ce ne sont pas les dix-sept volumes que la Société d’études jaurésiennes projette d’éditer en ce
début du XXIème siècle qui reconstitueront l’ensemble, si précieux et nouveaux que soient les
axes de recherches et les fonds que cette édition mettra (ou remettra pour certains textes
devenus classiques) à la disposition du public. On estime d’ailleurs que, si on y parvenait, son
œuvre complète remplirait un ensemble de 60 à 90 volumes de 500 pages chacun (entre ses
thèses de doctorat, ses innombrables articles de journaux, ses conférences, ses discours aux
congrès, à l’Assemblée nationale ou ailleurs, etc.).
Tout ceci n’empêcha pas Jaurès d’être un penseur d’une remarquable continuité, de ses
débuts à sa fin tragique. Inclassable parce qu’original, Jaurès « était un éclectique, mais un
éclectique de génie »
, un « génie symphonique »
selon Vincent Auriol. Inclassable d’abord
sur le plan politique parce qu’il n’était ni orthodoxe, ni révisionniste, ni radical, sa pensée
s’est toutefois formée au contact de celle de Karl Marx mais sans procéder de lui. Comme le
« jeune Marx » Jaurès a séjourné dans les limbes de l’idéalisme allemand, mais pour s’y
attarder comme pour s’y ressourcer et penser ce qui vient. Son éclectisme fit son originalité ;
éclectisme politique, mais aussi philosophique, comme nous le verrons. Un éclectisme qui
explique pour une bonne part l’inachèvement de son œuvre que son action semble prolonger,
comme si son éclectisme annonçait son action. Un engagement politique pour masquer ou
pour consacrer un impossible achèvement philosophique ?
Toujours est-il que l’homme Jaurès, dans sa pensée philosophique comme dans sa
pensée politique, nous présente une grande unité dans la continuité. Certes un peu datée parce
que marquée par son siècle qui n’est plus le nôtre (cadre national du combat prolétarien et non
mondial, malgré ses visées universelles et internationalistes à travers son idée d’Humanité), sa
pensée politique a connu plusieurs étapes. Nous pouvons en dénombrer quatre, qui sont celles
qu’a retracées Charles Rappoport dans sa grande biographie du grand tribun
: Rappoport voit
tout d’abord, de 1886 à 1893, la période pendant laquelle Jaurès fut un républicain de centre-
gauche ; puis de 1893 à 1898, où Jaurès devint socialiste révolutionnaire ; ensuite de 1898 à
1905, où il se tourna vers un socialisme réformiste et gouvernemental (« possibilisme »,
« ministérialisme », affaire Millerand) ; enfin de 1905 à 1914, dernière période pendant
laquelle il retourna définitivement au « socialisme unifié » essentiellement révolutionnaire.
Pour notre part, nous reprendrons cette périodisation mais en traitant en même temps
le Jaurès gouvernemental et réformiste (« évolutionnaire ») et le Jaurès institutionnel, unitaire
et révolutionnaire, tant il est vrai que réforme et révolution tendent à s’unir dans son
socialisme républicain, de l’affaire Dreyfus à sa mort.
C’est ainsi que nous exposerons d’abord à grands traits la philosophie de Jaurès telle
qu’elle se présente d’abord dans sa thèse principale De la réalité du monde sensible, et ses
premières réflexions sur le socialisme et l’État dans sa thèse secondaire Des origines du
socialisme allemand chez Luther, Kant, Fichte et Hegel. Cette première étape est
indispensable pour penser ensuite son action politique placée sous le signe de l’unité humaine,
en droite ligne de sa métaphysique de l’unité de l’être.
Léon Trotski, Jean Jaurès, Paris, Éd. fr., 2ème édition, 1960 (1 1924), p. 9.
Expression célèbre de Léon Blum à l’égard de Jaurès, citée par Frédéric Mauro dans sa contribution à l’ouvrage
collectif dirigé par Vincent Auriol : Jean Jaurès, Paris, PUF, 1962, coll. (Ils ont fait la République), chapitre V :
« La pensée économique de Jean Jaurès », pp. 68 et 84.
Charles Rappoport, Jean Jaurès L’Homme . Le Penseur . Le Socialiste, Paris, Éd. Anthropos, 1984 (1 1915),
préface de Claudie Weill, postface de Daniel Lindenberg (avec une lettre d’Anatole France et une lettre
autographe de Jaurès), Troisième partie : « Le Socialiste », chapitre premier : « L’Unité d’Action », p. 187. Cette
périodisation fut reprise par Michel Ganzin dans son étude sur « le concept d’État dans la pensée de Jean
Jaurès », Actes du colloque de l’Association Française des Historiens des Idées Politiques, les 25, 26 et 27
septembre 1986 à Aix-en-Provence : Réflexions idéologiques sur l’État Aspects de la pensée politique
méditerranéenne, PU Aix-Marseille, pp. 151-175.