La France dans les relations internationales de 1870 à 1914 : de l

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La France dans les relations internationales de 1870 à
1914 : de l’isolement à la Triple-Entente
En 1870, la France, quelques années auparavant conquérante dans le monde entier, sort humiliée
d’une guerre rapide qui a consacré la suprématie allemande sur l’Europe : la déclaration du IIe Reich dans
la Galerie des Glaces représente le triomphe de Bismarck, artisan de l’unité allemande et de la puissance
militaire de la nation naissante. Bismarck, qui n’est pas encore au faîte de sa gloire, est appelé à régir les
relations européennes jusqu’à son départ de la chancellerie, en 1890. Tout au long de cette période, la
France connaît une traversée du désert diplomatique, malgré la conquête de son empire colonial qui
devient le plus vaste derrière celui de la Grande-Bretagne.
Comment la France se relève-t-elle de l’humiliation infligée en 1870 jusqu’à devenir, à l’aube de
la Première Guerre mondiale, un pion essentiel de la stratégie diplomatique ?
I.
L’isolement
français
bismarckienne : 1870-1890
dans
une
Europe
La France au lendemain de la défaite, sous
tutelle diplomatique allemande
1. Le coût de la défaite
Les pertes humaines, quoique nettement moins lourdes que celles des conflits mondiaux du XX e
siècle, pèsent sur le devenir de la France. 140 000 soldats sont morts, de même que 400 000 civils ; on
estime que le manque de naissances s’élève à un creux de 160 000 enfants, amorçant ainsi une atonie
démographique qui ne se démentira pas jusqu’à la Première Guerre mondiale. Les zones occupées du
centre et du Nord-Est du pays sont lourdement touchées par ce lourd tribut humain. Avec l’annexion
allemande du département de l’Alsace et d’une partie de celui de la Lorraine, la France perd un million et
demi d’habitants ; sa population passe ainsi de plus de 38 millions en 1869 à 36 millions en 1872, compte
tenu du déficit des naissances.
Sur le plan matériel, la perte de l’Alsace-Lorraine représente un important manque à gagner pour
l’industrie. Le traité de Francfort, signé le 10 mai 1871, conditionne le départ des troupes allemandes au
paiement d’une lourde indemnité de cinq milliards de francs or qui, ajoutés aux frais de guerre,
d’occupation et de répression de la Commune, font monter l’addition de guerre à plus de seize milliards de
francs, soit 10% de la richesse nationale. De plus, la France devient commercialement dépendante de
l’Allemagne en lui accordant le statut de nation la plus favorisée, c’est-à-dire de partenaire bénéficiant des
tarifs douaniers les plus bas. A cette situation financière et commerciale catastrophique vient s’adjoindre
un pays bombardé, lourdement endommagé, privé de nombreux moyens de communication susceptibles
de faire repartir l’économie.
Le crédit international dont le régime de Louis-Napoléon Bonaparte avait réussi à doter la France
a disparu, ruiné par quelques mois de guerre. Divisée à l’intérieur avec la Commune, subordonnée à
l’Allemagne sans l’aide de laquelle Thiers n’aurait certainement pas pu parvenir si rapidement à soumettre
Paris, la France doit se reconstruire et retrouver sa place dans le monde. C’est l’inauguration de la période
dite de « Recueillement », durant laquelle Thiers travaille à rétablir une situation gérable.
2. L’efficacité de la présidence Thiers
Malgré les conditions dures que la France doit supporter, Thiers réussit à lui redonner un certain
poids, tant sur le plan économique que sur celui diplomatico-militaire, sans pour autant la libérer de sa
tutelle germanique.
Tout d’abord, le gouvernement achève le paiement de l’indemnité grâce à deux emprunts
successifs et obtient ainsi dès juin 1873 l’évacuation totale du territoire. La priorité est donnée au
relèvement militaire : le 29 juin 1871, le revue des 120 000 hommes de la troupe, à Longchamp, dans une
effervescence patriotique populaire, témoigne d’un début de puissance retrouvée. Les forces politiques en
présence dépassent leurs divisions profondes afin de permettre ce renouveau militaire : en 1872, la loi sur
le service militaire obligatoire est votée et assure un contingent de 500 000 hommes mobilisables à tout
instant ; d’autres lois promulguées entre 1873 et 1875 provoquent une réorganisation de l’armée,
l’institution d’officiers et de sous-officiers de réserve, la reconstitution d’un système de fortifications et la
modernisation du matériel.
Sur le plan économique et financier, les deux emprunts internationaux souscrits afin de payer
l’indemnité de départ des troupes allemandes rencontrent un franc succès en France comme à l’étranger et
témoignent d’une confiance qu’inspire la politique de Thiers en la matière et qui sera la clé de la puissance
bancaire française, à l’origine de la puissance diplomatique dans les années 1880-1890. Le déficit
budgétaire occasionné par la guerre est comblé dès 1873, le franc reste stable : la France inspire toujours
confiance
3. Des relations franco-allemandes marquées par la méfiance
Bismarck et Guillaume Ier, afin de garantir l’Europe contre l’influence française, concluent avec
François-Joseph d’Autriche et Alexandre II de Russie, l’entente dite « des trois empereurs », en 1873. Cet
accord entre les monarchies européennes signe le début de l’isolement français, à un moment où elle
hésite toujours entre monarchie ou république.
Cependant, le départ de Thiers, le 24 mai 1873, est source d’inquiétudes pour Bismarck. En effet,
Thiers représente le pacifisme forcené de 1871 et l’acceptation des conditions imposées par l’Allemagne.
Le chancelier allemand craint par-dessus tout le bras de fer relancé par la démission du premier Président
de la IIIe République, entre monarchistes et républicains : l’avènement d’une monarchie ( surtout
légitimiste, comme semble le laisser penser l’évolution politique de l’année 1873 ) pourrait réconcilier la
France et les grandes familles régnantes en Europe et générer de nouvelles alliances qui intégreraient les
Français dans le jeu des relations internationales européennes ; de plus, le régime d’Ordre moral de de
Broglie, favorable à une hiérarchie traditionnelle et à une société basée sur des valeurs catholiques, n’est
pas pour plaire à Bismarck qui a maille à partir avec les catholiques allemands du fait de sa politique de
Kulturkampf ; par ailleurs, une république gambettiste, marquée par le sentiment nationaliste et
revanchard, compromettrait les espoirs allemands de stabilité sur la question d’Alsace-Lorraine. Il faut
d’ailleurs remarquer ici que l’annexion de ces deux provinces par l’Allemagne n’est pas le fait de
Bismarck, mais bien plutôt de son Etat-Major : le chancelier, en fin stratège, pressentait les rancœurs
qu’engendrerait le rattachement de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne, du côté français. Soucieux de faire
oublier aux Français cette douloureuse question de « la ligne bleue des Vosges », Bismarck voit donc d’un
mauvais œil la chute du très raisonnable et pacifiste Thiers.
Le climat des relations franco-allemandes, après la crise du 24 mai 1873, devient donc électrique.
L’Etat-Major du Reich n’apprécie guère le réarmement français, qui s’opère très rapidement à la faveur
des nombreuses lois promulguées par l’Assemblée nationale. Celle de 1875 sur l’augmentation du nombre
d’officiers et de sous-officiers dans l’armée française provoque un tollé dans les milieux militaires outreRhin : l’Allemagne perçoit la montée en puissance militaire française comme une menace directe pour sa
sécurité ; l’Etat-Major va jusqu’à planifier une guerre préventive afin de se prémunir contre une
potentielle future puissance à l’Ouest. Le duc Decazes, ministre français des Affaires étrangères d’alors,
internationalise l’incident en en appelant à l’Angleterre et à la Russie : Bismarck est ainsi fermement
invité à « calmer les inquiétudes de l’Europe » et par là même les projets belliqueux de ses officiers. Sans
être pour autant la remise en cause de l’isolement de la France dans une Europe bismarckienne, cette
intervention anglo-russe est un avertissement pour l’Allemagne qui découvre les limites de sa politique
dominatrice ; elle est aussi et surtout l’événement providentiel qui a empêché le déclenchement d’une
nouvelle guerre franco-allemande ; toujours est-il que la France a dû aller jusqu’à quémander la protection
des Britanniques et des Russes.
B. La France poussée à l’expansion coloniale
1. La recherche d’un nouveau souffle diplomatique dans la conquête coloniale
Au lendemain de la guerre de 1870, la France est dotée d’un empire colonial modeste, mais que le
régime de L.N. Bonaparte a contribué à agrandir, en Algérie et dans la péninsule indochinoise notamment.
La politique de « Recueillement » a conduit à l’arrêt de l’expansion coloniale, les attentions s’étant
recentrées sur la métropole. Cependant, au-delà des avantages économiques ( tant en termes
d’approvisionnement en matières premières qu’en termes de débouchés industriels ) qu’offre un empire
colonial, certains, comme de plus en plus d’opportunistes, des orléanistes convertis à la république
bourgeoise, se convainquent des atouts diplomatiques de l’expansion coloniale. En effet, beaucoup
d’hommes politiques y voient le moyen de pallier le manque d’influence de la France aux niveaux
européen et mondial, de contrer la domination maritime britannique, de parer la faiblesse démographique
française militairement périlleuse, en un mot : de « redorer le blason » national. Se constitue ainsi une élite
économique et sociale favorable à la conquête d’un empire colonial.
Cependant, la question est loin de faire l’unanimité : les Français dans leur grande majorité restent
cocardiers et, tout comme la droite ou les radicaux, refusent par patriotisme l’expansion coloniale.
De fait, entraîner la France dans des aventures coloniales n’est qu’un moyen d’isoler la France
encore un peu plus et de l’évacuer des relations européennes, moyen utilisé par l’Allemagne et le
Royaume-Uni qui font pression sur Paris ; Berlin veut détourner l’attention de la France de l’AlsaceLorraine, tandis que Londres compte préserver sa domination en Egypte, contestée par la France, en lui
livrant le Sahara et la future Indochine.
2. L’agrandissement du domaine colonial
Le véritable départ de la conquête coloniale est donnée par Jules Ferry, durant ses deux ministères
( septembre 1880-novembre 1881 et février 1883-mars 1885 ).
L’influence française en Méditerranée est menacée par le recul en Egypte où Français et
Britanniques se partageaient le pouvoir depuis l’ouverture du canal de Suez en 1869 : lors d’une révolte
nationaliste égyptienne en 1881, contre l’impérialisme européen, la France laisse le rôle répressif au
Royaume-Uni et voit ainsi son autorité sur cette région lui échapper au profit de Londres. Dès lors, la
France, déjà fortement implantée en Tunisie, région considérée comme le prolongement naturel de sa
présence en Algérie, y renforce son influence, jusqu’à soumettre la politique intérieure tunisienne du bey
aux fonctionnaires envoyés par Paris ( traité de La Marsa, en juin 1883 ). Cependant, la Tunisie est aussi
convoitée par l’Italie, qui y compte 10 000 de ses ressortissants ; l’établissement du protectorat français
sur la Tunisie provoque une rupture des relations franco-italiennes ( cf C. ).
La France s’impose par ailleurs en Afrique saharienne et en Afrique noire. A partir de 1879-1880,
l’expansion est entamée en Algérie, vers le Sud et le Sahara. De même, des missions d’exploration sont
envoyées au Soudan, dans la région du Niger…
En Asie, le traité de Tien-Tsin ( mai 1884 ) signé avec la Chine reconnaît le protectorat français
sur l’Annam et le Tonkin et assure les intérêts économiques français en Chine d’un traitement de faveur.
La Conférence de Berlin, en 1884-1885, tout en émettant des réserves quant à la puissance
coloniale française du fait des conflits qui naissent autour de la possession de territoires au cœur de
l’Afrique noire et nigérienne, notamment avec les Britanniques tout à leur projet d’établissement d’une
Afrique anglaise du Cap au Caire, entérine cependant les nouveaux territoires conquis.
La France qui cherche maladroitement
trouver une place, mais qui reste isolée
à
1. Une Europe plus bismarckienne que jamais
Bismarck poursuit sa stratégie d’isolement de la France, tout en ménageant un équilibre entre
Autriche et Russie. En octobre 1879, une alliance, dite « Duplice », est signée entre Vienne et Berlin ; en
1882, c’est avec St-Pétersbourg que Bismarck signe une alliance.
Par ailleurs, Bismarck se fait une alliée de l’Angleterre de Victoria : une des filles de la souveraine
britannique épouse le Kronprinz, le futur Guillaume II. De plus, en poussant la France à la conquête
coloniale, le chancelier allemand espérait bien provoquer des brouilles franco-anglaises : c’est ce qui se
passe en Egypte en 1881.
A la faveur de l’arrivée au pouvoir en Italie de la gauche nationaliste en 1876 et de la montée sur
le trône du nouveau roi Humbert Ier, les relations italo-germaniques se font plus intenses, d’abord sur le
plan économique, puis sur le plan politique : la politique tunisienne de la France pousse Rome dans les
bras de Bismarck, et l’Italie adhère avec l’Autriche, en 1882, au traité d’alliance défensive nommé
« Triplice » ou Triple-Alliance. Ce traité, fondamental dans les relations européennes, stipule, en cas
d’attaque d’un des pays signataires, la solidarité et l’engagement militaire des deux autres contre le
belligérant responsable de la rupture de la paix.
Bismarck profite de l’arrivée du nationaliste et gallophobe Francesco Crispi à la présidence
italienne du Conseil, en 1887, pour faire aboutir un traité italo-anglais sur le statu quo en Méditerranée : la
France, qui n’a toujours pas renoncé à ses intérêts en Egypte, se coupe un peu plus de l’Italie.
2. La crise boulangiste et ses conséquences sur les relations franco-allemandes
Les succès du « général Revanche », à partir de 1886, sont ceux du discours nationaliste auprès
d’un petit peuple français chauvin et obsédé par la question d’Alsace-Lorraine. La droite et l’extrême
gauche sont toujours des menaces pour la stabilité des relations entre Paris et Berlin, notamment du fait de
l’action de la Ligue des Patriotes, dont Paul Déroulède devient président en 1885. Une première alerte se
produit en 1886-1887, quand, en réaction aux manœuvres de l’armée française à la frontière, l’Etat-Major
allemand rappelle ses réservistes ; la France tempère à coups de contrôle de presse et des débordements
nationalistes.
Tout en inquiétant Bismarck, la présence de Boulanger comme ministre de la Guerre dans le
gouvernement Goblet vont lui permettre d’avancer ses pions. En effet, le chancelier profite de l’instabilité
en France pour renouveler la Triplice avec trois mois d’avance en février 1887, en y adjoignant deux
conventions, l’une germano-italienne, l’autre austro-italienne, qui, de fait, transforment la Triple-Alliance
en une alliance offensive : l’Italie peut désormais faire appliquer le traité si elle estime que les progrès
français en Afrique du Nord le justifient. De plus, Bismarck a besoin d’un déclencheur afin de faire
accepter au Reichstag ses nouveaux crédits militaires ; il utilise ainsi Boulanger lors de l’affaire
Schnaebele. En avril 1887, on apprend l’enlèvement par la sécurité allemande d’un commissaire de police
français, d’une commune frontalière, nommé Schnaebele, aussitôt déféré devant la Haute-Cour de Leipzig
pour espionnage. Boulanger réagit en demandant la mise en alerte des troupes frontalières ; mais Grévy et
Goblet s’appliquent à calmer le jeu et obtiennent pacifiquement la libération de Schnaebele deux mois
plus tard. Cet incident qui aurait pu déboucher sur une guerre permet à Bismarck d’obtenir du Reichstag
ses crédits militaires.
Quand, en France, le ministère Goblet est renversé par la Chambre et quand Boulanger est relayé à
Clermont-Ferrand, Bismarck y voit la fin du nationalisme forcené au gouvernement. Mais la mise à l’écart
de celui qui est devenu l’icône revancharde d’un petit peuple surexcité par l’affaire Schnaebele contribue à
faire monter les tensions et les rancœurs ; les incidents se multiplient à la frontière. Il faudra attendre la
véritable chute de Boulanger, en 1889, pour que la tension retombe : Bismarck promet alors la
participation allemande à l’Exposition Universelle de Paris, finalement annulée pour des raisons de
sécurité… La paix est donc toujours extrêmement précaire.
3. Des frictions avec le Royaume-Uni
Malgré certains anglophiles, comme Freycinet, qui pensent que la Grande-Bretagne est l’alliée
naturelle de la France en Europe, du fait du caractère démocratique et libéral de leurs régimes politiques,
et qui souhaitent le retour d’une entente cordiale similaire à celle du milieu du siècle, Londres
désapprouve la politique extérieure de Paris. La signature des accords anglo-italiens sur le statu quo en
Méditerranée fait redouter à la France un surcroît d’influence allemande dans cette zone stratégique et une
entente germano-britannique qui scellerait le destin de l’Europe. L’Egypte reste un point de discorde ; s’y
ajoute l’Asie orientale, où les Anglais, en progressant vers l’Indochine à partir de la Birmanie, inquiètent
les positions françaises.
Ce n’est qu’en 1889 qu’est conclu un compromis franco-britannique sur la délimitation des zones
côtières, laissant en suspens la question épineuse de la distribution de l’intérieur des terres.
II. La puissance diplomatique française, des tensions
coloniales au « système Delcassé » : 1890-1904
Un premier revirement européen : l’alliance
franco-russe
1. La nouvelle donne intérieure et extérieure
Parmi les Français, l’échec boulangiste et la reprise en main de la république et des affaires par les
progressistes permettent un desserrement idéologique sur la question nationaliste. L’idée de Revanche
s’estompe, même chez les plus ardents patriotes : l’expansion et les rivalités coloniales, devenant très
importantes dans la vie politique hexagonale ( création du ministère des Colonies en 1894 ), détournent les
principales forces politiques de l’Alsace-Lorraine, comme l’espérait Bismarck, alors que l’extrême droite
nationaliste se recentre, après Boulanger, sur la lutte contre la démocratie, le parlementarisme, les Juifs…
L’opinion publique évolue donc vers un oubli ( relatif ) de « la ligne bleue des Vosges ». Par ailleurs, le
pacifisme et l’antimilitarisme commencent à se manifester dans la bourgeoisie, dans les milieux
enseignants, déjà touchés par l’idéologie internationaliste que certains socialistes ont adoptée,
abandonnant le nationalisme des blanquistes ; l’affaire Dreyfus, quand elle sera révélée, quelques années
plus tard, renforcera ce mouvement de défiance vis-à-vis de l’armée d’une partie de l’opinion. Enfin, et
surtout, la bonne santé de l’épargne des ménages français et l’austérité des politiques publiques
garantissent à Paris un rôle de place financière et bancaire incontournable, tout en maintenant le franc à de
hauts niveaux ; les milieux diplomatiques et bancaires entrent en collusion afin de défendre les intérêts
économiques français à l’étranger et mettent au point la « diplomatie du franc ».
Sur le plan extérieur, le paysage politique européen est surtout marqué par l’avènement de
Guillaume II en Allemagne, en 1888. Tombé en disgrâce du fait des désaccords qui l’opposaient au jeune
empereur, Bismarck tombe en 1890, après vingt ans de domination européenne. Guillaume II en effet
planifie une nouvelle stratégie globale pour son pays, la Weltpolitik, qui réorienterait le Reich vers
l’expansion coloniale délaissée par Bismarck et vers une affirmation de la puissance militaire allemande (
et notamment maritime ). Poussé par la pression démographique et la vitalité économique et commerciale
de son pays, Guillaume II se décide à participer au partage du monde, à un moment où les possibilités
d’annexions sont devenues pratiquement inexistantes, sauf au prix de crises internationales… Tout en
détournant l’Allemagne de l’Europe, la Weltpolitik favorise l’émergence d’un mouvement pangermaniste
affirmant la supériorité du peuple allemand et son devoir civilisateur envers les peuples inférieurs. Cette
volte-face inespérée d’une Allemagne qui s’était appliquée à étouffer la France permet à cette dernière de
retrouver une place en Europe. Le vieil ordre bismarckien, qui avait pourtant généré une grande stabilité
des relations internationales et le maintien d’une paix certes précaire mais pérenne et équilibrée, semble
avoir vécu : la France a enfin les mains libres.
2. La formation de l’alliance
Cette alliance franco-russe a tout du mariage entre chien et chat. En effet, Russie tsariste et France
républicaine s’opposent diamétralement quant aux modèles institutionnels ; la France, au nom de sa
tradition libérale, accueille des révolutionnaires russes en exil. De plus, la Russie est naturellement
germanophile : les deux familles impériales sont étroitement liées et la jeunesse russe aisée fréquente
assidûment les universités allemandes.
Pourtant, la Weltpolitik et la rupture de l’ordre européen bismarckien d’équilibre entre Autriche et
Russie provoquent un net rapprochement entre Vienne et Berlin, alors que le tsar Alexandre II dispute à
François-Joseph l’influence autrichienne dans les Balkans ; autant dire que les relations russoautrichiennes ne sont pas au beau fixe ; c’est ainsi que le traité d’alliance germano-russe n’est pas
renouvelé en 1890. De plus, l’industrialisation rapide de la Russie génère d’importants besoins de
capitaux, que la puissance financière française s’empresse de proposer : ce sont les fameux « emprunts
russes ». Isolées toutes deux dans une Europe bouleversée par la chute de Bismarck, où seule la Triplice,
renouvelée en 1891 par anticipation, semble peser, la France et la Russie, malgré leurs divergences, se
retrouvent par la force des choses contraintes de s’allier.
Les premiers contacts franco-russes sont militaires : St-Pétersbourg achète du matériel français
pour équiper ses troupes. Une convention militaire secrète est signée en août 1892 : les deux pays
s’engagent à se soutenir en cas d’attaque de la Triple-Alliance, et à ne pas conclure de paix séparée ; cet
accord mène à la coopération des 1 300 000 Français mobilisables et des 800 000 hommes de troupe
russes.
Cependant, le tsar n’est pour le moins pas enthousiaste à l’idée de ratifier cette alliance militaire ;
ses hésitations montrent que la Russie espère toujours un revirement allemand et se méfie encore de la
république. Seulement, quand les Russes viennent à apprendre l’existence d’un plan de guerre allemand
qui évoque « la guerre sur deux fronts », ils abandonnent tout espoir de renouer avec Berlin qui, de plus,
engage une guerre financière contre le rouble à partir de 1893 ; la visite triomphale de la flotte russe à
Toulon, en octobre 1893 décide le tsar à ratifier l’alliance militaire en décembre.
3. Les limites de l’alliance franco-russe
Même si, au Quai d’Orsay, on triomphe d’avoir mis fin à l’isolement français ( l’alliance francorusse est la première signée par la France depuis 1870 ! ), s’en remettant au « rouleau compresseur russe »,
ce mariage destiné à encercler les empires centraux présente de nombreuses limites intrinsèques :
L’alliance franco-russe n’est que défensive et empêche la France d’engager une guerre contre
l’Allemagne afin de récupérer les provinces perdues.
Les hésitations du tsar montrent que, pour les Russes, il ne s’agit que d’une alliance par
défaut ; la politique de rejet de la Russie pratiquée par l’Allemagne n’a pas entamé la
germanophilie de la plupart des élites russes.
Le principal ennemi de la France est l’Allemagne, mais la Russie, elle, s’oppose dans les
Balkans à l’Autriche. De plus, France et Russie d’opposent sur la question ottomane :
Paris promeut une politique d’apaisement à l’égard de Constantinople du fait des capitaux
français engagés dans l’économie turque, alors que la Russie, dont la rivalité avec le
sultan ottoman est relancée par la question du détroit du Bosphore en 1895, ne veut pas
ménager « l’homme malade de l’Europe ». Les deux pays n’ont pas les mêmes intérêts
stratégiques.
De plus, la puissance financière française prend littéralement possession de l’économie russe en
plein essor, que ce soit sous la forme d’emprunts d’Etat, ou de capitaux investis directement. La Russie se
retrouve complètement dépendante de la France : son développement économique est lié à la « diplomatie
du franc » et elle est contrainte de pratiquer l’emprunt lié ( c’est-à-dire l’obligation de passer certaines
commandes à la France au mépris des règles de la concurrence ). Par ailleurs, l’impérialisme russe, qui
s’exerce sur l’Extrême-Orient et qui rencontre en Mandchourie et en Corée les intérêts du très dynamique
Japon, a un besoin impérieux de capitaux français ; mais les banques hexagonales répugnent à financer des
projets aventureux qui n’intéressent pas directement les intérêts français.
La
stérilité
d’une
politique
extérieure
impériale et la nécessité d’un recentrage
des intérêts en Europe
1. La persistance des rivalités coloniales franco-britanniques
Depuis la Conférence de Berlin, close en 1885, la France a encore agrandi son domaine colonial
en Côte-d’Ivoire, au Dahomey, en Guinée, à Madagascar. Son impérialisme heurte celui du Royaume-Uni,
toujours tout à son projet de jonction entre le Caire et le Cap. Seule la question orientale semble se
résoudre avec la convention de janvier 1896 qui délimite les zones d’influences britanniques et françaises
au Siam ; l’Afrique reste un lieu de confrontation : demeure le problème de Djibouti qui obstrue la sortie
de la Mer rouge et du Canal de Suez ; de plus, si, en juin 1898, une convention est signée entre les deux
pays afin de délimiter les zones d’influences ( celle française à l’Ouest du Niger, celle britannique à l’Est
) cet accord masque en réalité l’antagonisme inconciliable des intérêts français et anglais en Afrique et ne
règle la question des limites territoriales qu’en façade.
En effet, en septembre 1898 éclate la crise de Fachoda, qui montre bien que la question de
l’Afrique noire et du Soudan reste très problématique. Le Parti colonial français, toujours obsédé par
l’Egypte et soucieux d’empêcher la fameuse continuité territoriale de l’Afrique anglaise, envoie une série
d’expéditions au Soudan à partir de 1893. En 1896, la mission Marchand est formée et part pour cette
même région avec pour tâche de conquérir de nouveaux territoires, dans l’optique de réaliser un axe
ferroviaire Dakar-Djibouti ; cependant, en même temps, lord Kitchener remonte le Nil accompagné d’une
armée de 20 000 hommes, chargé de mater une rébellion dans le Nord du Soudan. Les deux expéditions se
rencontrent dans la ville de Fachoda, sur le Nil blanc, le 25 septembre 1898. Londres lance un ultimatum à
Paris afin d’obtenir le retrait de la colonne Marchand ; le nouveau ministre des Affaires étrangères,
Théophile Delcassé, soucieux de ne pas aggraver la situation et de ne pas mettre en difficulté une France
déjà divisée par l’Affaire Dreyfus, annonce qu’il cède et ordonne le retrait de Marchand.
La guerre est évitée de justesse : la France n’aurait pas eu les moyens de l’assumer, surtout pour
des territoires lointains auxquels la majorité des Français échauffés par l’Affaire ne sont pas prêts à
sacrifier l’Alsace-Lorraine. En mars 1899, une délimitation claire des zones d’influences françaises et
britanniques est enfin conclue ; l’éventualité d’une guerre coloniale fait reculer les deux pays. Mais
surtout, avec l’arrivée de Delcassé au Quai d’Orsay, la France prend conscience que ses intérêts sont
moins en Afrique ou en Indochine qu’en Europe même.
2. Le retour de la France en Europe, à la faveur de la faiblesse allemande
Alors que la France tend à opérer un mouvement de retour et de recentrage en Europe,
l’Allemagne en sort du fait de la Weltpolitik. Celle-ci est fragilisée, paradoxalement, par sa stratégie
maritime et l’agrandissement de sa flotte de guerre : le Royaume-Uni, inquiet de cette concurrence
allemande, qui s’ajoute à la puissance industrielle du Reich, garde ses distances vis-à-vis de Guillaume II ;
de plus, la Triple-Alliance perd de sa crédibilité après les accords commerciaux franco-italiens de 1898.
La France reprend la main vis-à-vis de l’Allemagne en proposant une détente économique et
financière ; là encore, c’est la puissance bancaire française qui permet à l’Hexagone d’investir
massivement outre-Rhin, où l’industrie est très prometteuse. Le dégel va jusqu’à l’inauguration du canal
de Kiel, en 1896, pas des navires militaires français et à la participation allemande à l’Exposition
Universelle de Paris en 1900. La question d’Alsace-Lorraine passe au second plan des relations
diplomatiques franco-allemandes, sans bien sûr pour autant remettre en cause l’antagonisme des deux
pays : c’est bien plutôt la vitalité de la France à la veille du XXe siècle que montre cette coopération.
La France arbitre des relations européennes :
nouvelles alliances et « système Delcassé »
1. La réconciliation franco-italienne
Comme on l’a vu dans le dernier paragraphe, Paris et Rome concluent en 1898 un accord
commercial qui met fin à dix ans de guerre douanière et qui fait bénéficier l’Italie des tarifs les plus
avantageux prévus par la législation Méline. En réalité, l’Italie est poussée dans les bras de la France par
un gros besoin de capitaux que l’Allemagne ne pouvait plus lui fournir ; c’est ainsi que la France devient
le créancier de la péninsule, détenant jusqu’à 60% de sa dette extérieure. Ce rapprochement timide entre
les deux pays est rendu possible par la chute de Francesco Crispi en 1896 ; la même année avait été signée
une convention sur les ressortissants italiens en Tunisie, problème qui n’avait pas été résolu depuis 1882.
Mais c’est surtout la mort de Humbert Ier et l’avènement de Victor-Emmanuel III en 1900 qui
marque un tournant dans les relations franco-italiennes. Le nouveau ministre italien des Affaires
étrangères, le marquis Visconti-Venosta, issu des élites francophiles, accueille favorablement les
propositions françaises qui visent en fait à détacher l’Italie de la Triplice. En 1900, une convention
coloniale secrète laisse les mains libres à l’Italie en Tripolitaine contre la liberté d’action française au
Maroc. En 1902, un accord secret est conclu entre les deux pays : il stipule la neutralité italienne en cas de
guerre franco-allemande, alors que Rome vient de signer le renouvellement de la Triple-Alliance, ce
qu’elle fera d’ailleurs jusqu’en 1914…
2. L’Entente cordiale avec le Royaume-Uni ( 1904 )
L’incident de Fachoda est le déclencheur d’un réchauffement des relations franco-britanniques. La
mort de Victoria en 1901 et l’avènement d’Edward VII, plus francophile que sa mère et surtout jaloux de
son neveu Guillaume II, réorientent la position anglaise en Europe. De plus, la guerre que Londres mène
contre les Boers en Afrique du Sud, si elle aboutit à une victoire en 1902, inflige un lourd tribut humain et
financier à la puissance coloniale, et révèle son isolement diplomatique. Enfin, Edward VII espère, grâce à
la France, trouver une issue aux rivalités anglo-russes en Extrême-Orient.
Toujours est-il que le traité d’Entente cordiale est signé à Paris, le 8 avril 1904. Il
stipule notamment le désistement français d’Egypte et britannique du Maroc. Plus symbolique que
réellement constructif, cet accord franco-anglais, impensable seulement quelques années auparavant,
bouleverse les rapports diplomatiques et les équilibres géostratégiques européens.
3. Le « système Delcassé »
C’est ainsi que l’on appelle la stratégie d’encerclement des empires centraux menée par Théophile
Delcassé durant les sept années qu’il passe au Quai d’Orsay, entre 1898 et 1905. Avec beaucoup de
pragmatisme, il réussit à désolidariser l’Italie de la Triplice, à nouer d’importantes relations avec le
Royaume-Uni ; il contribue à l’édification d’un encore hypothétique deuxième bloc européen en face de la
Triple-Alliance ; il met à profit le délaissement allemand du terrain européen pour faire de la France
l’arbitre des relations européennes à partir des premières années du XXe siècle, rôle qu’elle conservera
jusqu’à la Première Guerre mondiale.
De fait, le chancelier allemand, Bülow, commence à « se sentir à l’étroit » entre les « tours de
valse italiens » avec la France et l’Entente cordiale. L’Etat-Major allemand prend peu à peu conscience du
prix stratégique que le Reich doit alors payer pour la Weltpolitik : un isolement de la Triple-Alliance, en
réalité limitée à l’Allemagne et à l’Autriche, quoique le « système Delcassé » ne soit en rien un jeu
d’alliances officielles comme l’est la Triplice.
III. La France artisan de la Triple-Entente face à la
Triple-Alliance
Avec la fin de la période de dépression économique, en 1896-97, la croissance est de nouveau au
rendez-vous, surtout dans des pays aussi dynamiques que l’Allemagne ou la Russie en cours
d’industrialisation. Les rivalités commerciales, dans ce contexte, réapparaissent de plus belle, d’autant
plus que la succession rapide des crises diplomatiques annonce clairement la déflagration de 1914. La
France tente de maintenir l’unité du « système Delcassé », appelé à devenir dès 1907-1908 la TripleEntente.
A. La première mise à l’épreuve du « système
Delcassé » : la première crise marocaine
1. La faiblesse du camp franco-russe au lendemain de l’Entente cordiale
En 1905, la Russie est traumatisée et affaiblie par la défaite de son « rouleau compresseur » face à
l’impérialisme japonais en Extrême-Orient. La position de la Russie dans le jeu des relations stratégiques
semble donc à reconsidérer : la France aurait-elle choisi un mauvais allié ? Toujours est-il que Paris, seule
capitale de taille officiellement liée avec le tsar, paie, en termes d’influence et de crédit, le prix européen
de la défaite russe contre le Japon.
Cette guerre désastreuse pour Saint-Pétersbourg entraîne par ailleurs un mouvement
révolutionnaire qui, se réclamant de la Révolution française, fait ployer le tsar en lui imposant la création
d’une douma. La référence claire au modèle français brouille encore un peu plus la république et le régime
théocratique de Nicolas II, faisant réapparaître des antagonismes soigneusement dissimulés pendant des
années.
Enfin, devant les aventures extrême-orientales russes et le revers de 1905, les banques françaises,
suivant comme à l’accoutumée le mouvement du Quai d’Orsay, se font plus sceptiques quant à l’octroi de
prêts destinés à financer l’expansion russe en Mongolie et en Chine.
Le froid diplomatique, passager, entre Paris et Saint-Pétersbourg fait craindre à certains hommes
politiques français une tentation russe de renouer des affinités monarchiques avec les empires centraux.
De fait, Bülow saisit l’occasion et met à l’épreuve le « système Delcassé », à un moment où il semble
battre provisoirement de l’aile ; il s’agit de mettre fin à l’encerclement que la diplomatie française a réussi
à imposer à l’Allemagne, en désolidarisant d’une part la France et la Russie, et d’autre part la France et le
Royaume-Uni.
2. La crise de Tanger ( mars 1905 )
Le Maroc, depuis l’accord de 1880, est explicitement placé sous domination multipartite
européenne, principalement espagnole, allemande, française et britannique. Pour la France, le Maroc
représente le moyen d’assurer la sécurité pour l’Algérie et bien sûr de contrôler l’ensemble du Maghreb.
L’Hexagone se résigne donc à faire des concessions afin d’obtenir le leadership sur cette région : Delcassé
obtient de Londres, dans le traité d’Entente cordiale, le retrait anglais, de même que celui italien en
accordant à Rome les mains libres en Tripolitaine ( cf. ci-dessus ) et celui espagnol en lui cédant le nord
du Maroc. L’Allemagne est oubliée, alors que le Maroc devient protectorat français.
En mars 1905, Bülow profite d’un voyage de Guillaume II en Méditerranée pour lui faire
prononcer un discours à Tanger dans lequel il dénonce l’impérialisme européen au Maroc. Les propos de
l’empereur génèrent une crise européenne : Bülow réclame l’internationalisation de l’affaire, c’est-à-dire
la convocation des plus hautes autorités diplomatiques pour régler l’incident, en espérant briser les
alliances françaises. La crise est si profonde qu’elle débouche sur la démission de Delcassé. Mais, contre
toute attente, et malgré les relents nationalistes qui agitent l’opinion française, le gouvernement cède et
accepte le principe d’une conférence internationale afin de calmer les ardeurs des deux côtés du Rhin.
Rendez-vous est pris pour l’année suivante, à Algesiras.
3. La conférence d’Algesiras ( janvier-avril 1906 )
Bülow, soucieux de préparer la conférence et de scier la branche sur laquelle la France est assise,
organise à Björkö, en Finlande, en juillet 1905, une entrevue entre Nicolas II et Guillaume II, profitant du
froid diplomatique entre la France et la Russie. L’empereur réussit à convaincre le tsar de ne pas soutenir
la France sur le Maroc, et un traité secret d’alliance défensive est conclu. Bülow pense être parvenu à
retourner la Russie contre son ancien allié.
Mais il se trompe. Les intérêts financiers russes persuadent rapidement le tsar de revenir dans le
giron de la puissance bancaire française. C’est ainsi que l’Allemagne et l’Autriche se retrouvent
totalement isolées à la conférence d’Algésiras, contre une France soutenue par le Royaume-Uni, la Russie,
l’Espagne, l’Italie et même les Etats-Unis. Paris obtient la police portuaire, la prépondérance financière et
commerciale. L’Allemagne est définitivement chassée du Maroc.
B. Formation finale et fragilité de la TripleEntente
1. La Triple-Entente ( 1907 )
Après l’échec allemand sur le Maroc, la France et la Russie semblent de nouveau soudées, de
même que le Royaume-Uni a montré son respect des accords d’Entente cordiale. La France, en obtenant
un soutien ferme de ses deux alliés, et même en désolidarisant l’Italie de l’Allemagne, s’impose en Europe
comme l’arbitre incontesté des relations internationales et comme le rival diplomatique de l’Allemagne.
Sa position est encore renforcée quand, en 1907, le Royaume-Uni et la Russie se mettent d’accord et
signent un traité colonial sur l’Extrême-Orient, qui règle tous leurs différends : cette convention lie enfin
les deux pays déjà attachés à la France et accouche d’un deuxième bloc d’Etats en face de la Triplice, que
l’on nomme la Triple-Entente.
Si la Triple-Alliance, datant de Bismarck, renouvelée régulièrement depuis 1882, réside en un
accord unique entre Allemagne, Autriche et Italie, accord d’abord défensif puis devenu peu à peu offensif,
la Triple-Entente n’est qu’un regroupement du Royaume-Uni, de la Russie et de la France, liés les uns aux
autres par des accords bilatéraux. C’est pourquoi la Triple-Alliance, âgée alors de 23 ans, paraît plus
solide que la Triple-Entente, qui vient de naître et est plus une union par défaut de pays opposés à
l’Allemagne qu’une ligue aguerrie et réellement homogène ( comme l’illustrent le mieux les différences
institutionnelles entre les démocraties que sont l’Hexagone et la Grande-Bretagne et le régime tsariste
théocratique ) ; de plus, la montée en puissance spectaculaire du Reich allemand, devenu en quelques
années un géant industriel et un rival maritime de l’Angleterre, sont indéniablement un atout pour les
empires centraux. Mais la position centrale de la France et les « tours de valse » de l’Italie tempèrent
largement ce constat.
2. Les premières alertes dans les Balkans, lieu de mise à l’épreuve des systèmes
d’alliances
L’agitation dans cette région instable, abandonnée par l’empire ottoman, « l’homme malade de
l’Europe » en repli sur la Turquie, est, pour les deux blocs, l’occasion idéale pour tester leur solidité en
prévision d’un éventuel ( et non plus hypothétique… ) conflit généralisé.
Le retrait ottoman laisse en Europe du Sud-Est une mosaïque de petits Etats, rongés par les
ambitions nationalistes dans cette zone d’inextricables voisinages ethniques et religieux. Parmi ces pays,
la Serbie, dirigée par Pierre Ier depuis 1903. Ce monarque ambitieux caresse le dessein d’une Grande
Serbie, qui engloberait tous les Slaves du Sud ( les Yougoslaves ), Croates et Bosniaques compris ; hostile
à ce projet qui remet en cause ses frontières méridionales, l’Autriche engage dès 1905 une guerre
commerciale avec la Serbie. Allié naturel du fait de son cousinage ethnique slave, la Russie se rapproche
de Pierre Ier, et la France ne tarde pas à investir massivement en Serbie, tout en influençant un mouvement
de démocratisation. Cet intérêt trop manifeste de la Triple-Entente à l’égard de Pierre Ier pousse l’Autriche
à protester en annexant, en octocbre1908, la Bosnie-Herzégovine, cela afin de la soustraire à la
propagande nationaliste serbe et de priver Belgrade de la façade maritime qu’elle convoitait. Pierre Ier en
appelle à Nicolas II, le tsar étant, comme les Serbes, l’ennemi héréditaire de l’Autriche ; mais la France
rebute à s’investir dans une région où ses intérêts ne sont pas importants ; quant au Royaume-Uni, il refuse
de s’impliquer dans la crise du fait de sa profonde aversion pour le régime théocratique tsariste. La Russie
se trouve donc isolée pour soutenir la Serbie, alors que Guillaume II est derrière François-Joseph : Nicolas
II et Pierre Ier, n’ayant pas les moyens de s’opposer au coup de force autrichien, n’ont d’autre choix que de
l’accepter. La Triple-Entente montre à cette occasion ses limites, alors que la Triple-Alliance renforce sa
position en se faisant plus offensive que défensive. C’est un revers pour la France.
C. A l’approche du conflit généralisé
1. La deuxième crise marocaine ( 1911 )
La conférence d’Algesiras, malgré la faiblesse allemande qu’elle avait révélée, permit d’ouvrir la
voix à une reconnaissance des intérêts politiques français au Maroc et de la liberté commerciale dont
bénéficiait le Reich. C’est ainsi qu’est signé, en 1909, un accord franco-allemand ; mais il sert plus à
dissimuler les tensions toujours vives qu’à les apaiser.
En 1911, le sultan marocain, assiégé à Fez par des tribus rebelles, appelle les Français à l’aide. Le
gouverneur envoie donc une expédition militaire pour délivrer le souverain ; mais Guillaume II réplique
en accusant la France de violer l’acte final d’Algesiras qui cantonne son autorité policière aux ports. La
canonnière allemande Panther est envoyée devant le port d’Agadir pour faire pression sur les autorités
françaises. Guillaume II veut au moins que Paris lui accorde la liberté d’action au Congo contre le retrait
allemand du Maroc.
Des négociations sont engagées afin de sortir de l’impasse. La Russie se déclare neutre et permet à
l’Allemagne de traiter d’égal à égal avec la France. L’accord signé en novembre 1911 stipule, entre autres,
la reconnaissance du protectorat français sur le Maroc contre un retrait partiel de la France du Congo
belge.
Si la guerre est évitée de justesse, il est désormais clair qu’il n’y aura plus de crise francoallemande réglée par la diplomatie ; les opinions publiques des deux côtés du Rhin, chauffées à blanc par
les élites nationalistes et par la presse, sont prêtes pour la Première Guerre mondiale.
2. La deuxième crise balkanique ( 1912-1913 )
L’affaiblissement de plus en plus patent de l’empire ottoman et le desserrement de son autorité sur
l’Europe balkanique font de cette région une véritable poudrière.
En 1912, les nations issues du démantèlement de la partie européenne du sultanat turc ( Grèce,
Bulgarie, Serbie ) déclenchent une guerre contre l’ancien envahisseur afin de rejeter totalement les
Ottomans de l’autre côté du Bosphore et de s’approprier les quelques régions encore contrôlées par
Istanbul. Ce conflit, quoique opposant David contre Goliath, se conclut rapidement par la victoire de la
Ligue Balkanique, en décembre.
Moins de six mois plus tard, les nations victorieuses se déchirent du fait des trop gros appétits de
la Bulgarie, opposée à la Grèce et à la Serbie.
L’instabilité qui règne dans cette région qui met aux prises Russie et Autriche laisse planer la
menace la plus nette pour la paix. La France, si elle se pose en rival de l’Allemagne et en chef de file de la
Triple-Entente, est plus préoccupée par la préparation de la guerre que par la sauvegarde de la paix.
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