©Abdullahi Ahmed An-Na’im
Le Future de la Shari’a
Chapitre 1: Introduction
L’objet principal de ce livre est de présenter et promouvoir le future de la Shari’a,
système normative islamique, parmi les croyants et au sein de leurs communautés, en
écartant l’application des principes de la Shari’a par les pouvoirs coercitifs étatiques. De
par sa nature et sa fin, la Shari’a ne peut être librement respectée et suivie que par les
croyants; en effet ses principes perdent de leur autorité religieuse et leur valeur lorsqu’ils
sont appliqués par l’État. Du point de vue fondamentalement religieux, l’État ne peut être
autorisé à requérir une autorité sur l’islam. Il est vrai que l’État a ses propres fonctions,
comme expliqués ci-dessous, lesquelles peuvent inclure larbitrage entre les requêtes
concurrentes des institutions religieuses et séculières; cependant cela devrait être perçu
comme l’État exécutant les fonctions séculières d’une institution politique, sans pour
autant qu’il requiert une autorité religieuse. Il est aussi vrai que les croyances religieuses
des musulmans, que ce soient les croyances officielles de l’État ou celles des individus
citoyens, influencent toujours leurs actions et leur comportement politique ; Ce là sont de
bonnes raisons pour conserver une distinction claire entre l’islam et l’État, de même
qu’entre l’État et la politique. Comme il est développé plus avant dans cet ouvrage,
l’islam est une religion d’être humains qui croient en cette religion, tandis que l’État
assure la continuité des institutions comme le pouvoir judiciaire ou les agences
administratives. Ces agences se distinguent du gouvernement ou du régime en place, qui
est quant à lui le produit des politiques mises en œuvre à un moment donné.
Mon objectif est dès lors d’affirmer et de soutenir la séparation institutionnelle de
l’islam et État, qui est nécessaire afin que la Shari’a ait son propre rôle positif et
constructif dans la vie des musulmans et des sociétés islamiques. Ce point de vue peut
aussi être appelé « la neutralité religieuse de l’État », principe selon lequel les institutions
étatiques ne favorisent ni ne défavorisent une doctrine ou un principe religieux. L’objet
d’une telle neutralité, néanmoins, est précisément d’assurer la liberté des individus au
sein de leurs communautés de favoriser, d’objecter ou de modifier quelque principe ou
doctrine religieuse que ce soit. Cela ne signifie pas que l’islam et la politique doivent être
séparés; cette proposition n’est ni nécessaire ni désirable. La séparation de l’islam et de
l’État, tout en maintenant le lien entre l’islam et la politique, permet l’application de
principes islamiques dans une politique officielle et une législation, mais les soumet à des
soupapes de sécurité détaillées plus loin dans ce chapitre. Cette approche repose sur la
difficile distinction qui existe entre État et politique, en dépit de leur lien évident et
permanent. Il peut dès lors être utile de parler de conciliation délibérée et stratégique de
cette tension qui provoque la séparation de l’islam et de l’État (qui doit être bien distinct
du gouvernement), de même qu’il est utile de parler des moyens pour réguler le lien entre
islam et politique, au lieu d’essayer d’imposer d’une manière ou dune autre une solution
catégorique.
L’État est un réseau complexe d’organismes, d’institutions et de mécanismes qui
sont supposés appliquer les politiques adoptées par le processus politique propre à chaque
société. En ce sens, l’État devrait représenter l’aspect le plus établi et l’aspect le plus
délibérément opérationnel de l’auto-gouvernance, tandis que la politique servirait de
processus dynamique de prise de décision parmi des options de politiques en
concurrence. Pour remplir cette mission et ces autres fonctions, l’État doit avoir ce qui est
connu comme étant le monopole de l’utilisation légitime de la force : c’est la capacité à
imposer sa volonté à la population en général sans risquer que les personnes soumises à
sa juridiction ne recourent à la force pour contrer l’État. Ce pouvoir coercitif étatique, qui
est aujourd’hui plus étendu et plus efficace que dans toute l’histoire humaine, sera contre-
productif s’il est exercé de manière arbitraire, dans un but de corrompre ou dans un but
illégitime. C’est pourquoi il est critique de conserver la neutralité de l’État de manière
aussi humaine que possible ; l’établissement de cette neutralité requiert une vigilance
constante par l’ensemble des citoyens qui peuvent agir par le biais d’une large variété de
moyens politiques, légaux, éducatifs et d’autres stratégies et mécanismes.
La distinction entre État et politique implique dès lors une constante interaction
entre les organes et institutions étatiques d’une part, et les acteurs sociaux et politiques
organisés et dotés de visions différentes du bien public d’autre part. La distinction repose
aussi sur une conscience aigue des risques d’abus ou de corruption liés aux nécessaires
pouvoirs coercitifs étatiques. Il est aussi important d’assurer que l’État ne soit pas
simplement un reflet total de la politique quotidienne car il doit être capable d’être un
médiateur et de départager les visions concurrentes et les propositions politiques, ce qui
requiert aussi de la part de l’État de rester relativement indépendant par rapport aux
forces politiques variées au sein de la société. Étant donné que l’indépendance totale n’est
pas possible, car l’État ne peut être complètement autonome de ces acteurs politiques qui
contrôlent l’appareil étatique, il est parfois important de rappeler sa nature politique.
Paradoxalement, la réalité de l’existence de ce lien justifie la lutte pour la séparation entre
État et politique, de manière à ce que les exclus du processus politique du jour puissent
toujours avoir recours aux organes étatiques et aux institutions pour obtenir une
protection contre l’utilisation excessive du pouvoir et l’abus de pouvoir par les officiels
étatiques.
Ce besoin peut être illustré par les expériences vécues pendant les dernières
décennies du vingtième siècle groupe dirigeant prenait le contrôle complet de l’État, et
ce depuis l’Allemagne nazie à l’Union soviétique en passant par de nombreux États en
Afrique et dans le monde arabe. Qu’il s’agissait du nationalisme arabe en Egypte sous
Nasser ou du parti Bath en Irak sous Saddam Hussein et en Syrie sous Hafez el-Assad,
l’État était devenu l’agent immédiat du parti, qui servait de bras armé à l’État. Dans de
telles circonstances, les citoyens étaient pris entre l’État et le parti, sans possibilité de
recourir à des réparations administratives ou juridiques de l’État ou la possibilité d’une
opposition politique légale en dehors du contrôle étatique. Ne pas respecter la distinction
entre l’État et la politique tend à déstabiliser sévèrement la paix, la stabilité et le
développement sain de toute une société. Une telle désintégration se produit quand ceux à
qui ont refusé les services et la protection de l’État ainsi qu’une participation effective à
la vie politique, soit cessent de participer à la vie publique soit ont recours à la résistance
violente en l’absence de solutions moins drastiques.
La problématique devrait dès lors de savoir comment maintenir la distinction
entre État et politique, au lieu d’ignorer la tension dans l’espoir qu’elle se résolve d’elle-
même. Cette nécessaire bien que difficile distinction peut faire l’objet d’un arbitrage par
le biais de principes et d’institutions constitutionnels et de la protection des droits de
l’homme égaux de tous les citoyens. Mais comme j’en discuterai dans le chapitre 3, ces
principes et ces institutions ne peuvent pas réussir sans la participation active et
déterminée de tous les citoyens ; il y a peu de chance que cette participation ait lieu si le
peuple considère ces principes et ces institutions sont inconsistantes avec les croyances
religieuses et les normes culturelles qui influencent son comportement politique. Ces
principes de souveraineté populaire et de gouvernance démocratique présupposent que les
citoyens sont suffisamment motivés et déterminés à participer à tous les aspects de l’auto-
gouvernance, incluant la participation à l’action politique organisée afin de rendre le
gouvernement responsable et de le mettre à l’écoute de leurs attentes. Cette motivation et
cette détermination, qui est en partie influencée par les croyances religieuses et
l’environnement culturel des citoyens de l’État, doit reposer sur leur appréciation et sur
leur dévouement aux valeurs constitutionnelles et des droits de l’homme. J’expliquerai
cette approche du changement social plus loin dans ce chapitre.
Ce livre est une tentative pour clarifier et soutenir la nécessaire mais difficile
conciliation du paradoxe de la séparation institutionnelle de l’islam et de l’État, en dépit
du le lien inévitable entre l’islam et politique dans les sociétés islamiques actuelles. En
tant que musulman, je cherche à contribuer à ce processus dans les sociétés islamiques
sans pour autant argumenter que les problématiques que j’aborde sont uniquement
propres à l’islam et aux musulmans. Par conséquent, je remettrai en cause l’illusion
dangereuse d’un État islamique qui requiert le droit d’appliquer les principes de la
Shari’a au moyen des pouvoirs coercitifs étatiques. Une autre illusion dangereuse que je
discute est l’idée selon laquelle l’islam peut ou devrait être éloigné de la vie publique de
la communauté des croyants. En bref, et cet argument sera sujet à une élaboration future,
la grande diversité d’opinions au sein des intellectuels musulmans et des écoles de pensée
(madhahib) signifie en pratique qu’en dépit des actions entreprises, les institutions
étatiques devront choisir parmi les propositions concurrentes celles qui sont à la fois
également légitime d’un point de vue islamique ou d’un autre point de vue. De plus, il
n’y a pas de standards ou de mécanismes qui servent de dénominateur commun pour
départager de telles propositions au sein des différentes écoles de pensées, sans parler
des différences qui existe entre écoles sunnites et shiites. Dans un deuxième temps,
quelque soient les standards ou mécanismes imposés par les organes étatiques afin de
déterminer la politique officielle et la législation formelle, ils seront nécessairement basés
sur le jugement humain de ceux qui contrôlent ces institutions.
En d’autres termes, quelque soit ce que de l’État décidera d’appliquer au nom de
la Shari’a, ce sera nécessairement une décision de nature séculière et le produit du
pouvoir politique coercitif, et non le produit d’une autorité islamique supérieure, même
s’il est possible d’affirmer ce que cela signifie pour les musulmans dans leur ensemble.
Le rejet catégorique de la dangereuse illusion d’un État islamique qui appliquerait les
principes de la Shari’a d’une manière coercitive est nécessaire pour qu’en pratique les
musulmans et autres citoyens puissent vivre en accord avec leurs croyances religieuses et
à leurs autres croyances. En fait, la notion d’un État islamique est une idée post-
colonialiste qui repose sur les prémisses d’un modèle européen de l’État et d’une
perception totalitaire du droit et de la politique publique comme instruments d’une
construction sociale par les élites dirigeantes. Bien que les États qui ont dans l’histoire
gouverné les musulmans ont rechercune gitimité islamique de plusieurs manières,
comme le chapitre 2 en discutera, ils n’ont pas prétendu être un État islamique. Ceux qui
argumentent en faveur d’un soi-disant État islamique dans le contexte moderne cherchent
à utiliser les pouvoirs conférés par les institutions étatiques, tels que constituées par le
colonialisme européen et qui ont perdurés après l’indépendance, afin d’imposer un
comportement individuel régulé et des relations sociales orientées de manière précise par
les élites dirigeantes. Il est particulièrement dangereux d’entreprendre de telles initiatives
totalitaires au nom de l’islam ; en effet il serait plus difficile de les refuser que lorsque
ces initiatives sont recherchées par un État qui s’identifie ouvertement comme étant
séculier et qui n’a pas de demandes de légitimation religieuse afin de justifier son
totalitarisme. Dans le même temps, il est clair que la séparation institutionnelle d’une
religion et d’un État n’est pas facile car l’État devra nécessairement réguler le rôle de la
religion afin de maintenir sa propre neutralité religieuse ; c’est la conséquence du rôle de
l’État en tant que médiateur et arbitre des forces sociales et politiques en compétition
mentionnées ci-dessus.
Une autre raison essentielle d’insister sur la neutralité religieuse de l’État est
qu’elle est une condition nécessaire au respect des préceptes islamiques et de leurs
applications en tant qu’obligations religieuses pour les individus musulmans. Une telle
conformité doit être complètement volontaire car elle requière une intention pieuse
(niyah), qui est nié par l’application coercitive de l’État. De plus, quand les musulmans
souhaitent proposer une politique ou une loi qui repose sur leurs croyances religieuses ou
d’autres croyances, comme tous les citoyens ont le droit de le faire, ils devraient soutenir
de telles propositions avec ce que j’appelle « la raison publique ». La notion de « public »
revoie ici aux besoins pour la politique et la législation d’être publiquement déclarées, de
même que cela renvoie au processus de raisonnement qui doit rester ouvert et accessible à
tous les citoyens. Par conséquent, par raison publique j’entends que le rationnel et
l’objectif de la politique publique ou de la législation doit être basé sur le genre de
raisonnement que la majorité des citoyens puisse accepter ou rejeter, de même que la
raison publique autorise les citoyens à faire contre-propositions grâce à un débat public
sans être attaqués sur leur piété religieuse. La raison publique et le raisonnement, et non
les croyances et motivations personnelles, sont nécessaires, que les musulmans
constituent la majorité ou la minorité de la population d’un État. C’est ainsi afin que
même si les musulmans constituent la majorité prédominante, ils ne sont pas forcément
d’accord sur quelle politique et quelle gislation doit découler de leurs croyances
islamiques.
Il n’est pas irréaliste et insensé d’attendre que le peuple obéisse à toutes les
obligations de la raison publique car de tels choix découlent de leur motivations et
intentions intérieures. Il est difficile de comprendre pourquoi les gens votent dans un sens
ou comment un peuple peut justifier un agenda politique en son for intérieur ou auprès
de leurs voisins; mais l’objectif devrait être la promotion et l’encouragement des raisons
publiques et du raisonnement, tout en diminuant avec le temps l’influence exclusive des
croyances religieuses personnelles. Les conditions des raisons publiques ou du
raisonnement reposent sur la prémisse que les gens qui contrôlent l’État ne peuvent pas
être neutres. Cette condition n’est pas seulement essentielle, mais il faut aussi que la
neutralité soit l’objectif de l’action de l’État, précisément parce que le peuple pourrait
continuer à agir en se fondant sur des croyances ou des justifications personnelles. Cette
obligation de présenter publiquement et ouvertement des arguments fondés sur les raisons
que la majorité de la population peut librement accepter ou rejeter à n’importe quel
moment encourage et développe un consensus plus large au sein de la population, au-delà
des diverses croyances religieuses limitées et autres types de croyances des différents
groupes et individus. La capacité à présenter des raisons publiques et d’en débattre
publiquement est déjà présente dans la majorité des sociétés. À partir de là, j’en appelle
au développement de ce raisonnement public conscient et croissant dans le temps, plutôt
que de suggérer qu’il est totalement absent maintenant ou qu’il ne sera pas réalisé dans
un futur immédiat. J’espère que cet effort de promotion de la pratique de la raison
publique deviendra plus clair lors du développement de cette notion dans ce chapitre et
les chapitres suivants.
Avant d’aller plus avant, il faut clarifier un point de terminologie en ce qui
concerne les liens entre les principales propositions de mon livre et le concept de
« sécularisme ». La séparation entre islam et État qui constitue la première partie de mon
argument parait être similaire au sécularisme pris et compris dans son sens commun,
lequel est rejeté par de nombreux musulmans. Le lien entre islam et politique, sur lequel
je mets une emphase dans la seconde partie de ma proposition, est une tentative de
répondre aux attentes des musulmans en ce qui concerne le sécularisme. La perception
négative commune du sécularisme dans majeure partie du monde musulman ne fait pas la
distinction entre la séparation entre islam et État d’une part et le lien entre islam et
politique d’autre part. En manquant de reconnaître cette distinction, la séparation entre
islam et État est comprise seulement dans le sens d’une relégation totale de l’islam au
domaine purement privé et de son exclusion de la sphère de la politique publique. Étant
donné que ce n’est pas ce que je propose, il serait sage d’utiliser le terme de pluralisme à
la place de sécularisme afin d’éviter de confondre ma position avec la perception
commune négative du sécularisme qui existe au sein des musulmans. Cette utilisation est
inappropriée car le cularisme est en fait nécessaire pour la réalisation pratique et sur le
long terme du pluralisme. La notion de pluralisme peut dès lors signifier l’acceptation
non qualifiée et institutionnalisée de valeurs religieuses, culturelles et d’autres formes de
diversité comme des valeurs sociales et politiques. En effet, les deux concepts requièrent
une neutralité religieuse de l’État. Cependant, j’utiliserai aussi le terme de sécularisme,
en plus du pluralisme tel que nous venons de le définir, afin de réhabiliter le concept et de
décourager des associations négatives chez les musulmans.
Toujours au sujet de la terminologie, j’utiliserai le terme d’ « État territorial » au
lieu d’ « État-nation », car l’aspect essentiel du modèle européen qui est maintenant
appliqué par toutes les sociétés islamiques est la juridiction exclusive de l’État sur un
territoire spécifique et une population qui réside sur ce dernier, en dépit du fait que cet
État constitue ou non une « nation » par la virtue de l’unité ethnique, linguistique ou
culturelle. Je considère aussi que l’emphase mise sur la « nation » mène souvent à des
politiques autoritaires qui violent le droit à l’auto-détermination de l’individu et de la
communauté, qui sont les rationnels sous-entendus de l’État en premier lieu. J’espère dès
lors aider à transformer les attitudes des musulmans à l’égard de la nature séculière
inhérente de l’État et le rôle critique des principes des droits de l’homme et de la
citoyenneté, en constante médiation et négociation de ces relations entre islam, État et
société. Le contexte de la constante négociation de ces relations dans les sociétés
islamiques actuelles est formé par de profondes transformations au sein des structures et
des institutions politiques, sociales et économiques, dans lesquelles tous les musulmans
vivent et entrent en contact avec les autres communautés. Une telle capacité à entrer en
contact et à se rapprocher est le résultat du colonialisme européen, et plus récemment, du
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