Le développement en question…
(… soutenable, durable, ou insoutenable)
Les fondateurs du Club de Rome, association internationale et non politique, ont été les
premiers acteurs de la scène économique et publique mondiale à manifester leur volonté
d’engager collectivement une réflexion concernant les conséquences de l’intervention
humaine sur l’avenir de la planète. Créé en 1968 par un ensemble de scientifiques,
humanistes, économistes, professeurs, fonctionnaires et industriels de 53 pays, le Club de
Rome s’est donné pour mission de cerner les limites de la croissance économique et les
problèmes que les pratiques alors en vigueur pourraient poser aux générations futures. Les
rapports et travaux qu’elle a publiés, ajoutés à ceux de la Conférence des Nations Unies sur
l'environnement humain (Stockholm, 1972) et de L'Union internationale pour la conservation
de la nature (UICN - 1980) ont défini les premières bases d’une politique responsable de
gestion des ressources naturelles tenant compte de l’impact du développement économico-
industriel sur l’environnement, à l’échelle mondiale.
Dans le cadre de la Conférence de Stockholm de 1972, le socio-économiste d’origine
polonaise Ignacy Sachs
1
, alors conseiller spécial du secrétaire général de l'ONU, s’est attaché
à formuler les dangers auxquels une croissance effrénée exposait la planète pour proposer
concrètement un nouveau modèle d’économie accordant une importance primordiale au
développement social et au respect de la nature : l’éco-développement. Cette approche, en
rupture radicale avec la pensée capitaliste, s’inscrivait dans la voie ouverte par Karl Polanyi
2
:
celle de la critique des fondements du libéralisme et du déterminisme économique, basée sur
une conception de l'économie de marché envisagée comme une construction socio-historique
et non comme l’émanation d’une « loi de la nature »
3
. Précurseur du développement durable,
Ignacy Sachs est toujours aujourd’hui, à 81 ans, l’un des penseurs les plus concernés par les
effets de la croissance sur l’environnement
4
.
L’expression « Sustainable Development » (développement soutenable) a été mentionnée
pour la première fois en 1980 dans un rapport intitulé La Stratégie mondiale de la
conservation, publié par l’UICN. Elle a été reprise et développée en 1987 par la norvégienne
Gro Harlem Brundtland, présidente de la Commission mondiale sur l’environnement et le
développement, dans un rapport ayant pour titre Notre avenir à tous
5
: le Rapport Brundtland.
Le modèle de développement que ce texte s’attache à promouvoir est ainsi défini : il se doit de
répondre « (…) aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des
générations futures à répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion : le
concept de "besoins", et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il
convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos
techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à
répondre aux besoins actuels et à venir. »
Le Sustainable Development, dans le Rapport Brundtland, est défini comme un modèle de
développement économique se devant d’être d’une part supportable par tous les pays et
d’autre part acceptable pour les générations futures. En d’autres termes, la mise en pratique du
Sustainable Development proposée dans le Rapport Brundtland impliquait l’adoption d’une
1
http://fr.wikipedia.org/wiki/Ignacy_Sachs
2
http://fr.wikipedia.org/wiki/Karl_Polanyi
3
http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Grande_Transformation
4
http://www.enviscope.com/16482-Sachs-petrole-civilisation-Lyon.html
5
http://www.ecologie.gouv.fr/IMG/html/doc_dd/rapport_brundtand.htm
stratégie globale combinant les intérêts de chaque territoire et d’une politique long-termiste de
gestion des ressources de la planète.
Dans la première version en français du texte les termes de Sustainable Development ont été
traduits de manière littérale par ceux de développement soutenable. L’expression de
développement durable a ensuite de plus en plus fréquemment remplacée celle de
développement soutenable dans les médias comme dans les discours officiels en France.
Autres termes, autre concept : l’adjectif « soutenable » (autrement dit supportable, acceptable)
associé au mot « développement » évoque directement une notion de limite au-delà de
laquelle existe un danger pour la planète et pour ses habitants ; il en va autrement pour celui
de « durable ». Une démarche de développement soutenable peut se comprendre comme une
stratégie de croissance incluant le contrôle des effets de cette dernière sur l’environnement.
Un projet de développement durable implique le choix de procédés permettant de… faire
durer le développement, en tenant compte certes de son impact sur la planète, dans des
proportions restant indéfinies ; ce qui sous-entend une politique moins exigeante. L’idée
d’une action portée par une volonté de préservation des ressources naturelles à très long
terme n’est pas véhiculée par l’expression de développement durable comme elle l’est par
celle de développement soutenable. De même, la solidarité géographique à l’échelle
mondiale, élément clé du projet de développement soutenable défini dans le Rapport
Brundtland, n’entre pas nécessairement dans la composition de la nébuleuse Développement
durable.
Cette déviation sémantique est-elle à classer dans la catégorie des « exceptions françaises » ?
A moins qu’elle ne soit le reflet d’une mutation généralisée du concept de Sustainable
Development, qui a peut-être été rapidement considéré par les acteurs de la scène économique
mondiale comme trop contraignant ?
Il demeure qu’au fondement des projets d’éco-développement, qu’ils se réclament du
développement soutenable ou du développement durable, se tient un principe commun : celui
de la préservation du développement.
En aucun cas la logique de recherche de croissance, de profit, qui détermine les choix
stratégiques de toute entreprise depuis la révolution industrielle, n’est remise en cause. Il
s’agit de lui adjoindre une composante : la prise en compte des effets dudit développement sur
les biotopes.
Cette quête de développement, de croissance économique dans laquelle nos sociétés sont
engagées depuis au moins deux siècles est directement responsable de la dégradation des
écosystèmes. Elle n’est pas pour autant un vecteur de progrès social : loin de profiter à tous,
elle favorise depuis plusieurs décennies la génération d’inégalités en Occident et ailleurs.
Pour éviter le désastre environnemental au sujet duquel une vaste communauté scientifique
multiplie depuis de nombreuses années les mises en garde, une démarche visant à maintenir
la croissance dans les limites du « soutenable » est-elle réellement appropriée ? Que penser
alors d’un projet dont la finalité serait de faire durer le développement le plus longtemps
possible ?
Dès 1972, le Club de Rome a entrepris de mettre en question le principe même du
développement, avec la publication d’un rapport intitulé Halte à la croissance ? (sous-titré
Rapport sur les limites de la croissance)
6
. Il s’agit de la première étude scientifique
(commandée au Massachusetts Institute of Technology) soulignant les dangers de la
croissance économique et démographique sur le plan environnemental. La principale
6
http://fr.wikipedia.org/wiki/Halte_%C3%A0_la_croissance_%3F
proposition qu’elle expose, la croissance zéro, a marqué le lancement d’une controverse qui
reste d’actualité.
Il est une loi tant physique que métaphysique difficilement discutable : il est impossible de se
développer à l’infini dans un univers fini. Les partisans de la décroissance, ou encore
« objecteurs de croissance », peuvent appuyer leurs arguments sur cet axiome et sur un certain
nombre de constats : l'accroissement continuel de production de biens et de la consommation
n'implique pas nécessairement une amélioration du bien-être et du mieux-vivre ; la croissance
sur le plan strictement économique et la surconsommation qui l’accompagne ont notamment
pour effet d’accentuer les inégalités au sein des populations, mais aussi entre les pays plus ou
moins riches ; enfin, une logique mondiale de profit et un souci de préservation de
l’environnement à titre de priorité sont difficilement compatibles.
Tous les régimes de l’ère industrielle ont été productivistes. Développer et se développer :
cette démarche est à la base de toute stratégie d’entreprise depuis le milieu du XIXème siècle.
Une révision radicale du système économique, indissociable d’une refonte totale des
mentalités, est-elle envisageable ? Si l’on considère la vitesse à laquelle l’environnement se
dégrade du fait de l’activité humaine, elle est tout simplement nécessaire ; mais comment la
mettre en œuvre ? L’idée d’une croissance volontaire est tellement en opposition avec le
système économique mondial qu’elle peut en paraître chimérique. Le terme de décroissance
résonne de manière extrêmement négative à de nombreuses oreilles. Mais mérite-t-il sa
mauvaise réputation ?
La décroissance, telle qu’elle est envisagée par ceux qui voient en elle la seule démarche
pouvant permettre d’éviter de laisser le monde se dégrader jusqu'au point de non-retour, n’est
en rien synonyme de régression ou de paupérisation généralisée.
7
Les partisans de la
décroissance ne la conçoivent pas autrement que sélective
8
, partant du principe qu’il est
pertinent de s’intéresser à plusieurs indicateurs de développement et/ou de progrès (sur
les plans social et écologique notamment) plutôt qu’à un seul (la croissance du PIB, qui est
de moins en moins liée à aux autres aspects fondamentaux de la vie des populations, tels que
le chômage pour n’en mentionner qu’un). Globalement, si l’on prenait en considération un
ensemble de facteurs incluant le progrès social et la dégradation de l’environnement dans le
calcul d’une courbe mesurant le développement (qui ne serait plus uniquement économique)
de chaque pays du monde, il s’avèrerait sans aucun doute que la décroissance est globalement
déjà là, de manière plus ou moins accentuée. Il s’agirait donc de prendre le contrôle de cette
décroissance, de l’orienter, de l’organiser, plutôt que de l’amorcer (puisqu’elle existe de fait).
Les mesures à prendre pour organiser une décroissance soutenable porteraient essentiellement
sur la production. L’une des principales sources de pollution étant la surproduction, il semble
notamment impératif qu’une décroissance ait lieu dans ce domaine, et que la consommation
de biens chute mais pas nécessairement la consommation de services
9
, au contraire. Cette
baisse de la production souhaitée par les tenants de la décroissance ne doit pas s’accompagner
d’une baisse globale de l’activité économique qui aurait évidemment des répercussions
désastreuses sur l’emploi : il faudra donc qu’elle soit équilibrée via le développement de
métiers non générateurs de pollution, en premier lieu dans le domaine des services.
Les propositions des « décroissantistes » (portant donc essentiellement sur une relocalisation
et une réduction des productions et sur une baisse de la consommation, mais aussi sur
7
http://lipietz.net/spip.php?article1426
8
http://fr.ekopedia.org/D%C3%A9croissance ;
http://www.formater.com/ressources/telechargement/article/P5_decroissance.pdf
9
http://www.decroissance.org/francois/recherche/present_effet_rebond.pdf
l’instauration d’un revenu garanti universel et sur une meilleure répartition des richesses),
peuvent donner lieu à des applications concrètes sur les plans individuel, local et mondial.
Au niveau global, elles ne pourront s’appliquer qu’au prix d’une révolution en profondeur des
mentalités, des populations mais aussi et surtout des dirigeants. Comment obtenir de ces
derniers qu’ils changent leur mode opératoire au point de placer la recherche de profit après
la préservation des ressources (naturelles mais aussi humaines) dans les critères de définition
de leurs stratégies ? Un tel bouleversement pourra-t-il avoir lieu sans qu’un dispositif légal ne
soit instauré pour le rendre obligatoire ? De telles questions donnent la mesure de l’ampleur
de la tâche restant à accomplir pour faire passer la décroissance soutenable du statut de belle
idée à celui de réalité. Il semble pourtant inéluctable qu’elle devienne un jour prochain la
seule alternative envisageable pour tous, dirigeants mondiaux compris.
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