Antoine BASBOUS, L’Arabie saoudite en question, PERRIN
A. Basbous prend position dans le débat qui divise les islamologues français sur la
force de l’islamisme : pour beaucoup d’entre eux, comme Gilles Képel, l’islamisme, après
une expansion dans les années 80, aurait échoué, comme le prouve son incapacité à contrôler
un régime hors du cas particulier de l’Iran. D’après ces « théoriciens du post-islamisme »,
les attentats sanglants qui se produisent depuis la fin des années 90 confirment
paradoxalement leur thèse, car ils marquent la radicalisation d’un islamisme qui a perdu une
grande partie de sa base sociale.
Au contraire, pour A. Basbous, Ben Laden est soutenu par une partie importante des
sociétés arabes. Pour comprendre ce courant de sympathie qui a transformé un terroriste en
héros, il faut s’intéresser au courant religieux très populaire dont Ben Laden se prétend le
défenseur : le wahhabisme. En effet, Ben Laden ne fait que pousser à son terme la logique du
wahhabisme, islam simpliste et belliqueux, qui érige la haine de toutes les autres religions en
doctrine. Or, le wahhabisme est aussi le pilier d’un régime allié de longue date des
Américains, l’Arabie saoudite, qui a progressivement réussi à exporter cette variante intégriste
de l’islam dans le monde arabo-musulman.
Pour comprendre l’action de Ben Laden, il faut donc analyser l’idéologie et la
structure sociale de l’Etat qui l’a produit : l’Arabie saoudite, dont proviennent à la fois les
terroristes, le financement et la doctrine des attentats du onze septembre 2001…
I. Au fondement de l’Arabie Saoudite, un pacte entre la dynastie
politique des Saoud et le mouvement religieux wahhabite
11. la formation de l’Arabie saoudite à partir du 18ème siècle
a. Le pacte fondateur
Au 18ème siècle, l’Arabie, lieu de naissance du prophète, n’est plus qu’une province éloignée
de l’Empire ottoman, dont l’intérêt réside seulement dans la présence des lieux saints sur son
sol. Dans ce contexte, Abdelwahhab, dans les régions pauvres du désert arabe, se persuade
qu’il est le réformateur qu’attend l’Islam. Défenseur d’une application littérale de la charia et
de la sunna (la tradition orale rapportant les propos attribués au Prophète), il noue une alliance
avec l’émir Bin Saoud. Cette « alliance du livre et de l’épée » permet aux deux hommes de
conquérir une partie de l’Arabie, dont Riyad, et d’y imposer leur vision religieuse fanatique.
Les Saoud font la guerre, pendant que les religieux wahhabites contrôlent la population, grâce
aux moutawas, « groupes de répression du vice », qui tiennent lieu de police religieuse.
b. La lutte sanguinaire contre le sultan ottoman
Pour Abdelwahhab, tout musulman ne partageant pas sa lecture littérale du Coran est kafer.
Qualifier un musulman de kafer, c’est lui retirer la protection qui veut qu’aucun musulman ne
puisse tuer un autre musulman. Cette théorie légitime donc le djihad mené contre tous au nom
d’un islam régénéré, et explique l’extrême cruauté dont font preuve les armées wahhabites
dans leur lutte contre l’Empire ottoman. Ainsi, au cours d’une incursion en Irak, ils rasent
Kerbala, ville sainte du chiisme, et, à leur entrée à La Mecque en 1803, décident de détruire
toutes les ornementations religieuses, considérées comme idolâtres. L’Empire ottoman finit
par répliquer par l’intermédiaire du sultan égyptien, qui massacre les wahhabites, de sorte que
l’Arabie, au début du 20ème siècle, est de nouveau divisée en tribus faibles et rivales. La tribu
des Saoud, refoulée dans le désert, n’a plus le contrôle de La Mecque.
12. L’unification du pays au 20ème siècle : la naissance de l’Arabie « moderne »
a. Le dépècement de l’empire ottoman
Après la première guerre mondiale, au cours de laquelle le Calife a pris le parti des
Allemands, l’Empire ottoman est partagé entre mandats français (Liban, Syrie) et anglais
(Irak, Transjordanie, Palestine). La Mecque est contrôlée par le Chérif Hussein, dont les deux
fils Fayçal et Abdallah sont rois d’Irak et de Transjordanie. Les Saoud décident alors de
réunifier l’Arabie en chassant le chérif Hussein de La Mecque. La réussite de leur plan, à la
fin des années 20, est un véritable événement : le pays musulman le plus arriéré, avec la
conception religieuse la plus simpliste, est désormais le gardien des lieux saints de l’Islam.
Ainsi naît l’Arabie saoudite, le seul Etat au monde à porter le nom de sa dynastie régnante.
b. Le pétrole, base d’une alliance durable avec les Etats-Unis
La découverte de l’or noir dans les années trente amène les Saoud à choisir une compagnie
pétrolière américaine pour prospecter, moyen de contrebalancer les puissances régionales
traditionnelles la France et le Royaume-Uni. Cette alliance est consacrée par la rencontre
entre Roosevelt et le roi saoudien en 1945, au cours de laquelle un pacte est conclu : en
échange de la sûreté des approvisionnements en pétrole, les Américains s’engagent à favoriser
l’indépendance des Etats arabes à l’égard des puissances coloniales. En outre, la rente
pétrolière saoudienne est en partie réinvestie dans les achats d’armes aux Américains. Dès
lors, l’Arabie, alliée des Américains, va lutter contre son grand rival anti-occidental, l’Egypte
de Nasser, qui offre une alternative laïque et nationaliste au fanatisme wahhabite. Ainsi,
Nasser aurait dit en plaisantant qu’il était nécessaire de libérer La Mecque avant de penser à
libérer Jérusalem… Pourtant, affaibli par la guerre des six jours de 1967, Nasser doit alors
changer d’attitude, renoncer à son vieux ve de faire tomber toutes les monarchies du Golfe,
et mendier l’assistance financière de la pétro-monarchie wahhabite.
II. L’Arabie saoudite contemporaine : une société étroitement
contrôlée
21. Le pouvoir social et politique des religieux
a. l’importance des oulémas wahhabites
Il n’existe pas en Arabie de division classique des tâches conférant aux Saoud le pouvoir
temporel et aux wahhabites le pouvoir spirituel. En réalité, les wahhabites utilisent leur
pouvoir de légitimation religieuse pour inciter sans cesse les Saoud à aller plus loin dans
l’application de la Charia. Les oulémas considèrent que la mission des Saoud est simplement
de propager le wahhabisme dans le monde. L’imam suprême, sorte de « pape » du
wahhabisme, est à la tête d’un clergé qui dispose chaque année d’un budget officieux de 10
milliards de dollars, fourni par les Saoud sur le budget de l’Etat.
Cette hégémonie du wahhabisme explique le caractère arriéré de la société saoudienne. Les
femmes n’ont même pas le droit de conduire une voiture, et sont exclues de la plupart des
emplois. Les étrangers qui viennent travailler en Arabie sont discriminés selon leur religion :
les juifs ne sont pas acceptés ; quant aux chrétiens, ils ne peuvent avoir de lieu de culte, ni être
enterrés en Arabie. L’enseignement est quasi-exclusivement religieux, le cinéma ou la
musique sont interdits. La police utilise un large réseau d’ « informateurs ».
b. religion et relations extérieures : l’exportation du wahhabisme
L’intégrisme wahhabite se traduit dans la conduite des relations internationales. L’Arabie a
refusé de signer la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948. Même la notion
diplomatique d’ « amitié entre les peuples » n’est pas acceptée : un peuple croyant ne peut
éprouver d’amitié pour un peuple d’impies. Surtout, la manne pétrolière permet aux
wahhabites de financer les religieux travaillant dans les « terres de mission » en Afrique, en
Asie mais aussi en Occident. Ainsi, le wahhabisme se propage dans le monde arabe par la
vente de cassette ou l’installation de religieux… Le Maroc, par exemple, subit depuis les
années 70 un véritable invasion du wahhabisme, qu’Hassan II a tenté en vain de combattre.
Enfin, l’Arabie soutient les « combattants de l’islam » depuis des décennies, que ce soient les
frères musulmans, le GIA algérien, ou des combattants en Bosnie… Ce soutien est couronné
de succès : aujourd’hui, tous les mouvements dits « islamistes », à l’exception du hezbollah
chiite au Liban, subissent l’influence du wahhabisme. Toutefois, cette stratégie s’est retournée
contre les Saoud.
22. La « trahison » du wahhabisme par les Saoud
a. le luxe et la corruption du régime
Les membres de la famille royale saoudienne, qui représentent quelques milliers de
personnes, sont soustraits aux strictes obligations religieuses édictées pour les autres sujets du
royaume. Les plus hauts postes de l’administration leur sont réservés ; les moutawas, milices
religieuses, n’ont pas le droit de les contrôler ; aucune poursuite judiciaire n’est possible
contre eux. Dès lors, leur mode de vie libre et ostentatoire choque la population et les
religieux, qui dénoncent la corruption du régime et la violation des prescriptions religieuses.
b. l’alliance contre nature avec les Etats-Unis
Plus encore que la corruption interne, c’est l’alliance américaine qui choque les oulémas.
Après 1945, les Américains étaient populaires auprès des habitants d’Arabie saoudite, comme
auprès des autres pays arabes, car ils n’avaient pas participé à la domination coloniale. Mais
cette image positive a peu à peu été altérée par leur soutien à Israël.
III. L’aggravation récente des tensions entre les religieux et la dynastie
des Saoud, facteur majeur de l’apparition d’Al-Quaida
31. La guerre en Afghanistan, utilisée comme moyen d’éloigner les activistes religieux
les plus fanatiques, aboutit au contraire à leur renforcement
a. L’Afghanistan comme dérivatif aux frustrations de la population
En 1979, une poignée de religieux fanatiques occupe la grande Mosquée de la Mecque,
dénonçant la trahison du régime et réclamant un retour à la pureté de l’islam. Cette prise
d’otages, noyée dans le sang, démontre au régime saoudien les dangers de l’extrémisme
religieux, surtout au moment de l’arrivée des chiites au pouvoir en Iran. Dès lors, l’agression
soviétique contre l’Afghanistan, Etat musulman, donne l’occasion à la dynastie saoudienne de
montrer à sa population qu’elle reste fidèle à l’islam. La société entière se mobilise dans les
années 80 : le soutien aux Afghans remplace en partie le soutien aux Palestiniens. Surtout, les
Saoud encouragent les religieux les plus fanatiques à aller se battre en Afghanistan, afin de les
éloigner.
b. la conséquence de l’Afghanistan : une « internationale islamiste »
L’engagement des religieux dans la guerre en Afghanistan finit par se retourner contre les
Saoud. Rencontrant des combattants musulmans d’autres pays, les wahhabites leur font
partager leur lecture de l’islam. Dans tout le monde arabe, les anciens de l’Afghanistan, en
Egypte, Libye ou Algérie, deviennent alors les ferments de l’agitation intégriste. Or, les
ennemis de ces combattants wahhabites sont précisément les monarchies pétrolières du Golfe,
qu’ils considèrent comme corrompues. Cette vision du monde va marquer Ben Laden.
32. Le phénomène Ben Laden illustre la montée en puissance des intégristes religieux
en Arabie Saoudite
a. L’événement déclencheur : la première guerre du Golfe
Praticien du djihad contre les soviétiques en Aghanistan, Ben Laden condamne la trahison du
wahhabisme par le régime saoudien. La guerre du Golfe vient confirmer les préventions de
Ben Laden et des wahhabites fanatiques, qui ne comprennent pas que le régime saoudien
puisse s’allier aux mécréants américains contre les musulmans d’Irak. Surtout, l’arrivée des
militaires américains et de leur mode de vie moderne sur la terre des lieux saints est vue
comme un sacrilège. Pour Ben Laden, les Saoud ont trahi la dernière volonté du prophète, qui
était de chasser les créants de la terre arabe. Plusieurs prédicateurs, qui dénoncent la
présence des troupes américaines, sont alors emprisonnés par le régime. Ben Laden, interdit
de séjour en Arabie, doit partir au Soudan. Al-Quaida déclare alors la guerre aux Américains.
Les attentats du onze septembre reposent sur l’idée selon laquelle les Américains sont des
lâches, comme le retrait de Somalie l’a prouvé, et que leur puissance repose seulement sur
leur économie. Au-delà du retrait américain d’Arabie, Ben Laden se fixe pour objectif de faire
tomber le Pakistan aux mains des islamistes afin de disposer de l’arme nucléaire.
b. Un mouvement enraciné dans la société en Arabie Saoudite
L’étude de l’essor récent du wahhabisme permet donc à A. Basbous d’affirmer qu’existe un
vrai soutien à Ben Laden dans les opinions arabes, auprès desquelles il passe pour le
défenseur des opprimés, pur de toute corruption contrairement à la plupart des régimes arabes.
C’est pourquoi les imams wahhabites refusent de condamner les attentats islamistes contre les
civils, théoriquement interdits par le Coran : les Etats-Unis étant une démocratie, chaque civil
est responsable de la politique de son pays. Ainsi, la populari de Ben Laden n’est pas
limitée aux couches peu instruites de la société arabe. Les Saoud le comprennent, c’est
pourquoi ils refusent de transformer en profondeur la société saoudienne, selon les exigences
américaines : il leur est impossible de rompre avec deux siècles d’endoctrinement wahhabite.
Conclusion : quelle stratégie américaine ? Pour Basbous, la rupture des Américains
avec les Saoud est inévitable, même si, à court terme, retirer les troupes d’Arabie serait
donner une victoire à Ben Laden. Pour rompre avec les Saoud, les Américains doivent faire
revivre une tactique esquissée par Kissinger dès 1973, consistant à dissocier le pétrole et
l’islam, en diversifiant les approvisionnements : la Russie, le Nigéria, la Caspienne…
L’occupation de l’Irak s’explique donc en partie par la volonté de contrôler les deuxièmes
réserves mondiales de pétrole.
En ce qui concerne l’Arabie Saoudite, l’idéal pour les Américains serait une évolution du
régime « à la turque ». A défaut, certains avancent l’hypothèse d’un nouveau démembrement
de l’Arabie, afin de la faire revenir à la division du début 20ème siècle, prévision qui effraie les
leaders saoudiens. Le Prince Abdallah, dont le plan de paix avec Israël montre le tempérament
réaliste, aurait alors pour stratégie d’écarter les Américains du Golfe. Leur présence militaire
serait rendue inutile par la création d’un système de sécurité gionale, fondé sur la
coopération entre toutes les grandes puissances : Egypte, Syrie, Irak, voire Iran. Mais le
facteur majeur d’instabilité de la région, l’exportation de la doctrine wahhabite dans tout le
monde arabe, ne serait pas résolu pour autant. C’est pourquoi A. Basbous pense que, quand
Ben Laden disparaîtra, la relève sera assurée.
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