1966. 38 culturelles. Suite à la déstructuration de la classe ouvrière, au démantèlement industriel, aux révisions idéologiques, « le discours de classe, au sens marxiste, disparaît pratiquement de la littérature sociologique, en France, au cours des années 1980 »21. Ce renoncement quasi général s’accompagne d’une révision du paradigme déterministe dans la mesure où la possibilité de rendre le système social scientifiquement intelligible est désormais discutée. Le travail, et sa sociologie, perdent une partie de leur hégémonie, on s’intéresse aux trajectoires individuelles, on accorde plus d’intérêt aux méthodes qualitatives, on assiste à un éclatement des formes d’identification. Ces transformations du champ sociologique m’inciteront indirectement à affirmer ultérieurement l’importance des loisirs. Aujourd’hui, à la différence des années 70 de ma formation, la discipline est encombrée de publications, colloques, interventions télévisées mais avec de fortes interrogations sur sa réelle utilité, sa contribution au combat politique étant moins décisive et son éclairage sur les projets politiques étant devenu accessoire. Peut-être est-elle sur ce plan détrônée par les sciences politiques proprement dites. Il reste cependant vocation à la sociologie, ce n’est déjà pas si mal, à proposer des vérités sur la vie en société. Cela pose aussi la question de sa véritable scientificité – une science dite « molle » peut-elle énoncer des lois générales ? -, ce qui incite à examiner le principe de réfutabilité. Mais les sociologues ne disposent pas d’une grande théorie à laquelle se rattacher : « ils en sont souvent réduits à improviser des discours improbables de conceptualisations bigarrées, d’observations empiriques au petit bonheur la chance et de rationalisations méthodologico-épistémologiques obscures »22. Comme le souligne François Dubet, « à l’aube des années 1990, la topographie de la sociologie s’est profondément transformée. Peut-être parce que les équipes, les laboratoires et les chercheurs sont beaucoup plus nombreux, parce que la sociologie est enseignée dans les lycées et parce qu’elle est plus présente dans l’expertise et les débats publics, on voit se former un archipel complexe de tendances, d’écoles et de groupes dont aucun n’est vraiment hégémonique. D’une part, la division du travail sociologique s’est accentuée en fonction des objets étudiés (…). D’autre part, les paradigmes aussi se sont multipliés (théorie de l’action, interactionnisme, 21 Claude Dubar, « Sociétés sans classes ou sans discours de classe ? », Lien social et Politiques, n° 49, 2003, page 36. 22 Bernadette Bawin-Legros, « Un diagnostic de l’état de la sociologie en Belgique francophone », Revue de l’Institut de Sociologie, 2004/1-4, page 4. 39 ethnométhodologie) »23. Apparaissent de nombreuses hybridations possibles dont mes travaux les plus récents portent peut-être la marque : confrontation interdisciplinaire, comparaison internationale, méthodologies croisées, analyses conjuguées. L’idée que la société serait un ensemble cohérent et un système totalement déterminant – idée peu contestée lors de mes études – est une idée qui a fort décliné, même si les partisans de Bourdieu l’ont quelque peu pérennisée. Pour ma génération, la croyance répandue est que la sociologie, par ses études théoriques et scientifiques, propose des solutions en vue de réformes sociales. La croyance (durkheimienne) est que la sociologie participe à l’amélioration de la société, idée peut-être confortée en 68. Ses ambitions inaugurales de rassembler sous sa bannière, de manière hégémonique, toutes les sciences sociales, ayant échoué, la sociologie se retrouve désormais en concurrence directe avec d’autres spécialités pour proposer, ni plus ni moins, des systèmes de compréhension de la vie en société : histoire, anthropologie, communication, science politique, démographie, chacune contribuant à comprendre les mécanismes cachés du fonctionnement social. Les objectifs de la sociologie sont désormais devenus multiples : la sociologie peut avoir pour objectif de dire comment les gens vivent ensemble24 ; de traiter les grands problèmes sociaux ; de dire ce que l’individuel doit au collectif ; d’aider à la décision politique ou managériale ; de résoudre des problèmes concrets (« la banlieue », « la délinquance », « l’immigration », « le chômage »…). En outre, le travail sociologique s’effectue de manière éclectique – à l’université, dans les institutions de recherche, dans les instituts de sondage et de statistique, dans les entreprises et administrations, dans les médias…- ce qui introduit une vision brouillée et confuse de la discipline. Ceci est à rapporter à l’hyper spécialisation croissante de la discipline : « Dans la confrontation généralisée des disciplines aux objets, la sociologie fait chaque jour davantage figure de parent pauvre. Elle ne peut en effet asseoir son identité sur le monopole d’une technique spécifique et reconnue (tout le monde fait des enquêtes) comme le fait l’économie politique avec l’économétrie, elle ne peut se prévaloir du contrôle des sources comme le font les historiens, ni des voyages au long cours, et encore moins de techniques d’écoute et des tests de psychologues et autres psychanalystes. Au moins pensait-elle disposer d’un objet plus général et plus noble que les autres, l’interrogation du rapport social en tant que tel ou mieux la réflexion sur la société, ensemble des sous-ensembles. Aux sciences sociales spécialisées les 23 24 François Dubet, L’expérience sociologique, La Découverte, Paris, 2007, page 47. Claude Javeau, Petit manuel d’épistémologie des sciences du social, La lettre volée, Bruxelles, 2003. 40 sous-ensembles, au sociologue la parole globalisante sur l’ensemble le plus général »25. Ce constat désabusé est sans doute excessif mais il est vrai que l’objet de la sociologie est peu différencié - « la société » - et que ses méthodes résultent d’emprunts à d’autres labels. Le métier de sociologue est mal identifié – nous avons tous été confrontés à la confusion récurrente avec le psychologue ou le travailleur social - ou, pour le dire autrement, l’identité professionnelle du sociologue est mal définie. La méthode classique ou canonique de la spécialité – l’enquête statistique – rend finalement mal compte des changements sociaux, la photographie sociale qu’elle délivre est vite dépassée, sans parler du fait que le quantitatif est beaucoup moins qu’avant en odeur de sainteté chez les nouveaux sociologues. La rupture ne passe plus obligatoirement par l’objectivation statistique ; la recherche relève, comme le soulignait Michel de Certeau, du bricolage intellectuel ; la micro-sociologie a acquis ses lettres de noblesse, ce qui fait dire à Jacques Lautman que, loin de la prophétie sociale, la sociologie est « la science des petits faits vrais »26, d’où la nécessité, pour moi en tout cas, d’observer ceux-ci sur le terrain. 2. L’attrait du terrain Je le dis tout net : ma conception de la sociologie, tout en s’inspirant bien entendu des auteurs étudiés, s’est largement construite autour de l’enquête de terrain, marque de fabrique nantaise il est vrai puisque les enseignements de méthode qualitative et quantitative y sont en bonne place : « leurs mémoires (à l’université de Nantes) donnaient des exemples de petites enquêtes reposant sur des statistiques, des entretiens, parfois sur un peu d’observation. Plusieurs de ces maîtrises nous semblèrent très intéressantes »27. Cette approche est en conformité avec mes compétences et attirances pour le rôle d’enquêteur proche, confident qui pense approcher la réalité sociologique en accordant la priorité aux investigations. J’opte en priorité pour le terrain, dans son sens à la fois spatial et sociologique, celui du terrain à défricher, celui de la méthode à mettre en oeuvre (telle enquête, tel dispositif d’investigation) et celui de la thématique retenue (l’étude de telle fête, de tel jeu….). On ne peut dissocier les résultats de la recherche et les démarches organisant leur production, les conclusions des travaux et les protocoles méthodologiques y menant. Les procédures de description doivent être examinées autant que les Bernadette Bawin-Legros, « Un diagnostic de l’état de la sociologie en Belgique francophone », Revue de l’Institut de Sociologie, 2004/1-4, page 27. 26 Jacques Lautman, « Sur le propos de sociologue », Le Débat, n° 79, 1994, page 97. 27 Jean-Michel Chapoulie, « Enseigner le travail de terrain et l’observation : témoignage sur une expérience (19701985), Genèses, n° 39, juin 2000, page 149. 25 41 procédures d’analyses des phénomènes sociaux. J’adhère à l’idée mentionnée par Jean-Claude Passeron que la sociologie se distingue du sens commun en étant une science empirique définie par l’enquête, ce qui implique d’associer investigation concrète et investissement théorique28. Cette posture renvoie à mon goût du concret, d’un concret multiple réunissant le témoignage, la distribution statistique, le comportement observé, l’image, l’archive, avec la préoccupation constante de la critique des sources, celles de première main qui ne sont pas pour autant irréfutables ou celles de seconde main (la donnée statistique est une construction). Cette vigilance a pour effet de nuancer le propos sociologique que je préfère considérer, même après vérification, comme plausible plutôt que vrai. Cette démarche n’est pas singulière, si l’on en croit les propos de Daniel Bizeul sur les objectifs des sociologues : « aboutir à une information sûre et vérifiée et à une compréhension acceptable, en recourant aux témoignages, aux preuves matérielles, à leurs propres observations, en exerçant un doute méthodique sur ce qui est déclaré ou montré, en diversifiant les sources et en recoupant les informations, en opérant une reconstitution qui soit étayée par des preuves et apparaisse plausible »29. Bien qu’elle soit longue, fastidieuse, perturbante, académiquement moins rentable, j’ai préféré mettre l’investigation de type ethnographique en bonne place, deux traditions fondatrices se conjuguant sur ce plan : celle des premiers ethnologues de terrain (Franz Boas notamment) et celle des sociologues de l’école de Chicago. Daniel Cifaï rappelle que la recherche pionnière qui fait le lien entre l’une et l’autre est celle de W.B. Dubois, The Philadelphia Negro, publiée en 1899, qui conjugue entretiens, cartographies, questionnaires, observations, comparaison historique, bien avant Middletown, des époux Lynd, publié 30 ans plus tard et qui reposera sur une méthodologie similaire, et même The Polish Peasant, souvent cité sur ce plan, bien que cela soit plus contestable car surtout issu de correspondances, publié à partir de 1918. L’histoire des méthodes de terrain en sociologie qui se concentre souvent sur l’observation participante pratiquée à Chicago dans les années 50 - par Becker, Goffman et Hughes notamment - est quelque peu à réviser puisque des investigations réalisées ailleurs sont aussi à considérer, ne serait-ce qu’en France à la même époque, dans le domaine du travail, avec Jacques Dofny, 28 Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique, Nathan, Paris, 1991. Daniel Bizeul, « Le récit des conditions d’enquête : exploiter l’information en connaissance de cause », Revue française de sociologie, XXXIX-4, 1998, page 765. 29 42 Jacqueline Frisch-Gautier, Renaud Sainsaulieu, Alain Touraine par exemple30. Ceci dit, malgré ses mérites indéniables, l’enquête de terrain est un mode parmi d’autres de production des données en sciences sociales, l’enquête dite qualitative ayant des procédures moins formalisables - elle requiert intuition, improvisation, bricolage des approches - que l’enquête dite quantitative. On entend souvent dire que l’enquête de terrain ne s’apprend pas dans les livres : certes, elle s’acquiert mieux par l’expérience même, en se confrontant soi-même à ses réalités, mais la connaissance de la tradition, y compris française, avec il est vrai du retard par rapport à l’anglosaxonne, ne doit pas cependant être négligée31. Elle m’a été précieuse pour concevoir la notion d’inventaire et l’opportunité de recenser les objets de la vie quotidienne, avant de considérer la culture de leurs propriétaires. L’inforjetable, article de Yvette Delsaut32, est une illustration brillante de cette posture, les objets de la vie domestique étant révélateurs de goûts et dégoûts, de cultures du corps, de styles de vie. Alors que dans la plupart des travaux publiés et des enseignements que j’ai reçus, les dimensions personnelles du travail de terrain sont tenues pour négligeables, j’y accorde beaucoup d’importance, d’où la nécessité d’un journal intime de terrain pour réfléchir à son rôle, son implication, sa motivation. Le terrain est une expérience scientifique mais c’est également une expérience humaine au cours de laquelle nos valeurs sont bousculées, l’impression fréquente étant en effet de succomber au voyeurisme et de déposséder les observés de leur intimité. L’expérience de Janine Favret-Saada33 est à cet égard très instructive. Toutefois, je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette assertion empiriste qui laisse entendre qu’on peut se contenter de l’apprentissage sur le tas et des seules vertus de l’expérience. Je crois que toutes les manières de s’approprier les procédures, les conditions, les problèmes du terrain sont bonnes : étudier les manuels ; recevoir les enseignements des professeurs à ce sujet et ceux de Jean Peneff furent, pour moi, précieux ; lire les expériences des autres qui nous instruisent et nous livrent des indications sur la démarche à adopter, à l’instar du Journal d’ethnographe de Bronislaw Malinowski ou de Tristes tropiques de Claude Levi-Strauss ; enseigner la méthodologie aux étudiants, ce qui nous fait progresser dans notre compréhension de l’enquête, en la communiquant, sans compter ce qu’ils nous apportent en réalisant eux-mêmes Jean Peneff, « Les débuts de l’observation participante ou les premiers sociologues en usine », Sociologie du travail, n° 1, 1996, pp. 25-44. 31 Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, Payot, Paris, 1947 ; Marcel Maget, Guide d’étude directe des comportements culturels, CNRS, Paris, 1953 ; Marcel Griaule, Méthode de l’ethnographie, PUF, Paris, 1957. 32 Yvette Delsaut, « L’inforjetable », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 74, 1988. 33 Janine Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le Bocage, Gallimard, Paris, 1977. 30 43 des dossiers et en nous les présentant. Bref, toutes les manières peuvent être efficaces et complémentaires pour maîtriser du mieux possible l’enquête de terrain, y compris d’ailleurs les expériences biographiques que l’on réinvestit dans la recherche : j’étais un familier du jeu de boules avant d’en entreprendre l’ethnographie et l’analyse. La connaissance, explicite et surtout diffuse, des règlements, des façons de jouer, des normes de constitution des équipes, des codes de sociabilité (« la tournée » du gagnant par exemple), m’a permis de m’adapter plus facilement au terrain, de trouver une place, d’évoquer mon statut de joueur de pétanque, de faire comprendre aux boulistes étudiés que j’étais l’un des leurs sans dissimuler le rôle distinct que j’endossais, celui de « chercheur ». C’est une sorte de familiarité à distance, de dispositions pratiques pour neutraliser du mieux possible les risques éventuels de violence symbolique ou de distance sociale, qu’il faut introduire. Je ne crois pas cependant qu’il faut s’illusionner en pensant que notre connaissance des rapports sociaux permet facilement d’accéder à cette posture. Les qualités personnelles, socialement constituées il est vrai, pour établir et entretenir les relations, sont cruciales et je rejoins en cela Jean-Pierre Olivier de Sardan : « il faut surtout maîtriser les codes locaux de politesse et de bienséance pour se sentir à l’aise dans les bavardages et conversations impromptues, souvent les plus riches en informations »34. Il y a donc des conditions pratiques et relationnelles à respecter pour accéder à la validité anthropologique. S’établit « un pacte ethnographique », à l’instar du « pacte autobiographique » défini par Philippe Lejeune35, qui engage le chercheur sur la fiabilité de ses données. Sans être des fragments de réel et conservées comme tels (illusion positiviste), celles-ci ne sont pas pour autant de simples constructions issues de la sensibilité du chercheur (illusion subjectiviste). Les données sont des « traces objectivées » par le chercheur, elles sont des produits de connaissance. L’expérience concrète est certes irremplaçable mais elle ne condamne pas l’aide apportée par les lectures. Si je n’avais pas lu Asiles, je n’aurai pas adopté la même façon d’être et d’observer à l’hôpital psychiatrique. L’expérience ethnographique de Goffman m’a guidé : s’installer incognito, participer à la vie collective selon les opportunités qui se présentent (se mêler aux discussions, ne pas poser de questions exagérément directives, accepter les activités proposées…), noter ce qui relève des relations soignant/malade, de la vie clandestine, des cérémonies rituelles, de l’occupation du temps, des transactions matérielles… 34 35 Jean-Pierre Olivier de Sardan, « Sur la production des données en anthropologie », Enquête, n° 1, pp. 71-109. Philippe Lejeune, Je est un autre. Le pacte autobiographique, Le Seuil, Paris, 1980. 44 À mon sens, on ne saurait donc trop souligner les vertus du journal d’enquête pour consigner des remarques à propos de la place de l’observateur, de son influence, de ses compétences, de ses choix, le tout pris dans les conditions sociales de la production scientifique qui orientent la pratique. Le recueil des témoignages en fait partie. Il autorise la rencontre et instruit durablement : les psychiatrisés, les retraités, les boulistes que j’ai rencontrés m’ont donné des leçons de vie en évoquant certes les joies mais aussi les duretés de la vie. Bonheur et richesse de la rencontre, avec l’impression d’être un confident, « un étranger sympathisant ». Côtoyer durablement la culture populaire, y compris une certaine forme de sagesse populaire, transforme le sociologue. Je ne voudrais pas abuser d’expressions triviales mais la sociologie de terrain est me semble-t-il une école de la vie : les souvenirs, rapportés par les interviewés, des deux guerres mondiales par exemple, avec leur cortège de souffrances, de disparitions, de déracinements, amènent à reconsidérer nos propres difficultés et nos états d’âme, quitte à mieux apprécier la douceur apparente de notre propre vie. L’étude d’un groupe social exige de se rendre sur les lieux qu’il fréquente. Mon premier véritable travail de terrain, à l’Hôpital psychiatrique de Nantes, me marquera durablement. La question de l’enfermement et du traitement psychiatrique en tant que traitement social des déviants est alors au cœur des débats intellectuels. Une affaire ancienne, qui fera aussi l’objet d’un film, celle de Pierre Rivière, ce jeune paysan qui assassine, en 1835, une partie de sa famille, fait avancer mes réflexions. Pierre Rivière, considéré comme idiot ou imbécile, sachant à peine lire et écrire, bien qu’ayant été scolarisé quelques années, rédige lors de sa détention et en dix jours, un mémoire pour tenter d’expliquer son geste. Michel Foucault et l’équipe réunie autour de lui étudient tous les documents disponibles, outre le texte de Pierre Rivière, les rapports de psychiatres, les témoignages, les articles de presse36. Cette étude est non seulement un modèle sur le plan des méthodes mais aussi sur le plan des interprétations, des grilles de lecture puisque s’entrecroisent les analyses historiques (le contexte de l’après Révolution, des suites des campagnes napoléoniennes, de la pénétration des idées républicaines), juridiques (la question de la responsabilité pénale, des circonstances atténuantes), psychanalytiques (l’identification au père, le désir d’inceste, la naissance non désirée), sociologiques (les conflits familiaux, les rapports sociaux, la lutte pour la propriété). Le texte de Pierre Rivière, et c’est évidemment très Michel Foucault (présenté par), Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère…, Gallimard/Julliard, Paris, 1973. 36 45 surprenant venant d’un jeune paysan de 20 ans quasiment illettré, est non seulement un véritable document ethnographique sur les mœurs paysannes de l’époque mais aussi une chronique précise des événements, le crime lui-même mais aussi les pérégrinations de Pierre à travers les campagnes normandes pendant un mois. L’ouvrage dirigé par Michel Foucault, publié en1973, permet de mettre en perspective la lutte des discours, celui d’un dominé qui, habituellement, en est dépossédé face aux discours des spécialistes, ici médecins, juges, notables. Il permet aussi de dépasser l’explication liée à l’aliénation mentale pour envisager une définition sociale de la folie : crime pour venger le père et le libérer de ses tourments mais aussi résultat d’un jeu social autour de l’argent, du contrat matrimonial, de la propriété. Cette lecture attentive de Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur, mon frère…, au tout début de mes études puis pendant la réalisation de ma recherche en Maîtrise, me fit réfléchir à la place de l’individu dans sa communauté locale et sociale, place à la fois contrainte et modifiable, grâce au crime dans ce cas. J’essaierais de me souvenir de cette ambivalence lorsque j’étudierai la retraite ouvrière, celle-ci étant à la fois expression des conditions d’existence et réaménagement familial du temps libre. Je m’en inspirerai également pour envisager le style de vie comme expression à la fois matérielle et symbolique des rapports sociaux. Pendant plusieurs mois de l’année 1977, j’observais donc les fonctionnements d’une institution psychiatrique à Nantes, en songeant aux réalités de l’enfermement rapportés par d’autres, et les conditions d’existence de publics aux vies chaotiques, traumatisantes, mouvementées, bref la condition des opprimés, en grande souffrance morale et matérielle, de ceux qui, avec les détenus, sont sans doute le plus à l’écart des conditions de vie ordinaires. Je commençais donc mes recherches en sociologie avec une population des plus démunies et des plus éloignés de mon propre univers social et culturel, population sur laquelle je ne pouvais m’empêcher de m’apitoyer, dont j’avais envie de défendre la cause et d’améliorer le sort. Les mécanismes de la domination et de l’exclusion, au sens de mise à l’écart37, propres à l’asile renvoient finalement à la violence généralisée de notre système social mais, centré sur ma théorie de la société en termes d’exploitation, j’en viens à négliger les autres dimensions : la prise en charge matérielle, le soutien médical, les tentatives réelles de réinsertion. Dans mes analyses, je donnais la priorité aux causes sociales (origine défavorisée, échec scolaire, famille dispersée, déracinement…) de la maladie mentale, désignée par folie, qu’on peut aussi assimiler à 37 Michel Messu, « L’exclusion : une catégorisation sans objet », Genèses, n° 27, juin 1997, pp. 147-161. 46 l’incapacité de s’aligner sur les normes sociales. Mes conclusions s’inspiraient largement des analyses de Marx sur l’aliénation – la folie résulte de l’asservissement des plus exploités au mode de production capitaliste ; de Durkheim sur l’anomie – l’état qui conduit à la relégation psychiatrique résulte d’un affaiblissement de la solidarité familiale et sociale ; de Bourdieu sur la domination – les moins pourvus en capital (économique, social, culturel, symbolique) ne maîtrisent pas les règles du jeu social et sont éliminés de celui-ci. Lorsque j’ai entrepris l’étude des jeux de boules, c’est bien sûr l’objet lui-même qui m’intéressait – le jeu et ses dimensions sociales – mais c’était aussi et surtout l’immersion dans les amicales nantaises, ces réunions d’amis fondées pour la plupart entre les deux guerres mondiales, qui m’attirait. J’allais y partager la passion du jeu, les rites, les sociabilités des joueurs de boules pendant de longs mois, découvrir des manières d’être ensemble insolites. J’appliquais les mêmes principes que lors de mes investigations précédentes : négocier son entrée, se faire discret, être à l’écoute, répondre aux sollicitations, s’adapter aux circonstances, saisir les opportunités de recueillir des informations, se dévoiler si nécessaire, réfléchir à la relation d’enquête. J’essayais d’adopter la démarche qui me paraissait la plus appropriée, selon les circonstances, entre déambulation nonchalante et investigation explicite, à base de questionnements et d’observations. 3. La vigilance méthodologique Afin de produire du savoir sociologique, les méthodes de recherche doivent être conformes et adaptées. Elles ne doivent pas être arbitrairement sélectionnées mais doivent correspondre aux objets et aux terrains puis, une fois mises en oeuvre, elles doivent susciter des réflexions sur la relation du chercheur aux enquêtés. La question de la neutralité correspond plutôt à la question de la nécessaire lucidité quant à la relation entretenue avec les enquêtés, sans aller jusqu’à travestir celle-ci, à l’instar de l’ethnologue qui, pour étudier la magie, se convertit et s’initie. Il est vrai aussi, contrairement à ce qui nous était implicitement transmis, dans la tradition objectiviste, que la personnalité de l’observateur n’est pas indifférente au déroulement de la recherche. Le métier paraît standard – il s’agit de rassembler les sources, d’interroger, de comparer, de mesurer, d’analyser – mais la réalisation est variable, sans qu’on puisse véritablement l’attester. Le sociologue n’est pas un acteur quelconque, indifférencié : l’entretien maîtrisé, avec des reformulations, des objectifs, une empathie contrôlée, se distingue de la 47 conversation ordinaire ; l’observation nonchalante, distraite n’est pas assimilable à l’observation construite ; le questionnaire rigoureusement conçu ne se résume pas à une liste de questions… Réaliser une interview ou une observation peut être une entreprise déstabilisante voire douloureuse, dans laquelle on s’implique totalement. J’ai pu le constater en proposant à des étudiants de recueillir des récits de vie ne présentant pas, a priori, de réelles difficultés et qui revenaient profondément marqués, les récits, notamment de proches, pouvant être très émouvants et perturbants. D’une certaine façon, le recueil de témoignages sur la condition sociale, la vie familiale, la vie quotidienne des autres agit comme un miroir et engage l’existence de l’interviewer. C’est le cas, en ce qui me concerne, pour celle qui va du petit village de Touraine à l’Université nantaise en passant par le lycée vendéen et qui intègre les expériences de ma parentèle : l’enfance si particulière de ma grand-mère dans le marais de Brière, la guerre 14-18 de mes grands pères, la vie de ma mère sous les bombardements. L’assertion de Jean-Claude Passeron définissant la sociologie comme « la science empirique de l’interprétation » me semble juste. Les immersions spectaculaires de Philippe Bourgois et de Loïc Wacquant dans les milieux interlopes américains38 me semblent conforter cette posture qui consiste à décrire finement les milieux sociaux étudiés avant d’en analyser les manières de faire et les manières d’être. Il ne s’agit pas pour autant de prôner un empirisme naïf qui consisterait à penser que la collecte des faits se suffit à elle-même car le sociologue assume pleinement sa fonction d’analyste et engage sa responsabilité dans l’écriture. La lecture du journal d’enquête de Michel et Monique Pinçon-Charlot39, quant aux conditions pratiques de l’investigation et à la construction du savoir scientifique, m’a beaucoup instruit à cet égard. Le chercheur doit à la fois réunir les compétences techniques, méthodologiques et théoriques liées à la discipline et les connaissances indigènes au moins minimales sur le milieu qu’il étudie. Par exemple, pour étudier les boulistes et me faire accepter par eux, il me fallait impérativement avoir des notions, si possible correctes, sur les façons de jouer, les compétitions, la répartition des amicales. Les enquêtés vérifient d’ailleurs cela, introduisent des tests pour situer l’enquêteur, l’évaluer avant de lui faire une place. De la même façon, je devais m’être documenté sur l’usine des Batignolles et son histoire avant d’entreprendre des entretiens auprès des 38 Philippe Bourgois, En quête de respect. Le crack à New York, Seuil, Paris, 2001 ; Loïc Wacquant, Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Agone, Marseille, 2000. 39 Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Voyage en grande bourgeoisie, PUF, Paris, 1997. 48 intéressés, ou encore avoir des repères sur la sectorisation psychiatrique avant de me rendre sur le terrain asilaire. La réflexion sur le statut des différentes sources est donc incessante, d’autant que chacune est partielle. Il y a nécessité de les conjuguer et c’est ce que j’ai voulu montrer dans l’ouvrage que j’ai publié en collaboration avec Guy Jumel40. Le pluralisme méthodologique n’est pas un principe aveugle mais il s’applique avec discernement selon l’objet, le terrain, les moyens, les objectifs. J’ai sans doute hérité de Michel Verret ce souci de combiner les investigations selon les circonstances : « une sociologie où de l’immersion pratique à l’observation participante, de l’analyse d’action à l’écoute en situation et en acte, c’est aux choses mêmes, aux hommes et aux groupes qu’il faut aller autant qu’aux recensements, questionnaires et entretiens classiques. Même si ceux-ci restent avant, pendant et après, les contrepoints indispensables pour cadrer, situer, préciser, expliciter ce qui se sera trouvé autrement et ailleurs »41. Mon expérience muséographique à Besançon m’amènera par exemple à réserver une plus large place à l’image, fixe ou animée. Le film auquel j’ai participé me fera prendre conscience que l’image peut, dans certains cas, être irremplaçable, pour saisir des réalités techniques, relationnelles, gestuelles… Ainsi, ce document vidéo42 permet de découvrir les multiples facettes d’un des métiers les plus prestigieux de l’horlogerie mécanique, celui de régleur de précision, avec ses outils caractéristiques (potence, archet, broche, huit chiffres…) et ses interventions manuelles spécialisées (limage, tournage, ajustage…) pour régler les éléments qui composent la montre (ressort, engrenage, échappement, balancier…). L’image permet au néophyte de découvrir le savoir-faire du régleur de précision mais aussi ses qualités gestuelles (minutie, dextérité, postures du corps) et sensorielles (la vue, le toucher, l’ouïe). Support d’animation muséographique, cette réalisation filmique constitue en outre un produit d’observation restituant des résultats et un matériel sociologique complétant les autres formes de recueil des données. Certes, les réticences à l’égard de l’utilisation de l’audiovisuel en sociologie ne manquent pas, pour des raisons sans doute recevables (risque de manipulation, non respect de l’anonymat, mobilisation d’une équipe…) mais il me semble, sous réserve d’une rigueur et d’une vigilance 40 Joël Guibert, Guy Jumel, Méthodologie des pratiques de terrain en sciences humaines et sociales, Armand Colin, Paris, 1997. 41 Michel Verret, « Cultures du haut, cultures du bas », Cahiers du Greco, n° 4, Lyon, 1990. 42 « Monsieur Adrien Pelot, régleur de précision », ¾ U-Matic, couleur, 15 mn, Ville de Besançon, 1984, en collaboration avec Odile Chopard, Bernard Guhur (Atelier audio-visuel de la Citadelle) et Joëlle Mauerhan (Musée d’Histoire Palais Granvelle). 49 équivalentes à celles qui sont investies dans les autres pratiques sociologiques, que ses apports sont indéniables. Elle permet de reconstituer un espace et un temps par une articulation rigoureuse de l’image et du son, elle autorise une accumulation des faits et une réponse à des questions. Lors de ma recherche sur les boulistes, dix ans plus tard, j’ai également exploité les ressources de l’image en filmant et photographiant les lieux, les ambiances, les parties, les compétitions, les échanges entre joueurs. Sans compter que cela donne l’occasion d’endosser un rôle connu, mieux que le rôle de sociologue en tout cas, celui d’un journaliste muni de ses appareils professionnels, ces différents supports me livreront des informations précieuses, en particulier sur la maîtrise gestuelle, les tactiques, la coopération au sein de l’équipe, les réactions corporelles et verbales… Ce recours à l’image fixe et animée rendra possible non seulement la captation des décors, des gestes, des postures mais aussi, à l’instar de Jean Rouch qui prend en compte le feed-back pour une possible anthropologie partagée, le recueil des commentaires des sujets filmés ou photographiés. Ces différentes exploitations – examen attentif des documents, comparaison des clichés, recours au ralenti dans le cas des films, prise en compte des avis des enquêtés - me donneront des possibilités supplémentaires d’appréhender pleinement la richesse et la complexité de l’univers bouliste. La démarche photographique ou filmique, sous réserve de prendre en compte les perturbations qu’elle peut susciter (rassemblement intempestif, mise en scène, ajustement des comportements), est une véritable activité de recherche qui facilite l’entrée sur le terrain, qui stimule les interactions, qui suscite les commentaires des enquêtés sur des situations qui « vont de soi ». Progressivement, j’en suis venu à envisager un rééquilibrage entre méthodes qualitatives et méthodes quantitatives : l’hégémonie du recueil statistique, démarche canonique pendant très longtemps, s’atténue progressivement, avec l’influence ethnographique. Jusque dans les années 80, les enquêtes statistiques réalisées par l’INSEE sont largement exploitées comme moyen de rupture, peut-être avec une fascination excessive : la statistique est assimilée à la vérité, en oubliant parfois qu’elle est aussi construction. La place prépondérante, dans l’enseignement, celui que je reçois en tout cas, de la sociologie holiste et déterministe, objectiviste, pourrait expliquer le moindre crédit accordé aux méthodes qualitatives, jugées moins scientifiques, moins rigoureuses. L’idée bien ancrée est que, de toute façon, l’enquête de terrain est réservée aux sociologues confirmés, seuls capables de la maîtriser. Cette position n’a d’ailleurs pas 50 complètement disparu, en France mais surtout dans des pays où, pour des raisons historiques et des raisons académiques, le rapprochement sociologie/ethnologie/ethnographie est moins accompli (Allemagne, Espagne, Italie, pour prendre des exemples géographiquement proches). Un infléchissement timide avait pourtant eu lieu avec la publication du Métier de sociologue, en 1968 - c’est le point de vue de Jean-Michel Chapoulie - mais sa portée doit me semble-t-il être relativisée, non pour remettre en cause la qualité de l’ouvrage mais pour constater que son influence restera malgré tout limitée. Ce rééquilibrage quantitatif/qualitatif résulte aussi d’un intérêt de plus en plus marqué pour l’approche biographique, celle des histoires de vie popularisée en France par Daniel Bertaux, incarnée à Nantes par Jean Peneff publiant des autobiographies43. Ce dernier reviendra ultérieurement sur son approche pour finalement s’en démarquer très nettement44. Dans ma thèse sur les retraités, j’adopterai cette démarche biographique puisque je recueillerai des récits de vie contribuant à l’histoire sociale de la région, celle des grèves et revendications depuis 1936, mais aussi des fractures sociales constituées par les deux guerres mondiales que mes témoins, à un titre ou un autre, avaient traversées. Le recueil de biographies, dîtes aussi histoires de vie, suppose de se familiariser avec des aspects de l’histoire sociale, au moins d’avoir des repères. C’est même une exigence pour mener correctement les entretiens. C’est ainsi que je me documente sur des événements que les enquêtés sont susceptibles d’avoir connus avant de les interroger. Quelques indications sur les grèves de 36, de 55, de 68, de 71 et de 75, au niveau national et au niveau régional, me seront extrêmement précieuses pour mener les entretiens et explorer, avec ceux qui les ont vécus, ces moments critiques de l’histoire ouvrière. L’histoire de la sociologie n’est pas exempte de paradoxes puisque, sur ce sujet, Pierre Bourdieu, après avoir vivement condamné les récits de vie en 198645, exploitera cette approche quelques années plus tard, avec l’objectif déclaré de « faire dire la vérité de la souffrance »46. Mes conceptions d’une sociologie de terrain orientée vers un croisement des méthodes s’accompagnent d’une posture inductive, « type de raisonnement susceptible de remonter des données de terrain à des constructions théoriques ». Pour les partisans de l’induction, le travail de Daniel Bertaux, Histoires de vie ou récits de pratiques ? Méthodologie de l’approche biographique en sociologie, Rapport Cordes, 1976 ; Jean Peneff, Autobiographies de militants CGTU-CGT, Les Cahiers du Lersco, n° 1, 1979 ; Béatrice Fèvre, Jean Peneff, Autobiographies de militants nantais de la CFDT, Les Cahiers du Lersco, n° 4, 1982. 44 Jean Peneff, La méthode biographique, Armand Colin, Paris, 1990. 45 Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62/63, 1986. 46 Pierre Bourdieu (dir.), La misère du monde, Le Seuil, Paris, 1993. 43 51 terrain ne se réduit pas à une seule activité de description, il est aussi destiné à la production d’analyses théoriques. Les prises de notes, les comptes rendus d’observation, les carnets de bord contribuent à la production organisée des données puis à la mise en écriture ordonnée. Je suis parti de problèmes empiriques pour voir quelles réponses théoriques ils appellent car les réalités sociales ne sont pas réductibles à une théorie pure. Il ne s’agit pas d’envisager un syncrétisme théorique, artificiel par principe, mais une articulation raisonnée, cohérente, entre théories adaptées. C’est ce que j’ai essayé d’appliquer, en partant du terrain puis en élaborant un corps d’hypothèses pour aboutir à l’analyse et à la proposition théorique. J’en suis arrivé à montrer que les fondements de la culture ouvrière reposent sur le familialisme, le localisme, l’idéal festif, la sociabilité égalitaire, l’activité concrète. Cette culture, dans le contexte où elle se trouvait lorsque je l’ai étudiée, est largement redevable d’un ancrage territorial, d’un tissu local, de réseaux sociaux de proximité. Cependant, ces réalités évoluent et il faudrait voir ce qu’il en reste face aux mobilités professionnelles croissantes, aux déstructurations de la classe ouvrière, aux effets de la globalisation et du développement des échanges internationaux… J’ai toujours eu des réticences à opposer radicalement théorie et pratique, terrain et analyse : c’est en réalité, pour moi, un aller-retour permanent, une alternance continue. Le terrain ne se limite pas au concret, il secrète de nouvelles pistes, de nouvelles réflexions, de nouvelles conceptualisations, de nouvelles interprétations : il y a un réaménagement permanent du cadre interprétatif au fur et à mesure que les éléments empiriques s’accumulent. Il s’agit de préférer un empirisme instruit, raisonné à un « empirisme naïf »47. L’immersion sur le terrain a cependant une conséquence paradoxale : en dehors des rencontres liées à l’enquête, elle entraîne une forte solitude du chercheur, très difficile à rompre, les interlocuteurs éventuels – amis, collègues et même étudiants – ne pouvant par principe entrevoir et maîtriser les réalités du terrain, l’expérience progressive du chercheur qui s’y confronte. Pour eux, c’est un monde non seulement inconnu mais étrange. Il est plus simple de converser sur des résultats et leur interprétation. Le modèle de la monographie, sans être un idéal et malgré le discrédit relatif qui le frappe, me paraît fructueux en certaines occasions. C’est que l’étude locale présente des avantages, notamment parce qu’elle permet de mener des investigations approfondies, intensives, circonscrites à un territoire et d’établir des liens entre des modes de vie, des styles de Olivier Schwartz, L’empirisme irréductible, in Nels Anderson, Le Hobo, Nathan, Paris, 1993 (1923 pour l’ouvrage). 47 52 comportement, des expressions culturelles et un contexte local, c’est-à-dire une aire culturelle au sein de laquelle les différents groupes sociaux impriment leurs façons de faire et leurs façons d’être. Le présupposé fondamental d’une telle démarche est que l’appartenance spatiale participe grandement à la définition sociale des individus, ceux-ci adoptant, au moins pour une part, des styles de vie qui relèvent de leur appartenance résidentielle. Certes, les avantages d’une étude précise et exhaustive n’éliminent pas de possibles dangers, en particulier celui d’imposer une définition arbitraire du territoire, de présupposer l’homogénéité communautaire de la population concernée et de généraliser les résultats, comme si on pouvait les étendre à tous les espaces analogues. Malgré ses limites, la monographie bénéficie d’une tradition reconnue et on peut mentionner, entre autres, les travaux de Frédéric Le Play sur les ouvriers du XVIIIe siècle, des époux Lynd dans l’Indiana, de l’équipe réunie autour de Edgar Morin à Plozévet, de Lawrence Willie à Chanzeaux48. Malgré ses limites, mais toute méthode en comporte, j’ai adopté la démarche monographique dans mon étude des joueurs de boules à Nantes. Cela m’a permis, au début des années 90, de couvrir l’ensemble de la pratique et de la population concernée, implantée dans l’agglomération nantaise ; de cerner toutes les dimensions de ce microcosme social ; de conjuguer les investigations ; d’analyser des réalités complexes ; de saisir les changements. Il ne faut pas tomber dans l’évocation nostalgique et identitaire du passé, notamment du passé local, il s’agit de se soucier des différences internes pouvant aller jusqu’à des rivalités voire des conflits. Les témoignages recueillis tendent à les dissimiler, au moins à les atténuer, mais l’observation fine et tenace qu’autorise la monographie finit par débusquer ces relations concurrentielles, entre quartiers et entre amicales dans le cas des joueurs de Boule nantaise. Les archives dévoilent insidieusement cette dimension non harmonieuse de la sociabilité, nécessaire pour affirmer de fines identités, et lors de la lecture de documents anciens, l’humanité s’anime et dévoile la violence de ses rapports sociaux49. Ainsi, en filigrane, entrevoit-on, lors du tournoi annuel du papegault, c’est-à-dire du tir sur une enseigne d’oiseau, organisé sur la Motte-Saint-André dans 48 Frédéric Le Play, Les ouvriers européens, 1855 ; Helen Lynd, Robert Lynd, Middletown, a study in American culture, Harcourt, Brace and W., New York, 1929 ; Edgar Morin, Commune en France. La métamorphose de Plodémet, Fayard, Paris, 1967 ; Laurence Wylie, Chanzeaux, village d’Anjou, Gallimard, Paris, 1970. 49 Arlette Farge, Le goût de l’archive, Le Seuil, Paris, 1989. 53 le Nantes de l’époque moderne, les jalousies et les querelles entre participants, ce qui amènera le gouverneur à nommer lui-même les membres de la compagnie50. La sociologie doit être pensée comme étude des différences car l’uniformité est une vision du sens commun, celle qui amène à considérer par exemple que nous adoptons désormais les mêmes goûts (alimentaires, vestimentaires…) et que nous nous identifions tous à une supposée « culture moyenne », standardisée. Je l’ai constaté à mes dépens lorsque je cherchai une éventuelle « vieillesse ouvrière », finalement introuvable, car les réponses sociales à l’égard de ce statut, même au sein de la seule composante ouvrière, sont très diverses. L’identité collective sans nuances se révèle une fiction. Ainsi, la perspective culturaliste qui attribue à tous les ouvriers, quelle que soit l’époque, la même culture ouvrière, la même culture de la militance doit être abandonnée. Il a bien fallu l’admettre et, malheureusement, c’est devenu de plus en plus évident : l’ouvrier conservateur et même d’extrême droite est une réalité. Peut-être n’avais-je pas suffisamment tenu compte de ces fines différenciations lors de mes recherches antérieures et j’ai essayé lors de mon travail sur les boulistes d’y être vigilant. J’ai le sentiment que l’étude approfondie et multidimensionnelle m’a permis de mettre en évidence les multiples facettes d’une culture populaire méconnue, celle des boulistes, à base de compétitions, de rites, de sociabilités, d’expressions, de représentations. Très vite, j’en suis venu à constater que le choix des méthodes ne se décrète pas mais qu’il se fait selon le contexte de la recherche : dès la réalisation de mon mémoire de maîtrise à l’hôpital psychiatrique, je me suis rendu compte qu’il fallait s’adapter. Ainsi j’observai et partageai un moment de vie avec les personnes y séjournant, sans employer de procédures trop formelles et sans poser de questions de manière trop brutale, ce qui aurait été assimilé à un interrogatoire et aurait suscité la méfiance. J’ai préféré m’immiscer le plus discrètement possible au sein de la collectivité en observant qu’on m’assimilait le plus souvent à un infirmier ou un médecin stagiaire. Souvent, la pratique d’un jeu est d’ailleurs un médiateur essentiel puisque je fus invité à des tablées de cartes, d’échecs ou de dames. Je participai bien sûr aux discussions, tout en répondant le plus vaguement possible aux questions que l’on me posait. Assez rapidement, et malgré les rotations dans les services, infirmiers et malades s’habitueront à ma présence. En revanche, à d’autres moments de la recherche, j’ai eu recours à d’autres modes 50 Joël Guibert, Joueurs de boules en pays nantais, L’Harmattan, Paris, 1994, chapitre II. 54 d’investigation : entretien semi directif avec le personnel, lecture de textes (comptes rendus de réunions, fascicules réglementaires, archives de l’hôpital), exploitation de statistiques internes. Mes choix de méthode se sont inspirés à la fois de l’expérience du terrain et de celle de l’enseignement. Chacun de ses domaines apporte des éclairages, des réflexions, des repères sur les avantages et les inconvénients d’une méthode. L’ouvrage que j’ai publié en 1997 en collaboration avec Guy Jumel résulte de cette double expérience : on apprend les méthodes en les expérimentant – il faut faire soi-même et il ne s’agit pas de contester cette priorité auprès des étudiants – et en les enseignant, par confrontation avec les expériences rapportées dans des textes et les réflexions des étudiants. C’est que l’enseignant-chercheur, grâce à une relation pédagogique satisfaisante et confiante, apprend aussi de ses étudiants, si ceux-ci sont mis en situation de faire part de leurs expériences, de leurs critiques, de leurs objections. Progressivement, pour favoriser leur apprentissage de la sociologie, j’en viens à considérer l’intérêt équivalent d’initier les étudiants aux entretiens, aux observations, aux exploitations statistiques, aux savoirs acquis de la sociologie. Il faut aussi, me semble-t-il, tenir compte de leurs compétences inégales, certains étant plus à l’aise sur le terrain, d’autres dans la lecture plus théorique, l’idéal étant bien sûr qu’ils le soient dans les deux. Il faut donner confiance aux uns et autres pour qu’ils compensent leurs insuffisances mais aussi qu’ils affirment leurs goûts à l’égard de la spécialité, en fonction des objets, des démarches, des théories. L’idée bien française qu’il faille former tous les étudiants à un niveau homogène, une sorte de barrière minimale où tous auraient les mêmes compétences et les mêmes savoirs, celle qui se mesurerait à la note moyenne, me paraît une idée faussement démocratique. Il est d’ailleurs facile de constater que les chercheurs ont également des compétences différentielles et que leurs travaux résultent de conditions scientifiques variées. Comme l’indiquait Charles Wright Mills pour le monde sociologique de son époque, les pratiques sont contrastées51. Les interrogations des étudiants portent fréquemment sur la bonne distance, entre regard proche et regard éloigné, pour viser l’objectivité et éviter la subjectivité. Sans vouloir à tout prix généraliser l’expérience singulière de Richard Hoggart, celle d’un fils du peuple devenu universitaire en vue, qui s’appuie sur sa propre histoire familiale et qui trouve des indications dans l’observation de son propre milieu, ce qui est généralement proscrit, je retiendrai cette leçon de méthode pour ceux que j’encadre dans les travaux dirigés, afin de ne pas exclure cette 51 Charles Wright Mills, L’imagination sociologique, La Découverte, Paris, 2006 (1959), page 23. 55 possibilité d’interviewer des proches. C’est aussi ce que retient Jean-Michel Chapoulie : « pour nombre de ces étudiants, appartenant aux franges inférieures des classes moyennes, dont les origines rurales ou ouvrières n’étaient pas très lointaines, ces biographies étaient des occasions de découvrir les univers dont ils étaient en train de sortir »52. Faire de la sociologie, c’est d’abord penser sa sociologie et sa présentation de soi (façons de faire, de parler, de se tenir…), combiner empathie et distance, sans nier la distance sociale mais en la maîtrisant. La posture méthodologique adoptée a des effets sur le recueil des informations et la production des résultats ainsi que sur la relation enquêteur/enquêté. Chaque méthode a des implications spécifiques. J’ai estimé par exemple que la déambulation photographique avec l’intention de saisir, sur le vif, décors, habillements, gestes ne présentait que des avantages, en particulier, de par la familiarité de l’équipement, de faciliter les contacts. En réalité, les conséquences d’une telle façon de procéder ne sont pas toujours celles qu’on attend et ne sont pas exclusivement positives : certains appréciaient d’être photographiés tandis que d’autres regrettaient de ne pas l’être ; certains regrettaient de ne pas avoir eu le temps de prendre la meilleure pose tandis que d’autres s’offusquaient de ne pas avoir été au préalable sollicités, considérant qu’ils n’avaient pas à être fixés sur la pellicule et craignant que cette trace puisse les discréditer. Il faut toujours avoir à l’esprit que le dévoilement sociologique peut être source d’indignation, à l’instar de ce bouliste que je prenais en photo alors qu’il était supposé être au travail. Plus généralement, la mise en évidence des logiques sociales et culturelles peut être source de problèmes, comme avec des boulistes nantais regrettant que je conteste la légende des origines du jeu ou avec des habitants de Chanzeaux s’indignant qu’on ait pu confondre leur statut d’amis avec celui d’enquêtés, leurs révélations confidentielles avec des propos publics, leur exploitation agricole de type traditionnel avec leur mentalité idéologique de même orientation 53. D’une certaine manière, l’enquêté a une impression de dépossession voire de trahison, d’autant que la restitution des résultats se réalise sur le mode savant. Ceci dit, j’ai essayé pour ma part d’atténuer cette dimension en multipliant les modalités de restitution, scientifiques et vulgarisées : après ma recherche sur les cultures boulistes, je suis intervenu lors d’assemblées générales de la fédération de Boule nantaise; j’ai accepté l’invitation au banquet commémoratif de ses 75 ans ; j’ai témoigné lors des Rencontres internationales sur les jeux traditionnels, à Jean-Michel Chapoulie, « Enseigner le travail de terrain et l’observation : témoignage sur une expérience (19701985 », Genèses, n° 39, 2000, page 148. 53 Laurence Wylie, Chanzeaux, village d’Anjou, Gallimard, Paris, 1970 (Appendice : Chanzeaux répond). 52 56 Nantes, auxquelles je participais, à l’initiative de l’Institut Culturel de Bretagne ; j’ai présenté une synthèse de mes travaux au cours de multiples rassemblements, que ce soit lors d’expositions, à la Maison des Hommes et des Techniques par exemple, lors des congrès de la Falsab - fédération des jeux de Bretagne - et de la Fédération européenne des jeux traditionnels, lors de colloques, notamment à l’étranger. La restitution d’après enquête relève à part entière, me semble-t-il, d’une démarche méthodologique appropriée. Finalement, la meilleure manière, à mon sens, de répondre aux exigences complexes d’une recherche mais aussi de limiter les inconvénients propres à un seul mode d’investigation est de croiser les méthodes, de privilégier un « empirisme éclectique » selon l’heureuse expression de Jean-Pierre Olivier de Sardan. C’est pourquoi, pour étudier les univers sociaux et culturels des joueurs de boules, j’ai eu recours à l’exploitation combinée des archives externes, des documents internes, des articles de presse, des entretiens, des observations, des questionnaires, des photos. 4. La quête du populaire Dans mes investigations, j’ai privilégié l’immersion de terrain et le contact direct tout en m’interrogeant sur mon statut d’observateur, confronté par exemple à la spécificité du langage populaire et à la distance linguistique entre interlocuteurs qui peut résulter de la distance sociale. Bref, étudier les milieux populaires ne se réalise sans doute pas de la même manière que pour les autres milieux, plus proches de la culture savante. Il ne s’agit pas simplement de déambuler dans les zones résidentielles concernées et d’interroger les habitants, il faut se faire accepter dans les quartiers ouvriers ou les usines. L’étude de la classe ouvrière ne me déplaît pas mais, assez vite, au début de mon parcours en sociologie, la conception singulière de cette catégorie sociale me heurte : sans nier qu’il puisse exister une telle classe par rapport à d’autres, je m’interroge sur la diversité de sa composition. Les ouvriers non qualifiés ne sont pas les ouvriers qualifiés, les ouvriers ruraux ne sont pas les ouvriers urbains, les ouvriers immigrés ne sont pas les ouvriers autochtones, les ouvriers militants – jamais plus d’un quart de la catégorie faut-il le souligner – ne sont pas les ouvriers non syndiqués, les ouvriers mariés à une ouvrière ne sont pas les ouvriers mariés à une employée et on pourrait multiplier les critères. Finalement, toutes ces spécificités différencient nettement ceux qu’on a tendance à uniformiser dans une sorte de domination partagée ou de conscience de classe unifiée. Je m’en rendrai compte lors de ma thèse, lorsque je 57 constaterai combien les retraités du bâtiment sont fort dissemblables des retraités de la métallurgie, les uns et les autres partageant pourtant la condition de travailleurs manuels salariés. Mon initiation à la sociologie porte en priorité sur le monde populaire. Deux orientations pédagogiques se complètent, celle incarnée par les sociologues marxistes et celle représentée par les proches du centre de Sociologie Européenne, complémentarité incarnée par les fondateurs du Département nantais, en 1967, Michel Verret et Jean-Claude Passeron, tous deux ardents défenseurs de la conjugaison réflexion théorique et enquête de terrain. Les travaux d’enseignants ayant exercé à Nantes – les autobiographies et ethnographies de Jean Peneff ; les exploitations statistiques de Christian Baudelot et de Jean-Paul Molinari ; les entretiens approfondis de Charles Suaud ; les carnets ethnographiques de Anne Guillou et de Olivier Schwartz ; les réflexions méthodologiques de Stéphane Beaud, de Jean-Claude Passeron et de François de Singly – en portent témoignage. Malgré mon ignorance relative de la vie urbaine et ouvrière, sauf à travers celle de mes aïeux, ma mère un temps couturière et mon grand-père cheminot, peut-être ai-je voulu étudier autre chose que ce qui renvoyait à mon identité familiale et sociale, m’en éloigner, avec mon autre grand-père vendeur de bestiaux et des parents commerçants, statuts assimilés aux classes moyennes comme il pourrait être dit. Ce n’est pas exceptionnel si on se fie à l’assertion de Wright Mills : « Personne n’est en dehors de la société ; le problème, c’est de savoir la place que chacun y occupe. En général, le sociologue est de classe, de pouvoir et de statut moyens »54. Lorsque j’en ai eu l’occasion, j’ai sans doute eu envie de redécouvrir mes racines populaires, un peu oubliées, mon père étant toujours, sauf à la fin de sa vie, resté peu bavard à ce sujet, en partie pour avoir souffert d’une éducation rurale très rigide et voulant sans doute en effacer le souvenir. J’en vois un indice dans son refus implicite de nous emmener, mes sœurs et moi, sur les traces de son enfance, pourtant géographiquement proches, près de Châteaubriant, à une heure de trajet de notre domicile nantais. Mon désir de réhabiliter, ou tout simplement de retrouver ce monde perdu – mes deux grands pères ont disparu il y a maintenant plus de 40 ans - influencera certainement mes orientations autour du populaire. Un devoir de mémoire, pour reprendre une expression galvaudée, en quelque sorte. Pourtant, très tôt, je découvre, de par l’activité commerçante de mes parents, la diversité des milieux sociaux, relative cependant car un petit bourg de Touraine des années 1950 comporte peu de classes dominantes, peu d’élites intellectuelles en tout cas. 54 Charles Wright Mills, L’imagination sociologique, La Découverte, Paris, 2006 (1959), page 188. 58 L’instituteur, le médecin, le maire composent à eux seuls la strate des notables ! En revanche, les artisans, les ouvriers du bâtiment et de la petite industrie et, bien sûr, les paysans constituent la majorité. Je conserverai sans nul doute, dans l’étude de la société, ce réflexe de penser l’hétérogénéité avant l’uniformité. Ni héritier, ni boursier, mon rattachement à la classe moyenne par mes grands-parents paternels et mes parents, classe fourre-tout, la plus mobile sur l’échelle des déplacements sociaux, comme la sociologie me le révèlera ultérieurement mais aussi mes attaches populaires par mes grands-parents maternels – cheminot et employée à domicile – ne me prédestinaient pas naturellement à une carrière universitaire. Ma scolarité se déroulant convenablement, sans plus, père et mère rêvent d’une réussite à l’École Normale, la petite s’entend, il ne faut pas exagérer, celle des instituteurs, d’ailleurs la seule connue. Je me reconnais dans ce que déclare François Dubet au sujet de sa scolarité : « j’ai eu la chance de naître au moment où il suffisait d’être dans le quart des meilleurs élèves de la classe pour être aspiré vers les études grâce à la première vague de massification. (…). Je ne garde de ma scolarité ni le sentiment héroïque de m’être arraché à une condition sociale ni le sentiment d’humiliation et de gêne d’avoir trahi mon milieu social »55. Mon parcours scolaire loin d’être parfait, j’échouerai au concours des instituteurs, mes parents se consolant alors en pensant que je prendrai la succession de l’affaire familiale, boulangerie vendéenne qui se transformera en café nantais un peu plus tard. L’avenir en décidera autrement et, à mon sens, ma nomination en tant que maître d’internat remplaçant, en 1973, lors de ma première année universitaire, sera décisive : je pouvais désormais disposer de revenus acceptables, c’est-à-dire suffisants pour un étudiant logé chez ses parents, et prendre mon temps, celui des études surtout. Ce sera possible grâce au cumul des statuts de maître d’internat et de surveillant d’externat pendant près de dix ans, toute la durée de mes études, au point même que ma carrière de pion s’achèvera le mois de ma soutenance de thèse, en juin 1982. J’avais eu entretemps l’opportunité de me lancer totalement dans la vie estudiantine, d’endosser rageusement le statut d’étudiant, avec les études bien sûr, mais aussi les sorties, les fêtes, les concerts… et les moments de contestation ! Ma longue expérience de surveillant de collège, sans constituer un travail de terrain proprement dit, s’en rapproche néanmoins. J’ai profité de cette activité qui s’étendit donc sur près 55 François Dubet, L’expérience sociologique, La Découverte, Paris, 2007. 59 d’une dizaine d’années pour observer les comportements des élèves et saisir ce qu’ils devaient à leur enracinement social et local : les fils de marins du Collège d’enseignement technique des Sables-d’Olonne, mon premier poste, s’initiant à la chaudronnerie, à l’ajustage, à la maçonnerie, à la mécanique ; les fils d’ouvriers de Brière, des Chantiers navals nazairiens et de la Raffinerie de Donges dans un établissement similaire à Pontchâteau ; les enfants de paysans, d’ouvriers ruraux et de petits commerçants au Collège d’enseignement général de Challans ; les fils et filles d’ouvriers d’usine et d’immigrés de la banlieue nantaise. Je ne manquais pas de réfléchir, sur le vif, aux analyses relatives à la culture manuelle et technique formulées en particulier par Claude Grignon et à la reproduction scolaire des inégalités sociales proposées par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron d’un côté, Christian Baudelot et Roger Establet de l’autre56. Je m’interroge, en me référant probablement de manière plus ou moins consciente à mon propre parcours, celui qui va de la petite école rurale à l’université en passant par le collège d’enseignement général, sur le caractère inexorable des mécanismes à l’œuvre en milieu scolaire et qui mène pour le dire vite à reproduire la condition parentale ou, à l’inverse, à y échapper miraculeusement. Mon propre père il est vrai affichait ostensiblement son respect des statuts sociaux jugés nobles, pour lui celui de l’instituteur en était un, mais ne reniait pas pour autant sa propre condition. Je me demandai alors si les élèves dont j’avais la charge étaient irrémédiablement condamnés à rester prolétaires. À grands traits, les statistiques l’affirment mais cette logique statistique implacable n’interdit pas à certains de réussir d’autres voies. À ma modeste mesure, j’essayais d’y contribuer. Ainsi, contre toute logique, je formai, dans le cadre du foyer socio-éducatif que j’animai, des élèves de la Section d’Éducation Spécialisée, les plus étrangers à la culture scolaire, à la pratique des échecs, jeu réputé élitiste. Je me suis exposé aux sarcasmes de nombreux collègues mais j’ai découvert alors que ces élèves, contre toute attente, manifestaient de réelles capacités dans cette activité ludique et que, par ce biais, ils gagnaient un peu de confiance dont ils étaient, en tout cas sur le plan strictement scolaire, habituellement dépourvus. Je revois, non sans plaisir, l’étonnement du directeur et du conseiller d’éducation, ceux-ci étant il est vrai les rares membres de la communauté scolaire à m’avoir soutenu, lorsque je leur appris que l’équipe ainsi constituée participerait au championnat départemental scolaire du jeu d’échecs. Bien sûr, cela n’a pas suffit à contrecarrer réellement les mécanismes de la Claude Grignon, L’ordre des choses, Minuit, Paris, 1971 ; Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, La reproduction, Minuit, Paris, 1970 ; Christian Baudelot, Roger Establet, L’école capitaliste en France, Maspero, Paris, 1971. 56 60 relégation scolaire mais j’ai le sentiment et la fierté d’avoir œuvré à mon niveau, certes symbolique, à une reconquête, même timide, de leur dignité. Je constate en outre que ces catégories d’élèves particulièrement démunies et incitées à l’être par les institutions ont une vive conscience de la place qu’elles occupent, du rôle de l’école dans cette marginalisation, de leur avenir plus qu’incertain, des stigmates dont elles sont porteuses, notamment sur le marché des relations, du mariage et du travail. Je découvre en même temps leur vive sensibilité, leur conscience aigue, leur envie de s’en sortir et, sans nul doute, je garderai ces constats à l’esprit lorsqu’il s’agira de mettre en forme ma compréhension des cultures populaires et de leurs potentialités. Cette expérience professionnelle, souvent méprisée et jugée insignifiante – pour beaucoup, il suffit simplement de savoir « surveiller » – me sera pleinement bénéfique, sur le plan de la maturité personnelle et sur le plan de la compréhension du fonctionnement social, celui de l’institution scolaire vue de l’intérieur. Finalement, l’établissement scolaire fut, pour moi, un observatoire privilégié où je me suis senti bien, où j’eus le sentiment, peut-être naïf, d’œuvrer en faveur de l’éducation, en particulier des moins bien lotis – ceux de l’enseignement technique et de l’enseignement spécialisé – mais aussi où j’eus la possibilité d’observer le fonctionnement de l’institution, de saisir concrètement les inégalités voire les injustices. Malgré mon statut subalterne et, bien sûr, mon impuissance à changer le système, je fis le maximum pour être utile, pour conseiller les élèves et j’ai étonné plus d’un de mes proches en déclarant que j’appréciais mon rôle de pion ! Pour conclure sur cet épisode, une durée significative de ma vie quand même, une anecdote pourrait symboliser et résumer cet engagement éducatif : près de 30 ans plus tard, à ma grande surprise mais aussi grande joie, un jeune partenaire bouliste, Bruno, ancien élève du dernier collège nantais où j’ai exercé, désormais marié, père de famille et ouvrier intérimaire, viendra me taper sur l’épaule et se rappeler à la fois respectueusement et amicalement à mes bons souvenirs ! J’ai échappé au métier de commerçant pour celui d’universitaire, mais je crois pouvoir dire que ce n’est pas grâce à une atmosphère familiale qui s’y serait prêtée. Complètement investis dans le commerce, trop absorbés, mes parents négligeaient les autres activités, notamment de loisirs, ce qui fit aussi qu’ils suivirent très distraitement ma scolarité, jetant vaguement un œil sur le bulletin périodique. Je n’ai pas le souvenir d’avoir été aidé dans mes devoirs à la maison. L’univers du petit commerce familial, ajouté à la dimension restreinte de la 61 petite ville de province où nous résidons lors de mon adolescence, sont peu propices aux investissements culturels : le théâtre, la musique, le cinéma, la lecture étaient loin d’être des activités prioritaires. Grâce aux affiches apposées sur la vitrine du magasin et aux places gratuites délivrées à cette occasion, j’irai toutefois, au cours de mon adolescence, ponctuellement, assister à des spectacles de cirque et de variétés. Mes dernières années de lycée et tout mon cursus universitaire me permettront largement, il est vrai, de me rattraper, dans le cadre de ma passion pour le rock et la pop music, sans pour autant délaisser le cinéma. Je crois entrevoir ce que peut être la domination culturelle. Je retrouverai ce sentiment avec étonnement, bien plus tard, chez Richard Hoggart, et, bien sûr, sa théorisation, chez Pierre Bourdieu. C’est sans doute la raison pour laquelle je me suis dis qu’il me fallait compenser au plus vite mes lacunes, ayant l’impression que ma réussite sociale passait par là, et à la fin de mon adolescence, c’est à corps perdu que je me jetai dans la fréquentation des livres, des films et des disques. Je suis devenu un habitué du ciné-club local, je me suis initié à la musique anglo-saxonne avec un zeste de classique et je me suis transformé en rat de bibliothèque, empruntant frénétiquement, au hasard des noms qui me sont arrivés aux oreilles via les enseignements ou les ouï-dire, tout ce que je considérais comme fondamental, incontournable à ma formation : Dostoïevski, Hemingway, Steinbeck, London, Kerouac, Kafka, Balzac, Flaubert, Zola, Vian, Camus, Sartre… Je conserverai définitivement cette passion littéraire, malheureusement avec beaucoup moins de temps pour m’y consacrer, au point de la communiquer à mes étudiants pour signifier le plaisir de lire donc le plaisir d’apprendre et d’étudier. Mes apartés pour célébrer Jack London - Martin Eden, Les Vagabonds du rail - et Franz Kafka – Le château, Le procès, La colonie pénitentiaire – les amusent et les intriguent. J’en tire une certaine fierté intérieure lorsque l’un d’eux m’avoue avoir découvert l’un de ces livres suite à ma citation. Il faut dire que ce n’est pas totalement sans lien avec la sociologie : je ne manque pas de rappeler que ces œuvres ont une dimension autobiographique et témoignent de la vie sociale d’une époque, traversée ou observée par l’auteur. La littérature, y compris réaliste, ne remplace pas la sociologie mais elle permet de mieux en saisir les spécificités. La confrontation l’enrichit, sans oublier bien sûr la possibilité d’une sociologie des œuvres littéraires proprement dite ! Mes diverses expériences sociales, depuis le commerce familial et ses différentes clientèles jusqu’aux années de « pionicat » et les réflexions sur l’éducation qu’elles entraînent, sans oublier ma découverte de cultures plus lointaines puisque, pendant mes années d’université, 62 j’entreprendrai de nombreux voyages en Europe, au Moyen-orient, au Maghreb, en Afrique, en Asie, me paraissent fondatrices de ma sociologie dans le sens où elles m’inciteront à relativiser les cultures, à ne pas les considérer comme allant de soi. Dans un texte autobiographique, Michel Wieviorka évoque curieusement une expérience similaire, c’est-à-dire initiatique, du voyage, à la fin de son adolescence, et l’influence décisive qu’elle aura dans son cheminement ultérieur 57. De ces formes composites de ma construction sociale et intellectuelle, je conserverai, me semble-t-il, une extrême perméabilité aux diversités culturelles et un vif intérêt à l’égard de ce qu’on désigne par culture populaire. Bien entendu, cet « habitus » de compréhension des valeurs populaires sera consolidé par ma formation sociologique et ma spécialisation sur le monde ouvrier. Mais ce processus d’inculcation et d’incorporation de valeurs issu en particulier de mon éducation familiale est à nuancer car l’intériorisation n’est pas systématique : par exemple, ma très forte imprégnation au catholicisme sous forme d’assistance assidue au catéchisme, à la messe dominicale, aux vêpres, subie pendant mon enfance se métamorphosera ensuite en une très forte mise à distance à l’égard des valeurs religieuses et, malgré mon intérêt marqué pour des thématiques extrêmement variées de la sociologie, un refus obstiné de m’intéresser à la sociologie religieuse. Sans doute n’est-ce pas la seule raison et faut-il y ajouter ultérieurement, entre autres, la séduction concrète opérée par les événements de 68 – j’ai alors 16 ans – et leurs revendications de vie libre, en pensée et en acte puis, sur un versant théorisé, la découverte fascinée du matérialisme dialectique et du freudo-marxisme – je lis assidûment les œuvres de Wilhelm Reich - en classe de philosophie. Mon histoire sociale m’entraîne dans une posture critique à l’égard tant du politique que de la sociologie, dans une méfiance à l’égard des pensées dogmatiques de l’un et l’autre champ, au point de ne pas prendre d’engagements explicites, y compris en sociologie au sein de laquelle j’aurai énormément de mal à revendiquer une position théorique bien précise. Les acquis contradictoires de mon parcours scolaire – je serai un élève et un étudiant qu’on peut dire moyen – et de mon parcours social – mes origines intermédiaires, l’ascension sociale de mes parents même relative, mon accès à la ville et à l’université, ma découverte de différents milieux sociaux au lycée et à l’université, ma réussite, inédite et unique dans la famille, dans les études, mon attirance pour la vie intellectuelle – se retrouveront dans mon parcours 57 Michel Wieviorka, « Trajectoire personnelle et sociologie : hasards et cohérence », Les cahiers du laboratoire de changement social, n° 5, Université Paris 7-Denis Diderot, 1999, pp. 43-80. 63 professionnel, au moins dans son éclectisme : mon intérêt équivalent et combiné pour la sociologie théorique et la sociologie appliquée ; pour les activités tant pédagogiques que scientifiques et administratives ; pour la formation initiale mais aussi la formation continue ; pour des courants de pensée réputés inconciliables (l’École de Francfort, l’École de Chicago, le culturalisme, le structuralisme, le courant de Pierre Bourdieu) ; pour des spécialités, certes voisines mais néanmoins distinctes (sociologie, ethnologie, démographie, histoire). Ce regard pluriel aura une conséquence manifeste lors de ma soutenance de thèse, en 1982, puisque seront réunis, outre Michel Verret, la géographe Françoise Cribier et le démographe Alain Girard. C’est sans doute aussi pourquoi j’éprouverai des difficultés à rester fidèle à une seul domaine en m’intéressant à des objets diversifiés dans le champ de la sociologie : la retraite, le jeu, la fête, le loisir, qui occupent d’ailleurs une place restreinte dans les manuels de sciences sociales ou les programmes scientifiques. Pour prendre un exemple récent et révélateur, le XVIIIe congrès international de l’Association Internationale des Sociologues de Langue Française, à Istanbul, en juillet 2008, avec pour intitulé « Être en société. Le lien social à l’épreuve des cultures », consacre un de ses 31 Comités de recherche au thème « Parcours de vie et vieillissement » mais aucun au loisir ou au temps libre. Il se rattrape quelque peu avec les Groupes de travail, l’un portant sur le cinéma et la télévision, l’autre sur le sport mais ce programme suffit à souligner la faible place accordée au sein de la discipline à mes objets de recherche. Ceci dit, c’est aussi la question du populaire, c’est-à-dire de la dimension populaire des loisirs et des cultures, qui est au centre de mes recherches. Que ce soit à propos de la vieillesse, du jeu, de la fête, des pratiques culturelles, la frontière entre ce qui relève du populaire et ce qui s’en distingue est au cœur de ma réflexion. Effectivement, à beaucoup et j’en suis, le renouvellement des problématiques scientifiques paraît nécessaire et à la question théorique des classes, en particulier de la classe ouvrière, doit succéder celle des milieux populaires. C’est ce qui intervient avec le remplacement du Lersco par le Lestamp. Je pressens néanmoins que ce pluriel n’est pas pour faciliter la tâche et Joëlle Deniot, dans le texte fondateur du nouveau laboratoire, le dévoile : « Pourtant, s’il semble aisé de s’entendre sur une critique minimale d’un concept de classe ouvrière au référent plus homogénéisant, le passage au terme de classes populaires ne va pas sans soulever d’autres 64 perplexités. Avec le populaire, nous n’avons plus affaire à un concept mais à une notion plurielle, vaste mais aussi plus ambiguë »58. Au début des années 70, dans le contexte social et scientifique de la sociologie, il était sans doute pertinent de se spécialiser sur la classe ouvrière. Cependant, le danger du misérabilisme – « le peuple est à plaindre, il faut le sauver » – et celui du populisme – « le peuple est beau, il faut le glorifier » – étaient peut-être inhérents au projet et je n’ai sans doute pas pu complètement les éviter59. Quoi qu’il en soit, j’ai du mal à me limiter aux seuls ouvriers, notamment lors de ma première recherche pour le mémoire de maîtrise sur le devenir social des psychiatrisés : dans leur cas, définir les ouvriers comme salariés manuels peut sans doute se concevoir mais beaucoup moins comme travailleurs avec un métier et une qualification car les itinéraires biographiques examinés sont chaotiques, sans aucune logique professionnelle et les définir sous l’angle d’une profession et encore plus d’une classe sociale n’a guère de sens. Ils sont des travailleurs précaires et exposés à la misère sociale. Puisqu’ils ont exercé de ci de là dans une activité considérée habituellement comme ouvrière et puisque je dois respecter la délimitation imposée, je les définirai comme ouvriers mais je ne fournirai pas vraiment de réponse à cette question du classement social. Il y manque, chez la plupart, la conscience d’être ouvrier au profit d’un malaise social et psychologique qui occupe toute l’existence. Assimiler tout salarié manuel à ouvrier relève plutôt d’un ethnocentrisme de classe car, dans les milieux populaires, est considéré comme ouvrier celui qui possède un vrai métier. L’ouvrier sans attaches, sans qualification, sans stabilité ne se reconnaît pas comme véritable ouvrier, même si l’INSEE décrète l’inverse. En ce sens, la plupart de mes interviewés de l’hôpital psychiatrique ne se considèrent pas ouvriers. Les usages pratiques d’une notion diffèrent de sa définition. Néanmoins, il s’agit pour moi de savoir si les témoignages recueillis sont suffisants pour incarner une culture populaire voire ouvrière, si je peux passer du groupe à la classe. Si la notion de classe sociale est plutôt abstraite, théorique, la notion de groupe engage plutôt une définition empirique, à vérifier sur le terrain. Il ne faut pas postuler a priori l’homogénéité du groupe étudié mais entrevoir les divisions, les conflits : je l’envisagerai avec les anciens ouvriers, je le confirmerai avec les boulistes qui, contrairement à la thèse culturaliste de l’homogénéité et de la cohérence complètes d’une culture, sont marqués par des rivalités entre quartiers, entre amicales, 58 Joëlle Deniot, Renouvellement du Lersco, Introduction, Nantes, juin 1995. Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Sociologie de la culture et sociologie des cultures populaires, Séminaires de l’EHESS, Documents du Gides, n° 4, 1982. 59 65 avec une obsession quasi permanente de la différenciation (selon les palmarès, les compétences sportives, les appartenances professionnelles, les anciennetés…). Pour ma thèse sur la vieillesse ouvrière, j’ai procédé à la délimitation d’une catégorie d’ouvriers, en réalité une double catégorie puisque j’ai retenu une population non qualifiée, celle des anciens du BTP, et une population qualifiée, celle des métallurgistes. Cette catégorisation semblait correspondre à une réalité socioprofessionnelle, encore qu’elle en excluait la moitié, celle des ouvrières ! Par facilité – ou inconscience – je m’en suis tenu en effet aux seuls hommes, sauf à évoquer leurs épouses comme prenant part, bien entendu, aux pratiques de retraite du ménage. J’ai commencé alors à nuancer la question de la domination du monde populaire, considérée comme extrême avec les psychiatrisés, les psychiatrisés « ouvriers » en tout cas, ceux du bas de l’échelle sociale dont le séjour à l’asile renforce la domination, pour entrevoir non pas exclusivement la mort sociale mais une culture de la retraite ouvrière, avec sa richesse et ses formes de bonheur, son repli sur des espaces préservés, son autonomie relative par rapport aux influences d’autres groupes sociaux. J’en vins à reconsidérer non seulement la thèse de Pierre Bourdieu, celle de la domination systématique selon les positions de classe, avec des rapports de force cumulés aux rapports de sens mais aussi celle de la diffusion culturelle préconisée par Norbert Elias, en partant des élites sociales pour être ensuite adoptée, avec retard, par les franges populaires. Les analyses de Richard Hoggart selon lesquelles le peuple a des capacités de résistance culturelle, le peuple secrète des formes singulières d’expression, le peuple exerce une « attention oblique » à l’égard des pouvoirs politiques et symboliques, me furent précieuses pour affiner mes observations. Ces constats, confirmés dans mon étude sur les boulistes, m’amèneront à creuser la notion d’identité populaire, en tenant compte à la fois des apports de l’anthropologie et de la sociologie. L’étude sociologique du populaire hérite, me semble-t-il, au moins en partie, de l’étude anthropologique du primitif – « l’étude intensive de zones restreintes » préconisée par les britanniques Alfred Haddon et William Rivers au tournant du XXe siècle et reprise par Bronislaw Malinowski60 - avec différents procédés : entreprendre les descriptions, réaliser des inventaires, impliquer l’observateur, participer activement aux relations. La communauté primitive permet en outre de penser la communauté ouvrière, en tout cas son inscription locale : je m’en suis inspiré pour envisager la dimension locale des appartenances collectives, des George William Stocking Jr., La magie de l’ethnographe. L’invention du travail de terrain de Tylor à Malinowski, in L’enquête de terrain (Daniel Cifaï, dir.), La Découverte (Recherches), Paris, 2003, pp. 89-138. 60 66 échanges, des réseaux de sociabilité, des sentiments identitaires, au risque du localisme, danger dont le collectif de recherche réuni autour du Lersco avait néanmoins conscience61. La lecture de Marcel Mauss sera pour moi une confirmation décisive de l’apport de l’anthropologie à la sociologie de la culture populaire. L’analyse maussienne du don et contre don appliquée au potlach indien ou à la kula trobriandaise62 comme obligation mutuelle d’échanges de biens, de services, de politesses me permit d’envisager des mécanismes similaires pour la société moderne et, en particulier, pour les milieux populaires. J’ai décelé en effet, que ce soit parmi les ouvriers en retraite ou parmi les boulistes, un système apparemment libre, volontaire mais en réalité contraint qui combine l’obligation de donner, l’obligation de recevoir, l’obligation de rendre. Ces principes dissimulés, masqués, non affichés ostensiblement doivent être impérativement respectés par ceux qui souhaitent faire partie du groupe et s’y maintenir : les refuser équivaut à rompre la logique des échanges et l’équilibre des relations. C’est grâce à la célèbre démonstration de Marcel Mauss complétée par mes longues observations que j’arriverai à comprendre la logique des transactions en milieu populaire, logique encore plus vitale dans un milieu relativement démuni sur le plan strictement économique : le dépannage, l’entraide, la relation égalitaire sont au fondement de son organisation sociale. Le don d’un produit du jardin, le prêt d’un outil ou le coup de main sont monnaie courante. Ce sont des actes qui semblent naturels mais qui entraînent l’obligation de rendre, sous une forme identique ou sous une autre, sauf à perdre toute crédibilité, toute autorité. Le don accorde un pouvoir c’està-dire une prise sur le bénéficiaire qui ne peut être effacée que par le contre don. Sans atteindre la dimension magique de la kula ou du potlach, le donateur s’appropriant un pouvoir quasi surnaturel, la dimension symbolique de l’échange populaire est indéniable : l’honneur, la respectabilité, la réputation du bénéficiaire sont engagés, le refus du système valant rupture. Du coup, sans être magique, la logique moderne semble voisine de la logique traditionnelle : « perdre son prestige, c’est perdre son âme ». Les apports empiriques et théoriques de Marcel Mauss m’ont permis de comprendre bien des comportements. C’est dans cette perspective que j’analyserai deux rites essentiels de l’univers bouliste : le rite des salutations et le rite de la tournée. Le rite des salutations consiste, pour celui qui arrive dans l’amicale, à faire le tour de la salle pour serrer les mains de tous les Christophe Lamoureux, Jean-Noël Retière, Les ouvriers d’ici, Les Cahiers du Lersco, n° 13, Nantes, 1990. Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, (1925) in Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1950. 61 62 67 présents. Cette prise de contact, sorte d’épreuve de passage avant de réintégrer le groupe, exige de longues minutes, surtout en fin de journée où la présence de plusieurs dizaines de personnes est habituelle. Cette démonstration fraternelle permet de faire savoir qu’on est là, d’affirmer ses dispositions cordiales, d’échanger brièvement des nouvelles, de s’approprier à nouveau l’espace du jeu. Par cette entrée en scène qui exclut délibérément toute discrétion et expose aux regards de tous, l’amicaliste se fait reconnaître. Les salutations rituelles résultent d’un contrôle du groupe : en participant à l’échange, le nouveau venu témoigne ouvertement qu’il est un familier des lieux et qu’il en connaît les mœurs. Alors que je n’y voyais au début qu’une forme de politesse somme toute logique entre usagers d’un même espace ludique, même si ses caractéristiques, notamment sa durée, en faisaient une épreuve qui ne m’avait pas échappé, j’ai progressivement compris qu’il s’agissait d’un comportement ritualisé donc obligatoire, imposé par le collectif, essentiel pour assurer sa pérennité et sa cohésion. Confronté moi-même à cette épreuve, j’ai finalement compris que nul ne pouvait s’y dérober, sauf à s’exclure implicitement du collectif. Un autre rite essentiel et qui saute également aux yeux lorsqu’on fréquente les sociétés de boules est le partage de la tournée. Alors qu’elle semble ne reposer que sur le bon vouloir des intéressés, se retrouver autour d’une chopine est une coutume qui doit être préservée par tous car elle engage des façons de se comporter avec les autres. La vie de l’amicale ne se conçoit pas sans l’échange de consommations, à la fois mode de socialisation et symbole de l’alliance, de la culture communautaire. Suite au déséquilibre provoqué par la défaite des uns et la victoire des autres, la tournée régénère la confrérie égalitaire, réactive la cohésion du groupe sur des principes de don et contre don. L’usage de payer sa tournée ne souffre d’aucune dérogation et c’est un pacte qui obéit à trois règles : ne pas être en reste, ne pas en faire trop, donner et rendre sans ostentation. Sous les apparences aléatoires d’un certain laisser-aller, les échanges sont en réalité régulés selon de strictes prescriptions. Ainsi, le joueur qui bénéficie d’une tournée prend l’engagement tacite d’offrir la sienne mais pas plus, sous peine de mettre les autres en porte-àfaux et de rompre la logique de l’équité. L’auteur de la commande a des droits, régis par une subtile connivence, jamais dite : il contrôle les phases de la distribution en ne vidant pas immédiatement la chopine mais en se réservant la possibilité d’une deuxième répartition, tous les niveaux des verres, quelles que soient les différences, étant une seconde fois égalisés ; il lève son verre en premier, signal qui autorise expressément les autres buveurs à trinquer. La succession 68 des tournées épuisée, chacun est quitte et l’honneur de tous est préservé. La règle est donc de s’aligner sur les principes de la vie collective et de pérenniser l’identité du groupe. Cette notion d’identité sociale et culturelle a des vertus heuristiques, son interrogation m’a permis de progresser dans l’exploration de la culture populaire. Malgré tout, elle est imprécise et, surtout, polysémique, entre l’identité d’une classe sociale, l’identité collective – autour de la mémoire par exemple -, l’identité religieuse, l’identité ethnique, l’identité nationale. C’est pourquoi, plutôt que de considérer cette notion comme définitivement opératoire, j’ai préféré l’examiner de manière problématique. Dans une communication rédigée en 1993, en collaboration avec Guy Jumel et Christophe Lamoureux, nous nous posons la question de savoir si le partage d’une condition sociale et de valeurs communes autour du jeu peut tisser des liens d’interconnaissance au point de constituer une identité culturelle avec une assise régionale63. Face à la recomposition des rapports sociaux des mondes ouvriers et paysans, suite au processus accéléré d’urbanisation et d’industrialisation, des pratiques telles que les jeux traditionnels – nous prenons l’exemple des jeux de boules nantais et des jeux de palets rennais - engendrent des formes de résistance culturelle, notamment autour de sociabilités solidement établies mais avec des nuances, la boule nantaise privilégiant une interconnaissance forte et plus formelle tandis que le palet rennais repose sur une interconnaissance quotidienne mais plus souple. Ce sont des manières d’être ensemble et des styles de vie communs qui engagent les pratiquants dans des comportements ritualisés et des relations où chacun trouve sa place, construit une identité à la fois individuelle et collective. Le territoire est investi par un réseau de pratiquants, selon des principes relationnels bien établis qui fondent une solidarité de base et préservent l’harmonie sociale. Celle-ci est menacée par le jeu proprement dit avec la victoire des uns et la défaite des autres mais le code rituel - la tournée, le défi sportif, la plaisanterie, la Fanny - garantit la cohésion du groupe et tente d’assurer sa survie. Le groupe, à la fois ludique, social et territorial est cimenté par des manières d’être ensemble, des façons de se reconnaître, admises par tous. Nos observations montrent, me semble-t-il, des indices de construction d’une identité qu’on peut définir comme populaire. Ceci dit, cette définition de l’identité ne nous semble pas irréfutable. D’autres indices pourraient la contester et faire émerger des valeurs d’altérité : la délocalisation des sites Joël Guibert, Guy Jumel, Christophe Lamoureux, « Boulistes et palétistes dans l’Ouest de la France : l’identité maintenue », Congrès international de la Société internationale d’histoire de l’éducation physique et du sport, Berlin, 1993. 63 69 productifs, la dispersion des unités résidentielles, la décomposition des collectifs de travail, l’individualisation des pratiques de loisirs entraînent des divisions au sein du milieu populaire, réduisent les liens sociaux et affectent les valeurs de solidarité. Cet examen critique de la notion d’identité se poursuivra dans le cadre d’une réflexion collective et interdisciplinaire. Je décide en effet, la même année 1993, de mobiliser une douzaine de chercheurs et amis en résidence à Angers, Nantes et Rennes, de spécialités différentes – archéologie, ethnologie, histoire, littérature et, bien sûr, sociologie –, ayant des centres d’intérêt communs – divertissements, corps, cultures, sociabilités -, et désireux de s’exprimer dans le cadre d’une revue entièrement réalisée par le groupe. Cette revue s’intitulera Picrochole, du nom d’un personnage rabelaisien apparaissant dans le Premier Livre des œuvres de cet éminent auteur de la Renaissance, personnage haut en couleurs, à la « bile amère » et qui croit avoir toujours raison. La belle sonorité du nom, son côté provocateur, humoristique, et, à travers lui, l’évocation du Val de Loire nous avaient séduits, à tel point que nous estimions qu’il pouvait porter nos couleurs. Picrochole incarnait en outre une culture populaire merveilleusement dépeinte par Rabelais, dans une langue plaisante. La référence était sans nul doute lourde à porter mais, en même temps, nous étions honorés de perpétuer cet esprit frondeur. Compte tenu de nos moyens et disponibilités, il fut prévu une parution annuelle. C’est qu’il fallait se réunir, se mettre d’accord sur un contenu, rédiger les textes, les corriger et les mettre en forme, harmoniser la typographie, diffuser la revue. Trois numéros seront réalisés. Le numéro inaugural évoque nos travaux et postures, dans une perspective autobiographique, d’où le titre malicieux Histoires inavouables (1994). Le deuxième numéro se concentre sur les loisirs et s’intitule Divertir à… tire larigot (1995) et apporte notamment des éclairages sur le théâtre poitevin, la danse, les feux de la Saint-Jean, le conte. Je proposerai quant à moi quelques remarques sur le goût sportif. C’est surtout le troisième et dernier numéro, un numéro double, qui illustre cette question de l’identité populaire. Il est en effet intégralement consacré à la fête de l’andouille de Guémené-sur-Scorff, au cœur de la Bretagne, qui se déroule chaque année, le dernier week-end d’août. Le titre retenu, aux accents à la fois poétiques, comiques et réalistes, est Ô andouille mirifique ! (1996). Après s’être rendus sur le terrain pour y mener des investigations croisées – observations, enquêtes par questionnaires, entretiens, photographies, études documentaires – nous nous sommes répartis le travail afin de proposer une lecture diversifiée de 70 la manifestation : les dégustations alimentaires, les danses folkloriques, les musiques traditionnelles, les cérémonies de la Confrérie, les jeux sportifs, les mises en scène théâtrales. En fonction des auteurs, la variété des approches et des regards disciplinaires est réelle mais elle n’interdit pas la convergence des conclusions. Celles-ci mettent en évidence la tentative des Guémenois de mener, dans une cité vouée au déclin, une entreprise de réhabilitation économique et culturelle, autour d’un produit à la fois emblématique et stigmatisant – l’andouille – et d’un art de vivre. Ce moment d’effervescence qu’est la fête de l’andouille participe à la construction commerciale et symbolique d’un produit, à la légitimation d’un consensus social pour célébrer, en oubliant les divisions, l’identité d’un pays et résister à la domination marchande. Cette entreprise est probablement vouée à l’échec et nous avons décelé ces traits culturels avant qu’ils ne disparaissent, sous la pression de la modernité (disparition progressive de la paysannerie et de l’artisanat, perte des pouvoirs administratifs et judiciaires, désertification scolaire…). La combinaison de divertissements et de rituels – Pardon, cérémonie de la Confrérie – fait espérer au groupe local, il est vrai, une pérennisation des traditions festives et une adaptation aux changements sociaux, une alliance du passé et du présent, de la tradition et de la modernité, mais ce projet semble illusoire. En niant les différences idéologiques – la lutte pour le pouvoir municipal est pourtant vive - et sociales – le haut et le bas du bourg pérennise, de manière certes feutrée, la partition riches/pauvres, dominants/dominés, bleus/blancs – la fête vise à ressusciter un passé glorieux, un terroir dynamique et à annoncer une richesse prochaine, grâce à l’andouille. L’enquête par questionnaires révèle bien des ancrages territoriaux et sociaux mais plus nuancés que nous ne l’imaginions : l’identité locale et populaire des participants à la fête de 1996 est très relative. En effet, sur le plan de la résidence, la mobilisation est régionale bien que les liens biographiques par la naissance ou les aïeux avec le pays de Guémené soient très forts, tandis que les affinités linguistiques sont marquées puisqu’un enquêté sur deux parle ou comprend le breton. Nous en avons conclu que la fête permettait temporairement de retrouver ses racines et de renouer, au moins symboliquement, avec un ancrage territorial et culturel, celui de la Bretagne (participation fréquente à des fest-noz, lecture de revues régionales, suivi des émissions bretonnes télévisées). La composition sociale indique que les milieux populaires sont bien représentés et impriment leur style festif (40 % d’ouvriers et employés) mais là encore, le constat identitaire est à relativiser, les professions intermédiaires (20 %) et les cadres supérieurs/professions libérales (+ de 10 %) étant bien représentés tandis que paysans et 71 populations juvéniles désertent la fête. D’où des goûts festifs variés : les milieux populaires préfèrent les agapes et les jeux, les catégories moyennes avouent leurs penchants pour les défilés folkloriques et les représentations théâtrales tandis que les milieux supérieurs optent plutôt pour les fastes du Pardon et de l’intronisation dans la Confrérie. Ces recherches m’ont amené à réviser mes analyses relatives à la notion d’identité populaire et à la nuancer fortement car elle incorpore et probablement de plus en plus, par contacts avec d’autres milieux sociaux, emprunts, échanges, adaptations. Par exemple, le café populaire est non seulement fréquenté par des clientèles spécifiques selon les temporalités – horaires de la journée, jour de la semaine - mais c’est aussi un lieu composite qui rassemble plusieurs groupes professionnels : représentants de commerce, petits employés, commerçants et artisans, lycéens et, bien sûr, ouvriers… Le statut indigène en accentue encore le caractère relativement éclectique : il faut distinguer les habitués, les familiers, les réguliers. Cette subtile hiérarchie entre clients s’accompagne de comportements variés : parler plus ou moins fort, occuper tel ou tel emplacement du comptoir, relâcher plus ou moins ostensiblement le corps, se dispenser ou non de faire sa commande. Le café populaire est un microcosme social particulièrement révélateur, comme lieu où les différences entre les sexes, les âges et les fractions professionnelles sont réelles mais nuancées. Seul un œil averti les repère. La confrontation aux faits n’interdit pas de disposer d’une théorie préalable mais celle-ci est provisoire. La mise en évidence des réalités permet d’envisager une théorie rectifiée, ici à propos de l’identité populaire, finalement moins homogène que l’expression pourrait le laisser entendre. Je découvre en outre que celle-ci ne se décline pas exclusivement en fonction de la seule sphère du travail et de la sphère du politique, cette dernière comme expression de la place dans le mode de production : j’en viens à constater que le loisir, la sociabilité résidentielle, l’expression de soi et du groupe prennent une importance niée par la sociologie classique. La hiérarchie des déterminismes – l’économique en dernière instance – ne résiste pas aux investigations de terrain car je constate que plusieurs composantes de l’existence sont fondamentales. Par exemple, les ouvriers relativisent l’importance du travail pour exprimer le bonheur du loisir et leur manque de temps libre pendant la vie active. Lorsque j’étudie la retraite ouvrière, le monde de la grande usine comme facteur identitaire puissant est, il est vrai, en train de disparaître. D’autres formes d’identification apparaissent : ainsi les joueurs de boules nantais 72 se définissent désormais moins par leur métier et leur entreprise que par leur amicale et la sociabilité établie pendant le temps libre. Ma recherche sur la retraite ouvrière est une description de milieux sociaux, dans le contexte de la fin des années 1970, avant la désagrégation de la plupart des collectifs de production (chantiers navals, métallurgie, conserverie…) et leur dispersion résidentielle (avec notamment la disparition des cités ouvrières). De manière plus théorique, je montre que la vieillesse est une étape à la fois de continuité et de reconstruction des identités. Les ouvriers que je rencontre sont, pour la plupart, heureux de bénéficier de ce temps libre différé de la retraite, à la fois pour continuer certaines de leurs occupations – jardinage, bricolage, sorties, relations familiales par exemple – et instaurer de nouvelles pratiques - sociabilités associatives, voyages, vacances avec enfants et petits-enfants - en restant fidèles à des idéaux mais en adoptant aussi d’autres conceptions de l’existence, basées notamment sur des rapports sociaux moins conflictuels. Je me démarque quelque peu de l’analyse en terme de « mort sociale » proposée par Anne-Marie Guillemard64 qui ne me semble pas définir toute la vieillesse ouvrière voire populaire mais plutôt une partie de celle qui se retrouve en maison de retraite, en hospice ou en isolement familial. Les ouvriers en retraite ne sont certes pas parmi les plus favorisés mais je constate qu’ils sont loin d’être relégués, aliénés, exclus, frappés d’inexistence sociale. La retraite me semble au contraire entraîner, hormis les effets biologiques néfastes du vieillissement, ses pathologies éventuelles et les regrets de ne plus côtoyer les camarades de travail, de nouvelles pratiques, de nouvelles sociabilités, de nouvelles potentialités. La vieillesse favorise notamment une libération du temps : « on n’est plus marié à la pendule » comme le souligne un interviewé. L’ouvrier en retraite ne me semble pas envier l’ouvrier au travail, avec ses contraintes horaires, ses conditions de travail parfois pénibles, ses rapports hiérarchiques. La mort sociale que pourrait engendrer la perte d’identité professionnelle est largement compensée par le bonheur de maîtriser son mode d’existence, surtout si la pension est honorable par rapport au salaire. Certes, il faut rapporter mes conclusions à l’époque où elles sont émises, il y a près de 30 ans. Qu’en serait-il aujourd’hui alors que la question de la retraite est devenue un problème social majeur, que la question sociale est privilégiée par rapport aux perspectives d’intégration sociale, que les représentations des individus et groupes concernés sont plus ambivalentes ? 64 Anne-Marie Guillemard, La retraite, une mort sociale, Mouton, Paris, 1972. 73 Nos comportements résultent de l’intériorisation des normes, modèles et identités culturelles, que ce soit dans la perspective socialisatrice de Durkheim ou la perspective conflictuelle de Bourdieu. La société est un système d’intégration sociale où chacun tente de pérenniser sa place et d’assurer son identité, personnelle et groupale. C’est ce que j’ai voulu montrer avec le jeu, la fête, l’activité culturelle. Chacun aménage cette intégration bien que la logique collective reste fondamentale. La régularité des liens entre position objective et comportements atteste leurs relations de causalité, assouplies par les interactions, les ressources interindividuelles, celles qu’analyse Erving Goffman65. Malgré la mise en évidence éventuelle de relations statistiques, l’automaticité causale n’est pas totale. La notion d’habitus tente de réunir ces deux aspects, l’intégration par les normes et l’adaptation individuelle plus ou moins consciente. Cette situation complexe suscite une réelle difficulté dans l’exploitation des interviews, l’enquêté dévoilant sans le savoir et sans le vouloir la réalité de ses comportements, tout en maîtrisant une partie des logiques sociales, y compris en tenant des propos artificiels, conformes à la situation artificielle de l’interview. Si la logique en classes sociales apparaît désormais comme trop catégorique, la logique des seules rationalités individuelles ne me paraît pas non plus correspondre aux réalités : le poids des collectifs me paraît primordial – celui des générations, celui des genres sexués, celui des groupes résidentiels, celui des phratries, celui des communautés de travail, celui des mouvements culturels – pour saisir et comprendre les pratiques. La sociologie, à mon sens, se préoccupe de la dimension collective des comportements et elle a pour vocation la mise en évidence des rapports sociaux. Ceci dit, comme Jean-Michel Chapoulie, je m’interroge sur la « domination univoque des classes populaires par la culture dominante »66. L’emploi du singulier pour cette dernière doit d’ailleurs être questionné car, à l’instar du monde populaire, le monde dominant est traversé par de multiples composantes : les élites intellectuelles ne se confondent ni avec les notables politiques, ni avec les dirigeants d’entreprise, ni avec les grandes fortunes… La domination n’est donc pas uniforme et les formes de résistance à la domination prennent des formes multiples. L’objet de la sociologie, sans nier les marges de manœuvre réservées à l’individu, est d’étudier les pratiques sociales insérées dans des collectifs, donc les rapports entre les groupes. C’est pourquoi les approches qualitatives et quantitatives, microsociologiques et 65 Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, Minuit, Paris, 1973. Jean-Michel Chapoulie, « Enseigner le travail de terrain et l’observation : témoignage sur une expérience (19701985) », Genèses, n° 39, 2000, page 144. 66 74 macrosociologiques m’ont toujours paru complémentaires. Elles permettent d’une part d’obtenir des données de cadrage sur les collectifs sociaux et d’autre part de mesurer finement la place qu’y occupent les agents sociaux. Je ne vois pas comment un individu pourrait à lui seul être un concentré de société puisque celle-ci est multiforme : au mieux il n’incarne qu’un groupe, il n’est le dépositaire, à travers ses expériences familières, que d’une composante réduite de la société. La société – l’expression elle-même, perçue comme évidente, reste d’ailleurs largement approximative car mélange d’une culture nationale, d’une économie de marché et d’un système politique - me semble, et cette impression devient de plus en plus prégnante au fur et à mesure de l’avancement de mes recherches, très divisée, très différenciée, très compartimentée et l’expérience individuelle n’en recouvre qu’une infime partie. Comme le soulignait Maurice Halbwachs, l’agent social restitue une synthèse singulière de la mémoire du groupe et du temps collectif67. Il me paraît donc très délicat d’agréger les conduites individuelles pour comprendre la réalité sociale dans son ensemble. En tout cas, si je ne m’enracine pas dans une sociologie déterministe absolue, je ne me tourne pas pour autant vers une sociologie de l’acteur, si en vogue aujourd’hui pour appréhender une société produite par les actions de ses membres. J’opte pour une analyse d’un système social à partir des multiples groupes qui le composent, groupes d’appartenance et groupes de référence dans lesquels les individus s’insèrent et organisent leurs pratiques. Les identités sociales se recomposent, les classes sociales se brouillent. Ainsi, les pratiques culturelles et les loisirs ne renvoient pas systématiquement aux positions de classe. À cet égard, les propositions de Bernard Lahire me semblent pertinentes, notamment lorsqu’il démontre que la société n’est pas aussi figée que les partisans de la reproduction pure et simple entre classes sociales l’avançaient. Ainsi, la circulation sociale parents/enfants ou la mobilité scolaire et professionnelle est loin d’être négligeable68. En outre, son affirmation que les différences socioéconomiques et socioculturelles rapportées à la seule appartenance sociale n’expliquent pas toutes les variations de comportements me semble réaliste. Pour prendre un exemple, il me semble a posteriori n’avoir pas suffisamment tenu compte, outre de la réalité sociale définie par l’appartenance socioprofessionnelle précise, de la réalité conjugale de certains de mes enquêtés dans l’analyse de leur style de vie alors que la femme est souvent un peu plus diplômée, un peu plus soucieuse 67 Maurice Halbwachs, La mémoire collective, PUF, Paris, 1968, page 127. Bernard Lahire, La culture des individus, La Découverte, Paris, 2004, chap. 12 : « Petits et grands déplacements sociaux ». 68 75 d’éducation, introduite dans des milieux professionnels différents, les emplois de l’administration et du service notamment, qui leur donnent accès à d’autres mœurs et qui ne peuvent qu’influencer celles de leur conjoint. Je n’ai jamais complètement adhéré à l’idée d’un déterminisme implacable, total qui accompagnerait inéluctablement les agents sociaux dans des comportements prévisibles, en fonction de leurs caractéristiques sociales ou à l’idée d’une domination extrême qui conduirait à l’impossibilité d’accéder à la moindre compréhension de ses propres comportements, à l’impossibilité d’en saisir la moindre signification. Sans adhérer non plus à la théorie d’un acteur rationnel, pleinement lucide de ses choix, comprenant complètement le sens de ses actes, j’ai considéré et constaté, en m’inspirant notamment des travaux regroupés autour de ce qu’on désigne par École de Chicago et interactionnisme symbolique, que les individus, en participant à la vie de leurs groupes d’appartenance (groupe d’âge, groupe professionnel, groupe familial…) ou de leurs groupes de référence (génération, réseau de sociabilité, « tribu » culturelle…), produisaient des situations, assumaient des pratiques, maîtrisaient une part de leur vie quotidienne, en se soustrayant, au moins temporairement, aux logiques de reproduction et de dépossession. Ainsi en est-il des boulistes qui, tout en étant inscrits dans la logique des rapports sociaux et subissant les dominations matérielles et symboliques, s’aménagent des espaces de liberté relative en produisant des comportements singuliers, assumés, affirmés, dans le cadre d’une culture populaire aux traits originaux, celle d’une culture de l’entre soi, présente également dans l’univers du catch amateur69. J’ai progressivement admis que l’interprétation unilatérale est réductrice et qu’il faut introduire des nuances : alors que la lecture de Foucault et de Althusser notamment me laissait penser que l’institution psychiatrique n’avait qu’une fonction d’enfermement et d’oppression des plus démunis et résultait d’un déterminisme total (l’exclusion asilaire est la conséquence d’une oppression sociale extrême), je constate sur le terrain que cette analyse est partielle, qu’elle ne constitue qu’une facette des réalités et que la situation est plus complexe, parce que les individus que je rencontre sont certes enfermés mais aussi soignés ! Je découvre que les soignants ne sont pas, même à leur insu, que des instruments du pouvoir mais qu’ils sont aussi des professionnels compétents, lucides, humains et qu’ils font tout leur possible, malgré la faiblesse des moyens, pour aider ceux dont ils ont la charge. Je découvre aussi, même si sa portée est loin d’être 69 Christophe Lamoureux, La grande parade du catch, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 1993. 76 satisfaisante, la loi sur la sectorisation de 1960 qui vise à faire sortir les malades de l’HP donc à tenter de les réinsérer dans leur tissu social, certes avec un succès tout relatif. Je suis bien obligé d’en convenir : l’institution ne cherche pas aveuglément à enfermer, à exclure, à dissimuler, à opprimer mais elle vise aussi à réinsérer, à reclasser, objectif faiblement atteint il est vrai. La réalité est souvent ambivalente : ainsi, les ateliers de travail proposés aux hospitalisés peuvent être considérés comme lieux d’exploitation d’une main d’œuvre bon marché ou d’une véritable ergothérapie. À force de vouloir dénoncer l’oppression, celle d’un pouvoir au service d’une classe, dans l’air du temps, le sociologue introduit une représentation de la société, voisine de l’idéologie, « forme savante de la sociologie spontanée » comme aimait le rappeler mon professeur Jean-Paul Molinari70. Pour éviter les analyses réductrices et une attitude d’ethnocentrisme, je me rends compte aussi, dès mes premiers apprentissages à la recherche, qu’il est impératif d’adopter une perspective diachronique, de considérer les transformations historiques, de relativiser les réalités sociales d’une époque. Ce qui peut être vrai à une époque ne l’est pas forcément à une autre. Si les cultures varient selon les espaces, on ne s’étonne pas d’être différents des Trobriandais par exemple, il ne faut pas perdre de vue qu’elles varient aussi selon les époques, à l’instar des manières de table de nos propres aïeux qui heurtent les sensibilités d’aujourd’hui71. Il ne s’agit pas forcément d’une histoire linéaire, d’une évolution régulière, d’un progrès systématique mais plutôt d’une accumulation de continuités et de ruptures. C’est dans cette perspective que j’ai étudié les jeux sportifs. Des sports supplantent des jeux et constituent ainsi de réelles ruptures – le rugby par rapport à la soule, le bowling par rapport aux quilles – que ce soit dans les manières de jouer, les règlements, les mentalités des pratiquants. Ceci dit, le remplacement n’est pas total et des jeux traditionnels continuent d’exister avec leur propre logique de développement ou se scindent en plusieurs usages : le jeu de boules pratiqué à un haut niveau peut se concevoir comme un véritable sport – avec des fédérations, des réglementations, des compétitions – tout en étant par ailleurs une simple activité de loisir. La marche régulière vers la civilisation marchande, universalisée, standardisée n’est peut-être pas aussi inéluctable que le craignait Norbert Elias et se réalise plutôt dans une logique discontinue, avec des avancées et des reculs. Comme le 70 Joël Guibert, Ces années-là, in Libre Prétexte, Mélanges offerts en hommage à Jean-Paul Molinari, Lestamp, Université de Nantes, 2001, page 168. 71 Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 (1939). 77 souligne Nathalie Heinich72, il ne faut pas confondre évolution et progrès, y compris en comparant jeux et sports. Dans mes différents travaux, un des soucis majeurs qui m’animent est d’envisager une multiplicité de questions, de déboucher sur de multiples réalités : ainsi, l’étude du jeu m’amène à m’interroger sur les questions d’identité culturelle des joueurs et de leur rapport spécifique à la culture populaire ; de sociabilité interne au groupe social constitué par le jeu mais aussi de sociabilité plus fine introduite au sein de multiples fractions, qu’elles relèvent de l’appartenance socioprofessionnelle, résidentielle ou associative ; de rapports au pouvoir, municipal ou national. Finalement, l’immersion familière me conduit à saisir un univers social complexe, non réductible à sa seule définition présupposée, celle d’un groupe social uniforme, symboliquement et matériellement dominé, sans capacité d’expression, sans différenciation interne. Le monde populaire existe bel et bien, je l’ai rencontré, mais il est pluriel. 72 Nathalie Heinich, La sociologie de Norbert Elias, La Découverte, Paris, 1997. 78 CHAPITRE II : LES LOISIRS EN QUESTIONS 79 1. Le temps du loisir Ma contribution à la sociologie des loisirs se réfère à une sociologie du temps, en particulier à une sociologie du temps libre, comme temps dont on dispose pour les loisirs. C’est avec mon étude sur les retraités que j’ai commencé mes réflexions sur le temps libre. La retraite s’impose en effet comme le temps de la libération des contraintes professionnelles. C’est une rupture sociale qui implique un réaménagement du temps et, par conséquent, une réorganisation de la vie sociale. Mes investigations ont, malgré tout, vite montré que ce temps libre de la retraite se concevait étroitement en fonction de l’existence passée et des habitudes prises. Certes, comme temps séparé du temps productif, la retraite offre de nouvelles virtualités de libération du temps mais elle pérennise aussi des conceptions antérieures. Finalement, elle combine un temps contraint, celui de l’entretien du corps et des tâches domestiques par exemple, et un temps libre, celui des loisirs, à la fois reconduit et inédit. Le temps de l’inactivité est un temps plus souple, un temps affranchi de certaines nécessités mais il n’en reste pas moins soumis à des règles et des contraintes, celles dictées par le groupe social, par l’éducation, par la famille, par les revenus… Le rapport au temps est profondément ancré dans les mentalités, avec des valeurs partagées entre la liberté et l’inutilité. Ce n’est pas un temps complètement choisi ni complètement subi mais un temps largement défini par le groupe, auquel l’individu se conforme. Par exemple, l’ouvrier en retraite adopte largement ses comportements en lien avec le collectif du quartier et le collectif familial. Je n’ai pas constaté un rejet complet des valeurs du travail dans un temps libre qui n’en serait qu’une compensation, bien au contraire puisque les retraités en question pérennisent un certain culte du métier et du beau geste, dans la réalisation de travaux de jardinage et de bricolage, devenus il est vrai travaux pour soi. Ceci dit, malgré les limites sociales et culturelles, la retraite instaure de nouveaux usages du temps, individuels et collectifs. La structuration du temps de retraite se calque en partie sur celle du temps libre dont on a disposé auparavant, c’est une sorte de copie assouplie puisque l’assujettissement au temps, indéniablement, est désormais moins prononcé. Les possibilités d’aménagement des rythmes temporels sont accrues – en matière de repos par exemple, « on n’est plus marié avec la pendule » - mais la programmation des activités de retraite n’en est pas moins présente : les repas à des heures précisément fixées, la sortie du dimanche, la lecture 80 matinale du journal en livrent de bons exemples. Une certaine régularité des rythmes temporels s’instaure machinalement, comme s’il fallait continuer à se calquer sur une répartition du temps communément admise : ainsi, pour la plupart des ouvriers en retraite, la matinée se partage-t-elle entre écoute de la radio, lecture du journal, tâches ménagères, commissions dans les commerces du quartier ou au marché ; l’après-midi entre bricolage et jardinage, promenade, visites entre voisins, amis et membres de la famille ; le soir étant quasi-exclusivement accaparé par la télévision. J’en suis arrivé à la conclusion que le temps de retraite était un temps libre réglementé. Ces considérations sur le temps de retraite m’ont amené à penser l’ambivalence du temps de loisirs : temps potentiellement libre, il est, pour l’essentiel, scrupuleusement organisé. La révolution industrielle a introduit une séparation nette entre temps de travail et temps libre, une distinction effective entre activité et repos dont les durées respectives au cours de la journée, de la semaine, de l’année, de la vie entière sont institutionnalisées. Le temps de travail devient régulier, continu, autonome et parcellisé tandis que le temps libre est résiduel, mesurable à l’aune des autres temps. À ce titre, le temps des loisirs est un temps social, déterminé en particulier par la durée du travail et l’âge de la retraite. Comme le souligne Simonetta Tabboni, le temps traduit des « besoins d’organisation et d’intégration »73, ce qui explique le respect de rythmes sociaux et le principe d’un calendrier organisateur de nombreuses activités, y compris chez les retraités. C’est ainsi que le temps disponible de la retraite peut être dit libre en tant que libéré de la nécessité de la production, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il soit libéré de toute détermination. J’ai montré, suite à mes investigations de terrain, que les pratiques de retraite étaient largement soumises à des mécanismes collectifs et s’orientaient essentiellement, pour les ouvriers étudiés, vers les rencontres familiales, les sorties de proximité, le bricolage et le jardinage, la télévision. Ces enquêtés répugnaient à concevoir ce temps désormais permissif de la retraite comme un temps de l’inutilité ou de l’ostentation, cher à Thorstein Veblen, mais produisaient en revanche leur propre modèle culturel autour de la sociabilité de quartier, de la sociabilité familiale, de l’activité concrète. C’est ainsi, par exemple, chez les ouvriers enquêtés, que le temps de travail domestique se substituait largement au temps de travail professionnel, non seulement pour s’occuper mais aussi pour entretenir la solidarité amicale et familiale. C’est pourquoi la définition des loisirs proposée par Joffre Dumazedier, malgré ses vertus évidentes, ne m’a pas semblé éliminer toute ambiguïté entre temps choisi et temps contraint, 73 Simonetta Tabboni, Les temps sociaux, Armand Colin, Paris, 2006, page 10. 81 entre temps permissif et temps aliéné. Pour moi, elle était trop axée sur le temps de réalisation personnelle et ne correspondait pas totalement aux réalités constatées. La définition du loisir comme « ensemble d’occupations auxquelles l’individu peut s’adonner de plein gré, soit pour se reposer, soit pour se divertir, soit pour développer son information ou sa formation désintéressée, sa participation sociale volontaire ou sa libre capacité créatrice après s’être dégagé de ses obligations professionnelles, familiales et sociales »74 ne me parait pas prendre suffisamment en compte, d’un part les contraintes sociales qui s’exercent de manière spécifique sur les différents groupes sociaux, d’autre part les mécanismes qui conduisent les fractions sociales les plus démunies à être rejetées du champ des loisirs. Elle accordait, me semble-t-il, trop d’autonomie à la sphère des loisirs par rapport aux autres sphères de l’existence. À mon sens, en pariant exclusivement sur les bienfaits d’une supposée civilisation des loisirs et en confiant au temps libre la résolution de problèmes issus du temps de travail, Joffre Dumazedier en venait à négliger les améliorations qu’il était nécessaire d’apporter aux conditions de travail. Il ne prenait pas suffisamment en compte les critiques émises à l’égard des loisirs et, sur ce plan, j’ai l’impression de l’avoir parfois suivi. De fait, il faut bien reconnaître que les loisirs, au moins en partie, enferment les individus dans des logiques marchandes et industrielles. Sur ce plan, les analyses de l’école de Francfort affirmant que les loisirs de masse contribuent à l’exploitation économique et à l’asservissement idéologique doivent être naturellement examinées. Les individus ne sont sans doute pas complètement dupes de tels mécanismes mais il n’est pas sûr, contrairement à ce que pensait Dumazedier, que leur émancipation puisse survenir grâce aux seuls loisirs. La question mérite en tout cas débat. Je me suis également demandé si les bienfaits apportés par les loisirs et constatés par Dumazedier concernaient au même titre toutes les catégories sociales. Certes, l’action culturelle de l’État corrige une partie des inégalités mais la démocratisation tant espérée, toutes les enquêtes le montrent, ne s’est pas vraiment réalisée. Cette définition de Joffre Dumazedier, à ambition visiblement exhaustive – toutes les activités de loisir peuvent a priori correspondre à une des catégories mentionnées – n’abolit pas, selon moi, toute ambiguïté : les différentes formes de repos ne renvoient pas systématiquement au loisir ; il est problématique de concevoir qu’une formation puisse être désintéressée, ne serait-ce que sur le plan moral ; une création non libre est difficile à imaginer. Le loisir ainsi défini est idéalisé, en tout cas par rapport à mes constats : les ouvriers interrogés le considéraient certes 74 Joffre Dumazedier, Vers une civilisation du loisir ?, Le Seuil, Paris, 1962, page 28. 82 comme une réelle compensation à la fatigue physique et nerveuse suscitée par le travail sans pour autant le parer de toutes les vertus. La plupart des ouvriers en retraite regrettaient les satisfactions procurées par l’activité professionnelle – le goût du travail bien fait, le sentiment d’être utile, la solidarité – et, tout en appréciant les nouvelles possibilités offertes par la retraite, ne prônaient pas une idéologie du temps libre, celle qui met en avant la participation culturelle et la dénonciation des aliénations produites par la société marchande. Ce n’est pas à une opposition radicale entre une civilisation du travail et une civilisation du loisir qu’ils concluaient. D’une certaine manière, mes interlocuteurs véhiculaient simplement une conception originelle du loisir, celle du latin licere qui désigne la possibilité de faire quelque chose, en prenant son temps. De fait, les représentations à l’égard du temps libre de la retraite étaient largement favorables car c’est un temps dont on dispose, à soi, pour faire ce que l’on veut mais dans les limites définies par l’environnement social. C’est en outre un temps conquis par les luttes sociales, à l’instar des congés payés et c’est à ce titre qu’il est apprécié pour lui-même et non plus en simple opposition au travail. Il favorise l’adoption de valeurs spécifiques – celles du temps pour soi, du temps des plaisirs et des échanges sociaux – propres aux différents milieux sociaux. J’en concluais le caractère ambivalent de la retraite ouvrière partagée entre un attachement réel aux vertus du travail et une appréciation positive des perspectives de loisirs offertes par ce temps désormais disponible, si on entend par loisirs des activités qui favorisent l’intégration et la reconnaissance sociales. Il faudrait voir ce qu’il en est aujourd’hui, près de 30 ans après mes investigations, avec l’allongement des durées de cotisation, la flexibilité croissante des temps de travail, les transformations des métiers ouvriers, le développement d’une industrie des loisirs. Beaucoup plus que pour les générations concernées par mes enquêtes, les valeurs du travail s’opposent désormais aux valeurs du loisir, probablement au profit de celles-ci compte tenu des nouveaux usages du temps : le nombre d’heures travaillées a été diminué par trois au cours du XXe siècle tandis que celui des heures libres a été multiplié par quatre 75. Les différents temps du travail – ceux de la journée, de la semaine, de l’année, de la vie entière – se réduisent inexorablement, les vies individuelles se construisent largement hors travail, d’autant que les actifs occupés sont devenus minoritaires. Ces évolutions trouvent leur meilleure expression dans la loi des 35 heures, la tendance générale vers la réduction du temps de travail au profit du temps libre, devenu temps de référence, se confirmant. L’organisation des différents temps sociaux 75 Jean Viard, Le sacre du temps libre, L’Aube, 2004, page 11. 83 facilite désormais l’adoption d’un temps à soi, celui du choix et de la liberté ressentie que n’avaient pas véritablement connu les ouvriers en retraite nés au début du XXe siècle, dans une société encore définie par un temps de travail structurant et réglé. Il faudrait aussi noter la transformation des mentalités car, beaucoup plus qu’hier, le loisir se confond avec la culture, y compris pour les milieux populaires, certainement moins enclins aujourd’hui à privilégier le repos et l’activité para-productive pour bénéficier aussi, à leur niveau, d’un accès possible à certaines pratiques : visite touristique, sortie festive, home cinéma, manifestation sportive, écoute musicale, spectacle de rue. La culture est devenue une manière parmi d’autres d’occuper le temps libre. Il suffit d’évoquer la croissance des équipements culturels en milieu domestique (magnétoscope, ordinateur…) et les nouveaux usages audiovisuels qui en découlent pour envisager une recomposition des loisirs, y compris populaires. En ce sens, les pratiques de loisirs révèlent le statut matériel et symbolique des individus, elles sont constitutives des styles de vie. C’est pourquoi les clivages entre groupes sociaux ne disparaissent pas mais se redéfinissent sans cesse. On pourrait aussi s’interroger sur l’engouement associatif et son impact inévitable sur les loisirs populaires : 12 millions de bénévoles en 2002 ; une association sur deux dans le domaine artistique ou sportif ; un tiers des 15-35 ans engagés dans des pratiques amateurs76. Certes, à des degrés divers, l’attrait pour des pratiques liées à l’expression de soi s’introduit dans tous les milieux sociaux et doit inciter à considérer les effets, non seulement du statut socioprofessionnel mais aussi de la génération, de la résidence, de la famille. Ceci dit, compte tenu des incertitudes économiques et de la remise en cause du progrès, naguère supposé linéaire, les menaces sur le bonheur de la retraite pèsent probablement sur les jugements. Pour autant, il ne faudrait pas en conclure que tout a changé car, comme le recommande Jean-Claude Passeron, « attention aux excès de vitesse »77. Bien qu’en diminution régulière depuis 30 ans, surtout chez les qualifiés, les ouvriers n’ont pas disparu et représentent encore près d’un quart de la population active78. Ces ouvriers-là ont des loisirs qu’il faut réexaminer attentivement pour en constater les recompositions plutôt que de décréter précipitamment leur dissolution dans des formes standardisées et uniformisées. Mes observations devraient être réactualisées. J’ai en effet étudié les loisirs dans un contexte, celui d’un phénomène enraciné dans une société – celle de la conquête progressive du René Teboul, Culture et loisirs dans la société du temps libre, L’Aube, 2004, page 191. Jean-Claude Passeron, « Attention aux excès de vitesse », Esprit, avril 1987. 78 INSEE, enquête emploi 2007. 76 77 84 temps libre et de la diffusion des vacances – et d’une réalité de classe, celle de la classe ouvrière en l’occurrence, à un moment donné. Il est essentiel de connaître les transformations qui ont affecté les loisirs, en les rapportant aux réalités historiques, qu’elles soient sociales (industrialisation, urbanisation, progrès technologique, évolution du niveau de vie) ou culturelles (sociabilités, mentalités). Ces transformations posent des interrogations quant à l’uniformisation éventuelle des pratiques tout en témoignant de la persistance des différences, les loisirs du peuple s’opposant aux loisirs des élites, les loisirs individuels aux loisirs collectifs, les loisirs ruraux aux loisirs citadins, les loisirs des jeunes aux loisirs des adultes… Pour ma part, en étudiant les loisirs chez les retraités, j’ai introduit une base comparative – j’ai opposé ouvriers du bâtiment et ouvriers de la métallurgie – mais aussi sélective puisque j’ai privilégié les composantes masculines et urbaines, ce qui, à n’en point douter, ne livre qu’une vision partielle des situations ! Je crois cependant avoir montré que, pour les milieux populaires, en dehors de la seule consommation marchande, les loisirs avaient du sens, celui procuré par des activités moins contraignantes que les activités professionnelles. Les loisirs pratiqués par les enquêtés ne se limitaient pas au repos et aux activités familiales mais comprenaient de réelles occupations créatrices et distrayantes (jeux, voyages, lectures…), sans aller sans doute jusqu’à des pratiques de formation et d’éducation, en tout cas telles que le conçoivent les autres catégories sociales, dans le cadre de l’Université permanente par exemple. Les loisirs populaires contribuent à définir un style de vie populaire. Tout en considérant les influences réciproques, il faut se garder d’une sorte de fascination à l’égard de la légitimité culturelle qui conduirait à exagérer l’impact des loisirs dominants. C’est pourquoi l’analyse exclusive en terme de domination culturelle qui attribue l’ignorance ou l’acceptation de celle-ci par ceux qui la subissent me paraît excessive. La culture populaire impose aussi ses catégories, il suffit de songer aux exemples de la musique, de la mode ou du sport. Je me suis néanmoins heurté à l’ambiguïté de la notion de loisir et à la difficulté d’en définir les contours : ainsi, doit-on considérer le jardinage et le bricolage comme de simples substituts au travail, et en tant que tels comme des activités para-productives, ou les assimiler à de véritables pratiques d’agrément ? Il est fréquent de faire correspondre cette dichotomie à l’opposition entre populaire et bourgeois. Globalement, c’est sans doute vrai mais, suite à mes investigations, j’avoue qu’elle demanderait à être largement nuancée car les milieux populaires ont aussi une appréciation esthétique de leurs jardins ou des objets qu’ils fabriquent. Comme 85 l’indique Michel Bozon, les loisirs renvoient à des appartenances, à des collectifs, à des classements sociaux mais, autour de chaque activité, se fixe un public dont la composition correspond à l’histoire propre de cette activité79. Quoi qu’il en soit, je crois avoir contribué à la mise en évidence de styles de loisirs. Pour des raisons qui tiennent à la fois aux moyens financiers et aux goûts culturels, mais il faudrait nuancer selon des catégories plus fines en considérant notamment le niveau de diplôme et la taille des communes de résidence, les groupes les plus favorisés privilégient la lecture, la visite des musées et des monuments, les sorties au restaurant, la fréquentation des théâtres et des cinémas, les vacances lointaines tandis que les milieux populaires accordent leur préférence au bricolage et au jardinage, au spectacle sportif, au camping, aux jeux de cartes et de hasard, à la fréquentation du café, à la télévision. Les ouvriers en retraite adoptent non seulement un style de vie en conformité avec leur condition mais aussi, plus spécialement, un style de loisirs, à l’instar des boulistes étudiés par la suite dont les préférences en la matière se portent en priorité sur le tiercé, le billard, les jeux de cartes et de hasard, la lecture de la presse locale, la pêche, les banquets, sans oublier les inévitables jardinage et bricolage, pour constituer un véritable système de pratiques. Une difficulté majeure est de saisir les transformations rapides que subissent les loisirs – il suffit de songer à l’influence énorme exercée aujourd’hui par Internet ou par l’essor des voyages touristiques – tout en considérant des variations selon les espaces (pays, région, localité) et selon les groupes, sociaux ou générationnels. Les loisirs se renouvellent au gré des recompositions de la structure sociale et de la structure scolaire mais, à l’évidence, ils contribuent à l’inverse au changement social et la sociologie doit en rendre compte. J’y ai un peu participé en étudiant la fête et le jeu. 2. Le temps de la fête La fête comme objet d’étude s’introduit dans bon nombre de mes travaux. Cela m’a permis, au moins en partie, d’en appréhender la diversité, au-delà de ses caractères fondamentaux : la fête est récréative puisqu’elle introduit une rupture par rapport au quotidien, elle distrait l’homme de ses occupations ordinaires ; la fête est expressive puisqu’elle est célébration, parfois exaltée, à l’égard d’un événement, d’un dieu, d’un phénomène naturel… Les styles de fêtes sont en effet multiples car incorporant, à des degrés divers et dans des 79 Michel Bozon, « Les loisirs forment la jeunesse », Données sociales, INSEE, 1990. 86 combinaisons variables, des rituels, des activités collectives, des représentations, des distractions, selon plusieurs calendriers – familial, religieux, politique – et plusieurs espaces – privé/public, rural/urbain, national/local. Les fêtes se différencient en outre selon leur tonalité sacrée (recueillement, dévotion, communion) et profane (exubérance, ivresse, divertissement), leurs rites (cadeaux, protocoles), leurs ambiances (sociabilités, danses), le tout autorisant plus ou moins une levée momentanée des interdits et des barrières sociales. La fête se déroule sur un registre paroxysmique avec ses excès alimentaires, vestimentaires, sexuels, corporels, émotionnels, tout en favorisant finalement la reconduction des rapports sociaux et des normes dictées par le groupe. Dans un certain sens, en réaffirmant l’identité collective, la fête est purificatrice. Le modèle général ne doit cependant pas occulter l’extrême diversité des fêtes selon leur orientation générale, depuis les fêtes nationales (14 juillet, 1er mai, 11 novembre), les fêtes locales (kermesse, foire, carnaval), les fêtes familiales (anniversaire, Noël), les fêtes électives (rallye, festival). Il s’agit en outre de considérer les contenus (repas, chansons, déguisements), les saisons (les fêtes estivales s’opposent aux fêtes hivernales), les modèles sociétaux. Les combinaisons sont donc innombrables et il est impossible de toutes les examiner, même en se limitant aux fêtes dites populaires, mais j’ai pu en appréhender quelques-unes lors de mes investigations. C’est avec ma recherche sur les retraités que j’ai commencé à entrevoir le phénomène de la fête. Ce thème n’était pas une de mes priorités mais j’ai estimé qu’il contribuait à comprendre les réalités de la retraite. C’est ainsi que j’ai recueilli un ensemble de témoignages, sorte de mémoire festive des ouvriers des Batignolles : celle de 36, celle des festivités d’avant guerre, celle du départ en retraite. L’usine métallurgique des Batignolles figure parmi les usines les plus marquantes de l’histoire nantaise du XXe siècle, pour des raisons qui tiennent au prestige de sa production (des locomotives à vapeur dès sa fondation, juste après la première guerre mondiale), à sa puissance salariale (3000 salariés dans les années 20), à sa combativité revendicative (la plupart des grèves nantaises y démarrent), à son intégration résidentielle (des cités ouvrières sont aménagées à ses portes). L’entreprise incarne une tradition du métier métallurgiste, comme l’atteste la désignation commune « les métallos », tout en n’excluant pas une relative diversité puisque sont associés des ajusteurs, des soudeurs, des chaudronniers. Le collectif usinier et le collectif résidentiel, en tout cas jusqu’au démantèlement amorcé dans les années 70, se juxtaposent pour déboucher sur des formes de coopération et de solidarité particulièrement 87 développées. Ces matrices usinières, résidentielles, syndicales seront au fondement d’une vie communautaire assumée et d’une mémoire sociale affirmée. Les événements de 36, plusieurs décennies après, sont remémorés avec des accents nostalgiques et, probablement, idéalisés, mais plusieurs témoins insistent sur le caractère festif des occupations de l’usine : les ateliers sont décorés ; des bals y sont organisés ; les jeux de cartes, de palets, de boules et même les mises en scène théâtrales occupent les grévistes. Les manifestants, accompagnés de l’Harmonie, chantent et se déguisent lors des défilés jusqu’à la Bourse du travail. La solidarité s’exprime quotidiennement dans le seul fait de vivre ensemble, lors des moments revendicatifs et lors des divertissements. On mange ensemble, on s’amuse ensemble, bref on partage tout sur un air de fête ! Les cités ouvrières construites aux abords de l’usine, dès les années 20, regroupent près de 500 familles et favorisent une vie collective dense, une sociabilité vive, que ce soit dans les commerces et cafés, dans les rues, dans les jardins. Ces manières d’être ensemble s’investissent tout naturellement dans les temps forts de la vie batignollaise que sont les grandes fêtes annuelles. C’est le temps du défoulement et du non-respect des règles ; un certain désordre, habituellement proscrit, devient licite. Malgré la diversité des métiers et des origines nationales, la fête incarne avant tout des valeurs de générosité et de réconciliation pour effacer les éventuels antagonismes et pour régénérer la cohésion du groupe. Il y a la fête du printemps avec fête foraine, courses de vélo et bal puis ensuite, et surtout, la fête du 14 juillet. Cela commence la veille par la retraite aux flambeaux qui consiste à défiler autour des cités en chantant et se termine par le feu d’artifice. Le lendemain, c’est la grande fête foraine, avec cirque, bal et l’inévitable course de vélo dont les vainqueurs deviennent des figures héroïques. Une kermesse propose de multiples attractions : mât de cocagne, concours de grimaces, course à la grenouille, course en sac, concours de pêche à la ligne, jeu de la cruche… Ces festivités d’entre les deux guerres reprendront après les hostilités mais ne retrouveront pas leur faste d’antan. Enfin, la fête ouvrière, c’est aussi le départ en retraite. Malgré tout, c’est une fête plus ambiguë dans la mesure où elle conjugue la joie d’accéder à un temps libre élargi et la peine de quitter les compagnons. La petite fête qui les réunit et qui symbolise la retraite de l’un d’entre eux se déroule dans un des cafés proches de l’usine : on se met à distance du lieu d’activité sans s’en éloigner véritablement. Le vrai départ doit être « arrosé » par des rassemblements autour de victuailles et boissons. Les bons chanteurs sont mis à contribution et, pour entériner la mise à la 88 retraite, il est remis des cadeaux à l’intéressé qui lui permettront d’agrémenter sa vie future : chaise longue, canne à pêche, appareil photo, poste de radio… Il y a aussi une fête plus officielle, plus solennelle et plus formelle, et pour ces raisons moins estimée par les ouvriers, organisée au sein même de l’entreprise. Le partant, en présence des camarades d’atelier, se voit félicité pour sa carrière exemplaire et se voit remettre, ce qui est beaucoup plus apprécié, des médailles du travail et les primes qui les accompagnent. Cette cérémonie, qui n’est pas sans rappeler les remises de décorations militaires pour bons et loyaux services, est tournée en dérision par la plupart, sauf pour ses avantages financiers, parfois l’équivalent de plusieurs mois de salaire : le bénéficiaire peut alors effectuer un achat longtemps refoulé, peut s’offrir un « petit » plaisir, ce qui constitue un souvenir inoubliable et parachève les différents moments festifs. De ceux-ci, je retiens leur dimension communautaire, au sens où ils rassemblent la communauté ouvrière, celle de l’usine et de la cité, qui y magnifie ses formes de coopération et y célèbre sa cohésion. Ici, la fête ouvrière se veut célébration de la communauté, au point d’en exclure les non Batignollais. D’ailleurs, le quartier est considéré par ceux-ci comme une enclave, un bastion rouge, où il est risqué de s’aventurer. Mes travaux sur le jeu de boules, une dizaine d’années plus tard, m’ont également entraîné vers le domaine festif, ou plutôt vers l’idéal festif, rêve d’une bonne vie, auquel les milieux populaires accordent tant d’importance. S’associer pour jouer, c’est aussi se retrouver pour faire la fête. C’est pourquoi, tout en ayant étudié les manières de jouer, les compétitions, les profils des joueurs, la gestualité, les sociabilités, j’ai aussi exploré les rites festifs. L’histoire de la Boule nantaise, spécialité locale qui se pratique dans des salles couvertes, annexes de cafés, sur des pistes incurvées et délimitées, permet de mettre en évidence une histoire singulière de la fête qui traverse le XXe siècle. L’essentiel des amicales, sociétés d’hommes qui s’organisent pour se divertir, s’implantent dans les années 20, dans des quartiers nantais en voie de développement industriel et urbain. Les dirigeants boulistes les plus en vue sont les animateurs du Comité des fêtes du Rondpoint de Paris mis en place en 1921. Ce quartier est encore, à cette époque, une zone semi urbaine qui rassemble de nombreux jardiniers, horticulteurs, artisans, boutiquiers, ouvriers et employés des petites entreprises et qui, de ce fait, bénéficie d’un certain prestige social. Dès leur fondation, les amicales se mettent en scène dans des cérémonies collectives qui célèbrent le groupe et le territoire local auquel il s’identifie. Les boulistes contrôlent plusieurs comités des fêtes mais c’est 89 incontestablement celui du Rond-point de Paris, à l’est de Nantes, qui est le plus dynamique et qui leur offre la meilleure vitrine, essentiellement entre les deux guerres il est vrai, avec défilé fleuri, bal public et couronnement d’une rosière, jeune fille du quartier jugée honorable et de moralité irréprochable. La rosière du Rond-point de Paris symbolise l’harmonie sociale du quartier et la respectabilité de ses représentants. Elle incarne des valeurs républicaines (identifiables à l’écharpe brodée aux armes de la Ville qui lui est remise par les délégués de la Municipalité), des valeurs laïques (le couronnement se déroulant dans l’une des écoles publiques du quartier), des valeurs sacrées (symbolisées par sa tenue virginale et sa couronne de roses que l’on peut dire christique). La Rosière donne une image respectable, consensuelle du quartier qui rejaillit sur les animateurs du Comité des fêtes et des amicales boulistes. Ceux-ci ont ainsi la possibilité de s’approprier la grandeur municipale et sa devise Favet Neptunus Eunti (Neptune favorise celui qui va de l’avant), tout en affichant leur appropriation du territoire arpenté par le défilé, bannière en tête et leur place dans la cité. Un tel défilé républicain n’est pas sans rappeler, d’ailleurs, le défilé d’ouverture, sous l’ancien régime, organisé dans les principales villes du royaume, à l’occasion du concours annuel du papegault, concours de tir à l’arc sur une enseigne d’oiseau. Les festivités du Rond-point de Paris se poursuivront jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale, tout en s’adaptant aux évolutions, en incorporant à la cérémonie civique le rituel sportif, notamment gymnique. Jusqu’alors, la fête populaire mettra l’accent sur le rassemblement local, mobilisateur de toutes les couches sociales et le modèle festif des groupements boulistes s’insèrera de manière ostentatoire dans la vie sociale du quartier. La question socio-historique pour savoir ce que la guerre provoque comme ruptures et mutations ou même de continuités voire de régressions sur les plans sociaux, économiques, culturels et symboliques, se pose ici. En tout cas, ces groupements continueront, après la guerre, tant bien que mal, à participer aux fêtes de quartier, désormais implantées dans toutes les banlieues nantaises mais sans en prendre l’initiative et sans en assumer la responsabilité. Ils apportent simplement leur concours à des manifestations qui associent kermesses, spectacles, rencontres sportives. La fin des années 60, avec de brutales transformations urbaines et sociales et l’apparition de nouvelles formes de loisirs, met un terme à ce type de réjouissances. En réalité, les amicales boulistes se replient sur elles-mêmes pour introduire une nouvelle définition de leurs pratiques festives, autour de la prodigalité alimentaire, celle des tournées, buffets et banquets. Les démonstrations spectaculaires 90 d’antan laissent place aux manières d’être ensemble à l’intérieur de l’amicale. De locale et démonstrative, la fête des boulistes est désormais devenue une fête élective, une fête de l’entre soi. La fête bourgeoise, celle qui repose sur la cooptation des invités, a son équivalent populaire, celle qui donne la possibilité de s’extraire des espaces de domination. L’occasion d’étudier un autre modèle festif m’a été donnée, en 1996, avec l’équipe de Picrochole80 lors de la Fête de l’andouille, à Guémené-sur-Scorff, en Centre Bretagne, dans le Morbihan. J’ai déjà parlé de cette manifestation, inaugurée en 1992. En réalité, la Fête de l’andouille reprend d’anciennes traditions puisqu’un Pardon, celui de Notre-Dame-de-la-Fosse, patronne de la paroisse, est attesté à partir du milieu du XVIIIe siècle, une fête patronale l’est à partir de 1901 et une fête de la mi-carême à partir de 1931. Il s’agit donc en vérité d’une tradition renouvelée qui intègre une volonté de relance économique par la promotion d’un produit du terroir. La fête tente de conjuguer une image ancienne, celle qui relève du culte paroissial, du produit artisanal, du rassemblement familial et une version moderne avec animation estivale, échange commercial, rite de célébration. Cet accommodement témoigne d’une ambition de survie d’un groupe menacé par le déclin démographique (1300 habitants au moment de l’enquête, un tiers de moins que 30 ans auparavant) et la mise en péril de ses activités économiques. Les différentes animations proposées par la Municipalité – défilés folkloriques, fest-noz, dégustations, jeux, intronisation de la Confrérie – témoignent à la fois d’un respect du passé et d’une volonté de s’adapter au changement. La cité oublie temporairement les menaces qui pèsent sur elle – exode rural, raréfaction de catégories autrefois hégémoniques (agriculteurs, commerçants), affaiblissement de son rôle administratif - pour essayer de se régénérer, de valoriser son identité et d’affirmer sa cohésion sociale, réelle ou supposée. À cette occasion, le groupe mesure ses forces, étale ses richesses, en proposant aux amateurs une multiplicité d’expériences : religieuse (messes et processions), alimentaire (banquets et dégustations), culturelle (spectacles folkloriques, expositions, danses), sportive (jeux de compétition), symbolique (cérémonies de la Confrérie des Goustiers de l’andouille), commerciale (ventes du produit). Si la Fête de l’andouille s’inscrit dans l’espace d’une localité, la sociographie des visiteurs permet de rectifier cette appréciation car on constate des affinités plus larges, avec la Bretagne plus qu’avec la commune proprement dite : près de 90 % d’entre eux résident en dehors de la 80 Revue du Cercle de recherche en Anthropologie culturelle, « Ô andouille mirifique ! », n° 3-4, Angers, 1997. 91 commune bien que un sur quatre soit né dans le canton ; près d’un enquêté sur deux parle ou comprend le breton ; deux sur trois ont ou avaient des parents familiers de la langue et près de trois sur quatre des grands-parents dans ce cas ; un sur quatre s’intéresse aux revues d’ethnologie bretonne, Ar Men et Le Chasse-Marée notamment. Ces différents indicateurs témoignent, me semble-t-il, d’un désir, à travers la fête, de retrouver ses racines et de renouer, au moins sur un mode symbolique, avec un ancrage à la fois territorial et culturel, plus au niveau de la Bretagne que du Pays de Guémené proprement dit. D’autres indices vont dans le même sens : un visiteur sur deux participe régulièrement à des fêtes bretonnes, quatre sur dix regardent des émissions régionales en breton. C’est donc en réalité une fête régionale et familiale, trois visiteurs sur quatre venant en famille. Indéniablement, c’est aussi une fête populaire, bien entendu sans l’être exclusivement, avec plus de la moitié de son public recrutée parmi les ouvriers, employés, agriculteurs, artisans, commerçants et avec un style festif attribué aux milieux populaires : rassemblement en nombre, refus du formalisme, abondance alimentaire, exubérance comportementale, possibilité d’être acteur et spectateur. Régionale et populaire mais aussi patrimoniale car la fête de Guémené-sur-Scorff fait référence à un patrimoine matériel – monuments du passé, à l’instar de la Chapelle Notre-Damede-la-Fosse et du Château des Ducs de Rohan ; oeuvres d’art, des peintures régionales étant exposées à la Mairie ; produits culinaires, l’andouille bien sûr et le cidre – et un patrimoine immatériel – langue, coutumes, conscience régionale. Au lieu de figer la tradition dans un Musée, la fête livre une image noble et dynamique de ce patrimoine, reconnu comme tel par la population, ce qui permet de reconstruire une identité culturelle et de consolider un sentiment d’appartenance. En ce sens, la fête est une expression révélatrice de la société qui la met en place, avec ses changements économiques, politiques, sociaux, culturels. Plus récemment, dans le cadre d’un enseignement de méthodologie qualitative, j’ai pu examiner un autre modèle festif, le modèle juvénile des étudiants. À l’instar des pratiques culturelles étudiées par Olivier Donnat et qui montre que l’âge, sans effacer complètement le facteur social et donc les inégalités de cet ordre, devient déterminant81, les pratiques festives amènent à s’interroger sur le lien direct de telles pratiques avec l’appartenance sociale et sur leur recomposition, en termes générationnels notamment. La fête serait révélatrice de l’effacement 81 Olivier Donnat, Les pratiques culturelles des Français, Enquête 1997, Ministère de la culture/La Documentation française, Paris, 1998. 92 relatif des différences de classe. Des observations et interviews menées auprès d’étudiants de différentes nationalités en séjour d’études à Nantes esquissent en tout cas de telles tendances82. L’étude ne consistait pas à explorer exclusivement la fête mais les styles de vie, les manières d’être, les représentations, les sensibilités, les valeurs, bref ce que l’on désigne plutôt par le terme générique de culture, que ce soit à propos des études, du rapport à la ville, des relations sociales, des goûts artistiques, des loisirs. Il s’agissait de penser à la fois l’unité et la diversité en considérant ce qui rapproche les étudiants du simple fait de leur statut mais aussi sans ignorer ce qui les divise, ce groupe éphémère n’étant pas une catégorie en soi mais étant fractionné selon les origines sociales, les cursus scolaires, les filières universitaires, les expériences biographiques. De la même manière, le statut d’autochtone ou d’étranger ne constitue pas un classement suffisant, loin de là. Certes, l’appartenance nationale n’est pas sans conséquences, tout en n’étant pas suffisante pour homogénéiser la population correspondante qui se singularise par des cultures régionales, des conditions sociales, des styles de vie familiale. Pour beaucoup, l’indépendance acquise grâce au statut d’étudiant doit être conquise. La réponse est largement trouvée dans l’occupation fervente du temps et dans l’investissement prononcé en matière de vie sociale, de rencontres, de sorties. Les occasions de faire la fête sont nombreuses, chez soi ou les amis, dans les bars, dans les discothèques, pour s’amuser et « s’éclater », dans l’improvisation déambulatoire au cours de la soirée, voire de la nuit. La fête correspond à la mise en scène exacerbée d’un style de vie, loin de la fête traditionnelle, civique, religieuse, familiale et même artistique, pour prendre la forme revendiquée de la « sortie », incluant l’ivresse et la théâtralisation des conduites. Une sorte de modèle festif juvénile se dessine, aux multiples séquences : se retrouver dans un lieu habituel, échanger des propos et des pots voire des psychotropes, circuler d’un endroit à l’autre, essayer d’improviser, se libérer du contrôle apparent de la vie quotidienne, construire ses manières d’être ensemble, au risque d’un certain désenchantement, d’un certain vide, d’une certaine routinisation. Il faudrait voir si ce modèle est généralisable à toutes les catégories juvéniles car on peut supposer que les ressources financières et résidentielles ont leur influence mais il n’en reste pas moins vrai que ce style festif semble atténuer le poids des appartenances sociales au profit d’un rapprochement générationnel. 82 Joël Guibert, « Cultures étudiantes comparées », Séminaire de comparaison internationale, UFR Sociologie, Nantes, mars 2008. 93 L’espace public, surtout nocturne, devient un espace approprié par la jeunesse, fût-elle plurielle, un espace romantique où tout semble possible : les rencontres, les amours, les découvertes, les expériences mais aussi, sans doute, les déconvenues. La fête est alors une aventure collective qu’il faut réinventer sans cesse, de manière plus ou moins réaliste ou imaginaire car le mal-être guette, pour tenter d’échapper au contrôle social et aux rôles prescrits, grâce notamment aux abus d’alcool et aux vertiges musicaux, ceux que procurent le rap ou la techno par exemple. Sans exclure la violence corporelle, celle qu’engendre spécialement les rivalités amoureuses ; la violence économique, celle des dépenses excessives ; la violence symbolique, celle des conduites de transgression ; l’insouciance et la désespérance se combinent dans la « virée », les jeunes, quelle que soit leur condition, manifestant ainsi leur fragilisation et se rejoignant dans l’idéalisation de la sortie, modèle festif qui tente de rompre avec celui qui exprimait naguère soit la domination soit la distinction. Malgré l’exploration diversifiée de formes festives – fête communautaire, fête locale, fête élective, fête patrimoniale, fête juvénile – d’ailleurs non exemptes de chevauchements, j’ai bien conscience de ne pas avoir épuisé le thème, loin s’en faut, mais de m’être interrogé sur sa pluralité et, de fait, sur mes façons de faire la sociologie, celles qui consistent à mettre au jour les réalités sociales. Mes travaux sur le jeu ont complété cette posture. 3. Le temps du jeu C’est en 1989, lors de la rentrée universitaire, que j’envisage d’étudier les jeux et que je me décide à contacter les dirigeants de la fédération de Boule nantaise. C’est en effet, dans un premier temps, le terrain de cette spécialité locale que je souhaite investir. Cela fait deux ans que j’ai été recruté comme enseignant-chercheur, à l’IUT de Rennes, et j’ai essentiellement mis à profit cette période pour préparer mes cours, rédiger quelques articles de méthode et réaliser un contrat d’étude sur le logement83. Le temps est désormais venu d’entreprendre une recherche de plus grande envergure et le jeu de boules me paraît s’y prêter. En vérité, cela faisait bien longtemps que ce projet me tenait à cœur, la passion bouliste ne m’ayant jamais quitté depuis que, enfant, j’accompagnais parfois mon père à la Société de boule de fort, dans ma commune 83 « La collecte audio-visuelle des savoir-faire », in Pratiques audio-visuelles en sociologie, CNRS, Paris, 1987, pp. 185-194 ; « La collecte des mots », in Du folklore à l’ethnologie en Bretagne, Beltan édition, 1989, pp. 153-160 ; Les locataires de la Maison Radieuse, rapport Loire-Atlantique Habitations, Nantes, 1987. 94 natale du Saumurois. La boule nantaise, une variante voisine, à la fois au sens de la géographie et de la technique, dans ma ville d’adoption, m’offrait des lieux d’investigation tout trouvés. Il me semblait légitime d’accorder autant d’importance à la réalité sociale des loisirs, y compris des jeux, qu’à celle du travail, de la famille ou de l’école dans la mesure où chacune d’elles contribue à façonner les comportements et mentalités des individus. J’estimais en outre que le choix de la spécialité nantaise en valait bien un autre puisque, en matière de jeu, c’est l’extrême diversité qui prime. Les jeux sont en effet innombrables selon les instruments utilisés (balle, billes, cartes, dés, pions…), les qualités requises (force, adresse, réflexion…), les lieux (aménagés ou non, publics ou privés), les époques, les manières de jouer. En fonction de ces différents critères, dans des combinaisons infinies, on peut opposer les jeux individuels et les jeux collectifs, les jeux corporels et les jeux d’esprit, les jeux d’extérieur et les jeux d’intérieur, les jeux réglementés et les jeux improvisés, les jeux de hasard et les jeux d’adresse, sans espérer que la liste soit complète. Roger Caillois a bien envisagé une typologie universelle et intemporelle en séparant jeux de compétition (de combat, de tir, d’adresse), jeux de hasard (dés, loterie), jeux d’imitation (de déguisement, de rôles), de vertige (tourniquet, balançoire), en retenant leur caractère prédominant (agôn, alea, mimicry, ilinx) mais, malgré l’intérêt de ce classement, à partir de lui, l’inventaire exhaustif semble impossible, des spécialités ludiques n’y trouvant pas leur place, à l’instar des jeux d’esprit, ou associant plusieurs des qualités mises en avant84. Il va de soi que je n’ambitionnais pas d’étudier tous les jeux, y compris d’ailleurs pour la seule spécialité des jeux de boules car c’est là aussi le règne de l’éclectisme : pétanque, lyonnaise, de fort, des berges, de sable, bretonne, parisienne, vendéenne et, bien sûr, nantaise, cette énumération, de toute façon spécifiquement française, étant loin d’être complète ! Mes investigations dans le domaine des jeux de quilles m’ont amené à la même conclusion puisque chaque version réalise un amalgame particulier des caractéristiques liées au terrain, aux règles et aux instruments, le nombre de cibles pouvant varier de 3 à 10 ! On peut alors repérer, cette fois-ci sur un plan international, les quilles asphalte, les quilles Schere, les quilles Saint-Gall, les quilles de six, les quilles de huit, les quilles de neuf, auxquelles il faudrait adjoindre les quilles de dix et leur version moderne appelée bowling, sans exclure les nombreuses variantes régionales : quilles aveyronnaises, quilles basques, quilles béarnaises, quilles landaises, quilles bretonnes… et encore faudrait-il compter avec les divisions au sein d’une même appellation ! Bref, la liste complète 84 Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Gallimard, Paris, 1958. 95 apparaît illusoire. L’ethnologue Hélène Trémaud, il y a déjà plusieurs décennies, s’y était attaquée et l’avait arrêtée à 16785. L’inventaire et la classification des jeux ne constituaient pas il est vrai ma préoccupation première, les différences techniques ne livrant que des indications parmi d’autres, les différences sociales et culturelles me paraissant plus essentielles. C’est que les activités ludiques participent à la résolution de problèmes posés par la vie en société : relations entre individus et entre groupes, adaptation à l’environnement, prise en compte des changements, diffusion des savoirs et conception de l’éducation. Néanmoins, la compréhension des propriétés internes des jeux de compétition n’est pas complètement inutile à la compréhension de leur place dans la société. Les jeux de boules se rattachent à l’évidence à la catégorie des jeux de lancer puisqu’il s’agit de propulser un projectile mais également à la catégorie des jeux d’adresse puisqu’il faut se rapprocher le plus possible d’une cible donnée. Je voulais éviter de m’engager dans le débat stérile des distinctions entre jeu et sport mais l’observation des écarts entre ces deux univers pouvait me faciliter la compréhension sociologique des pratiques. Ce sont en effet des styles sociaux, des sensibilités, des formes d’engagement qui en résultent. Tout en indiquant que leur spécialité ne relevait pas totalement du sport, en tout cas de sa finalité première, l’exercice corporel et la dépense musculaire, je me suis rapidement demandé pourquoi les joueurs en question se référaient à lui pour parler de leur activité favorite. Ils s’en démarquaient tout en le prenant pour modèle, donnant notamment priorité, non sans difficultés malgré tout, à l’harmonisation fédérale et à l’uniformisation réglementaire. Il faudrait y ajouter la ferveur sportive puisque le goût de la compétition est vivace : actuellement, au cours d’une seule année, sont proposés trois concours au sein de chaque amicale et quatre concours fédéraux, chacun s’étalant sur plusieurs semaines, sans compter bien entendu les innombrables parties quotidiennes ! Une telle frénésie me semble répondre à une recherche quasi-obsessionnelle d’une légitimité sportive. À l’image peu valorisée du jeu de boules, associé à la perte de temps et à la fréquentation prolongée du café, les intéressés opposent des comportements jugés sportifs et respectables. La distinction entre jeu et sport se révèle donc complexe tant les frontières sont parfois incertaines. Bien des jeux mettent en avant l’investissement physique – le tirer à la corde serait un bon exemple - sans pour autant adopter toutes les caractéristiques attribuées aux sports : réglementation stricte, codification unique, mise en place d’un calendrier de compétitions, 85 Hélène Trémaud, Les français jouent aux quilles, Maisonneuve et Larosc, Paris, 1964. 96 enregistrement des résultats, formalisation de la préparation, organisation bureaucratique, uniformisation des conditions d’exercice. On pourrait ajouter que le sport implique une rationalisation des techniques, une ambition éducative, une prétention à l’universalité et une possibilité de professionnalisation. Néanmoins, l’observation empirique permet de constater une extrême diversité au sein de cette catégorie générique dont la composition est d’ailleurs, au fil du temps, susceptible de modifications, à l’instar du Comité olympique réexaminant sans cesse la liste des fédérations affiliées. La définition du sport est fluctuante, d’une époque à l’autre mais aussi d’un pays à l’autre. Elle résulte de la prise en compte d’intérêts sociaux – encadrement étatique, reconnaissance médiatique, soutien commercial – et d’enjeux symboliques. Une même spécialité peut d’ailleurs relever ou non de la catégorie en fonction de ses usages : la course à pied est considérée comme une simple distraction finalisée sur l’entretien du corps, sous sa dénomination jogging, ou une véritable compétition sportive. Enfin, l’analyse en termes d’évolution qui consiste à considérer le sport comme le résultat de la transformation d’un jeu est réductrice, des jeux traditionnels se maintenant et résistant au développement de sports apparemment comparables, les premiers ne constituant pas les ancêtres directs des seconds. Finalement, avec Alain Bromberger86, il faut souligner la fluidité des critères pour distinguer exercices corporels, jeux de compétition et sports. Toutes ces considérations ne suffisent donc pas à exclure catégoriquement les jeux corporels de l’univers sportif. Dans la famille des jeux de boules que j’ai étudiés plus particulièrement, il suffit de prendre l’exemple de la pétanque, très diffusée et au grand nombre de licenciés, dotée de fédérations nationales et internationales ainsi que de championnats correspondants, pourtant non reconnue comme sport à part entière. Les propriétés intrinsèques des spécialités ne suffisent donc pas à les considérer comme sports, il faut y associer l’avis des spécialistes chargés de légiférer sur cette question et l’avis des pratiquants eux-mêmes, enclins à se considérer ou non comme sportifs. Pour les joueurs de boule nantaise, dans leur très grande majorité, la réponse à cette dernière question est négative, pour deux raisons essentielles : d’une part, leur pratique, circonscrite à un territoire restreint, est de faible diffusion ; d’autre part, elle n’exige pas de réels investissements corporels, résultats d’entraînements assidus et réguliers. La raison d’être de l’adhésion est donc ailleurs : dans l’idéal festif, la sociabilité, l’identité, les manières d’être. J’en ai conclu que la Boule nantaise, sans être complètement étrangère aux 86 Christian Bromberger, « De quoi parlent les sports ? », Terrain, n° 25, 1995, page 9. 97 orientations sportives mais sans en épouser toutes les caractéristiques, se situait entre jeu et sport ou combinait à la fois les attributs du jeu et du sport. C’est pourquoi, la concernant, l’appellation de jeu sportif me semblait le mieux convenir, incorporant implicitement la dimension régionale (liée à une aire géographique), la dimension ethnique (liée à la culture d’un groupe), la dimension traditionnelle (liée à une transmission de génération en génération). En retenant la leçon de Johan Huizinga examinant le jeu comme action se réalisant dans un temps et un espace expressément circonscrits d’une part, suscitant des relations de groupes d’autre part87, mon objectif était moins la description du jeu de boules que la mise en évidence de formes d’intégration, de régulation des échanges sociaux, de production de phénomènes culturels. Il ne s’agissait pas pour moi, sans les exclure complètement, de m’appesantir sur les aspects techniques et réglementaires de la spécialité mais d’explorer l’univers social et culturel des pratiquants. Le jeu sportif est une expérience collective qui contribue à définir et redéfinir les rapports sociaux, les règles sociales, les modes de communication, les rites de passage. Autour de cet objet d’étude, d’apparence anodine, il était en effet possible d’aborder, en fonction des contextes historiques et géographiques, des thèmes significatifs : les manières de jouer, les affiliations, les compétitions, les pratiques langagières, les attitudes corporelles, les goûts partagés. C’est l’ensemble d’un style de vie que je voulais explorer, que ce soit dans les usages de l’espace, les occupations quotidiennes, les modes d’expression, les représentations, tout en tenant compte des changements sociaux qu’avaient connu ces générations de boulistes nés pour la plupart entre les deux guerres, dans les rôles domestiques, le statut des métiers ouvriers, les conceptions idéologiques, le contenu des loisirs. La croissance démographique et le développement industriel – métallurgie, construction navale, agroalimentaire en priorité – génèrent au début du XXe siècle un contexte nantais particulièrement favorable aux mobilisations ludiques et sportives. La confrontation des mentalités rurales et urbaines, de la tradition agricole et de la nouveauté industrielle, favorise la mise en scène de solidarités professionnelles, idéologiques, territoriales dont l’une des expressions majeures trouve son accomplissement dans l’interconnaissance de quartier, celle que favorise par exemple le jeu de boules, emblématique des manières populaires d’être ensemble, en particulier au café, et du sport populaire, celui qui échappe aux contraintes trop formelles et aux 87 Johan Huizinga, Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, Gallimard, Paris, 1988, p. 34-35 (édition originale 1938, première édition française 1951). 98 exigences excessives de la modélisation corporelle, au moins pour les catégories non juvéniles. L’amicale bouliste est pensée, par ses membres, comme référent identitaire, sur un mode affectif (« on est une grande famille », « on est tous copains ») et comme métaphore idéale de l’univers social, un univers harmonieux et pacifié. Les cérémonials des poignées de main, de la tournée, de la remise des prix en représentent les meilleures expressions ritualisées. Ainsi se pérennisent des manières d’être en groupe, des relations égalitaires, avant en tout cas qu’elles ne soient menacées par la dispersion des réseaux familiaux, usiniers et résidentiels. Deux notions fondamentales m’ont paru rendre compte des phénomènes sociaux que j’ai mis en évidence : celle de sociabilité d’une part, d’identité d’autre part. Les modes de rencontre, sur un plan formel et sur un plan informel, sont au principe des engagements dans les jeux sportifs. La Boule nantaise, en particulier, renvoie non seulement à un territoire spécifique et à des manières de jouer singulières mais aussi à un réseau d’affiliation associative. Le joueur est en même temps adhérent à un groupe constitué autour d’une amicale, à la fois café de quartier, lieu de l’exercice et siège social. Tout en exprimant une forte réticence à l’égard d’une organisation bureaucratique et impersonnelle de leur activité favorite, les boulistes ont le souci de pérenniser leurs liens et de renforcer leurs affinités. La constitution d’une amicale répond au besoin de choisir des participants connus, de contrôler les adhésions, de réglementer la pratique, de disposer d’un budget, d’organiser les compétitions et, plus implicitement, d’affirmer les solidarités et de célébrer la cohésion du groupe. En ce début du XXe siècle, de nouveaux réseaux de sociabilité, principalement autour des lieux de réunion et de réjouissance, se constituent grâce aux mesures sociales de réduction du temps de travail et à la naissance de quartiers ouvriers. Cette sociabilité formelle introduit des devoirs : participer au banquet annuel, rendre hommage aux camarades disparus, apporter son aide à l’organisation des concours et, bien entendu, assister aux réunions, en particulier à l’assemblée générale annuelle. Pour contraignantes qu’elles soient, ces dispositions ne doivent pas cependant devenir des obligations car les adhérents résistent aux excès de formalisme. Certes, par exemple, pour respecter la tradition d’entraide et affirmer son appartenance au groupe, il faut parfois consentir à occuper une place dans le bureau de l’amicale mais l’engagement doit rester souple. Ainsi, l’assemblée générale annuelle se réduit le plus souvent à une simple formalité, avec un horaire fantasque, un ordre du jour immuable, un déroulement désordonné, une écoute distraite de l’assistance, une approbation unanime des décisions proposées. 99 La préférence va à la sociabilité informelle, aux rencontres quotidiennes qui donnent l’occasion de valoriser un style social : l’extériorisation de sentiments, le langage direct, la logique du défi, la plaisanterie omniprésente… Fondé sur l’adhésion volontaire et l’initiative personnelle, le groupe issu du jeu produit un espace d’expression individuelle et collective où chacun peut exprimer ses opinions et mettre ses qualités en évidence, humaines et sportives. Ce goût d’être ensemble permet aux intéressés de s’engager dans des relations où chacun trouve sa place et construit une identité plurielle. Sans écarter les éventuelles tensions entre individus ou entre groupes et la nécessité de tenir compte des changements sociaux, la fragilisation de l’emploi et le développement urbain notamment, ou culturels, l’individualisation des loisirs par exemple, on peut reprendre, pour comprendre cette sociabilité dense dans les jeux sportifs, la grille d’analyse proposée par Jean-Paul Callède88. De fait, la sociabilité que j’ai examinée, tout en devant être nuancée selon les contextes, associe une « intégration normative », autour des valeurs d’égalité, de solidarité, d’amitié ; une « intégration communicative », sur la base d’échanges ritualisés (salutations fraternelles, tournées réciproques, évocations de souvenirs) ; une « intégration culturelle », avec la reconnaissance des goûts populaires et de l’idéal festif ; une « intégration fonctionnelle », par la division des tâches et la constitution des équipes. Ces différentes modalités d’intégration ne sont d’ailleurs pas sans inconvénients, en particulier la fermeture du groupe qui rend difficile l’intégration des nouveaux venus, jeunes et femmes surtout. Sans être privilégiée car celui qui entreprend de se mettre en avant fait l’objet d’une vivre réprobation, l’identité individuelle n’est pas complètement occultée. Ce sont les qualités du joueur qui sont reconnues, celles qui scellent la coopération au sein de l’équipe. La Boule nantaise autorise ainsi la distinction entre un premier, dit parfois approcheur bien que l’expression soit tombée en désuétude, chargé de faire des « points de jeu » ; un second, qu’il faudrait plutôt désigner comme deuxième dans une équipe de trois joueurs, spécialiste du tir ; un troisième, le plus expérimenté, censé réunir toutes les qualités, honoré du titre de capitaine. En dehors du contexte de la compétition, ce dernier titre ne saurait d’ailleurs accorder quelque privilège que ce soit. Chacun peut en outre exprimer ses qualités humaines et affirmer ses compétences, sportives bien sûr – adresse, ténacité, maîtrise de soi – mais aussi manuelles, en Jean-Paul Callède, « La sociabilité sportive – Intégration sociale et expression identitaire », Ethnologie française, XV, 1985, 4, pp. 327-344. 88 100 proposant ses services pour l’entretien de la salle, le secrétariat du concours, le ravitaillement en produits alimentaires, le transport de personnes, la préparation des festivités. La mémoire collective se fixe moins sur les champions, les grands joueurs, que sur ceux qui ont rendu des services décisifs au groupe. La forte interconnaissance secrétée autour du jeu à ses revers, ceux d’un contrôle social serré, les rapports de chacun avec les autres étant subtilement régis par les appartenances socioculturelles, les modèles de comportement et les désirs d’intégration. Les rivalités et les facéties entre joueurs doivent rester dans des limites supportables et préserver l’unité du groupe. Dans les jeux sportifs, l’individu doit finalement s’effacer, seul son prénom ou surnom le différenciant des autres. Ce dernier ne répond plus à une obligation sociale d’identification mais à une appellation familière et affective, symbole de connivence. L’appartenance au groupe transcende les différences individuelles. Pendant très longtemps, les jeux sportifs s’accomplissent dans des « sociétés d’hommes », leur règlement intérieur prévoyant d’ailleurs des sanctions pour les adhérents dont les femmes transgresseraient l’interdiction. Les jeux sportifs sont avant tout conçus comme loisirs masculins après le travail au champ ou à l’usine, comme rassemblements de gens qui se ressemblent, selon des affinités résidentielles – par quartier, par village – et des affinités professionnelles, celles nouées dans des entreprises ou des exploitations agricoles. Cette identité masculine, encore prégnante, tend désormais à s’estomper, l’absence des femmes dans les jeux traditionnels étant désormais dénoncée. J’ai relaté, avec Guy Jumel, un exemple d’affirmation de l’identité féminine observé lors de Rencontres autour des Jeux populaires organisées dans un petit village de la province de Soria, au nord-est de l’Espagne89. Fin juillet, on y décrète cinq journées de fête avec célébrations religieuses, chants, danses, agapes et, bien entendu, jeux en l’honneur de l’apôtre Saint-Jacques, dont une journée en l’honneur des femmes. L’espace extérieur habituellement approprié par les hommes est investi par les femmes qui y organisent leurs compétitions de quilles, les bolos. Il s’agit d’un renversement des rôles - les hommes se font discrets et se réfugient dans les cafés - grâce auquel le monde masculin est contesté par les joueuses dont les attitudes mêlent hilarité, provocation, humour, grivoiserie, dictons, gestes expressifs. Les participantes raillent et dénoncent ainsi le pouvoir des hommes, y compris en moquant leur virilité, la forme phallique particulièrement explicite des quilles s’y prêtant judicieusement. On 89 Joël Guibert, Guy Jumel, « Masculin et féminin dans les jeux sportifs : les bolos », Hekleo, Revue des sports et des jeux traditionnels de Bretagne, n° 14, décembre 2008. 101 pourrait trouver, dans cette démonstration pour rire et pour faire le spectacle, des analogies, sur un mode expressif et symbolique, avec les démonstrations des catcheuses qui théâtralisent leurs personnages, leurs émotions et leurs gestes, parfois aux limites de l’obscénité90. Dans l’un et l’autre cas, le renversement des rôles attendus des femmes – bonne mère, bonne épouse, bonne maîtresse de maison – se joue sur le registre de la provocation, de l’insoumission et de la parodie pour revendiquer, en apparence sous forme de dérision, une éventuelle émancipation sociale. Il faudrait pousser les investigations plus loin mais il est peut-être possible d’avancer quelques hypothèses à propos de cette affirmation identitaire des femmes de Vieille Castille, sous une forme ludique, sans qu’il soit apparemment possible de trouver un équivalent du côté français. En s’appropriant l’espace public grâce au jeu de quilles, elles réaffirment ainsi leur attachement au monde rural, désormais menacé et tiennent à rappeler la fonction centrale qu’elles occupent dans la société villageoise tout en faisant la démonstration de leurs capacités physiques et morales. Cette mobilisation régule la sociabilité spécifiquement féminine, facilite l’intégration des plus jeunes dans le monde des adultes, favorise les relations entre les femmes du territoire concerné. Cela permet à celles-ci de se soustraire, au moins momentanément, aux contraintes professionnelles ou domestiques et d’échapper symboliquement à l’autorité masculine, même si finalement l’ordre social finit par reprendre ses droits. De manière a priori anodine, ces femmes revendiquent une place à part entière dans les rapports sociaux et le droit de participer à la gestion de la cité. Elles excluent temporairement les hommes de leur univers pour, finalement, les inviter à s’associer avec elles dans la vie ordinaire du village. J’en ai déduit que le maintien de ces différentes identités supposait, pour la communauté des joueurs, le respect de la tradition ou, plutôt, des traditions. Il ne s’agit pas en effet, pour telle ou telle communauté, de glorifier et légitimer le passé en tant que tel mais de reconnaître des héritages, à savoir les us et coutumes des anciens. Il y a d’ailleurs un réel respect à l’égard de ceux-ci, dont l’expérience et le vécu sont jugés positivement. Il est vrai aussi que l’âge avancé ne constitue pas, dans la plupart des spécialités, hormis dans les jeux athlétiques, un handicap irrémédiable pour obtenir des performances honorables. Les traditions se transmettent donc mais sans que la modernité soit rejetée car il ne s’agit pas, pour les pratiquants, de se réfugier dans le passé, de s’opposer au présent et au changement. C’est plutôt un tri qui s’opère parmi les traces 90 Christophe Lamoureux, Luttes de femmes : Eros et Thanatos sur la scène du catch, Colloque Le sport et la femme, Lyon 1, 1994. 102 du passé – rites, emblèmes, langages, gestes - grâce au processus de transmission, le latin traditio désignant d’ailleurs l’acte de transmettre. Le jeu dit traditionnel résulte d’un mélange de conservation et de création : conservation parce qu’il y a le poids conjugué des habitudes individuelles et des habitudes collectives, celles du groupe, du village, du quartier… ; création parce que les joueurs introduisent de multiples trouvailles et modifient les usages. On le voit dans les jeux enfantins comme la corde à sauter, l’élastique, les billes, la marelle… qui survivent à l’épreuve du temps au prix de quelques adaptations, les écoliers conservant les habitudes tout en introduisant de la fantaisie, au gré des saisons, des modes passagères, des aléas de la transmission, des défaillances de la mémoire. Les jeux survivent à l’épreuve du temps au prix de quelques adaptations. Ce sont des techniques, des règles, des manières de jouer, à la fois en tant que habiletés individuelles et manières collectives de se servir du corps, qui se transmettent mais aussi des manières de vivre, en groupe, en société. Dans les jeux sportifs que j’ai étudiés, on peut en voir une illustration dans la perpétuation des récits légendaires. Les origines apparemment mystérieuses des jeux de quilles, de palets, de boules éveillent la curiosité des adeptes et font l’objet d’interprétations mythiques, censées apporter des réponses satisfaisantes. Le récit populaire ainsi conçu met en scène des actions imaginaires auxquelles sont associés des événements historiques plus ou moins réels. Par exemple, la forme incurvée des pistes de boule de fort et de boule nantaise provoque des interrogations et suscite des explications liées au passé. Ainsi, en Anjou, une version affirme que les mariniers de Loire ont inventé la spécialité dans le fond de leurs bateaux tandis qu’une autre évoque les bagnards venus de Rochefort pour édifier les levées du fleuve et qui en auraient profité pour créer le jeu. À Nantes, sur un registre proche, en s’appuyant sur la période faste mais controversée du commerce triangulaire, se perpétue la tradition orale qui veut que les marins et esclaves soient les véritables inventeurs de la spécialité. Dans les cales, pour passer le temps, ils se seraient amusé à rouler des boulets de canons en se servant des bords inclinés de la coque et on aurait, à terre, par imitation, construit des pistes incurvées aux bords relevés comme sur les membrures d’un navire. En souvenir de ce commerce du bois d’ébène, les boules noires, à l’origine en gaïac, de surcroît bois d’Amérique, auraient même été distinguées des boules blanches. Aussi séduisantes soient-elles, ces légendes ne résistent pas à l’analyse, notamment parce que l’apparition d’un tel jeu, fût-il rudimentaire, suppose des conditions humaines et matérielles très éloignées de celles que connaissent les bagnards ou les captifs d’un navire. La tradition, 103 message fabriqué et destiné à comprendre, sous la forme d’une relecture et d’une réinterprétation de l’histoire, n’en remplit pas moins des fonctions utiles : adopter des représentations communes, montrer son attachement aux racines locales, pérenniser le groupe, asseoir les liens identitaires. Ces considérations sur les fondements identitaires des jeux sportifs sont loin d’épuiser la question car l’identité résulte de l’attribution composite et particulièrement étendue de traits collectifs. Il faudrait en outre prendre en compte la remise en cause de certaines identités, à l’instar de l’identité professionnelle, et de certains héritages, autour des valeurs rurales par exemple. Pour reprendre la belle expression de Michel Messu, l’interrogation relative à la construction des identités doit porter sur les « racines et les ailes »91. Les premières entraînent le regard vers une histoire familiale, une assise territoriale, une aire culturelle tandis que les secondes doivent permettre de s’en affranchir de temps à autre pour privilégier le parcours personnel, objet d’une attention plus forte désormais en sciences sociales. J’ai pour ma part, me semble-t-il à juste titre compte tenu de mes objets d’étude, privilégié la dimension sociale de l’individu, dans ses relations avec les autres, plutôt que sa subjectivité, sans pour autant nier les expériences singulières et biographiques. Mes investigations m’ont permis de mettre en avant et d’approfondir ces notions de sociabilité et d’identité, en sachant que les jeux ne représentent qu’une forme de loisirs parmi d’autres, y compris si on restreint ceux-ci aux seuls loisirs populaires, et qu’une forme d’existence populaire parmi d’autres. Ces constats m’ont conforté dans la nécessité d’adopter une démarche socio-historique. Avec l’histoire, j’ai en effet rapidement constaté que les jeux et sports étaient d’une extrême variabilité selon les époques et les sociétés, que les structures du jeu s’adaptaient aux contextes et milieux sociaux. La sociologie permet d’affirmer que les jeux et sports institutionnalisés ne sont qu’une infime partie de tous les jeux et sports ; que les sports de haut niveau – pris le plus souvent comme références – ne sont qu’une infime partie de tous les sports et qu’il est pertinent de s’intéresser autant aux sports de bas niveau. La socio-histoire me semblait adaptée pour éviter deux dangers majeurs dans l’étude des jeux sportifs : l’ethnocentrisme qui nous fait transposer notre culture du sport – goût du record, de la performance, de la codification, de l’officialisation - aux autres cultures ; l’anachronisme qui nous laisse croire que les sports sont de toutes civilisations. Il est judicieux, en la matière comme en d’autres, de montrer à la fois les continuités et les ruptures, les « inerties anthropologiques et 91 Michel Messu, Des racines et des ailes – Essai sur la construction du mythe identitaire, Hermann, Paris, 2006. 104 les innovations historiques »92, des sports pouvant être considérés comme en relative continuité avec des jeux antérieurs – à l’exemple de la paume et du tennis – ou comme en rupture notable – tel le basket-ball par rapport au jeu de balle. Pour cela, il ne s’agit pas bien sûr de s’arrêter aux seules propriétés intrinsèques et situations motrices des spécialités mais de prendre en compte les ancrages et rapports sociaux, les relations aux pouvoirs, les sensibilités et idéologies qu’elles suscitent. Mes observations sur les jeux font entrevoir des questions sur la vie en société et sur les cultures. 92 Maurice Agulhon, Maryvonne Bodiguel, Les associations au village, Actes Sud, Le Paradou, 1981, page 31. 105 CHAPITRE III : LA CULTURE RECOMPOSÉE 106 1. Les risques du métier L’étude d’activités liées au temps libre induit une interrogation sur le statut des cultures qui y correspondent et les risques d’ethnocentrisme pour l’observateur. Malgré la vigilance exigée, il n’est en effet pas si facile de se départir de ses propres goûts et jugements, sous les deux formes désormais bien connues du misérabilisme et du populisme93. Le piège est subtil : reconnaître la domination culturelle, à l’instar de la domination matérielle, fait prendre le risque de dénier toute culture aux dominés ; ne pas reconnaître la domination culturelle fait pencher dangereusement vers l’acceptation d’une complète autonomie et indépendance, sans lien de subordination et même sans lien tout court ! La tentation est forte de faire coïncider mécaniquement les inégalités sociales et les différenciations culturelles pour ne voir dans les pratiques populaires, en référence aux pratiques jugées nobles – théâtre, opéra, beaux-arts… - que leurs très faibles participations donc des manques, des privations, des relégations, des handicaps. En reprenant la typologie forgée par Pierre Bourdieu sur l’espace social organisé en fonction du capital économique (les ressources matérielles), du capital culturel (savoirs scolaires, compétences artistiques), du capital social (réseau de relations) et du capital symbolique (les ressources reconnues), il est vrai que les classes populaires sont situées en bas des hiérarchies correspondantes. Toute sociologie du populaire est hantée par ces classements et j’aurai pu, dans cette perspective, estimer que les milieux sociaux que j’avais étudiés, exclus des pratiques jugées légitimes, se réfugiaient dans des pratiques déconsidérées, dominées. Ce constat de la pénurie et du déficit implique des jugements de dépréciation et de déploration, à propos d’un peuple qui serait dépourvu de culture, sinon vulgaire, donc malheureux, qu’il faut plaindre et aider, en espérant qu’il veuille bien changer. À l’opposé, il me fallait éviter la version populiste qui aurait consisté, par un présupposé de relativisme absolu, à privilégier une totale autonomie culturelle des milieux populaires, à oublier toute dépendance, toute domination et à n’attribuer à la culture populaire que des vertus : gloire, beauté et authenticité. Un coup de baguette sociologique et le jardin ouvrier devient œuvre d’art, l’enfance pauvre est assimilée à une leçon de vie, l’objet bricolé est revendiqué original et préféré au produit commercial… J’ai essayé de retenir la leçon afin d’échapper à l’alternative implacable entre un oubli de la domination culturelle qui mènerait au populisme et un oubli de 93 Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Sociologie de la culture et sociologie des cultures populaires, Documents du G.I.D.E.S. n° 4, EHESS, 1982. 107 l’autonomie culturelle qui condamnerait au misérabilisme. Les réalités de la domination semblent incontestables mais elles ne sont pas permanentes et immuables, des zones de repli pour les catégories dominées sont possibles et même, c’est ce que j’ai essayé de montrer, des possibilités de réalisation symbolique leur sont accessibles. Cela revient à envisager plutôt des différences culturelles entre groupes sociaux et non des inégalités, à l’instar des inégalités matérielles. Si la célèbre phrase de Bourdieu, « les goûts sont les dégoûts des autres goûts », laisse supposer que les goûts dominants rejettent les goûts dominés, elle doit aussi être entendue dans sa réciprocité pour signifier que les goûts populaires sont aussi des goûts, que le populaire a aussi une culture. Sauf à envisager l’inexistence de toute préférence culturelle suite aux restrictions financières, une culture dominée reste une culture ! Si la culture se décompose essentiellement, comme je le crois, en culture du travail, culture domestique, culture politique, culture du divertissement, il est peu probable que les classes populaires en soient dépourvues. C’est ce que j’ai constaté lors de mes différentes recherches. Pour éviter tout jugement idéologique ou moral, rien ne vaut les enquêtes et l’analyse de leurs résultats. Ainsi, j’ai pu mettre en évidence des modèles de comportement spécifiques, et des goûts correspondants, en matière alimentaire, vestimentaire, relationnelle, esthétique. Les différentes formes d’expression identitaires que j’ai décelées, autour de la communauté locale par exemple comme recours à une existence difficile, en sont autant d’indices. La réalité locale est malgré tout ambiguë puisqu’elle constitue à la fois un refuge autorisant la préservation d’une culture populaire et un isolement favorable au rejet donc à la négation culturelle. De nombreuses observations témoignent de luttes symboliques et de classements entre groupes sociaux, y compris au sein d’un domaine spécifique : j’ai évoqué à ce sujet le domaine sportif, lui-même moins prestigieux que d’autres, au sein duquel les partisans des jeux de compétition sont l’objet d’une image dévalorisée, discréditée. Il ne s’agit donc pas de nier toute domination et toute intériorisation de celle-ci mais de la nuancer. Il faudrait d’ailleurs différencier des degrés de légitimité au sein des catégories dominantes, des degrés de dépossession au sein des catégories populaires. En tout cas, même si on en reste à un niveau général, je relève que par le repli sur soi, entre soi – au stade, au café, au jardin, au bal, au camping, à la kermesse… - les milieux populaires se soustraient temporairement aux logiques de disqualification. Celles-ci ne sont d’ailleurs pas uniformes, on y reviendra à propos des pratiques culturelles, ni continuelles. La question est donc dialectique, entre une résignation face aux pratiques placées en haut sur le 108 registre de la légitimité culturelle et un rejet de celles-ci par un contournement, une suspension, un retrait dans certains contextes, de temps et de lieu. Mes conclusions s’inspirent de la voie tracée par Richard Hoggart, celle qui propose des analyses en termes d’autonomie relative, d’attention oblique et de consommation nonchalante94. J’ai pu constater à maintes reprises, au cours de mes pérégrinations sur le terrain, des réactions de protection par des attitudes de scepticisme, d’indifférence polie. Ainsi, à propos des légendes sur les origines de jeux de boules, déjà évoquées, j’ai noté le refus, chez la plupart des adeptes, de se prononcer de manière péremptoire, d’adhérer sans réserves : on préfère croire et ne pas croire, être effectivement sceptique quant à une telle interprétation tout en se gardant de la rejeter totalement. De la même manière, mes propositions de rendez-vous formels et d’entretiens organisés, sans être repoussées catégoriquement, étaient acceptées sans conviction pour, finalement, faire l’objet de maintes négociations et, de toute façon, d’un respect très relatif (horaires fantaisistes, changement de lieu, présence d’une tierce personne…). J’ai pu aussi noter, pour prendre un dernier exemple, l’écoute distraite et l’acquiescement discret dont je faisais l’objet quand j’évoquais, à la demande d’interlocuteurs qui, par leurs questions, me semblaient intéressés, ma consultation de sources documentaires ou d’archives, symboles de biens intellectuels. En réalité, je m’en suis rapidement rendu compte, en me questionnant sur ce que je faisais, ils me demandaient juste ce que je pensais d’eux. Les capacités de résistance aux injonctions et aux impositions d’ordre culturel me semblent donc indéniables. Au cours de mes investigations, j’ai rapidement relevé l’existence de ressources réelles, ce qui va à l’encontre de la supposée dépossession absolue des milieux populaires. Ainsi, sans prétendre qu’il soit du même ordre que celui des autres milieux, le terme même de capital n’étant pas ici forcément approprié, le capital social des milieux populaires que j’ai observés est réel. Les réseaux de connaissance, qu’ils soient associatifs, familiaux, résidentiels, professionnels, sont étendus – des réalités fondamentales comme l’intégration des jeunes, le choix du conjoint en dépendent bien souvent - et il est toujours possible de les mobiliser dans le cadre de relations quotidiennes, de dépannages, de conseils, de solidarités. De tels indices de production culturelle sont, il est vrai, moins souvent mis en avant car, à l’inverse, la domination culturelle issue de la connaissance savante semble aller de soi. Pourtant, j’ai pu 94 Richard Hoggart, La culture du pauvre, Minuit, Paris, 1970 (1957) ; 33 Newport Street, Gallimard/Le Seuil, Paris, 1991 (1988). 109 aussi mettre en évidence des formes d’expression verbale, gestuelle, festive, mémorielle, grâce auxquelles les milieux populaires entretiennent un rapport au monde et en construisent la vision. Il faudrait aussi noter, toujours à la suite de Hoggart, le pouvoir détenu par les autochtones grâce à leurs connaissances précises des espaces locaux. De fait, les nombreuses discussions que j’établissais avec les ouvriers en retraite évoquaient fréquemment la localisation supposée connue des usines ou, avec les boulistes nantais, impliquaient la connaissance du nom des amicales et de leur emplacement, les deux étant d’ailleurs le plus souvent liés, ce qui excluait de fait le non familier ou le sociologue observateur non rompu à la géographie communale. Enfin, alors qu’on dénie fréquemment tout sentiment artistique aux catégories populaires, il serait inapproprié de ne pas voir dans les nombreuses statuettes, coupes, sculptures, qui trônent en bonne place sur les étagères des amicales boulistes, des objets esthétiques, témoins patrimoniaux de la gloire sportive. Comme le souligne Claude Grignon, il y a incontestablement, au-delà de la seule contrainte d’utilité et de nécessité, dans des formes spécifiques, une stylisation populaire de la vie95. Ces quelques constats me donnent à penser que les mécanismes de domination doivent être précisément examinés, sur pièce et sur place, afin de dégager par là même la multiplicité et la cohérence des cultures. 2. Le culturel en pratiques Mes analyses sur les cultures populaires et, depuis quelques années, les enseignements que j’assure dans le cadre d’un Master Expertise des Professions et Institutions Culturelles m’incitent à étudier de nouveaux domaines et à réorienter mes recherches vers ce qu’il est convenu d’appeler les pratiques culturelles. Le lien entre activité pédagogique et activité scientifique n’est pas nouveau pour moi puisque je l’avais expérimenté lors de mon passage à l’IUT de Rennes en explorant notamment les réalités des classes du patrimoine, produits de collaborations entre chercheurs, animateurs, professeurs des écoles, responsables de collectivités territoriales96. 95 Sociologie de la culture et sociologie des cultures populaires, op. cit. page 27. Joël Guibert, Guy Jumel, Animation culturelle et développement local, in Identités et économies régionales, L’Harmattan, Paris, 1991, pp. 47-54. 96 110 Cette réorientation a en outre bénéficié, en 2004, de mes lectures et réflexions en vue d’une conférence en hommage à Joffre Dumazedier97. Celle-ci m’a en effet donné l’occasion de reprendre le débat, entre une conception large du culturel, incarnée par Dumazedier, incluant par exemple le loisir, le sport, l’éducation, la sociabilité et une conception plus restrictive, exposée par Bourdieu, introduisant essentiellement comme référence la culture de la distinction et de la légitimité. L’examen de ces différentes approches m’a fait entrevoir la difficulté de délimiter la sphère des pratiques culturelles, la naïveté populiste voulant que tout soit culturel, la raison sociologique impliquant qu’y soient associées au moins certaines pratiques dites de loisirs, fêtes et sorties par exemple. L’oeuvre de Joffre Dumazedier ouvre des pistes puisque celui-ci explore le thème de la culture, que ce soit en termes de temps libre, d’activité corporelle et sportive, d’éducation, d’expression de soi, dans une perspective comparative, qu’elle soit historique ou internationale. Dumazedier relie ces différentes sphères à des relations sociales et des styles de vie pour en faire des espaces de confrontation culturelle entre milieux sociaux selon leurs modèles de pensée, leurs valeurs. C’est ainsi qu’il appréhende le sport, il faudrait cependant savoir de quoi il s’agit précisément, comme culture sportive – à la fois technique, scientifique, esthétique, éthique – pour saisir les transferts, non pas de classe à classe mais d’un groupe social à l’autre, ce qui m’a fait entrevoir les mêmes mécanismes à propos d’autres pratiques culturelles, la musique par exemple. Les styles de musique se différencient de plus en plus finement et la distribution de leurs publics ne relève pas exclusivement de l’appartenance sociale. Je me suis néanmoins demandé s’il fallait suivre Joffre Dumazedier lorsqu’il rêvait à une restitution de la culture au peuple, c’est-à-dire à un accès des milieux populaires à la culture artistique et intellectuelle. J’ai préféré retenir le constat qu’il faisait à propos des pratiques culturelles qui, selon lui, ne cessent de se diversifier et de se renouveler, à l’intérieur et à l’extérieur des classes comme il le souligne sans autre précision. J’en ai déduit qu’il fallait nuancer la logique déterministe absolue qui conduirait inexorablement à une stricte reproduction culturelle, qu’elle soit celle de l’élite ou celle du peuple, en prenant en compte les mécanismes qui redéfinissent les oppositions entre culture savante et culture populaire. Certes, l’analyse que j’ai menée dans le cadre de cette conférence n’a pas supprimé toute interrogation en vue de mes recherches ultérieures mais elle m’a fait entrevoir des voies Joël Guibert, « Joffre Dumazedier, sociologue de la culture », Conférence sur invitation, Journée d’étude de l’Université de Nantes, 23 avril 2004, partiellement reproduite dans Georges Le Meur (dir.), Joffre Dumazedier, chercheur accompagnateur, édition Chronique Sociale, Lyon, 2005, pp. 56-62. 97 111 possibles, en matière d’étude des pratiques culturelles. Celle-ci pose à nouveau la question de la pertinence des appellations, la limitation du culturel aux activités de consommation et de participation liées à la vie intellectuelle et artistique pouvant bien sûr apparaître comme arbitraire et exposer au reproche d’ethnocentrisme. J’ai préféré, dans un premier temps, ne pas affronter directement cette question et m’en tenir à une définition institutionnelle, celle qui limite le domaine aux politiques et actions culturelles. L’inconvénient est de privilégier la légitimité culturelle mais l’avantage est de disposer d’enquêtes longitudinales pour envisager des comparaisons. Les principales sources sont issues des enquêtes du Ministère de la culture, réalisées depuis 1973 et désormais pilotées par Olivier Donnat98. Ces travaux s’inspirent des théories de Pierre Bourdieu qui postulent une correspondance, voire une homologie, entre la position sociale et le type de culture, à trois niveaux principaux : culture légitime, culture moyenne, culture populaire, cette dernière étant spécifiée par la privation. Toutefois, ces enquêtes du Ministère de la culture, en s’inspirant cette fois des observations de Joffre Dumazedier, ont progressivement élargi la perspective par la prise en compte de formes de loisirs comme le sport, le bricolage, le tricot, la sortie au restaurant, la fête foraine, les vacances… Elles ont l’immense avantage de porter sur l’ensemble du territoire national, à partir d’un échantillon représentatif par quotas, et d’insérer un grand nombre de variables, à l’aide d’environ 130 questions (dont certaines filtrées). Leur principale limite est de confondre pratiques annoncées et pratiques effectives, de ne mesurer que des déclarations, sujettes à caution malgré toutes les précautions prises. Sur la pratique de lecture, une enquête en milieu étudiant99 montre que les réponses sont dépendantes des représentations qui amènent les répondants à ne retenir que les « vrais livres » et les lectures in extenso. De plus, le recours à des fiches remplies quotidiennement par des volontaires pour vérifier la validité des réponses montre, pour cette population, que la lecture réelle en un mois doit être multipliée par deux, ce qui va du coup à l’encontre des surestimations habituellement admises dans les réponses à ce genre d’enquête. S’il me faut reconnaître de grandes qualités aux travaux dirigés par Olivier Donnat, ne serait-ce que dans l’abondance et l’intérêt des informations fournies, il me faut aussi avouer quelques réserves, en particulier à propos de certaines formulations et indicateurs retenus. À titre Ministère de la culture et de la documentation, Service des études et recherches puis Département d’études et prospectives, Publications de la Documentation française. 99 Anne-Marie Chartier, Jocelyne Debayle, Marie-Paule Jachimowicz, Lectures pratiquées et lectures déclarées, réflexions autour d’une enquête sur les lectures d’étudiants en IUFM, in Emmanuel Fraisse (dir.), Les étudiants et la lecture, PUF, Paris, 1993. 98 112 d’illustrations, on peut s’interroger sur le bien fondé d’appréciations très subjectives donc difficilement homogénéisantes ou classificatoires comme « bien situé », « assez bien situé », « pas très bien situé », « pas bien situé du tout » ou comme « souvent », « de temps en temps », « rarement » ; sur la dispersion et la fiabilité des réponses quant à l’exercice d’une activité au moins une fois au cours de l’année (tricot, jeu de société, promenade…) ; sur la logique de limiter au soir les sorties au cinéma ou les visites aux parents ; sur le degré de dissimulation quant à la possession des équipements ; sur les préférences d’émissions télévisuelles à partir d’une liste interminable supposée connue ; sur l’arbitraire de l’ordonnancement des inventaires de revues et de livres ou encore sur l’extrême fragilité d’une réponse quant à la proportion de livres de poche détenus dans le foyer, puis sur la distinction apparemment évidente entre grands auteurs du XXe siècle et auteurs contemporains. On peut en outre imaginer la difficulté, pour les visiteurs de plusieurs musées dans l’année, de dire s’ils étaient seuls, en couple, avec des amis, en groupe, cette réalité étant bien évidemment modulable. Ces quelques remarques méthodologiques ne sauraient remettre en cause les nombreux apports des 4 enquêtes réalisées en 1973, 1981, 1989 et 1997. Elles livrent de précieuses indications sur les évolutions en matière de comportements culturels. Globalement, de fortes inégalités d’accès à la culture persistent et confirment l’échec de la démocratisation culturelle, entendue au sens de réduction notable de ces inégalités. Ceci dit, si on prend en compte les effets des transformations scolaires, des recompositions familiales, des perturbations professionnelles, des changements territoriaux et si on ajoute d’autres variables explicatives que le statut social, notamment l’âge, le sexe, la taille de la commune, on constate que les hiérarchies de la légitimité culturelle ont tendance à se modifier et brouillent partiellement les cartes. Deux enseignements essentiels peuvent être tirés de ces enquêtes : la persistance de fortes inégalités, d’une part et la recomposition des frontières culturelles, d’autre part. En fonction de cela, Olivier Donnat propose une typologie en 7 catégories : univers du dénuement, univers de l’exclusion, univers juvénile, univers moyen, univers cultivé classique, univers cultivé moderne, univers branché. Certes, on peut s’étonner de la répartition qui accorde 3 rubriques sur 7 à la culture légitime dite cultivée et branchée ou de la possibilité envisagée de ne pas avoir de pratiques ou encore de la cohérence d’une telle grille qui sépare les « jeunes » et les « moyens » mais l’essentiel est sans doute de retenir l’éclectisme des goûts qui caractériserait au moins les classes supérieures ; la diversité des 113 comportements et des variables agissantes selon les domaines ; la remise en cause, au moins partielle, de la distribution sociale des pratiques culturelles100. Bien entendu, d’autant que la dernière grande enquête date de 1997, il est difficile de prendre en compte les mutations et innovations les plus récentes, que l’on songe en particulier à l’audiovisuel (magnétoscope, DVD, télécommande…), à l’informatique (Internet, téléchargement, transmission d’images…), à la diffusion musicale (chez soi, sur baladeur, en voiture, en concert, dans la rue…). Il n’est pas exagéré de faire spontanément un constat : ces nouveaux usages sont largement plébiscités par la jeunesse et sont à considérer comme des phénomènes de génération. La culture juvénile peut sans doute être vue, plus qu’avant, comme la culture du groupe des pairs, en rupture avec la culture parentale et la culture consacrée 101. Cela se concrétise par la place hégémonique des musiques amplifiées (rock, rap, techno, reggae…) et, son corollaire, la progression des supports matériels en milieu domestique, ce qui d’ailleurs n’annule pas toute hiérarchie sociale mais la modifie et renforce les volontés de favoriser l’expression de soi. L’effet de génération, auquel il faudrait ajouter l’effet de sexe, sur les pratiques culturelles est un phénomène majeur. Les pratiques actuelles, toutes générations confondues cette fois, intègrent le mélange des genres, surtout dans les catégories favorisées il est vrai. Les classes supérieures se distinguent désormais moins par leur culture artistique et savante que par des goûts pluriels et éclectiques, associant un répertoire légitime et un répertoire qui l’est un peu moins. Ainsi, les cadres et les professions intellectuelles n’hésiteraient pas à mélanger l’écoute de variétés, y compris internationales, et l’écoute de la musique classique, de l’opéra, du rock et du jazz102. Les effets de structure ne sont sans doute pas négligeables : deux actifs sur trois relèvent désormais du tertiaire, la part des cadres et des diplômés de l’enseignement supérieur augmente, les statuts ouvriers subissent un éclatement notable selon les qualifications et les revenus. Comme le conclut Philippe Coulangeon, « la montée de l’éclectisme des goûts et des pratiques culturelles des classes supérieures et la segmentation de l’environnement culturel des classes populaires, qui constituent les deux transformations marquantes de l’aspect strictement culturel des styles de vie, 100 Olivier Donnat (dir.), Regards croisés sur les pratiques culturelles, La Documentation française, Paris, 2003. Dominique Pasquier, Cultures lycéennes, édition Autrement, Paris, 2005. 102 Philippe Coulangeon, Sociologie des pratiques culturelles, La Découverte, 2005, tableau 15, page 59. 101 114 perturbent indiscutablement la définition des frontières symboliques entre les groupes sociaux »103. Je souhaite dorénavant m’appuyer sur ces enquêtes du Ministère de la culture, et sur d’autres bien sûr, pour prolonger mes investigations, notamment pour examiner la recomposition des différents domaines culturels et des rapports entre cultures. S’il faut sans doute voir ce qu’il advient du lien entre position sociale et préférence culturelle, il ne s’agit pas pour autant d’affirmer aveuglément la disparition de toute détermination et de tout style social mais de voir comment les échanges entre culture savante et culture populaire peuvent s’opérer. D’aucuns n’hésitent pas aujourd’hui à réduire celle-ci à la culture de masse104. J’envisage d’approfondir la question dans des travaux futurs mais d’ores et déjà, il est sans doute possible de rétorquer, d’une part, que l’influence des industries culturelles ne date pas d’aujourd’hui, des historiens mentionnant leur apparition au milieu du XIXe siècle, avec les journaux, les romans-feuilletons, les lithographies, les affiches, la photographie puis, à la fin du même siècle, les cartes postales, le sport et le cinéma105 ; d’autre part, que ces mêmes industries ont le mérite de satisfaire de larges publics, visiblement capables de résister à l’asservissement et à la standardisation. La culture de masse est souvent assimilée à une vaste mystification des masses mais il est pertinent de la concevoir aussi comme fractionnée, diversifiée, composite et objet d’une dynamique conflictuelle entre les diverses composantes sociales, la meilleure illustration en étant la télévision106. L’industrie culturelle n’a évidemment pas que des aspects positifs, loin de là, mais il est peut-être juste de lui accorder quelques vertus. C’est cette ambivalence que nous avons tenté d’appréhender lors d’un débat organisé à l’occasion d’un festival universitaire du film portable intitulé Séquence Mobile107. La diffusion fulgurante du téléphone portable dans toutes les strates de la société donne l’occasion de mesurer son impact culturel, en particulier dans les catégories juvéniles, les plus promptes à en exploiter toutes les ressources, que ce soit en matière de communication et sociabilité professionnelles, amicales, familiales ; en matière d’accès à l’information et à la musique ; en matière de création d’images, fixes ou animées. Le téléphone portable, objet industriel s’il en est, transforme ainsi l’individu et participe à la redéfinition de ses 103 Philippe Coulangeon, « Classes sociales, pratiques culturelles et styles de vie », Sociologie et sociétés, volume 36, n° 1, 2004, page 77. 104 Christopher Lasch, Culture de masse ou culture populaire ?, Climats, Castelnau-le-Lez, 2001 105 Dominique Kalifa, La culture de masse en France, 1860-1930, La Découverte, Paris, 2001. 106 Stuart Hall, Identités et cultures – Politiques des cultural studies, éditions Amsterdam, Paris, 2007. 107 Pôle étudiant, Université de Nantes, 26 novembre 2008. 115 pratiques. Un objet a priori anodin, ordinaire, exerce une forte influence sur les comportements au travail mais aussi sur les styles de loisirs, peut-être même sur l’art populaire. Je me demande même si cet équipement, de plus en plus perfectionné, ne pourrait pas avoir des incidences sur le travail ethnographique, afin de saisir et d’enregistrer des images saisies sur le vif, de manière discrète. Pour mener à bien la recherche sur les pratiques culturelles, outre l’exploitation secondaire des données disponibles, le mieux est de réaliser des investigations fines et de constater les faits, ce que j’essaierai de mettre en oeuvre, notamment pour continuer à m’interroger sur le degré d’autonomie de la culture populaire et sur ses principes d’ajustement à l’égard des mécanismes de domination. Je compte en outre m’appuyer sur le regard comparatif. 3. La démarche comparative L’idée d’entreprendre des travaux en adoptant la démarche comparative, au sens de prise en compte de la dimension nationale, a émergé progressivement. J’ai rédigé deux textes exploratoires à ce sujet que j’ai présentés à l’occasion d’un séminaire sur la comparaison internationale, l’un à Trente en 2006, l’autre à Nantes, en 2008. Plutôt que de l’adopter sans réserves, j’ai préféré considérer celle-ci comme une hypothèse de travail : d’abord, par crainte de m’exposer à la dérive culturaliste qui consisterait à attribuer spontanément des mentalités spécifiques aux habitants d’un pays voire à la dérive idéologique qui postulerait chez ceux-ci une âme nationale ou des valeurs nationalistes ; ensuite, en restant vigilant sur ses avantages et ses limites et en postulant que l’appartenance nationale était une variable qu’il fallait tester. Aux attitudes extrêmes à l’égard de la posture comparative, c’est-à-dire de rejet pur et simple, la considérant comme inefficace ou dangereuse et, à l’inverse, d’acceptation aveugle, en vertu du principe durkheimien selon lequel la comparaison est la sociologie même et du principe weberien selon lequel la sociologie est une science comparative, j’ai préféré opter pour une adhésion nuancée. Il faut d’ailleurs noter que la sociologie peut elle-même faire l’objet de comparaisons internationales, ses conceptions pouvant être renvoyées à des traditions nationales, plus ou moins ouvertes sur les différentes écoles théoriques108. Tout en prenant acte des atouts de la comparaison en sciences sociales, celle-ci m’apparaissant instructive, je préfère vérifier ses Stéphane Beaud, « Regards sur la sociologie en Algérie et dans le monde arabe – Entretien avec Ali El-Kenz », Genèses, n° 32, 1998, pp. 127-139. 108 116 conditions de validité, notamment en combinant les procédures synchroniques et diachroniques, quantitatives et qualitatives. L’objectif est donc de faire le lien entre une société entière et ses pratiques culturelles, l’inconvénient pouvant être de privilégier l’homogénéité nationale au détriment des variations socio-économiques propres à chaque pays considéré. Cela implique de juger pertinente la notion de culture nationale et de décréter arbitrairement qu’elle s’arrête aux frontières. Il faut en outre admettre, selon les pays, des démarcations disparates entre le culturel, l’éducatif, le social puis dégager ressemblances et dissemblances. Par exemple, la tradition des événements culturels dans les églises, tout en existant en France, est beaucoup plus forte en Pologne. Par ailleurs, si ces deux pays accordent une place préférentielle à leur Capitale en matière d’action culturelle, le soutien du Ministère de la culture aux institutions concernées est bien plus décisif en France109. L’analyse comparative doit donc prendre en considération les spécificités nationales, chaque pays produisant, dans le domaine culturel, un agencement original des sources d’influence : intervention de l’Etat, marché du travail, système familial, instances idéologiques. La difficulté peut aussi se situer au niveau lexical, des notions pouvant recouvrir des réalités distinctes, à l’instar de la lecture qui, en France, ne recouvre qu’un seul mot, tandis qu’en Allemagne sont distinguées lektüre et lesung, lecture individuelle et lecture collective. Quoi qu’il en soit, le postulat est que chaque société nationale influe sur la structure des pratiques culturelles, sans qu’il faille négliger pour autant le poids de l’âge, du sexe, du diplôme, du milieu social. Afin de préciser mes idées, j’ai commencé par relire attentivement L’amour de l’art110, une des enquêtes fondatrices en matière de comparaison internationale des pratiques culturelles, sur le plan européen, réalisée en 1964/1965 par une équipe du Centre de sociologie européenne. Certes, les résultats statistiques sont désormais obsolètes mais ce n’est pas ce qui m’intéressait en premier lieu. Je souhaitais plutôt avoir des indications sur la méthode et ses obstacles. On peut d’abord retenir que les investigations sont étendues : plusieurs vagues et versions de questionnaires fermés, près de 10000 rien que pour la France, et des entretiens semi directifs, en Espagne, en Grèce, en Italie, aux Pays-Bas, en Pologne. Cette recherche reste un modèle du genre sur le plan méthodologique bien que, curieusement, les résultats des enquêtes évoquées en 109 Norbert Bandier, Anna Matuchniak-Krasuska, Bugoslaw Sukowski, Pratiques culturelles et logique des institutions, Wydawnictwo Uniwerytetu Lodzkiego, Lodz, 2004. 110 Pierre Bourdieu, Alain Darbel, Dominique Schnapper, L’amour de l’art – les musées d’art européen et leur public, Minuit, Paris, 1966. 117 Espagne et Italie ne figurent pas dans les tableaux fournis et que les répartitions entre classes sociales, présentées sous forme de distributions internes, n’autorisent pas, sur ce registre pourtant fondamental, les comparaisons entre pays. L’ouvrage valide, hormis quelques nuances - le modèle de la distinction est par exemple moins prégnant en Pologne, l’éducation artistique dispensée aux Pays-Bas atténue les inégalités d’accès – la théorie de la légitimité culturelle selon laquelle la fréquentation des musées d’art augmente avec le niveau social et le diplôme. Les données internationales sur le sujet ne sont pas véritablement abondantes mais il est possible, pour des époques plus récentes, toujours sur le plan européen, de consulter les chiffres proposés par l’Office statistique des communautés européennes, sur le site Eurostat. Pour la première fois, dans une publication de 2007, des statistiques culturelles ont été regroupées dans un seul ouvrage, en trois parties : données démographiques, sociales et économiques ; emploi et commerce ; dépenses et pratiques culturelles. Certaines figures ne mentionnent que la moyenne européenne par activité culturelle – sortie au cinéma, visite de musées, assistance à un concert… mais quelques tableaux permettent de comparer la situation dans les 27 pays de l’Union européenne auxquels sont ajoutés les pays candidats et les pays de l’association européenne de libre échange. Il n’est pas utile d’entrer ici dans les détails mais notons, à titre d’illustration, que les Français, en 2006, sont 56 % à disposer d’un ordinateur à la maison pour une moyenne européenne de 60 %, contre 85 % aux Danois, les mieux lotis à ce sujet (page 142) ou encore que le temps libre moyen des Français est de 3 heures 06 contre 5 heures 19 aux Norvégiens (page 154). Bien qu’à prendre comme préliminaires, ces moyennes restent trop générales pour être véritablement exploitées, faute de précisions. C’est aussi le cas du temps moyen par pays consacré à la télévision qui mériterait d’être croisé avec l’âge, le sexe ou la profession pour être complètement significatif ou, a fortiori, la fréquentation du cinéma (au moins une fois dans l’année) évaluée pour l’Europe entière (51 %). Bien sûr, il faut avant tout apprécier de disposer de telles données. La critique ne doit pas être excessivement et injustement pointilleuse, surtout pour des relevés à hauteur européenne, mais la rigueur exige de noter, en vue des interprétations, quelques imperfections relatives aux investigations qui n’obéissent pas systématiquement au même calendrier, celles des budgets temps (page 155), s’étalant entre 1999 (Finlande) et 2003 (Italie). Il me faut de surcroît avouer que certaines notions, en langue anglaise il est vrai, me laissent perplexes et devront être regardées précisément : c’est le cas des expressions « activité culturelle principale » (et donc 118 « secondaire ») et « taux de participation » (participation rate). Enfin, sur ce plan de la méthode, on peut se demander si la nomenclature des statuts sociaux ne renvoie pas à une homogénéité de pure forme. Cette nomenclature distingue en effet les professions indépendantes (self employed), les dirigeants (managers), les autres cols blancs (other white collars), les travailleurs manuels (manual workers), les employés à domicile (house persons), les demandeurs d’emploi (unemployed), les retraités (retired) et les étudiants (students), toutes catégories qui renvoient d’ailleurs à des histoires nationales et à des enjeux politiques, la seule catégorie des chômeurs pouvant en être la meilleure illustration. Ces quelques réflexions ne condamnent pas fondamentalement les enquêtes Eurostat dont l’intérêt pour la recherche comparative est évident. Certains spécialistes exploitent des données qui en sont issues, tel Philippe Coulangeon qui propose un tableau sur la fréquentation, en 2001, dans cinq pays, du théâtre, des concerts, de l’opéra111. On constate que la fréquentation culturelle, dans ces domaines et quel que soit le pays, ne concerne pas une majorité de la population et encore s’agit-il, rappelons-le, de déclarations : à peine plus d’un quart de spectateurs au théâtre ou au concert pour l’ensemble de l’Europe et jamais plus de la moitié dans les différents pays enquêtés, respectivement 45 % et 46 % de Suédois, les plus performants, déclarant avoir assisté dans l’année écoulée à au moins un spectacle de l’un et l’autre. Quant à l’opéra, c’est l’affaire d’une petite minorité : 3 % pour l’Europe, 2 % pour la France ! Sous cet angle, la vie culturelle ne semble pas être au centre de la vie sociale. L’intérêt réside avant tout dans la comparaison et les tendances ainsi dégagées : la Suède obtient les meilleurs scores de fréquentation devant l’Allemagne tandis que la France et l’Italie, en ne dépassant pas les moyennes, se situent en queue du peloton, le Royaume-Uni se positionnant en intermédiaire, ce qui laisse peut-être présager des analyses en terme de modèles sociétaux (statut de l’individu, héritage religieux, philosophie de l’éducation…), la typologie pouvant se concevoir entre un modèle nordique, un modèle méditerranéen, un modèle britannique. Une piste à creuser ! Ces enquêtes donnent également l’opportunité de se poser des questions à propos de toute recherche comparative : Quels en sont les objectifs (orientations des politiques publiques, recherches scientifiques, données pour les professionnels…) ? Les conditions de réalisation, notamment en matière de passation des questionnaires, sont-elles identiques dans les différents pays ? Les formulations sont-elles uniformes et les traductions fidèles ? Quels sont les principes 111 Philippe Coulangeon, Sociologie des pratiques culturelles, La Découverte, Paris, 2005, page 106. 119 de construction des échantillons et sont-ils les mêmes partout ? Selon les pays, les analyses peuvent-elles être communes : doit-on privilégier les politiques culturelles et les systèmes de financement pour expliquer les différences ? doit-on évoquer en priorité les systèmes d’éducation scolaire comme relais des transmissions familiales ? faut-il examiner, pour chaque pays, les rapports entre arts savants et arts populaires, soumis à d’incessantes recompositions ? comment distinguer la part des capacités sociales (pour se rendre au concert) de celle des compétences culturelles (pour écouter de la musique) ? Bref, la tâche pour réaliser des comparaisons internationales n’est pas facile mais c’est ce qui la rend attrayante. J’ai complété cette prospection de sources quantitatives par une enquête qualitative que j’ai organisée, en 2007, dans le cadre d’un enseignement de méthodologie de Licence 2. Il s’agissait, après avoir travaillé sur le recueil de l’information et la relation d’enquête, d’effectuer des entretiens semi directifs auprès d’étudiants étrangers qui effectuaient un séjour d’études à l’Université de Nantes. Une quarantaine d’interviews ont ainsi été recueillies pour comprendre comment les règles le plus souvent routinières et implicites de la culture nationale agissent sur les vies étudiantes : conceptions des études, relations sociales, loisirs et goûts artistiques, rapports au temps, impressions sur le séjour. Il n’est pas indispensable de restituer ici l’ensemble des résultats, quelques indications pouvant éclairer la démarche comparative suffiront. D’abord, il ne faut pas dissimuler quelques obstacles spécifiques pour mener de telles investigations, liés en particulier à la distance linguistique. Celle-ci a suscité quelques incompréhensions ou quiproquos et des impossibilités d’approfondir certains domaines. Les interviewés craignent de mal s’exprimer et peuvent avoir tendance à se censurer tandis que les interviewers saisissent mal certains propos. Les difficultés de compréhension sont inhérentes à toute situation d’interview, celle-ci instaure une relation sociale parfois déséquilibrée et une éventuelle dissymétrie culturelle, mais ces difficultés sont ici accrues par les divergences linguistiques. Pour l’interviewer, l’impression est aussi d’imposer ses propres catégories langagières et d’exercer une certaine domination symbolique. Un autre obstacle instructif, constaté lors de ces situations d’enquête, concerne de temps à autre, la connaissance insuffisante, par l’interviewer, du pays d’origine de l’interlocuteur, son histoire et sa géographie. Par exemple, des ignorances sur la construction relativement récente de la nation italienne ou sur les oppositions de tous ordres entre le Nord et le Sud de son territoire ou encore sur la distinction toujours significative entre l’Ouest et l’Est de l’Allemagne ont pu nuire à l’échange. Ceci dit, la richesse des témoignages est incontestable. Ils 120 permettent de nuancer les tendances statistiques, fournies notamment par l’Observatoire de la vie étudiante112, et de privilégier les opinions, les représentations. L’enquête révèle à la fois l’unité et la diversité entre étudiants interrogés. Le statut commun rapproche mais la catégorie estudiantine n’est pas une catégorie en soi, par essence. Elle se divise en de multiples fractions, selon les cursus scolaires, les filières universitaires, les origines sociales, les expériences biographiques. De la même manière, le statut d’autochtone ou d’étranger ne constitue pas un classement suffisant, loin de là. L’appartenance nationale a certes des effets de rapprochement mais elle ne suffit pas à homogénéiser automatiquement ceux qui en relèvent. Ils sont également divisés selon les cultures de classe, les cultures régionales, les cultures familiales. La déstabilisation vécue les premiers temps du séjour, due notamment au dérèglement des horaires habituels et à l’éloignement des proches, semble une expérience partagée par tous. Pour la surmonter, survient chez beaucoup une recherche frénétique d’occupation du temps, par un investissement total dans la vie sociale, les rencontres, les sorties, le sport. Le réseau national constitue à cet égard un recours apprécié. Les modèles relationnels plus ou moins individualisés ou, au contraire, plus ou moins collectivisés, propres à chaque nation et qui caractérisent le rapport à soi, la France se situant plutôt dans le premier registre, peuvent engendrer des perturbations chez certains, à l’instar de cette étudiante Gabonaise qui s’étonne de ne pas être saluée dans les transports en commun. De manière suggestive, une enquêtée d’origine turque va même jusqu’à confier : « ici, en France, chaque personne est un individu ». Les pratiques pédagogiques de l’Université française sont également déconcertantes : le principe du cours magistral, du savoir formaté, sans possibilité de débat, et de l’évaluation quasi exclusivement écrite est un sujet d’étonnement général. Le système de notations est ancré dans une tradition nationale : par exemple, en Chine, il faut 60 points sur 100 pour être admis, au Pérou 11 sur 20 tandis que l’Italie estime la moyenne à 18 sur 30 et donne même la possibilité de dépasser la note a priori maximale ! Il n’est donc pas surprenant que l’évaluation, ne serait-ce que dans sa brutale arithmétique, symbole d’une conception de l’échec ou de l’excellence, suscite le désarroi. L’obsession institutionnelle du traitement égalitaire des étudiants et de la standardisation des 112 Profils et conditions de vie des étudiants étrangers, OVE Infos n° 12, juin 2005 et n° 14, janvier 2006 ; Les étudiants et leurs conditions de vie en Europe, OVE Infos n° 13, septembre 2005 ; Venir étudier en France, OVE Infos n° 17, novembre 2007. 121 conditions d’examen paralyse, aux dires de nombreux interviewés, l’esprit d’initiative. Cette conception leur paraît rigide et autoritaire ; ils la vivent comme une atteinte à la liberté. Le rapport au temps est une autre source de perturbations : les horaires de repas, de fermeture des commerces, de transports en commun et, bien entendu, de cours ne cessent d’étonner. Cependant, passées les premières semaines, la plupart des étudiants internationaux sont familiarisés avec leur rythme de vie, insérés dans des réseaux de sociabilité, plus à l’aise avec la langue française. L’expérience du séjour est avant tout perçue comme une occasion unique de décentrement et d’enrichissement personnel. Sans que la ville d’origine soit reniée – ville de l’enfance, des parents, des amis, des espaces familiers – la ville d’accueil devient ville d’adoption, une ville vécue sur le mode du sentiment, une ville romantique où tout est possible : les rencontres, les amours, les imprévus, les découvertes, les expériences. C’est une ville aimée, fétiche, une ville culte qu’il faut s’approprier. Les cultures estudiantines s’y mélangent, lors des retrouvailles dans la cuisine collective des résidences universitaires, des soirées dans les cafés ou au Pôle étudiant et même d’expériences interculturelles, à l’instar de cette interviewée d’origine polonaise qui, avec d’autres expatriés, anime une émission mensuelle de radio. Les mœurs locales – goûts alimentaires, codes relationnels, tenues vestimentaires – sont progressivement adoptées au point que ce petit monde de l’international, au moins celui des européens, compose une communauté complice qui n’hésite pas à se désigner par « nous les Erasmus » ! Comme le souligne une étudiante italienne, sans doute de manière polysémique, « on s’aime beaucoup entre Erasmus » ! Ce constat des proximités culturelles entre jeunesses européennes rejoint les conclusions de recherches comparatives réalisées récemment en France et en Italie, les cultures juvéniles y étant jugées comme deux variantes d’un même modèle méridional113. Pour les étudiants en séjour à Nantes, l’idéal festif prime sur tout le reste, il renvoie à l’expression ostentatoire d’un style de vie, au point même de menacer parfois la réussite académique. Les séances de cinéma et les visites touristiques sont très prisées mais c’est incontestablement la « sortie » qui, en incluant l’ivresse et la théâtralisation des conduites, entretient la cohésion du groupe et fait l’unanimité. Certes, les expériences ne sont pas uniformes mais la diversité est relative et n’interdit pas, en tout cas, un fort sentiment d’appartenance, une sorte de conscience collective qui, sans oblitérer la référence nationale, unit les étudiants 113 Alessandro Cavalli, Vincenzo Cicchelli, Olivier Galland (dir.), Deux pays, deux jeunesses ? La condition juvénile en France et en Italie, Presses Universitaires de Rennes, 2008. 122 confrontés à l’expatriation, même désirée, et à ses différentes phases : la phase de déracinement, la phase de doute, la phase d’acclimatation, la phase d’adaptation et d’immersion réussie. Bien entendu, cette enquête est restreinte, elle ne livre que des indications à valider par d’autres investigations. J’ai ouvert un chantier sur la démarche comparative et sur la recomposition culturelle qu’il me faudra consolider. 123 CONCLUSION 124 Penser mon parcours de recherche a exigé de revenir sur des événements, des pratiques, des expériences, au risque d’en oublier car la mémoire est sélective. Je suppose que le récit de ce parcours obéit en outre, pour partie, aux enjeux du présent, qu’ils soient pédagogiques, scientifiques ou institutionnels : former et encadrer des étudiants de haut niveau ; réorienter mes travaux pour développer une activité scientifique autour des actions et pratiques culturelles ; élargir mes champs d’investigation pour impulser de nouvelles recherches ; assumer des responsabilités au sein d’équipes de recherche. La rédaction d’une synthèse de ses travaux incite à revoir des textes délaissés ou insuffisamment exploités et à réfléchir à des expériences de terrain reléguées dans les profondeurs de la mémoire. Des épisodes de ma trajectoire sont ainsi remontés à la surface. L’histoire de ma pratique sociologique est certes faite d’investissements successifs et d’activités dont je me souviens parfaitement, des moments critiques disait Pierre Janet, le Curriculum Vitae en conserve la trace, mais aussi de situations, de collaborations, de publications partiellement oubliées. Le travail de remémoration exigé par ce dossier a eu un effet cathartique puisque, à son terme, je comprends mieux, me semble-t-il, le sens de mes actes. Malgré tout, il n’est pas sûr que cette sorte d’auto analyse soit suffisante pour comprendre totalement les motifs personnels et les réalités collectives qui dictent nos choix. J’ai néanmoins tenté de donner des explications sur les raisons, en termes de biographie, qu’elle soit familiale, sociale, intellectuelle, universitaire, institutionnelle, qui m’ont apparemment poussé à étudier différentes formes du temps libre. L’effet de génération me paraît indéniable, dans le sens où j’ai bénéficié d’un contexte favorable aux sciences sociales, mieux reconnues et mieux diffusées à partir des années 80. Depuis, la sociologie, en particulier, impose son propre développement académique et scientifique, repérable à ses caractéristiques démographiques, celles des étudiants, des enseignants, des chercheurs, mais aussi à la multiplication des enseignements et des recherches. Cette situation propice dont j’ai bénéficié a eu, en outre, des prolongements dans l’ensemble de la société, la sociologie ayant de plus en plus droit de cité dans les librairies et les médias. Nul débat sur l’école, la famille, l’emploi, la jeunesse et même le temps libre – on l’a vu en particulier avec la loi sur les 35 heures – ne peut désormais se dispenser de la présence d’un représentant de la discipline. J’ai moi-même bénéficié de cette reconnaissance par de nombreuses sollicitations en vue de conférences ou de tables rondes. Une autre conséquence de ce statut de la sociologie s’est manifestée dans la demande sociale à son égard. C’est ainsi, et je l’ai rappelé, que j’ai pu 125 répondre, ce qui a contribué à mon apprentissage du métier de sociologue, toujours dans les années 80, à plusieurs offres de recherche appliquée, qu’elles soient proposées par des entreprises, des associations ou des collectivités territoriales. La sociologie occupe aujourd’hui une place de choix dans le débat public, ce qui d’ailleurs ne rend pas toujours facile la tâche de ses représentants, sommés de proposer des solutions pour résoudre les problèmes sociaux, ceux du chômage ou de la pauvreté par exemple. Ceci dit, on peut espérer que la sociologie – à travers ses discours, ses enseignements, ses analyses, ses publications, ses rapports – a un impact sur le fonctionnement social ou, pour le moins, sur la prise de conscience de certaines réalités. Ainsi, dans le domaine qui me concerne, les sociologues ont pu rappeler à un large public que la réduction du temps de travail était un processus logique, au moins dans les sociétés industrielles, et qu’elle avait des effets bénéfiques sur la vie sociale, la famille, l’éducation, la culture… L’effet de génération s’est également ressenti dans ma façon de faire la sociologie. Aux débuts de mes recherches et cela ira grandissant, les débats autour des méthodes – quantitatives et qualitatives, macro et micro sociologies, enquête statistique et enquête ethnographique, archives et images – sont omniprésents et suscitent de nombreuses interrogations. L’observation de terrain n’est plus la seule affaire des anthropologues partis étudier les sociétés lointaines, elle devient une méthode efficace et reconnue chez les sociologues, au point même que cet engouement pour l’ethnographie peut paraître excessif, je le constate en tout cas chez les nouvelles générations d’étudiants, généralement réticentes à recourir aux traitements statistiques. Quoi qu’il en soit, cette réorganisation méthodologique aura sans nul doute des incidences sur mes recherches puisque j’aurai le souci d’associer de plus en plus les différentes procédures d’investigation, estimant cette posture bénéfique pour le recueil des données, la production des résultats, l’analyse des réalités sociales. À ce rapprochement des méthodes s’ajoute un rapprochement des disciplines, les échanges, non seulement avec l’anthropologie mais aussi l’histoire, se multipliant. Les connaissances sur les cultures primitives m’ont ainsi aidé à comprendre les cultures populaires, le retour sur le passé m’a facilité la saisie des situations présentes. De plus, l’anthropologie m’a incité à approfondir plusieurs phénomènes : les échanges réciproques repérables au don et contre don, les rites de salutation et de convivialité, les formes de résistance culturelle tandis que l’histoire me faisait entrevoir les continuités et les ruptures, les permanences et les mutations, la tradition et la modernité, le temps court et le temps long. Il faut enfin noter, dans ce qui a plus particulièrement influencé ma génération, comme une des conséquences de la 126 révision des grands systèmes explicatifs, en termes de classes sociales surtout, l’ouverture vers d’autres paradigmes sociologiques, ceux de l’ethnométhodologie et de l’interactionnisme en particulier. L’enquête fine de terrain facilite il est vrai la prise en compte des situations et des relations produites par les observés. Cette ouverture se manifeste également par un intérêt plus prononcé à l’égard des sociologies d’autres pays, dotées d’autres conceptions et d’autres façons de faire. Le développement des partenariats universitaires, des mobilités étudiantes, des congrès internationaux, des traductions d’ouvrages, des collaborations scientifiques au-delà des frontières, de l’accueil de chercheurs étrangers, sans parler de la construction européenne même, a certainement joué un rôle sur ce plan. C’est mon sentiment, en ce qui me concerne, puisque j’ai progressivement considéré, mais il me reste bien entendu beaucoup à découvrir, la dimension internationale de la sociologie, tant sur le plan pédagogique que scientifique. J’appréhendais ce retour sur l’expérience personnelle exigé par la rédaction d’un tel dossier car cette mise en avant de soi déstabilise, remet en question et des mécanismes explicatifs sur le déroulement de la carrière sont subitement révélés. Bien sûr, il faut éviter les excès de narcissisme mais je dois le reconnaître, ce travail sur soi a aussi un effet salutaire, presque de mise à distance dans la mesure où cela permet d’envisager la dimension collective de sa propre condition de chercheur, construite autour d’appartenances, de réseaux, de ressources matérielles et morales. D’une certaine manière, il faut penser avec soi et remettre de l’ordre dans un parcours qui apparaît de prime abord confus. Ainsi, plus que jamais, je crois avoir vraiment compris, même si je le savais confusément, combien avaient compté, dans ma maturation de sociologue, des moments de recherche, des investigations de terrain, des retours réflexifs, des liens avec des enquêtés, des expériences pédagogiques, des rencontres. Finalement, je crois comprendre ce que mon cheminement professionnel doit au transfert de mes diverses expériences sociales, les plus significatives en tout cas, non pas pour tracer un chemin linéaire, rectiligne mais pour tirer profit des bifurcations, celles qui m’ont mené de la classe à l’individu, de la domination à l’autonomie, de l’ouvrier au populaire, du local à la globalisation, des liens de causalité aux déterminations assouplies. Pendant toutes ces années de recherche, pas moins d’une trentaine, la spécialité a connu de sérieuses transformations dans son organisation même puisqu’elle a connu une division du travail de plus en plus poussée, une fragmentation en sous spécialités, un éparpillement des objets et des publications. Par exemple, la sociologie de la culture, qui est devenue omniprésente et qui 127 constitue une spécialité à part entière, se scinde t-elle en de multiples rubriques quasi séparées : le loisir, l’art, la communication, la politique culturelle et ce n’est pas suffisant car on pourrait encore les fractionner, le loisir pouvant comprendre des secteurs de recherche sur le tourisme, les vacances, la lecture tandis que le thème de l’art ne permet pas forcément de confondre les sociologues de la musique, de la peinture, de la littérature. Néanmoins, il faut peut-être voir dans ce morcellement l’expression d’un progrès de la discipline, chaque chercheur devenant de plus en plus connaisseur d’un domaine précis, avec ses méthodes et ses théories spécifiques. Il ne s’agit pas de rejeter fondateurs et précurseurs, je crois l’avoir souligné, mais de les confronter aux nouvelles thèses pour faire avancer la spécialité. J’ai peut-être bénéficié de ce mouvement cumulatif en me consacrant à des objets très circonscrits, à l’instar de la fête et du jeu, et en affirmant que l’analyse du temps libre et des loisirs faisait progresser notre compréhension de la société, des groupes qui la composent, des pratiques qui s’y déroulent. Dans ce dossier, j’ai voulu montrer comment je conçois et comment je fais de la sociologie ; comment, à mon niveau, se fabrique le savoir sociologique. J’ai souhaité rendre intelligible le fonctionnement de la société, à partir des objets de recherche et des groupes sociaux que j’examinais. Ceci dit, ma démarche sociologique a exigé des choix de terrain, de méthodes, de questionnements, d’analyses, d’écritures qui la rende, comme les autres, ouverte au débat mais aussi au doute. J’ai voulu affirmer mes orientations tout en faisant part, de temps à autre, de mes hésitations, par exemple à propos de mon statut d’observateur et de mes relations à l’égard des enquêtés. Cette question est, me semble-t-il, fondamentale pour saisir la cohérence de sa pratique de terrain et la pertinence des données qui en sont issues. La recherche suppose de surmonter des obstacles. Nul ne peut dire qu’il n’y en a pas lorsqu’on rédige une thèse, passe des concours, publie un livre. A contrario, les satisfactions sont réelles : constater les progrès de ceux qu’on forme, contribuer aux avancées de la recherche, communiquer ses résultats, échanger avec les collègues. Certes, les inquiétudes liées au statut de l’université, de la recherche, de l’enseignant-chercheur et la nécessaire amélioration des conditions de travail, tant pédagogiques que scientifiques, sont à considérer mais les multiples activités – transmission des savoirs, encadrement des mémoires, suivi des stages, relations internationales, réalisation des travaux de recherche, directions administratives, valorisation scientifique – qui peuvent, il est vrai, entraîner un emploi du temps surchargé sont aussi, me semble-t-il, sources de satisfaction et peuvent conduire au bonheur du métier. Lorsque nos 128 recherches sont reconnues, le métier de chercheur apporte des gratifications spécifiques puisqu’on a le sentiment d’avoir contribué au progrès des connaissances. J’ai essayé d’apporter des réponses descriptives et analytiques à certaines questions de la vie sociale, celles qui touchent en particulier au temps libre. Il ne s’agit pas de l’idéaliser mais, suite aux investigations, de constater qu’il peut satisfaire, voire émanciper, les bénéficiaires, tout en relevant que des limites lui sont imposées, celles qu’introduit l’environnement familial, social, spatial. Ces recherches m’ont également conduit à entrevoir la recomposition des loisirs : le sport, la musique, la sortie culturelle occupent désormais le devant de la scène. Les hiérarchies sociales qui les concernent ne disparaissent pas pour autant mais elles se renouvellent, se transforment, se redéfinissent. De nouvelles aspirations se manifestent dont celle de disposer d’un temps à soi n’est pas la moindre. J’espère que mes recherches futures pourront précisément en rendre compte. Au terme de ce premier tome, j’ai souhaité donner au lecteur l’envie d’aller plus loin et de découvrir des textes rassemblés dans le tome 2. J’ai sélectionné 13 documents qui me paraissent le mieux illustrer ma démarche, autour de 4 thèmes : la retraite, la fête, le jeu, la culture. Ils ne suivent pas une chronologie stricte car ces différents thèmes autour des loisirs se sont parfois entrecroisés. Les enquêtes de terrain m’ont permis d’analyser les usages du temps, individuels et collectifs, subis et choisis, improvisés et réglementés. Si j’ai accordé autant d’importance aux usages du temps libre et en particulier aux loisirs, c’est qu’ils me sont apparus comme contribuant à la résolution des problèmes posés par la vie en société : régulation des relations entre individus, entre groupes, entre générations ; adaptation à l’environnement ; affirmation des styles de vie et des identités ; intégration dans des collectifs ; adaptation aux changements. Les jeux, les fêtes, les activités culturelles sont l’expression d’un contexte social et, en ce sens, livrent des clés de compréhension de la société, à un moment donné. 129