Petit manuel de philologie amoureuse à l`usage et des dolents

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Hélène Cazes
3 juillet 2006
Petit manuel de philologie amoureuse
à l’usage des dolents de l’adieu
Avertissement de l’auteur
Ce petit manuel, que j’eusse appelé chrestomathie n’eussé-je craint de paraître
pédant, est destiné à celles et ceux qui ne se remettent guère des blessures pourtant
nombreuses et partagées qu’infligent les adieux difficiles. Malgré la multitude des
patients de la maladie d’amour et qu’il me soit ici permis de faire remarquer, non sans
facétie, que ces patients se montrent fort souvent impatients !—, il n’existe pas jusqu’à ce
jour de manuel méthodique et facile d’emploi qui leur montre comment retrouver la
parole. Condamnés à la stupeur, happés par la contemplation de leur douleur, ces âmes
souffrantes ne croient guère au médecin de la philologie. Hippocrate nous a enseigné que
le traitement des symptômes est la meilleure voie vers la guérison; et qui nierait que
l’amour et l’humeur ne soient liés ? et qui nierait l’échec de la médecine moderne,
traditionnelle ou alternative, en matière de maladie d’amour ? C’est vers le savoir des
Anciens et dans la sagesse d’une théorie des humeurs qu’il nous faut retrouver un
discours propre à notre ambition : faire parler Hippocrate et Galien pour un public
contemporain, en quête de sa propre parole.
Or, comme le démontrera cette modeste collection de préceptes grammaticaux,
l’aphasie est le premier symptôme de la souffrance amoureuse, particulièrement de la
souffrance que s’impose le sujet lui-même, de loin plus cruelle et plus résistante à
l’apaisement que la rigueur d’un rejet, injuste par définition, qui remet en question la
légitimité même de la douleur. On reste sans voix lorsque l’on congédie celui ou celle en
qui l’on a reconnu ou cru reconnaître le grand amour. Il ne reste que le regard lorsque
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celui ou celle qui vient d’avouer un amour sans faille ni limite annonce dans la même
phrase que les complications de la vie quotidienne interdisent la poursuite d’un bonheur
immédiat et futur. Bouche e devant l’immensité de la solitude, on vacille sans un mot
lorsque l’on a prononcé l’arrêt d’adieu. Fort logiquement, le premier devoir du médecin
de la séparation est de ramener au monde des parlants et des vivants ces statues
amoureuses : en restaurant leur capacité linguistique, le traitement philologique leur
permettra d’échapper à la fixité, que cette dernière soit comprise comme idée fixe ou
comme immobilité. Savoir bien parler permettra de parler à nouveau. En peu de pages, ce
manuel fournira à ces malheureux l’aide que ne sauraient leur procurer les guides de
rebondissement facile qui encombrent nos librairies de conseils sur l’acceptation et
l’adaptation : il leur épargnera les considérations inutiles de la morale ou de la bienséance
pour leur donner, sous forme concise et accessible, une économie du rétablissement. Car
il leur montrera par la théorie et par l’exemple comment conjuguer les temps de l’histoire
amoureuse : une fois que le futur sera bien distingué du présent et que les différents
modes qui s’offrent au sujet auront été déclinés et maîtrisés, il leur sera possible, sinon
aisé, de se jouer des successions, de construire un passé et de recouvrer une parole
souple, aisée, élégante.
Le lecteur aura compris qu’en aucun cas, ce manuel ne prétend remédier aux causes
de la fixation des adieux ni aux mœurs entraînant les incidents de la parole : en se
limitant au traitement des symptômes et en suivant les règles précises de la grammaire,
l’auteur a voulu gratifier le public des dolents, ceux qui souffrent sans rémission ni
volonté de rémission, d’un recueil sans prétention et à la méthode éprouvée. Si ce petit
livret allège le poids de leur séjour ici en les ramenant au monde possible de phrases
complètes, l’auteur s’estimera content d’avoir tenu sa promesse : être de quelque utilité à
ceux qui marchent silencieusement parmi les vivants. Pour compiler les quelques règles
suffisantes et nécessaires au retour de la parole, l’auteur s’est appuyé sur son expérience
ainsi que sur les confidences de ses patients —combien d’heures passées au téléphone, au
tarif longue distance, tandis que le repas se consume sans l’avertissement d’une odeur
discernable, avec des amis, voire de simples relations, qui n’en peuvent mais ? combien
d’heures de réception des étudiants consacrées non pas à la lecture dirigée de manuscrits
inédits portant témoignage d’écritures perdues et de recettes de santé, mais à
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l’élémentaire devoir d’humanité que représente l’espoir d’un retour au discours ? Sans
souci d’exhaustivité, il livre en ce volume la quintessence d’une pratique de la
consolation qu’il sut d’abord appliquer à son propre cas avant que d’en partager les
secrets avec ceux qui l’entourent.
Un livre ne saurait rencontrer une approbation unanime : certains lecteurs peut-être
y trouveront peu d’intérêt, voire n’y verront aucune utilité. Je leur demanderai : êtes-vous
sûr d’être un dolent ? Les mots de tendresse ou de rage que vous eussiez pu proférer sont-
ils au moment fatal, restés pris au barrage de votre gorge, de votre poitrine, de votre
cœur, de vos entrailles ? Avez-vous jamais entendu la question que vous souhaitiez de
tout votre être vous être posée sans pouvoir y répondre ? Roi pêcheur de nos humbles
narrations amoureuses, avez-vous laissé passé le cortège de votre destin sans l’accueillir
de l’interrogation qui eût sauvé votre vive voix ? Avez-vous retenu l’exclamation de
réciprocité qui eût gardé près de vous l’absent de toujours ? Avez-vous une fois reculé
devant une négation, ignoré une dénégation, choisi une affirmation forcée, inversé les
auxiliaires et cédé aux modes ? Qui ne connaît le silence de ses propres mots n’a point
besoin de philologie amoureuse. On s’étonnera peut-être aussi de la nouveauté de mon
propos : quoi ? nul n’aurait avant ce jour songé à soulager ceux que saisit la béance de
soi ? Telle est bien pourtant la triste réalité : ce que nos eux transmirent sans besoin du
truchement typographique durant les veillées et les vendanges fut oublié dans les
tourmentes et fumées de la Révolution industrielle. Dans notre société de consommation,
peu importait la douleur muette des solitaires. Il fallut à l’auteur vaincre les oppositions
concertées de l’Université, des institutions ecclésiastiques et de divers ministères ; il lui
fallut, avec opiniâtreté contredire sans répit les injonctions de normalité des conseils de
famille et de la propagande des media ; il lui fallut enfin, non sans mal, convaincre son
éditeur non seulement de l’utilité mais encore de la rentabilité de cette publication. Au
terme de ce combat contre le silence que l’on voulait lui imposer, il proclame enfin que
sera vaincu le silence des adieux; bénévolent, quoique dolent, lecteur, c’est à toi que ce
livret est adressé et dédié. Te fût-il de quelque secours, une lettre, une note, un mot de ta
part à l’éditeur feront la preuve de son efficacité et laisseront espérer une édition. Au
nom de la compassion pour les autres patients en quête de traitement, et pour l’auteur lui-
même dont le contrat stipule que la première édition, sans frais néanmoins, ne lui portera
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aucune rétribution de droits, je te conjure de nous faire parvenir, au bureau des presses ou
à mon domicile, l’irréfutable bruit de notre succès.
Une préface se doit d’être brève, je conclurai donc sur cette dernière demande :
sans prêter l’oreille aux quolibets des critiques, exerce-toi journellement par la lecture des
règles et la rédaction, puis la résolution à voix haute, de leurs applications. Conçues
comme un traitement intensif, les dix leçons mènent à la rémission de l’aphasie : que
chacun les suive à son rythme pourvu qu’en soit respecté l’ordre. Si un exercice semble
difficile, ne te décourage pas, pauvre désespéré, mais reprends les explications du maître
avant de te soumettre encore à l’épreuve. Certains enseignements prennent plus de temps
que d’autres et la difficulté varie selon les individus: c’est un phénomène courant, qui ne
doit ni t’inquiéter ni t’arrêter.
L’auteur s’excuse des erreurs et omissions qui ont pu échapper à sa vigilance et,
surtout, à celle de son éditeur.
Note de l’auteur
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: le substantif masculin « lecteur » est partout utilicomme un
neutre. Il doit donc être entendu, partout, comme la forme simplifiée de « lecteur ou
lectrice ». Selon le principe établi par des siècles de grammairiens, le masculin l’emporte
en effet aujourd’hui sur le féminin (jamais cela ne fut vrai comme aujourd’hui, d’ailleurs,
au moment ces mots sont écrits et le locuteur autre emploi du neutre par souci
d’économie de papier et donc d’écologie mondiale est défait par un représentant de
l’engeance masculine qu’on lui pardonne le facétieux emploi d’un adjectif féminin
dans cette dernière proposition, juste retour des genres dont l’enjeu sera mieux apprécié
après la lecture du chapitre sur l ‘inversion du sujet). Cette remarque vaut, passim, pour
l’emploi des masculins indéterminés terminant en -eur, tels « locuteur » ou « auteur »
(qui voudrait d’une « autrice » pour répondre à la « lectrice »?). Il en va de même pour
les épicènes (qui sont au genre ce que l’isocèle est au triangle : un modèle d’équité, et,
par là-même, d’équanimité. Exemples : un « malade », un « pauvre ») et même pour les
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Toutes les notes sont de l’auteur, sauf lorsqu’elles sont précédées de la mention « note de l’éditeur
», mais je ne suis pas certaine que l’éditeur, ou l’éditrice en l’occurrence, souhaite ajouter quelque note à la
substantielle quantité que je compte proposer.
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anciens participes latins, les adjectifs et autres choses grammaticales substantivéss par
l’usage (Exemples : le « patient », le « malheureux »). De fait, dans l’esprit de l’auteur,
ces termes s’appliquent en premier lieu à un sujet féminin moins que ce ne soit ici un
objet puisque ce sujet est la victime, autre forme uniforme, de ses passions).
L’auteur a bien conscience de la délicatesse politique de ce choix : en nos temps
d’« auteure » et de féminisation des noms de métiers (voir à ce sujet l’excellent traité
publié par les soins du ministère de l’égalité substantif féminin abstrait ne prenant pas
la désinence en e muet des substantifs féminins plus ordinaires et les actes du colloque
à ce propos parus chez Champion l’an passé), il est de mauvais ton de perpétuer les abus
de langage masculin. Toutefois, que l ‘on considère cette dérogation aux usages
modernes comme un attachement à la neutralité, un tribut à l’universalité : dans son
imprécision, la forme masculine correspond à un épicène ou à un neutre. Et puis, à dire le
vrai, c’est une hypocrisie que de faire passer le féminin pour l’agent de cette histoire !
Leçon 1 : le commencement du verbe
Au commencement était le verbe, disait mon évangéliste préféré pour commencer
son Evangile
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: je le reprendrai sans parodie. Qui maîtrise le verbe, au besoin à l’aide de
quelques adverbes, a fait le premier pas vers la mission de la stupeur : quand le dolent
retrouve la voix, le plus dur du chemin est fait et la parole viendra avec un peu de
patience et d’entraînement. Or, c’est le verbe qui tient les voix. C’est donc par ici que
l’auteur donnera un début à ce succinct exposé. Tel Dieu qui créa le Monde en divisant et
donnant des noms, l’auteur, à son humble mesure, montrera comment revenir à la vie en
établissant des distinctions et en énonçant, aussi clairement que possible, les notions de
grammaire impliquées. C’est ainsi une méthode déductive qui sera composée, bien que
certaines phrases, notamment dans les exercices d’application, relèvent d’une démarche
inductive, souvent alors signalée dans les notes. Revenons au verbe : le verbe détermine
la proposition et , déjà, se profile le premier enseignement de cette leçon.
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J’avoue sans honte que c’est pour cette première phrase que je le préfère: la poule aime-t-elle
moins son poussin parce qu’on ne sait qui vint en premier de l’œuf ou de la poule?
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