André Nouschi, ancien professeur à l`Université de Nice

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Essai sur les réseaux d’influence constitués par le groupe pétrolier Elf en
Afrique
André Nouschi, ancien professeur à l’Université de Nice
De Gaulle est à l’origine de la création d’ELF et aussi de la coopération entre la France
et les pays d’Afrique noire, d’abord francophone, ensuite de l’Afrique noire tout court.
ELF a été créée en 1966, après une histoire qui a commencé en octobre 1945 quand de
Gaulle, à l’instigation de Pierre Guillaumat, a créé par ordonnance le Bureau de
recherches du pétrole (BRP). Cet organisme est un établissement public dont l’objectif
est de prospecter d’abord,de mettre en valeur ensuite les gisements d’hydrocarbures
(pétrole et gaz) dans l’empire colonial largement conçu. Le BRP connaît des
transformations nombreuses à partir du moment où ses ingénieurs découvrent du gaz
et du pétrole un peu partout dans les pays de l’empire1. Le monde colonial et l’empire,
malgré ou à cause des guerres d’Indochine et d’Algérie, se transforment à partir de
1956 quand le ministre de la France d’outre-mer, Gaston Defferre fait adopter par le
Parlement la première réforme coloniale importante appliquée en Afrique ce qu’on a
appelé la « loi-cadre » ; elle débouche sur la Communauté qui unit dans un ensemble
quasi fédéral, en 1958, la France et les territoires de l’ex-Union française2. La
Communauté n’a qu’une brève existence puisque, en moins de deux ans, tous les pays
membres en sortent pour réclamer et obtenir leur indépendance. La France a
désormais comme interlocuteurs des États indépendants avec lesquels les relations
sont fondées sur la coopération, qui sert parfois de façade à toutes sortes d’actions
politiques allant de la coopération culturelle à une coopération militaire et entre les
deux une coopération économique.
1. La mise en place d’une politique de coopération
Elle est contemporaine de la décolonisation et débute en réalité avec la Quatrième
République mais ne se développe qu’avec la Cinquième République. Cette volonté de
modifier les rapports noués pendant la période coloniale naît quand Mendès-France à
Carthage et dans les déclarations ultérieures rappelle que les relations entre les deux
pays doivent continuer ; quelques semaines plus tard, Bourguiba libéré utilise le mot
dans une interview le 9 août 1954 à Radio Luxembourg : « Nous souhaitons
sincèrement fonder nos rapports définitifs avec la France sur le concept
d’association que l’on peut définir: coopération dans la liberté et que nous
pourrons édifier ensemble par le moyen d’arrangements négociés entre nos deux
États souverains au nom de deux peuples libres. » Son discours définit clairement la
coopération bien avant que le mot soit utilisé dans la convention du 3 juin 1955.
Celle-ci mentionne pour la première fois le mot dans le préambule : « Animés du
même idéal de paix , de coopération et de progrès [...], convaincus que le
développement des institutions tunisiennes, aussi bien que les principes libéraux de
la République française et de l’organisation du Monde libre, justifient la volonté des
deux gouvernements de promouvoir leurs rapports de coopération selon des
modalités librement concertées, dans le respect mutuel de leurs souverainetés
propres et au profit de leurs intérêts communs. » En 1957, le ministre des Affaires
étrangères crée un Service de la coopération technique internationale chargé de
1 Pour tout cela, voir André Nouschi, La France et le pétrole, Paris, Picard, 2002
2 François Borella, L’évolution politique et juridique de l’Union française depuis 1945, Paris,
Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1958
2
recruter des experts français pour les Nations unies et d’offrir des bourses à des
étudiants et des chercheurs étrangers venus en France pour améliorer leur formation.
Deux ans plus tard, de Gaulle remplace le ministère de la France d’outre-mer par un
ministère des DOM-TOM et un ministère de la coopération. La nouvelle constitution de
septembre 1958 donne au Président des pouvoirs immenses qui lui permettent d’en
finir avec la guerre d’Algérie. En 1962, la Communauté de 1958 n’existe plus,en
dehors des DOM-TOM. Désormais, les relations entre la France et les pays de l’exempire se présentent dans le cadre de la Coopération : en apparence et en principe, la
France et ses partenaires traitent d’égal à égal ; en réalité, les rapports reposent sur
l’inégalité et sur d’autres bases que celles de la période coloniale, mais le partenaire
français n’en parle jamais et fait comme s’il traitait d’égal à égal. En mai 1959, il crée
un Fonds d’aide et de coopération (FAC) destiné à financer la coopération ; et, sans
attendre une convention officielle qui aurait permis d’enraciner la coopération dans
un cadre solide, Français et Tunisiens concluent le 15 avril 1959 un protocole de
coopération culturelle et technique qui fait entrer dans les faits la coopération au
moins sur le plan culturel, facteur primordial du développement tel que l’envisageait
Bourguiba.
La Ve République considère désormais la coopération comme un élément important
de la présence de la France dans le monde ; comme le note Couve de Murville : «La
coopération est devenue une partie intégrante de notre politique extérieure ellemême et à l’égard de beaucoup d’États, sa partie la plus importante. » Cette dernière
repose autant sur des hommes, les coopérants, que sur des aides financières et
techniques ; de ce fait, elle peut apparaître comme une forme nouvelle de dépendance
quasi coloniale. La coopération devient la base des rapports entre la France et les
nouveaux États africains pour lesquels est créé un Secrétariat général confié à
Raymond Janot et Jacques Foccart, qui devient rapidement et pour longtemps la
cheville ouvrière des relations entre la France et l’Afrique francophone. De Gaulle a
confié à l’un de ses anciens ministres, Jean-Marcel Jeanneney, le soin de rédiger un
rapport sur la coopération qui devient dès sa publication en 1963 la charte de l’action
menée durant la Ve République au Maghreb, en Afrique au sud du Sahara et dans le
reste du monde ; il définit clairement l’ensemble des questions afférant à la
coopération et surtout son organisation au niveau gouvernemental .
Cependant, après l’indépendance des deux protectorats, puis des États africains,
enfin de l’Algérie, les relations devraient être désormais coordonnées par le Quai
d’Orsay ; mais, comme le souligne Léopold Sedar Senghor, les Français sont pour les
Africains autre chose que des étrangers, d’où la création d’un ministère ou d’un
secrétariat d’État spécifique et surtout d’un Secrétariat auprès du président de la
République chargé de la coopération, poste qui dit bien l’importance que de Gaulle y
attache quand il le confie au seul Foccart à partir de 1961, qui y reste jusqu’en 1974.
Le ministre ou le secrétaire d’État, dont plusieurs décrets remanient les services tout
au long des années, sert à préparer les dossiers, certes et à régler les questions
quotidiennes. Enfin, la présence de troupes françaises peut tantôt consolider un
régime contesté, tantôt faciliter l’effondrement d’un régime ; la France avalise les
multiples coups d’État des années 1960. Les opposants ne manquent pas de dénoncer
ce rôle plus ou moins occulte de la France dans la vie politique toujours sinueuse des
ces États. Le pétrole et le gaz servent souvent de justification implicite pour le Congo,
le Cameroun ou pour la guerre qui ravage le Biafra et la Nigeria de 1966 à 1970. Pour
l’opinion internationale, la France joue le rôle du « gendarme de l’Afrique » qui
3
soutient des dirigeants dont tous s’accordent à reconnaître la vénalité et l’esprit de
lucre; à l’occasion, ces derniers disent leur reconnaissance avec des cadeaux,soit
personnels, soit sous forme d’avantages concédés à des entreprises françaises. Ainsi,
de nouveaux liens sont tissés entre l’Afrique et la France ; ils débordent quelque peu
de l’ancienne Afrique française puisqu’ils concernent désormais aussi bien l’ex-Congo
Léopoldville (Kinshasa) que l’Angola ex-portugais.
Une analyse plus poussée indique que la coopération est la suite logique de La
Communauté créée par la cinquième République. En la créant, de Gaulle songeait à
maintenir les liens créés entre la France et l’ex-empire, étant convenu que l’Algérie y
aurait sa place. Mais simultanément, il lançait à Claude Mauriac : « La Communauté,
c’est de la foutaise! Ces peuples là,à peine entrés, n’auront qu’une idée, celle d’en
partir ! », et il ajoutait : « Mais que voulez vous, il fallait la faire ! » Plus tard, le 10
novembre 1959, il avoue : « La Communauté, c’est l’indépendance effective et c’est la
coopération garantie », preuve qu’il était sans illusion sur la durée de la
Communauté, constituée par les anciennes colonies d’Afrique et Madagascar devenus
clients de la France ; il savait aussi que sans l’aide financière de la France, ces États
ne pourraient vivre3.
2. L’Afrique entre influence politique et influence économique
Les responsables politiques parisiens prennent un soin extrême à choisir les
ambassadeurs français en Afrique ; pour des raisons multiples : les États africains
votent à l’ONU avec la France et s’alignent sur elle; de plus, ils lui fournissent du
pétrole et du gaz par le biais d’ELF-ERAP, société d’État à 100 % fondée en 1966 par
fusion de plusieurs entités publiques ou parapubliques. Est ce un aspect original de la
coopération ? On peut le penser car de Gaulle l’avait formellement mentionné dans
son discours de janvier 1964 relatif à la coopération.
Cependant, entre ce moment et aujourd’hui, au cœur de la relation entre Français et
Africains, l’entreprise pétrolière Elf joue un rôle majeur, grâce à un réseau qui lui
appartient, surtout après 1971, quand Boumediene enlève à Elf ses droits
d’exploitation en Algérie. Derrière cette façade institutionnelle, et à la faveur du
réseau constitué par la direction de l’entreprise, depuis Paris ou depuis ses directions
en Afrique même – où elle a crée des filiales par pays (Gabon, Congo, etc.) –, se
nouent des relations plus ou moins occultes, dont l’existence apparaît au grand jour à
la faveur de ce qu’on a appelé les « affaires » qui occupent la première page des
journaux pendant plusieurs années et qui mériteraient d’être analysées si la société
Elf acceptait d’ouvrir ses archives et si l’État français ouvrait les siennes sur la
politique africaine menée depuis les années 1960. Comment tourner cet obstacle ? Il
faut d’abord utiliser les témoignages écrits (livres souvenirs ou justificatifs) et oraux
(entretiens dans la presse) des principaux acteurs,entre autres l’ancien P-DG d’ELF,
Loïc Le Floch Prigent, ensuite avec les documents judiciaires parus dans la presse qui
n’ont jamais été sérieusement contestés, sauf peut être par Charles Pasqua qui attend
toujours de comparaître pour être interrogé ; enfin, il faut mobiliser l’ouvrage de l’un
des magistrats instructeurs, Mme Éva Joly4, qui décrit les manœuvres d’intimidation
Luc Durand-Réville, Les investissements privés au service du tiers-monde, Paris, Éditions
France-Empire, 1970.
4 Éva Joly, Est-ce dans ce monde-là que nous voulons vivre ?, Paris, Les Arènes, 2003.
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et les protections dont ont joui certains acteurs au cœur des « affaires » d’Elf pendant
le processus de l’instruction.
Dans ce que certains publicistes ont appelé « la FrançAfrique »5, est au cœur de
l’action menée par la France, par la société Elf, par cette entreprise au nom de la
France, ou avec l’aveu de la France pendant plusieurs décennies en Afrique ; il est
difficile de démêler ce qui ressortit à la politique (ou géopolitique) française et ce qui
ressortit en propre à la société ELF, tant les liens entre les deux s’entrecroisent et
interfèrent. S’agit il alors de relations entre la France et tel État africain ou d’ELF avec
celui-ci d’autant plus que derrière celles-ci apparaissent des rapports entre les
hommes, chefs d’État, les responsables d’ELF ou les représentants de l’État, ministres,
hauts fonctionnaires ou ambassadeurs. Les uns et les autres travaillent-ils pour leurs
intérêts personnels, ceux d’ELF, ceux de la France ou ceux de l’État africain6 ?
3. Pétrole et géopolitique française
Quand meurt le général de Gaulle en 1970, ELF-ERAP7 publie dans son bulletin
intérieur un éditorial édifiant qui soulève de multiples questions : « Au moment où
disparaît le général de Gaulle, ce bulletin se doit de saluer avec une respectueuse
reconnaissance la mémoire de celui qui créa avec le Bureau de recherches de pétrole
l’outil de prospection systématique des terres françaises, porta un intérêt constant
aux recherches pétrolières de nos nationaux à travers le monde et sous l’autorité de
qui s’effectua le regroupement des deux établissements publics qui allaient former
l’ERAP. Dans la ligne d’une continuité fructueuse de la politique pétrolière française,
le général de Gaulle a suivi avec une ferme lucidité la voie tracée au lendemain de la
Première Guerre qu’il avait pu apprécier au secrétariat général de la Défense
nationale et dans ses plaidoyers en faveur de l’arme blindée. En s’attachant aux
problèmes fondamentaux de l’approvisionnement du pays en énergie,en réaffirmant
quand c’était nécessaire les grands traits de la politique pétrolière,en établissant sur
un pied d’égalité le dialogue avec de nouveaux États souverains,en soutenant tant
en Afrique qu’au Moyen Orient une politique compréhensive et généreuse,qui y
maintint ou y créa la sympathie, le général de Gaulle, plus encore peut-être qu’il n’a
fait directement pour l’industrie pétrolière française, aura ouvert ou élargi les
espaces où pouvait s’exercer les activités de celle-ci. Parmi les faits marquants des
trente dernières années dans le domaine qui est le nôtre, le développement massif du
patrimoine pétrolier français s’impose à l’évidence : ce développement constitue à
lui seul l’hommage le plus éloquent qu’on puisse rendre à celui dont l’action pendant
cette période, aura aussi fortement marqué notre vie nationale. »
En quelques paragraphes, l’auteur anonyme de l’éditorial (sans doute le P-DG d’ELF,
Pierre Guillaumat lui-même) résume l’action menée par le général durant sa vie,
d’abord dans l’entre-deux-guerres quand il prône l’arme blindée, puis après la
Deuxième Guerre mondiale, quand il crée le BRP d’où sont issues ELF-ERAP et surtout
l’action menée en Afrique. On est un peu surpris quand l’éditorial mentionne tout
ensemble, l’approvisionnement en énergie, le dialogue sur « un pied d’égalité » et la
« politique compréhensive et généreuse » qui ouvre ou élargit les espaces où pouvait
Pour cela, cf. François-Xavier Vershave, La Françafrique, Paris, Stock, 2003.
R. Faligot & J. Guisnel (dir.), Histoire secrète de la Ve République, Paris, La Découverte,
2006.
7 Elf-Erap, Bulletin mensuel d’informations, n°11, 25 novembre 1970.
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s’exercer les activités de la politique pétrolière du général. En apparence, l’égalité
dans le dialogue ; en réalité, une quasi-dépendance entre l’ex-métropole et l’excolonie sur arrière-fond pétrolier. À bien lire le texte, on a l’impression que celle-ci a
été au cœur de sa pensée politique et qu’il en a été un acteur déterminant. Cette
référence au pétrole est d’autant plus surprenante que les biographies consacrées à de
Gaulle n’y font pas toujours référence et que dans ses écrits ; et lui-même en parle
peu ou même pas du tout. Or nous savons d’une façon certaine que de Gaulle n’a pas
négligé ces problèmes d’intendance, d’abord quand il crée le BRP à la Libération,
ensuite quand la France affronte les Anglo-Saxons8 entre 1946 et 1948, une première
fois à propos de la violation de « l’accord de la ligne rouge », une seconde fois quand,
après avoir créé ELF-ERAP, à 100 % de capitaux d’État, Elf conquiert le contrat de la
prospection du champ de Roumeilah en Irak en 1968 face à l’IPC. Faut il rappeler son
action politique au sujet du Sahara durant la guerre d’ Algérie,après 1961 ? Sa
vigilance à propos de la question du Sahara pétrolier quand les Français négocient
avec le FLN aux Rousses entre décembre 1961 et mars 1962 ? Celle-ci est attestée par
Bernard Tricot dans une lettre qu’il m’a adressée sur ce point. Cette vigilance s’exerce
aussi quand il oblige les filiales des pétroliers anglo-saxons à se plier aux injonctions
du gouvernement de Pompidou pour reprendre le pétrole saharien baptisé
« national ». Il est attentif également aux négociations menées avec Alger par notre
ambassadeur, qui aboutissent à l’accord de juillet 1965 qui remplace celui d’Évian.
Alors, peut-on parler d’un de Gaulle « pétrolier » ? Quelle est sa part et celle de
Guillaumat, son homme de confiance ? Il est difficile de dire ce qui revient à l’un ou à
l’autre, car ni l’un ni l’autre ne se sont expliqué clairement.
En effet, dans le numéro consacré à Guillaumat par les Annales des Mines9, à aucun
moment ne sont évoqués les problèmes africains pas plus d’ailleurs que dans la
monographie d’ELF rédigée par deux historiens10. Ce silence ou cette discrétion sur
une activité qui a accaparé l’attention des responsables d’ELF, au premier rang
desquels se trouve Guillaumat, mérite réflexion, d’autant plus que je me suis heurté
au refus d’ELF à chaque fois que j’ai demandé les documents susceptibles de répondre
à mes questions, entre 1970 et 1980. Ce refus avait-il pour intention de jeter le
manteau sur des dossiers compromettants ? Cette convergence dans la discrétion
correspondait aussi à la volonté de De Gaulle de refuser au Parlement qui
l’interrogeait de communiquer le capital de la société après qu’elle eût été créée en
1966. Effectivement et pendant longtemps, les documents publiés par ELF
n’apportent aucune réponse sérieuse aux questions qu’on pourrait se poser sur la
composition du conseil d’administration, sur son capital, son chiffre d’affaires, ses
bénéfices, ses investissements, etc., alors que, dans les années précédentes, le
Parlement avait été informé sur les activités du BRP et de la RAP, qui recevaient des
fonds publics, tout comme ELF-ERAP ultérieurement11.
4. La mise en place des réseaux liés aux activités pétrolières en Afrique
Effectivement, depuis qu’il a été créé, le BRP travaille avec persévérance un peu
partout dans le monde colonial ; il découvre ainsi au Sahara et en Afrique du gaz et du
Pour tout cela, cf. André Nouschi, La France et le pétrole, Paris, Picard, 2002.
Réalités industrielles, n° de septembre 1992.
10 Emmanuel Terrée et Alain Beltran, Elf Aquitaine, des origines à 1989, Paris, Fayard, 1998.
11 Sur ce point, voir les Dossiers du Canard enchaîné, ELF, Fric, Politique, Barbouzes.
L’empire d’essence. Enquête sur un super-scandale d’État, Paris, 1998.
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pétrole qu’une nouvelle société (l’UGP, Union générale des pétroles) doit mettre en
valeur. Le BRP fusionne avec la RAP en 1959 ; c’est le noyau de la société ELF qui
prend corps quelques années plus tard. Depuis sa création,le BRP a investi des
sommes considérables en Afrique ; nous disposons de plusieurs estimations : la
première de M. Le Duc, qui les évalue à 74,4 milliards de francs courants de 1946 à
1958 ; selon un autre auteur, Michel Lancray Javal, le montant des investissements
en Afrique noire a été de 298 millions de francs-1960 pour la période 1946-1955 ;
selon l’UCSIP, ils auraient représenté 28,9 % du total de 101,8 milliards de francs1955.
À partir de 1956, les découvertes se succèdent en Afrique noire. À la même date, la
France modifie ses relations avec l’Afrique grâce à la loi cadre de Gaston Defferre qui
débouche en 1958 sur la Communauté avec la Constitution de la Ve République, en
réalité sur l'indépendance et la coopération. Sans s’étendre sur ses origines,
observons qu’elle a été l’une des composantes de la politique extérieure de la
Cinquième République, comme le note Couve de Murville : « La coopération est
devenue une partie intégrante de notre politique extérieure elle-même et à l’égard de
beaucoup d’États, sa partie la plus importante. » Cette dernière repose autant sur
des hommes – les coopérants – que sur des aides financières et techniques ; de ce
fait, elle peut paraître comme une forme nouvelle de dépendance quasi coloniale. La
coopération serait l’habillage institutionnel d’autres réalités, politiques, militaires,
financières voire affairistes. Au cœur de la coopération,à partir de 1960, se situe le
cabinet du président de la République auquel s’ajoutent les services multiples qui
s'occupent de la coopération (Affaires étrangères, Finances et Économie, cabinet du
Premier Ministre, Défense, etc.) joue un rôle éminent ; et, au sein de ce cabinet, deux
hommes occupent une place importante, Raymond Janot, conseiller d’État, et
Jacques Foccart ; le premier quitte l’Élysée assez vite tandis que le second, en tant
que membre du secrétariat général de l’Élysée, y est chargé de la coopération ; il
coiffe donc tous les ministères à ce sujet et, comme de Gaulle lui laisse une très
grande liberté, son pouvoir politique devient important. Installé au cabinet du
Président de 1961 à 1974, il assume les mêmes fonctions sous les deux présidences de
De Gaulle et celle de Pompidou. Homme de l’ombre, il est aidé dans cette tâche par
un autre homme de confiance de De Gaulle, Pierre Guillaumat, bon connaisseur des
affaires pétrolières12.
Fils du général Guillaumat, Pierre Guillaumat est polytechnicien et diplômé de l’École
des Mines ; il devient ingénieur aux colonies ; d’abord affecté en Indochine, puis au
Maroc, il y admire Érik Labonne, le responsable du BRPM (Bureau de recherches
pétrolières et minières) avec lequel il travaille. Il passe ensuite en 1939 en Tunisie
comme Ingénieur en chef du service des Mines ; il y devient l’un des responsables de
l’action secrète menée contre les Allemands après 1940 ; de ce fait, il entre au BCRA
(espionnage, contre-espionnage) dirigé par Jacques Soustelle en 1943, et il y noue des
contacts nombreux ; mais l’ingénieur des mines entreprend dans le même temps des
forages en Tunisie. Nommé en 1944 par de Gaulle à la direction des Carburants, il
obtient la haute main sur tout ce qui touche au pétrole et il inspire l’ordonnance
d’octobre 1945 – il en est sans doute l’auteur – sur la création du BRP. Lui et Foccart
deviennent les initiateurs de la politique africaine de la Ve République avec un soutien
ou un point d’appui essentiel, la nouvelle compagnie ELF-ERAP. Comme l’affirme de
Cf. Pierre Péan & Jean-Pierre Séréni, Les émirs de la République. L’aventure du pétrole
tricolore, Paris, Seuil, 1982.
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Gaulle en janvier 1963, « le maintien de courants commerciaux actifs avec les États
noirs africains qui ont conclu des accords avec nous et ces droits d’exploitation qui
nous y ont été reconnus sur telle ou telle matière première […] ne sont pas pour nous
sans valeur ». Dans sa brutalité, cette déclaration indique bien que de Gaulle
n’entend pas abandonner le pétrole africain, et l’UGP devient l’instrument de cette
politique pétrolière africaine, avant que ELF-ERAP lui succède. Guillaumat, son P-DG,
devient donc l’acteur principal de cette politique ; en tant qu’ancien du BCRA, il
connaît tous les traquenards qui surgissent parfois dans la vie des entreprises
pétrolières. Si, du côté français, Guillaumat et Foccart sont responsables de la
politique africaine de De Gaulle, en revanche, en Afrique subsaharienne, les
interlocuteurs sont multiples ; parmi eux, au Sénégal Sedar Senghor, en Côte d’Ivoire
Houphouët Boigny, au Gabon Léon M’Ba, au Cameroun Ahidjo. La politique africaine
d’ELF a pour elle une réelle continuité puisque Guillaumat est le P-DG d’ELF-ERAP de
sa création jusqu’à son départ en 1977. Foccart, on le sait, conserve à l’Elysée la même
fonction jusqu’en 1974 quand Giscard d’Estaing le remplace par René Journiac.
Foccart peut utiliser pour agir le SDECE (contre espionnage) dont certains membres
passent du service de l’État à celui d’ ELF, et vice-versa ; le meilleur exemple est celui
de Maurice Robert, agent important du SDECE qui devient ambassadeur de France au
Gabon et la meilleure courroie de transmission entre ELF et l’État et vice-versa.
ELF crée des filiales un peu partout en Afrique ; en 1956,le montant de ses
participations s’élève à plus de 46 milliards de francs courants. Celles-ci sont le plus
souvent supérieures à 50 % pour les sociétés suivantes : SAPAfr.P (80 %), SPM
(Madagascar, 65 %), SEREPCA (Cameroun, 51 %), SPAEF (AEF, 57.8 %), CEP (57.5 %),
SAFREP (66.4 %), SPS (Sénégal, 30 %). En 1970, ELF possède plus de 50 % des sociétés
suivantes : ELF Congo ; ELF Afrique ; ELF Libye ; ELF Somalie, la SEREPCA ou ELF
Cameroun, SPAFE , SAFRAP (Nigeria). Aucune de ces sociétés n’a son siège social en
France et chacune échappe donc au droit français des sociétés pétrolières ; en
revanche, elles sont soumises au droit local de l’État où elles ont leur siège social. La
France n’a donc aucun droit pour contrôler la gestion financière de chacune de ces
sociétés alors qu’ELF, dont elles sont des filiales, peut intervenir ; la formule du
« bilan consolidé » facilite les glissements comptables de l’une à l’autre, sans que
l’État français ait à y redire. Par ailleurs, ELF crée en Suisse dans le cadre du holding
une société ELF Aquitaine international dont le siège est en Suisse : la France ne
saurait donc en contrôler l’activité financière.
Dans le jeu entremêlé du pétrole et des affaires, le Gabon occupe une position
éminente ; en effet, c’est là que le pétrole est le plus abondant ; de Gaulle et Foccart
l’ont bien compris quand le président Léon M’ba est chassé du pouvoir en 1964, et ils
envoient des parachutistes pour lui redonner le pouvoir perdu un moment ; la leçon
donnée par la France au Gabon vaut pour tous les autres pays africains ; M’ba revenu
au pouvoir ne pourrait guère refuser ce que les Français lui demandent… En 1967,
quand il meurt, Albert Bongo lui succède comme président de la République ; afin
d’éviter toute surprise, il crée en 1968 le Parti démocratique gabonais, parti unique
aux ordres du président. A. Bongo, le chrétien, se convertit plus tard à l’islam et
devient Omar, sans doute pour s’attirer les bonnes grâces des puissants souverains
pétroliers du monde arabe. Avec lui, ELF dispose un point d’appui d’autant plus solide
que O. Bongo reçoit sur chaque baril une soulte qui échappe à tout contrôle, sauf à
celui d’ELF qui a désigné André Tarallo, ancien élève de l’ENA (il est de la même
promotion que J. Chirac) comme responsable de l’activité pétrolière pour toute
l’Afrique noire. « Mr Afrique », comme certains le nomment, a donc la haute main
8
sur la manne pétrolière du Gabon puisqu’il est le P-DG d’ELF Gabon. O. Bongo et ELF
participent à une société bancaire, la FIBA, installée au Gabon, mais dont on dit
qu’elle a des relais en Suisse avec ELF Trading et ELF Aquitaine international. Si
Tarallo dirige ELF Gabon , il semble qu’un autre affidé d’ELF, André Sirven, utilise ELF
Aquitaine international pour faire passer en France des sommes importantes. Pour
mieux conforter son action, la France nomme au Gabon comme ambassadeur un
homme du SDECE qui a travaillé aussi dans les services de renseignement d’ELF,
Maurice Robert. Ce dernier aurait-il la charge de défendre les intérêts de la France ou
ceux d’ELF ? Quoi qu’il en soit, avec lui, O. Bongo est assuré que la France ne viendrait
pas troubler sa gestion politique.
La France signe aussi avec les différents États africains des accords militaires
(certains sont secrets et ne sont pas soumis au Parlement) qui leur garantissent
l’appui des forces françaises dans le cas où les troubles intérieurs risqueraient de
mettre en péril l’action ou l’influence de la France ; celle-ci installe donc des troupes
et des avions destinés à prévenir n’importe quel trouble. Ces accords confortent donc
le pouvoir de ceux qui le détiennent, même s’ils se comportent en tyranneaux dont
l’honnêteté n’est pas au dessus de tout soupçon. O. Bongo est le prototype de ces
dirigeants ; la caricature en devient Bokassa en République centrafricaine 13. On dit
aussi que la franc-maçonnerie contribue à renforcer en France son pouvoir au
Gabon14. En tout cas, ce pays devient ainsi la plaque tournante de l’action menée par
ELF en Afrique subsaharienne. En effet, il est le plus gros producteur de pétrole en
Afrique noire francophone ; or, entre 1960 et 1970, les positions d’ELF en Algérie
régressent, d’abord en juillet 1965 quand un nouveau traité remplace les accords
d’Évian de mars 1962 ; ensuite quand, à partir de 1968, de nouvelles et rudes
négociations aboutissent à la nationalisation des intérêts d’ELF en Algérie, que
Guillaumat considère comme un désastre économique.
L’on doit donc recentrer la stratégie industrielle et financière d’ELF sur l’Afrique
subsaharienne et le Gabon y tient la première place, surtout après l’échec de
l’aventure du Biafra dans laquelle ELF a soutenu les rebelles biafrais afin d’y élargir
ses positions, face à Shell et BP, notamment dans le Sud-Est où sont concentrés les
gisements de pétrole les plus importants du Nigeria, territoire qui est le plus proche
du Cameroun, où règne ELF ; celle-ci aide donc les rebelles biafrais contre le
gouvernement fédéral et finance des envois d’armes, d’équipement, jusqu’au moment
où, en 1969, ils perdent la partie. Pourquoi est elle intervenue ? Probablement pour
faire pièce aux Anglo-Saxons (Shell et BP) ? À cette date, ELF négocie en Irak, chasse
gardée des majors et de la CFP, la concession du gisement de Roumeilah et regarde
ailleurs que vers l’Algérie ; le Biafra aurait il pu compenser le Sahara algérien ?
« Les accords franco-africains,la "coopération","l'aide",les investissements étrangers,la
présence militaire française, l'émigration constituent les ficelles que les capitalistes et le
gouvernement français tirent habilement pour faire agir dans le sens de leurs intérêts les
pantins que sont les gouvernements en place [...]. Dans les pays africains, l'aggravation de
la situation économique et des injustices sociales, liée à la dépendance économique de ces
pays vis-à-vis de l'ancienne métropole,se concrétise par le développement du chômage? [...]
Au blocage des structures économiques s'ajoute la politique répressive des gouvernements
africains qui interdisent la formation de partis d'opposition et emprisonnent les dirigeants
syndicalistes », Sally N’Dongo, La coopération franco-africaine, Paris, Maspero, 1972.
14 Cf. les nombreux articles du journal Le Monde consacrés à ce thème.
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Cette défaite aurait pu sonner le glas des espérances nigérianes d’ELF ;en réalité,
celles-ci sont mises en veilleuse pendant un temps. Quel rôle ont alors joué les
réseaux africains d’ELF dans son offensive sur d’autres territoires africains ? À cette
date, en effet, elle commence à multiplier ses contacts au sud du Gabon, vers l’Angola
et l’enclave de Cabinda, qui rejoignent le champ du jeu de l’influence française.
5. Une estimation du réseau d’influence impériale de la société ELF15
Les réseaux d’influence impériaux de la compagnie ELF sont variés mais structurés.
Sur Paris, elle travaille étroitement avec le SDECE (puis la DGSE), le réseau d’État
d’informations, d’espionnage et de contre-espionnage. Elle possède d’ailleurs son
propre réseau d’information parallèle, dont les agents viennent souvent du SDECE.
Parmi eux, Robert, ex( ?)-colonel, le numéro 2 de la DGSE, P. Léthier, Marc Cossé que
Loïk Le Floch-Prigent remercie et que Philippe Jaffré reprend un peu plus tard,
Maloubier, chargé des affaires plus ou moins occultes, sans compter les mercenaires
d’un moment chargés de diverses missions ; les uns et les autres ont conservé des
liens avec les réseaux d’État. Les filiales pétrolières d’Afrique sont dirigées par le
président d’ELF Gabon, André Tarallo assisté des conseillers militaires dans les
ambassades de France chargés de toute la logistique de défense16. Tarallo est il le
conseiller d’O. Bongo ? De toute manière, rien n’échappe au président gabonais élu et
réélu sans opposition avec la complaisance de la France, qui ne trouve rien à redire à
la fraude électorale. Pour mieux faire avancer ses affaires, il détient une part
importante (35 %) de la nouvelle société financière (quel en est le capital ?) créée au
Gabon, la FIBA (French Intercontinental Bank for Africa) tandis qu’ELF possède une
part supérieure (43 %), soit pour les deux 78 % des parts ; cette firme, dont le siège
social est au Gabon, a pour rôle discret les transferts financiers internationaux ; elle
échappe à tout contrôle : elle reçoit donc les fonds versés par ELF Gabon ; certains,
nommés « provisions pour investissements diversifiés », sont destinés à payer
différentes dépenses locales, en particulier les traitements des ministres gabonais ou
certaines dépenses ministérielles ou présidentielles. Elle transfère aux filiales suisses
ELF Trading et ELF Aquitaine International des sommes importantes versés sur
comptes numérotés qu’Alfred Sirven utilise pour alimenter la trésorerie de certains
partis politiques français17. ELF Gabon et le président gabonais O. Bongo nouent ainsi
J’ai rencontré personnellement l’ancien conseiller militaire français au Cameroun, exattaché militaire dans une ambassade française venu des services de renseignements et
affecté à Yaoundé ; il m’a confirmé la réalité de son travail au Cameroun comme « conseiller
miliaire » du président camerounais.
16 Les services de Bongo rédigent la note suivante en mars 1981 : « Il est exact qu’une somme
de millions de francs français, en deux fois (50 millions de francs CFA) à chaque fois a été
envoyée au président du RPR pour soutenir sa campagne électorale. Cette opération a été
montée par ELF Aquitaine. » in Les Dossiers du Canard enchaîné.
17 « Mon conseiller pour les affaires africaines, Martin Kirsch, vient me voir d’urgence pour
m’informer que le bruit court avec persistance à Libreville que le président Bongo
financerait la campagne électorale de Jacques Chirac. Il me recommande de l’appeler afin
de le mettre en garde contre cette immixtion dans les affaires françaises. Je demande à ma
secrétaire de joindre le président Bongo. Au bout de quelques minutes à peine, elle me
transmet la communication ; le réseau téléphonique est performant. Je reconnais la voix et
l’accent du président Omar Bongo. ’’J’espère que vous allez bien, me dit-il. Je suis content
d’avoir de vos nouvelles. On me dit que votre campagne se passe bien. Je suis sûr que vous
serez facilement réélu !’’. Comme le temps m’est compté, j’en viens directement aux faits. Elle
se passe plutôt bien, mais elle se passerait encore mieux si vous n’apportiez pas votre
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de solides liens avec le pouvoir politique français. Comme il le dira avec humour et un
certain sens de l’image, « la France sans l’Afrique, c’est un véhicule sans carburant
[mais] l’Afrique sans la France est un véhicule sans chauffeur ». Grâce au pétrole du
Gabon, il devient l’homme lige de la France en Afrique subsaharienne et se substitue
de ce fait insensiblement à Houphouët-Boigny, président de la Côte d’Ivoire. Les liens
étroits noués grâce à ELF donnent au Gabon une importance qu’il n’avait jamais eue
avant la découverte du pétrole.
Le pétrole d’ELF Gabon est en fait celui d’ELF, mais les opérations financières de la
société gabonaise échappent au contrôle du fisc français ; de plus, comment la France
pourrait elle exiger quoi que ce soit de Bongo alors qu’ELF Gabon verse des subsides
aux politiques français via la Suisse ? En effet,comme le Gabon, la Suisse joue un rôle
éminent dans le réseau ELF en Afrique : par elle transitent les fonds soustraits
secrètement et expédiés sur des comptes numérotés. Le réseau ne peut fonctionner
que dans le secret avec des hommes de confiance dont on est sûr qu’ils ne parleront
pas, tels A. Tarallo, « Mr Afrique » d’ELF, et A. Sirven, chargé des comptes bancaires
helvétiques. Le verrouillage du système a permis à ELF, notamment grâce à
l’intermédiaire du système géré par O. Bongo, d’élargir son champ d’action en
Afrique, grâce aux facilités financières dont elle disposait et qui lui permettaient
’’d’arroser’’ les présidents des États africains – d’où l’expression consacrée en Afrique
subsaharienne pour désigner les circuits de la corruption : « faire couler le pétrole ».
Ce système franco-africain et politico-pétrolier a pu continuer longtemps sans jamais
attirer l’attention de critiques explicites ; la présence de Guillaumat à la tête d’ELF
jusqu’en 1977 a permis de verrouiller le secret ; après son départ et apparemment
avec son successeur Albin Chalandon, personne ne met en cause l’action menée en
Afrique. Quand les socialistes arrivent au pouvoir en 1981, rien ne semble d’ailleurs
changer puisque Mitterrand recommande au successeur de Journiac au cabinet pour
les affaires africaines, Guy Penne, et à son fils Jean-Christophe, de continuer dans la
voie des prédécesseurs, Foccart et Journiac18. Les ’’écuries d’Augias’’ que Jean-Pierre
Cot, ministre de la Cooopération dans le gouvernement de Pierre Mauroy, voulait
assainir restent en l’état et « la Françafrique » est préservée quasiment telle quelle –
le symbole en étant le sommet de Bujumbura19. C’est quand L. Le Floch Prigent
soutien financier à mon concurrent Jacques Chirac ! ». Un long moment de silence ,avant
une réponse qui contient tout,depuis la résignation africaine jusqu’à la prononciation
gabonaise où chaque syllabe est détachée avec un accent mis sur les finales : ’’Ah !vous le
savez !’’, me dit-il […] ’’Oui,je le sais et je vous déconseille de le faire. Nous avons des règles
strictes pour le financement de nos campagnes électorales et il est formellement interdit
d’accepter des contributions étrangères’’. Je l’entends au bout du fil rechercher une
explication. Celle-ci finit par arriver : ’’Vous savez bien que je suis votre ami,et que je
souhaite votre réélection. En finançant Chirac, j’aurai davantage d’influence pour le
déterminer à vous soutenir !’’ Inutile d’insister ; je préfère conclure : ’’Monsieur le président,
je vous recommande de ne pas intervenir dans les affaires françaises. Quels que soient vos
motifs, je ne peux l’accepter !’’ […] Quelque temps après ,se présente au poste de garde de
l’Élysée un des ministres de Bongo, G. Rawiri, porteur d’une ’’valise remplie de billets de
banque’’. Le responsable de la garde ’’a eu la sagesse de l’éconduire en lui indiquant que
l’Élysée n’acceptait pas ce genre de contributions et l’a renvoyé à l’état-major de ma
campagne rue de Matignon », V. Giscard d’Estaing, Le pouvoir et la vie, tome 3, Choisir,
Paris, Compagnie 12, 2006, pp. 409-410.
18 :Voir Favier P. et Martin-Rolland M.,La décennie Mitterrand, 2 volumes, Paris, Seuil,19901991
19 Julien Schvartz, Rapport au nom de la commission d’enquête parlementaire, Sur les
conditions commerciales, financières et fiscales dans lesquelles les sociétés pétrolières
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devient président d’ELF-Aquitaine qu’il découvre les réalités de ces réseaux NordSud ; si un scandale éclate pour une autre affaire concernant le groupe ELF, l’on
comprend que derrière la façade existe un autre monde, d’autres réseaux tissés au fil
des lustres depuis les années 1950 – mais l’histoire cède la place aux polémiques et
aux pamphlets politiciens, voire à la Justice.
Conclusion
A la faveur d’une idée féconde , la coopération et de son corollaire,la francophonie,
une société pétrolière d’Etat, ELF a pu développer des réseaux d’affaires à travers
toute l’Afrique de l’Ouest La coopération née avant la Ve République avait pour
objectif premier d’assurer, grâce à l’aide de la France,la transition et le passage de la
dépendance coloniale à l’indépendance . Les Français devaient aider les pays
accédant à l’indépendance de différentes façons : soit en leur envoyant des
coopérants qui apporteraient leur savoir et leur technicité aux fonctionnaires du
nouvel état ; soit en accueillant ces fonctionnaires en stage en France afin qu’ils
acquièrent le savoir et les techniques qui leur manquaient éventuellement ; soit
encore en offrant des bourses au personnel désigné par l’Etat indépendant afin qu’il
améliore ses capacités et son savoir faire dans tel ou tel domaine. Des commissions
mixtes entre la France et chacun des pays partenaires, réunies à l’initiative des deux
États, avaient la charge de choisir les stagiaires ou les boursiers. Bien vite, de Gaulle
et les dirigeants français comprennent l’intérêt pour la France de donner le sens le
plus large à la coopération car l’Afrique de l’Ouest et du Centre ont une importance
multiple : d’abord stratégique et militaire ; ensuite géopolitique, car les États africains
ont une voix précieuse à l’ONU qu’ils peuvent mobiliser en soutien des positions
françaises ; enfin économique à cause du pétrole. Grâce à eux, la France garde l’étoffe
d’une grande puissance mondiale tout comme avant avec l’empire colonial : il suffit
de changer le vêtement.
ELF devient donc l’instrument de la présence française au Maghreb d’abord, en
Afrique de l’Ouest ensuite. ELF qui possède des concessions pétrolières dans la région
utilise la formule, avec d’abord Foccart (conseiller chargé de la coopération au cabinet
de De Gaulle), ensuite Guillaumat qui jette sur la région un important réseau capable
d’assurer à la société française un approvisionnement régulier, à l’abri des
vicissitudes politiques locales. ELF devient donc l’instrument politique d’une action
économique ; elle tisse des liens avec les États « indépendants » et utilise toutes les
formules bancaires ou financières avec des sociétés écrans pour apporter une
contribution financière importante aux partis politiques français qui ont le pouvoir à
Paris. Elle noue des relations avec les dirigeants locaux qui perçoivent vite leur intérêt
à tirer parti de cette situation, et, parmi eux, O. Bongo président du Gabon, le plus
gros producteur de pétrole de la région. Les relations entre lui et les dirigeants d’ELF
se transforment vite, grâce à la complaisance des responsables français d’ELF et aussi
du pouvoir politique dirigeant en France. La coopération qui aurait pu et dû apporter
aux populations africaines des États pétroliers une sensible amélioration de leurs
opérant en France approvisionnent le marché français et s'y assurent la distribution des
différents produits pétroliers, et sur leurs rapports avec l'État, 1974. Annexe à la séance
n°1280, 3 volumes. Yves Tavernier, La coopération française au développement, rapport au
Premier Ministre. Bilan, analyses, perspectives, Pairs, La Documentation française, 1989.
Marie Aubert, Hélène Brana & R. Blum, Pétrole et éthique : une conciliation possible ?
Rapport d’information, Paris, La Documentation française, 1999.
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conditions de vie ne profite qu’aux dirigeants qui s’enrichissent indûment .La formule
commencée avec de Gaulle continue avec Pompidou (Foccart et Guillaumat sont
toujours là), V. Giscard d’Estaing et Mitterrand jusqu’au moment où la presse
divulgue le mécanisme de la corruption.
L’étonnant dans tout cela est que ni le Parlement, ni l’opinion n’ont été informés
pendant plusieurs décennies .Sans doute, les dirigeants français ont toujours refusé
de fournir au Parlement la moindre information sur la gestion d’ELF ; ceci explique
peut être cela, et l’on pouvait toujours arguer que l’entreprise était bénéficiaire
jusqu’au moment où la commission parlementaire dirigée par Schvartz a voulu
comprendre certains comportements de la société à la marge du délit Mais aucune
mention de l’Afrique et des réseaux ELF ne figure dans le rapport. Et les informations
diffusées par ELF ne mentionnent jamais l’organisation de cette forme nouvelle de la
coopération franco gabonaise . Il faut attendre les années 1997 et 1998 pour que tout
soit mis sur la place publique grâce à la confession du président d’ELF nommé par
Mitterrand, L. Le Floch-Prigent. Il reste encore cependant beaucoup à apprendre sur
le dévoiement d’une coopération devenue la façade d’un réseau d’affaires africaines.
Cela exige que le principal intéressé ouvre ses archives aux chercheurs avant que les
documents les plus sérieux aient disparu. Le pourra t-on jamais alors que tous les
dirigeants français de De Gaulle à J. Chirac ont été plus ou moins impliqués ?
La disparition d’ELF comme entreprise pétrolière signifie t-elle que les réseaux
antérieurs ont disparu ? Rien n’est moins certain, même si les principaux acteurs et
bénéficiaires français du système semblent ne plus avoir de rôle actif dans la politique
africaine de la France.
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