Jean-Jaurès, encore et toujours. Notre ami Bruno Antonini vient de publier sa thèse de doctorat en philosophie chez l’Harmattan Pour vous donner envie de la lire, voici l’introduction. INTRODUCTION : Un homme engagé Un monsieur qui avait la faconde des gens du Midi d’où il était, à la fois tourmenté et jovial, populaire et haï, écouté et incompris ; cet homme, rêveur lucide des lendemains qui enchantent, était une sorte de Socrate, qui eut aussi ses Sophistes accusateurs et inquisiteurs. De sa barbe foisonnante, de sa silhouette trapue, carrée et forte au front haut et au cou de taureau, on retient la force de son verbe qu’accompagnait son corps de ses gestes puissants et de sa voix – dit-on – « métallique ». Qu’avons-nous retenu de lui ? Il fut assassiné à la veille de la « Guerre de 14 » parce qu’il était pacifiste. Il était socialiste ; le fondateur de la S.F.I.O. Il ne fut jamais ministre ; seulement député : député du Tarn, à Carmaux, chez les mineurs. Sa mort tragique a nourri un mythe autour du personnage, que le temps a contribué à consolider. Sa bonté légendaire et son parfait désintéressement au service des petites gens et de l’intérêt général en ont fait un Saint laïc avant même sa panthéonisation du 23 novembre 1924. Mais que savons-nous d’autre de cet illustre inconnu ? Il semble qu’un accord tacite ait été conclu sur sa personne, comme si son action exemplaire et sa mort toute symbolique devaient nous dispenser à jamais de toute réflexion sur sa pensée ; comme si le mutisme intellectuel doublé d’un unanimisme commémoratif et hagiographique pouvait tenir lieu d’étude systématique. Cela fit en tout cas écran à toute tentative spéculative et n’ouvrit le champ qu’à des études biographiques – par ailleurs nombreuses et de qualité – qui laissent deviner une sorte de « liquidation intellectuelle »1. Jaurès, l’homme du Sud, le Tarnais, le fils de cette vieille terre cathare – celle des Parfaits jugés hérétiques – terre d’opposition, toute empreinte de catholicisme (comme l’était le socialisme français) et de radicalisme. Jaurès fut marqué par tous ces héritages historiques et culturels jusque dans sa personnalité la plus profonde : un homme éclectique et inclassable, atypique et hérétique, à l’innocence toute religieuse qui ne pouvait que le prédisposer à être l’homme de l’unité. Unité de l’être mais aussi de l’humanité, et d’abord des socialistes : sans être dupe, il fut l’homme qui sut garder le cap en dépit de sa conscience des faits et des hommes, avec le regard bienveillant qu’il portait sur le monde. Jaurès immaculé portant les stigmates de l’unité perdue, de l’humanité aliénée, du socialisme français divisé ; il comprit ce qui venait et ce qui devait être sans être vraiment impliqué. Politiquement, il fut l’homme de l’unité parce qu’il était en dehors de tous les courants et donc le plus apte à rassembler les socialistes. Un homme au-dessus des parties pour unifier le tout, au dessus des partis socialistes pour l’unité du Parti. Il fut le grand leader de la S.F.I.O. parce qu’il fut aussi et d’abord celui de la masse, de la classe ouvrière. Au-delà de toute hagiographie osons toucher au « sacré » sans désacraliser ni profaner, en essayant de cerner des éléments de systématicité permettant de penser une unité de pensée et d’action du grand tribun. Notre approche se voudra donc d’emblée conceptuelle, même si elle épousera la chronologie, précisément pour suivre le mouvement de son évolution intellectuelle et politique toute impliquée dans le mouvement de l’histoire de son temps (en gros entre 1881 et 1914), des points de vue culturel, idéologique, institutionnel et social. C’est à la question de l’État que nous nous attacherons parce qu’elle est une question centrale à cette époque – comme à la nôtre – touchant à la fois le sens de l’action politique de la gauche au pouvoir, la perspective messianique du socialisme, la position de Jaurès sur cette question entre l’idéal (conçu) et la réalité (vécue). C’est surtout dans son contexte historique que nous essaierons de dégager la perspective utopique du socialisme jaurésien comme aboutissement de la République, en déterminant quelle peut être la fonction éthico-politique de l’État, à une époque où dominent la théorie marx-engelsienne du dépérissement de l’État – et du lien entre l’existence de l’État et celle des classes, dans la perspective aussi de leur abolition – et un discrédit profond de la structure étatique que relaie le mouvement ouvrier. Cette question de l’État selon Jaurès qui nous tient à cœur2, fit déjà l’objet d’un colloque à Castres (Tarn, ville natale de Jaurès) en octobre 1997, à l’initiative de l’historienne Rolande Trempé et organisé par la Société d’études jaurésiennes et le Centre et Musée Jean 1 Vincent Peillon, Jean Jaurès et la religion du socialisme, Paris, Grasset, 2000, coll. (Le Collège de Philosophie), p. 11. 2 Alors normalien à l’École normale d’Albi (Tarn) et déjà sensibilisé au rapport de l’idéal au réel chez Jaurès et à son double aspect de théoricien et d’homme d’action, nos premières réflexions nous avaient conduit à rédiger un mémoire sur le sujet durant le printemps 1982, en vue de l’obtention d’une Unité de Formation de philosophie, inscrite dans le cursus de formation initiale au métier d’instituteur. Ce travail s’intitulait « Jean Jaurès théoricien et homme politique » ; ce petit mémoire constitue le véritable embryon de l’étude que nous présentons aujourd’hui. Puis, les années passant, à la faveur d’événements politiques nationaux en 1993 et d’un mûrissement personnel du sujet, l’idée nous vint de « retourner en jaurésisme ». Hormis un film documentaire et fictionnel initié par nous-même pour la commémoration du 80ème anniversaire de l’assassinat (sous les auspices des « Cercles Augustin Malroux » à Albi et du Centre National et Musée Jean Jaurès de Castres) et réalisé par un cinéaste professionnel toulousain (« Jaurès, la force de l’idéal », VHS-SECAM, 52’, coproduction ANTEA, France 3 Sud, CERRAVHIS, février 1995 ; réalisation de Didier Baulès ; Denis Bonnes dans le rôle de Jaurès ; diffusé sur France 3 Sud le 30 avril 1996), l’idée nous vint de réaliser la présente étude doctorale, précédée de notre mémoire de Diplôme d’Études Approfondies « Métaphysique et politique chez Jean Jaurès », sous la direction de M. Olivier Bloch et soutenu à Paris I en octobre 1995. Jaurès de Castres.3 Au moins deux thèses traitent de la question de l’État sur le plan historique et/ou de la sociologie politique4, où Jaurès est bien sûr étudié mais transversalement et partiellement. Notre approche se justifie par le fait de traiter la conception jaurésienne de l’État spécifiquement et philosophiquement, c'est-à-dire dans l’analyse des présupposés métaphysiques de sa pensée politique sur l’État, dans la perspective de la transmutation de la République en socialisme. En somme, viser l’État pour atteindre le socialisme jaurésien et son processus historique de réalisation. Un penseur éclectique de l’unité et de l’universel Homme complexe et contradictoire, Jaurès est aussi – et avant tout – un penseur en politique. Philosophe de formation, il se consacra à l’action politique à laquelle il s’attacha de donner une ampleur toute philosophique, comme pour prolonger sa réflexion sans jamais la figer dans un système. Philosophe et socialiste, comme le fait remarquer Jean-Marc Gabaude5, Jaurès développe son idée socialiste fondée sur une vision du grand tout (métaphysique et cosmique) de l’univers, à la manière, sur ce point seulement, de Victor Hugo. Un socialisme métaphysique qui confine à une révolution religieuse ; un socialisme républicain d’inspiration métaphysique ; une philosophie politique qui dessine une « anthropologie socialiste ». Car sa conception du socialisme débouche sur une vision humaniste de la société et une vision sociale de l’homme. L’homme en tant qu’individu mais aussi en tant que genre : le genre humain que désigne l’humanité (notion introduite avec le principe d’égalité par le christianisme au VIIIème siècle), que nous distinguerons de l’Humanité en tant que sentiment d’unité et de solidarité présent en chaque homme et réalisation de l’idéal socialiste (abolition des classes et de la propriété privée) par la réalisation éthico-politique de l’unité humaine. C’est sous les catégories de l’unité et de l’universel qu’est pensée l’humanité chez Jaurès ; l’humanité comme projet du socialisme la réalisant sub specie aeternitatis. Sa pensée est comme un prisme où se focalisent les images ou idées sur la réalité en un spectre idéal ; c’est par plusieurs facettes que peut être abordée sa pensée ; toute facette reflète son unité philosophique et constitue une entrée possible en jaurésisme, autant métaphysiquement que politiquement. Une pensée en perpétuelle évolution sur le plan politique, mais comme arrêtée – et non achevée – sur le plan philosophique, tel un socle à partir duquel se déploie tout ce qui doit en procéder. Il faut dire que Jaurès a choisi l’action palpitante de l’engagement politique, et non la vie retirée du philosophe – Maître-à-penser qui se met en retrait du monde pour mieux le penser (peut-être ?), ou du moins pour mieux penser et élaborer son œuvre. Car Jaurès ne nous a pas laissé une œuvre au sens où on l’entend : constituée, unitaire et cohérente. Son œuvre reste très disparate et pas encore reconstituée. Et « Jaurès et l’État », Colloque international – Castres, 9 et 10 octobre 1997 : Jean Jaurès cahiers trimestriels, n° 150, octobre-décembre 1998. 4 Il s’agit de la thèse de doctorat de Michèle Lalancette : L’idée socialiste de l’État chez Jaurès, Webb et Bernstein [Evolutionary Socialism and the Challenge of British Liberal Reform], Toronto, 1989 ( ?) ; et de la thèse de doctorat d’État de Sciences Politiques : Sociologie politique de Nadia Le Yaouanc Jennawi : La théorie de l’État dans le mouvement ouvrier français avant 1914, Paris I, 1996, sous la direction de Pierre Birnbaum. 5 Jean-Marc Gabaude, « De la métaphysique au socialisme », in Jean Jaurès cahiers trimestriels, n° 155, janviermars 2000, « Jaurès philosophe », Table ronde du 11 octobre 1999, p. 17. J.-M. Gabaude écrit : « Philosophe et socialiste plutôt que philosophe socialiste ? Jaurès fut indissociablement philosophe et socialiste, sinon philosophe socialiste – si sa métaphysique s’accorde à son socialisme et l’étaye, elle ne l’implique pas, et réciproquement –, socialiste parce que philosophe sensible à l’iniquité capitaliste et ajoutant à l’explication économique et historique de la lutte en vue de l’harmonisation finale une fondation métaphysique ; puis philosophe parce que socialiste, la métaphysique antérieure à l’engagement socialiste étant confirmée par ce dernier et lui devenant même indispensable à la fois psychologiquement à titre de soutien et intellectuellement à titre de compréhension métaphysique justificatrice et fondatrice » (ibid.). 3 ce ne sont pas les dix-sept volumes que la Société d’études jaurésiennes projette d’éditer en ce début du XXIème siècle qui reconstitueront l’ensemble, si précieux et nouveaux que soient les axes de recherches et les fonds que cette édition mettra (ou remettra pour certains textes devenus classiques) à la disposition du public. On estime d’ailleurs que, si on y parvenait, son œuvre complète remplirait un ensemble de 60 à 90 volumes de 500 pages chacun (entre ses thèses de doctorat, ses innombrables articles de journaux, ses conférences, ses discours aux congrès, à l’Assemblée nationale ou ailleurs, etc.). Tout ceci n’empêcha pas Jaurès d’être un penseur d’une remarquable continuité, de ses débuts à sa fin tragique. Inclassable parce qu’original, Jaurès « était un éclectique, mais un éclectique de génie »6, un « génie symphonique »7 selon Vincent Auriol. Inclassable d’abord sur le plan politique parce qu’il n’était ni orthodoxe, ni révisionniste, ni radical, sa pensée s’est toutefois formée au contact de celle de Karl Marx mais sans procéder de lui. Comme le « jeune Marx » Jaurès a séjourné dans les limbes de l’idéalisme allemand, mais pour s’y attarder comme pour s’y ressourcer et penser ce qui vient. Son éclectisme fit son originalité ; éclectisme politique, mais aussi philosophique, comme nous le verrons. Un éclectisme qui explique pour une bonne part l’inachèvement de son œuvre que son action semble prolonger, comme si son éclectisme annonçait son action. Un engagement politique pour masquer ou pour consacrer un impossible achèvement philosophique ? Toujours est-il que l’homme Jaurès, dans sa pensée philosophique comme dans sa pensée politique, nous présente une grande unité dans la continuité. Certes un peu datée parce que marquée par son siècle qui n’est plus le nôtre (cadre national du combat prolétarien et non mondial, malgré ses visées universelles et internationalistes à travers son idée d’Humanité), sa pensée politique a connu plusieurs étapes. Nous pouvons en dénombrer quatre, qui sont celles qu’a retracées Charles Rappoport dans sa grande biographie du grand tribun8 : Rappoport voit tout d’abord, de 1886 à 1893, la période pendant laquelle Jaurès fut un républicain de centregauche ; puis de 1893 à 1898, où Jaurès devint socialiste révolutionnaire ; ensuite de 1898 à 1905, où il se tourna vers un socialisme réformiste et gouvernemental (« possibilisme », « ministérialisme », affaire Millerand) ; enfin de 1905 à 1914, dernière période pendant laquelle il retourna définitivement au « socialisme unifié » essentiellement révolutionnaire. Pour notre part, nous reprendrons cette périodisation mais en traitant en même temps le Jaurès gouvernemental et réformiste (« évolutionnaire ») et le Jaurès institutionnel, unitaire et révolutionnaire, tant il est vrai que réforme et révolution tendent à s’unir dans son socialisme républicain, de l’affaire Dreyfus à sa mort. C’est ainsi que nous exposerons d’abord à grands traits la philosophie de Jaurès telle qu’elle se présente d’abord dans sa thèse principale De la réalité du monde sensible, et ses premières réflexions sur le socialisme et l’État dans sa thèse secondaire Des origines du socialisme allemand chez Luther, Kant, Fichte et Hegel. Cette première étape est indispensable pour penser ensuite son action politique placée sous le signe de l’unité humaine, en droite ligne de sa métaphysique de l’unité de l’être. 6 Léon Trotski, Jean Jaurès, Paris, Éd. fr., 2ème édition, 1960 (1 1924), p. 9. Expression célèbre de Léon Blum à l’égard de Jaurès, citée par Frédéric Mauro dans sa contribution à l’ouvrage collectif dirigé par Vincent Auriol : Jean Jaurès, Paris, PUF, 1962, coll. (Ils ont fait la République), chapitre V : « La pensée économique de Jean Jaurès », pp. 68 et 84. 8 Charles Rappoport, Jean Jaurès L’Homme . Le Penseur . Le Socialiste, Paris, Éd. Anthropos, 1984 (1 1915), préface de Claudie Weill, postface de Daniel Lindenberg (avec une lettre d’Anatole France et une lettre autographe de Jaurès), Troisième partie : « Le Socialiste », chapitre premier : « L’Unité d’Action », p. 187. Cette périodisation fut reprise par Michel Ganzin dans son étude sur « le concept d’État dans la pensée de Jean Jaurès », Actes du colloque de l’Association Française des Historiens des Idées Politiques, les 25, 26 et 27 septembre 1986 à Aix-en-Provence : Réflexions idéologiques sur l’État Aspects de la pensée politique méditerranéenne, PU Aix-Marseille, pp. 151-175. 7 On le voit, l’enjeu est bien de discuter la question de l’État (point aveugle de l’histoire du socialisme français) dans le projet de « civilisation socialiste », et de positionner la conception jaurésienne de l’État dans le débat de son temps, notamment vis à vis de la célèbre théorie marx-engelsienne de dépérissement de l’État, entre 1892 (année de la soutenance de ses deux thèses) et 1911, année de la parution de l’Armée nouvelle, ouvrage dans lequel il expose sa théorie la plus achevée de l’État et, a posteriori, son testament politique. État, République, démocratie et socialisme La République – au départ simple régime institutionnel – n’est pas à comprendre seulement comme un simple mode de gouvernement et d’organisation des institutions de l’État mais aussi et surtout comme un principe d’organisation de la société, de la même façon que le socialisme est à comprendre comme un régime économique à venir, et non comme une simple doctrine parée de bonnes intentions morales et humanistes. C’est dire à quel point la justice sociale est certes un idéal moral socialiste, mais qui se donne un régime économique comme moyen de réalisation. Un régime économique socialiste que Jaurès fera reposer sur un nouveau régime de la propriété : la propriété sociale. Réalité sociale, valeur juridique, économique et sociale, la propriété requiert d’emblée une signification ontologique chez Jaurès. Une préoccupation métaphysique de la société qui donne une importance à l’économie, mais pas comme cause extérieure déterminante (il n’y a pas chez Jaurès l’idée d’un État « interventionniste » en économie) ; l’économie est la condition de possibilité matérielle de la réalisation de l’idéal de justice. Le socialisme comme projet politique de réalisation de l’idéal de justice sociale est le projet collectiviste en tant que projet de républicanisation de l’économie par le prolongement du principe de souveraineté du peuple de la République politique bourgeoise jusque dans l’économie. Voilà pourquoi il s’agit d’abord pour Jaurès d’amener tout le pays à la République, puis la République (politique, formelle et au départ bourgeoise) au socialisme (République sociale, « jusqu’au bout »). République et démocratie sont souvent employés indistinctement par Jaurès car jugés synonymes, parce que la République est plus un mode de production ou/et d’organisation sociale qu’un régime institutionnel. Une République condition de la démocratie en ce que la conception partagée du « vivre-ensemble » et du développement de l’esprit public est ce qui permet l’exercice effectif du gouvernement du peuple et du règne de la liberté politique de l’individu et de la vertu civile. En 1849, Lamartine affirmait qu’avec l’avènement de la République, l’économie politique ne pouvait plus se résumer à n’être qu’une science des richesses ; elle se doit d’être désormais une science de la fraternité. Dans le droit fil de la tradition républicaine française elle-même toute empreinte de l’esprit civique et du patriotisme de l’Antiquité, Jaurès considère que l’individu ne s’accomplit que dans la cité, et que le politique s’identifie au social. Il nous faut d’abord poser cette équivalence de la République à la démocratie chez Jaurès (dans la lignée de Rousseau et Hugo) avant d’envisager le lien qu’il établit entre la République et le socialisme. Si le but du pouvoir est de donner vie au corps politique, c’est aussi dans le sens où le politique a pour but de réduire la multiplicité sociale à l’unité sous la catégorie de la nation une et indivisible, qui ouvre à celle de l’humanité. C’est ce que nous essaierons de montrer en retraçant la généalogie métaphysique de cette idée politique d’unité au sein du corpus philosophique de Jaurès. La dialectique République-démocratie renvoie à la dialectique de l’unité et de la multiplicité, qui, chez Jaurès, se superpose à une autre relation dialectique qui est celle de l’universel et du particulier. En effet, si la République est démocratique, c’est parce qu’elle socialise l’individu en le faisant devenir citoyen actif par une formation, une éducation civique et une ouverture sur le collectif. D’emblée se pose donc la question du rapport entre l’individu et la société, l’individu et l’État : l’équivalence République-démocratie est ici la résultante de la conciliation jaurésienne entre le républicanisme et le libéralisme politique. Le socialisme républicain de Jaurès n’est-il pas construit sur un compromis entre l’organicisme et l’individualisme ? entre l’idée que la lutte des classes est le moteur de l’histoire et que l’État est au-dessus des classes, comme l’individu est au-dessus de la communauté tout en la constituant ? République et démocratie ne se distinguent pas vraiment parce qu’elles ont une frontière rendue poreuse par le lien fort qui est tissé entre l’individu et le citoyen actif, version politique de l’être social un et universel qui s’identifie à l’humanité elle-même. C’est sous la catégorie de l’État de droit comme cadre politique instituant la souveraineté du peuple que cette équivalence entre République et démocratie prend sens. Le bien commun (res publica) ajouté à la souveraineté du peuple est ce qui lie vraiment la démocratie à la République. Mais cette souveraineté du peuple a besoin d’un complément pour être vraiment effective : le formalisme politique de la démocratie institutionnelle doit être dépassé par ce supplément d’âme qu’est la République comme volonté du « vivre-ensemble » et souci du bien public. Ce supplément d’âme est d’essence matérielle et confère à l’État sa dimension morale : il s’agit de la découverte de la question sociale. L’émancipation des travailleurs est nécessaire au prolongement et à l’achèvement de la souveraineté. Tel est ce qui lie aussi République et révolution en France et chez Jaurès, dans un élan tout hugolien qui le mènera (et non Hugo) au socialisme. Indissolublement liée à la souveraineté populaire et à la démocratie, la République est révolutionnaire dans son fondement et dans sa finalité, et suppose un peuple éduqué, préparé socialement, et surtout instruit, conformément ici à l’idée française de métamorphose de la révolution par l’instruction, pour devenir citoyen en soi-même (plans d’Instruction publique de Talleyrand, Condorcet, Hugo et Ferry). La pensée politique de Jaurès s’est formée sur l’idée très française selon laquelle la République est le meilleur gouvernement possible si elle se renouvelle sans cesse par une série de révolutions, où le bulletin de vote a son rôle majeur à jouer. La République désigne d’abord le corps civique et tout État régi par des lois (Rousseau). Quant à l’État, il ne doit pas être confondu avec l’idée de République – comme l’établissait la Civitas des Romains –, ne serait-ce que parce qu’il est le produit d’un pouvoir royal antérieur à notre République, qui nous a légué le droit divin de l’Empire romain et l’idée de liberté de l’Empire germanique. Mais, pour l’époque qui nous occupe, l’État peut être défini comme une somme de fonctions organiques, la force publique et l’administration, selon la définition qu’en donne la science politique9. Substantiellement, l’État est sujet de droit, présenté comme une personne dotée de la souveraineté (fondée sur un territoire, un peuple, un gouvernement qui mène la politique, Parlement compris). Cette deuxième définition, qui est celle du Droit international, renvoie à l’idée d’unité politique et est synonyme du terme de nation, qu’il incarne politiquement. Parallèlement, on a assisté à une républicanisation de l’État français sur le mode législatif (par une œuvre de jurisprudence du Conseil d’État), où l’exécutif et le judiciaire lui sont subordonnés (cette prééminence du législatif sera une idéeforce de la conception jaurésienne de la démocratie républicaine) : tels sont les moyens que l’État incarne en tant que bras de la République, la souveraineté appartenant à la nation Cette définition de l’État est aussi celle issue de la « théorie de la limitation » du solidarisme mâtiné de positivisme (Duguit, Carré de Malberg, Bourgeois), pour qui l’État a pour fonction de faire appliquer un « quasi contrat rétrospectif » par la garantie des limitations, en réaction à la conception allemande qui s’est dessinée sous la IIIème République : un État conçu comme puissance en soi antérieure à tout autre pouvoir et légitime en soi (doctrine de l’autolimitation de l’État). 9 (collection de tous les citoyens). Ainsi l’État incarne la façon dont la volonté générale agit (par la loi). L’État ne peut être confondu non plus avec la société politique qu’il exprime, qu’il représente et à laquelle il sert d’instrument pour affirmer sa souveraineté, son indépendance vis à vis du monde. La nation est un type d’unité politique. Mais aussi « l’État est, précisément, ce qui introduit la division entre Maîtres et sujets. L’État divise la société entre ceux qui exercent le pouvoir et qui n’en ont pas que le titre, et ceux qui le subissent. »10 Voilà pourquoi, par-delà le large consensus dont la République a bénéficié, l’État a fait l’objet de bien des réticences, tant des libéraux que des socialistes utopiques (sans compter les anarchistes, opposés d’entrée à toute forme de pouvoir), parce que jugé comme source d’aliénation sociale : État coercitif, répressif, qui condamne les grévistes et disloque les grèves par la Police et l’Armée, selon les forces ouvrières ; État trop présent et interventionniste sur le terrain économique, selon les libéraux. Cette dimension sera à prendre en compte dans notre étude, pour cerner le contexte et le sens des positions de Jaurès par des égards bien atypiques. Le collectivisme jaurésien devra-t-il passer par l’État – et le dépasser – ou s’en passer (à l’instar des socialistes associationnistes Proudhon, Saint-Simon ou Fourier) ? Ou bien l’État cristallise-t-il la phase historique de consolidation définitive de l’appropriation collective des moyens de production et d’échange, pendant laquelle il devient « superflu » et prépare le passage au communisme et à la société sans classes, comme chez Marx ? Ou encore, l’État constitue-t-il le moteur des réformes graduelles pour transformer le système capitaliste sans l’abolir, à la manière de la social-démocratie ? A l’image du fait de propriété, l’État n’est pas un mal en soi ; il a du « négatif ». Seule la réalité socio-économique porte en elle le mal absolu : la propriété privée. Jaurès portera donc ses critiques plus sur la nature du pouvoir et sur la classe qui le détient que sur l’État en tant que tel. C’est donc un certain type d’État qui est à revoir ; une modalité, et non le principe même de son existence. Il nous faut rappeler quelle était déjà l’importance quantitative de l’appareil d’État en France : c’est dès l’époque de la monarchie absolue qu’il s’est développé très progressivement, continuant à croître après la Révolution de 1789, et encore rapidement entre 1870 et 1914, où il voit doubler ses effectifs pendant cette période pour atteindre environ 500.000 fonctionnaires à la veille de la Grande Guerre, armée non comprise. Dans une démarche « réaliste » et pragmatique, Jaurès a essayé de repenser l’État comme ensemble administratif et économique in situ. Mais l’État est à considérer aussi sous le vocable institutionnel et politique de la République sans se confondre avec elle, parce que le gouvernement dépend du Parlement et du suffrage universel. Le philosophe Jaurès n’oublie pas qu’il est aussi député, praticien expérimenté de la cause publique, de la République et de l’État. Si l’État n’est pas une fin en soi, un absolu, mais un moyen, il convient de voir quel regard Jaurès porte sur l’État de son temps, mais aussi quelle fonction universelle il lui reconnaît pour le présent et pour l’avenir dans la réalisation du socialisme. En quoi l’État républicain conduit au socialisme, et en quoi le socialisme républicain de Jaurès est contenu en puissance dans la République (bourgeoise). En somme, il s’agira de voir comment l’État accomplit cette transmutation de la République en socialisme, en tant qu’instance, pôle d’effectuation de cette métamorphose à la fois politique, institutionnelle, économique et sociale. Si le socialisme sort de la mouvance républicaine, c’est bien ce mouvement de sortie qui doit être étudié parce qu’il est l’État dans son effectivité même, passage de la puissance à 10 Pierre Clastres, Recherches d’anthropologie politique, Paris, Seuil, 1980, p. 188. l’acte, de la République (socialisme en puissance) au socialisme (République en acte ou République sociale, « jusqu’au bout » : collectivisme) : « démocratie politique absolue » qui se veut d’emblée projet révolutionnaire de transformation politique des rapports de production. Dans la vision métaphysico-politique de Jaurès, l’être est l’humanité ; le mouvement est bien l’État : mouvement en tant que passage ontologique de la puissance à l’acte (de la République au socialisme), dont la force d’impulsion est le prolétariat. Ce mouvement de réalisation de l’humanité (ou socialisme) qu’est justement l’État chez Jaurès (en tant qu’instance éthico-politique de réalisation des valeurs), a donc pour principe actif le prolétariat, force substantielle de ce mouvement de transmutation de la République en socialisme.