COMMENT L’INDUSTRIE S’EST ELLE REAPPROPRIEE L’ENVIRONNEMENT : ARTICULATION ENTRE L’ACTION PUBLIQUE ET LES DEMARCHES VOLONTAIRES Thomas Reverdy Aujourd’hui, la question de l’acceptation des contraintes environnementales est une question majeure : on sait que ces contraintes vont aller croissantes, à un rythme probablement assez rapide, mais on comprend que l’acteur public hésite à imposer des mesures impopulaires. Se pose donc la question de l’acceptabilité des nouvelles contraintes associées à la lutte contre le changement climatique, contraintes dont on sait qu’elles vont transformer la vie économique autant que notre vie quotidienne. Dans un débat aussi vaste, ma contribution à cette question sera modeste. Elle s’appuie sur mon expérience de l’intégration de l’environnement dans les entreprises industrielles, et elle suppose une reformulation de la question. Je ne parlerais pas beaucoup de changement climatique : et pour cause, on a très peu de recul sur les instruments de l’action publique, leur acceptation, leurs effets ! Si les instruments existent (permis d’émission négociable, certificats), ils n’ont pas encore eu des effets flagrants compte tenu d’un prix du CO2 qui, après avoir connu un niveau significatif, est devenu quasiment nul. Je parlerais donc plutôt de l’action réglementaire ou incitative de l’Etat en direction des entreprises durant les 20 dernières années en matière d’environnement, et en particulier dans le cas de la France. Soumis à une réglementation européenne de plus en plus exigeante, notre pays a rattrapé son retard dans la réduction des pollutions des grands sites industriels. Cette communication détaille les différents mécanismes à l’œuvre dans cette transformation : le rôle de la réglementation, le rôle des incitations économiques, le rôle des actions volontaires des entreprises. Il me semble que ce bilan (même s’il est un peu caricatural) est utile alors que de plus en plus d’acteurs économiques et politiques défendent l’idée selon laquelle les entreprises seraient devenues des acteurs privilégiés du progrès environnemental et que leurs actions volontaires suffiraient à ce que ce progrès se poursuive. Ainsi, la première partie de cette communication s’intéresse à l’action de l’Etat, action réglementaire et économique. Nous essayons d’en expliquer les fondements, les instruments et les effets. Nous montrons que la réglementation procède principalement par la traduction et l’adaptation aux contextes spécifiques des entreprises, mais qu’elle a vraiment trouvé son efficacité dans l’articulation avec les dispositifs de financement. Nous introduisons aussi la nuance suivante : parfois, à trop vouloir adapter ses exigences aux conditions locales, compte tenu du poids des enjeux et négociations locales, l’Etat a parfois manqué sa cible. A trop vouloir « traduire », les ambitions ont été « trahies » (pour reprendre les termes de Callon, 1998). La politique de gestion des déchets en est une belle illustration. Ainsi, si les entreprises ont progressé dans leur performance environnementale, c’est, la plupart du temps, parce que cette performance a été à la fois « exigée », par des réglementations, et « soutenue », par une articulation avec des instruments économiques incitatifs. La seconde partie s’intéresse aux actions volontaires des entreprises, c'est-à-dire les actions engagées en faveur de l’environnement sans réglementation déjà existante et sans dispositif incitatif. Trois mécanismes permettent en principe à l’entreprise de tirer bénéfice d’une action volontaire. Le premier mécanisme est l’amélioration de son image auprès du public, des clients et des actionnaires et qui suppose que les clients par exemple, soient prêts à payer plus cher un bien écologique. Le deuxième mécanisme est le jeu concurrentiel, mais dans un contexte où la réglementation devient plus sévère : celui qui l’anticipe bénéficie en général d’un avantage de « first mover » sur son marché (exclusion des concurrents ou coûts plus élevés…). Le dernier mécanisme concerne des actions volontaires qui visent à organiser la réponse de l’entreprise, à intégrer les exigences réglementaires dans l’activité, et ainsi faciliter l’acceptation de ces exigences. Ce mécanisme est probablement le plus courant. L’essentiel des actions volontaires visent les moyens, l’organisation. Elles facilitent le déploiement des exigences environnementales dans l’ensemble des activités de l’entreprise, de la stratégie jusqu’aux activités quotidiennes. Au cours de notre travail de thèse (financée par l’ADEME), nous avons eu l’occasion de participer, comme stagiaire ingénieur, à plusieurs projets d’amélioration des performances environnementales dans un site industriel important de la chimie de base pendant 5 mois, et dans un site de construction mécanique. La pratique de l’observation participante ainsi que des entretiens informels approfondis nous ont permis de recueillir des informations sur les attitudes des diverses personnes face aux différents projets. Par ailleurs, nous avons eu l’occasion d’encadrer des stages d’élèves ingénieurs dans les équipes environnement dans divers sites industriels, dans l’industrie chimique, l’industrie mécanique, électrique et électronique. Nous avons réalisé deux enquêtes sur la gestion des déchets industriels dans le cadre de recherches financées par l’ADEME (40 responsables environnement interviewés). Je m’appuie sur la nouvelle théorie institutionnelle en théorie des organisations (Hargrave. Van de Ven, 2006) : elle s’intéresse aux « institutions » c'est-à-dire les schémas, les normes, les règles, les dispositifs, qui rendent possible ou contraignent le comportement des acteurs et rendent le monde prédictible et compréhensible. Je m’intéresse donc principalement aux « institutions » qui véhiculent la question environnementale au sein de l’entreprise : la réglementation et les incitations économiques, mais aussi l’action managériale (discours, décisions d’investissement, pratiques de management) et enfin l’action « collective » des membres de l’organisation (comment ils coopèrent entre eux). Comme on le verra dans la première partie, l’action incitative et coercitive de l’Etat est nécessaire, mais elle ne suffit pas. Elle rencontre de nombreux obstacles dans sa traduction concrète. La seconde partie montrera que l’action de l’Etat n’a été effective que parce qu’il y a eu, en même temps, des changements organisationnels et culturels, facilités par la diffusion des démarches dites « volontaires ». Ces démarches sont parfaitement complémentaires à l’action publique (et non opposées) car elles accroissent la légitimité des exigences environnementales dans l’entreprise, les véhiculent et le traduisent au cœur de l’organisation industrielle. Ainsi, ces démarches volontaires ne doivent pas être pensées comme des alternatives à l’action de l’Etat, mais comme complémentaires, et même comme catalyseurs de l’action de l’Etat. Le rôle et les limites de l’action de l’état. Cette première partie vise tout d’abord à rendre compte du rôle central de l’action de l’Etat dans le progrès environnemental. Ce rôle a été d’autant plus important qu’il s’appuyait sur deux types d’instruments : la réglementation, et en particulier le droit des installations classées, et les incitations économiques, comme les subventions des Agences de l’Eau. Mais elle montre aussi la limite de cette action si aucune entreprise n’accepte d’innover, de se réorganiser… Le droit des installations classées : un instrument pragmatique Le premier point que je souhaite questionner est la façon dont le droit des installations classées a facilité l’acceptation des exigences environnementales par le monde économique. Le droit des installations classées est un droit pragmatique, conçu dans une visée instrumentale, un instrument parmi d’autres d’une politique de modernisation environnementale de l’industrie. Pierre Lascoumes, dans son ouvrage « l’éco-pouvoir », montre, à travers l’histoire de ce droit et des institutions en charge de son application, combien celui-ci a eu pour objectif de protéger à la fois la liberté d’entreprendre et la limitation des nuisances à autrui. Il nous explique aussi que le droit des installations classées est le produit d’un « transcodage juridico-technique » (concept largement enprunté à la notion de « traduction » de Callon), où les inspecteurs des installations classées interviennent à différents niveaux pour définir un niveau d’exigence acceptable par les entreprises industrielles. Ce droit est très critiqué par les juristes, compte tenu du pouvoir exorbitant qu’il donne à l’administration en charge de son application. La législation européenne est d’ailleurs assez cohérente avec le droit qui s’appuie sur le « principe de prévention » : « le principe d'action préventive et de correction, par priorité à la source, des atteintes à l'environnement, en utilisant les meilleures techniques disponibles à un coût économiquement acceptable » (Commission Européenne). Ce principe justifie une action administrative en amont de la pollution pour limiter celle-ci et s’oppose à une logique purement judiciaire de l’environnement. C’est aussi un principe pragmatique : il conditionne l’action administrative à la disponibilité des solutions, qui doivent être économiquement acceptables. Selon ce principe, dès qu’il existe une technologie moins polluante, l’Etat intervient pour obtenir des entreprises son adoption. On peut avoir plusieurs interprétations de ce principe, et la Commission Européenne, selon les thèmes, oscille entre les deux : - normes de rejets génériques (avec des valeurs censée être les mêmes pour tous les sites industriels) à partir du moment où une technologie de traitement est disponible ; - normes de rejets spécifiques, adaptées aux entreprises dans leurs spécifiés techniques, environnementales, économiques. De son côté, l’Etat français est toujours resté fidèle à sa doctrine des normes de rejet spécifiques. Ainsi, l'Arrêté Intégré du 2 février 1998, texte qui traduit en droit français un ensemble de directives européennes fondées sur des normes de rejets génériques (avec des valeurs censées être les mêmes pour tous les sites industriels), ne prévoit pas une application unilatérale, mais une adaptation site par site pour les installations existantes. Ce texte offre des marges d’interprétation. Du point de vue de certains industriels et inspecteurs, une mise en œuvre trop stricte des exigences génériques pourrait conduire à des aberrations : par exemple, pour la pollution de l’air, l’Arrêté impose des limites de concentration d’un polluant donné dans l’air rejeté, ce qui peut conduire à un très haut niveau d’exigence sur une source minime de pollution quand celle-ci est peu diluée, et à l’absence d’action sur des sources importantes mais très diluées. Pour avoir du sens, une norme générique doit être accompagnée d’autres prescriptions (par exemple sur les équipements, pour éviter une dilution) et par une connaissance du site industriel. L’action administrative fondée sur le principe de prévention, a fortiori quand elle vise à établir des obligations spécifiques à chaque activité, rencontre une difficulté majeure : en effet, l’acteur public ne peut agir qu’à condition qu’une technologie moins polluante soit effectivement disponible. Or, dans la majorité des cas, il n’est pas de l’intérêt du pollueur de développer une telle technologie (nous verrons plus loin les exceptions). Si le droit des installations classées a pu conduire à de vrais progrès, c’est aussi parce que s’est développée conjointement une industrie de la dépollution (ou éco-industrie). Cette industrie s’est fortement mobilisée dans des politiques d’innovation et de développement technologique. Selon le principe des meilleures technologies disponibles, de nouvelles exigences réglementaires ont été définies à partir de cette offre (par exemple, la valeur limite de concentration d’un polluant dans un rejet dans l’air correspond exactement à la capacité des équipements de traitement de l’air). Et les nouvelles exigences réglementaires ont créé un marché important pour ces industriels de la dépollution (qui par ailleurs, n’avaient pas à subir les coûts de cette réglementation). En 1996, avec la directive IPPC (IPPC signifie Integrated Pollution Prevention and Control), l’Union européenne a voulu créer une dynamique européenne de partage des connaissances entre les pays sur les technologies de production utilisées et leur performance environnementale : des documents détaillés ont été rédigés sur la base d’enquêtes auprès des industriels et administrations des pays membres et détaillent les technologies les plus performantes. Aujourd’hui ces documents sont rédigés, mais il est difficile de dire comment ils sont utilisés par les administrations pour fixer les niveaux d’exigence pour les sites. Un droit inégalement appliqué La traduction des exigences environnementale peut aussi conduire à d’importantes disparités, audelà de ce qui a été prévu par les textes. Un texte dont l’application initiale est prévue comme particulièrement stricte, dans les faits, peut connaître un retard ou une application incomplète. Prenons l’exemple de l’arrêté ministériel de 1985 concernant les activités de traitement de surface (déchet, rejets accidentels, pollution atmosphérique, pollution de l’eau) : les dispositions sont applicables le 1er janvier 1991. Un rapport publique de la DRIRE Rhône Alpes explique que, dans cette région, en 1991, 55 % des installations sont non conformes. En 1996, 22 % sont non conformes. En Ile de France, le rapport publié en 2000 explique que 1/3 des ateliers ne respectent pas les normes, 1/5 ne pratiquent pas d’auto-surveillance, 1/5 ont une rétention insuffisante, 1/5 ont des alarmes de pH défaillantes. Pierre Lascoumes constate dans son ouvrage que l’administration hésite à poursuivre les entreprises qui ne respectent pas leur arrêté d’autorisation. L’administration se limite à des procès verbaux, et ne les transmet pas à la justice, préférant rester dans une logique de régularisation de l’infraction plutôt que d’entrer dans une logique judiciaire. En effet, les DRIRE souhaitent rester maître de la négociation avec les sites pour planifier les mises en conformité, afin de préserver aussi les enjeux économiques et sociaux des activités concernées. P. Lascoumes note cependant, en 1994 déjà, une augmentation sensible du nombre de sanctions administratives, qu'il explique par la pression de plus en plus importante de la société civile. Son constat est confirmé par E. Viardot (1998). En revanche, la régularisation est en général obtenue pour une large majorité des infractions avant de passer à des sanctions pénales, dont le nombre est resté stable. Une évolution majeure de ce droit des installations classées ou plus globalement du droit de l’environnement, a été l’obligation d’information (c’est grâce à cette obligation que l’on peut se renseigner facilement sur la situation des entreprises) et la possibilité des associations d’attaquer en justice les entreprises qui ne le respectent pas. C’est pourquoi l’application du droit des installations classées connaît aussi une certaine radicalisation, l’administration craignant que sa responsabilité soit mise en cause. Articulation entre les instruments juridiques et économiques, comme condition de l’acceptabilité des exigences environnementales Le droit de l’environnement n’est véritablement décliné, mis en œuvre, que lorsqu’il se combine à d’autres formes d’action publique et en cohérence avec elles. L’action de l’Etat en matière de pollution de l’eau d’origine industrielle a été un succès. Pourquoi ? Parce qu’il y a eu une articulation étroite entre une action réglementaire et une incitation économique par les Agences de l’Eau (qui a organisé le financement des mises en conformité par un système de mutualisation des coûts, à hauteur de 50 % de la facture). Cela a facilité les investissements dans les stations d’épuration… Cette articulation s’est d’ailleurs étendue, au-delà des décisions d’investissement, vers les incitations au bon fonctionnement. L’Administration des Installations Classées et les Agences de l’Eau ont développé de nouvelles incitations fondées sur des règles d’auto-surveillance des rejets : les entreprises ayant une bonne surveillance de leurs installations et de bonnes performances bénéficiaient d’une réduction de leur redevance payée à l’Agence. Ces exemples d’articulation réussie ne doivent faire oublier les situations où cette articulation était plus difficile. Par exemple, les Agences de l’eau ont développé, dans le cadre des Schémas d’Aménagement et de Gestion des Eaux, une politique de planification environnementale avec des objectifs d’amélioration de la qualité de l’eau, objectifs ciblés sur des cours d’eau particulièrement vulnérables du point de vue de l’environnement, ou concernés par des usages contradictoires (Reverdy, 2003). Elles ont adapté leurs incitations (le niveau de subvention) à cette planification. Cependant, la diversité des acteurs (Agence de l’eau, Police de l’Eau, Installation classées ou Ministère de l’Agriculture…) n’a pas facilité une action de l’Etat concertée. Pour un industriel, même une subvention à 50 % n’est pas incitative s’il n’y a pas en même temps d’obligation réglementaire ! L’Inspection des Installations Classées n’a pas pû aligner sa pratique d’autorisation et de mise en conformité sur le programme des Agences de Bassin. Ainsi, pour comprendre l’acceptation des nouvelles exigences environnementales, il ne faut pas se contenter de comprendre la fabrication et l’application des réglementations, mais aussi voir comment celles-ci s’articulent avec d’autres instruments de l’action publique, en situation. L’articulation est malaisée car les différentes organisations chargées de la mise en œuvre n’ont pas les mêmes agendas. Un exemple d’articulation entre action publique et action des entreprises La politique des déchets en France fondée par la loi du 13 juillet 1992 était ambitieuse. Cette loi prévoyait une mise en décharge réservée aux déchets ultimes en 2002, avec la définition pour le déchet ultime : « déchet résultant ou non du traitement d'un déchet, qui n'est pas susceptible d'être traité dans les conditions technique et économique du moment, notamment par extraction de la part valorisable ou par réduction de son caractère polluant ou dangereux. » On retrouve ici le principe des meilleures technologies disponibles déclinées dans le cas des déchets. Cette loi devait mobiliser l’ensemble des acteurs concernés ; collectivités, entreprises, industriels du déchet, dans la recherche de solutions alternatives à la décharge. En ne fixant ni objectif ni définition du déchet ultime, elle reconnaissait le caractère tout à fait innovant d’une politique de gestion des déchets. Les « conditions économiques et techniques » restaient à inventer. Cette loi a eu un effet mobilisateur dans l’industrie, effet que nous avons pu mesurer alors par une enquête auprès d’entreprises de la région Rhône-Alpes entre 1996 et 1998 (un échantillon de 30 entreprises, de taille et d’activité variables). Nous avons constaté qu’elles avaient fait des efforts importants de rationalisation de leur gestion des déchets, qui jusqu’à présent, n’étaient pas rationalisés car « destinés à l’abandon ». Efforts qui étaient aussi justifiés par des gains en termes de valorisation des déchets et une surveillance plus stricte des déchets industriels spéciaux (en particulier les emballages souillés). L’objectif de 2002 était pris au sérieux : toutes les idées de valorisation étaient explorées, certes, avec des moyens variables, mais avec une forte motivation des personnes en charge de cette question. La loi du 13 juillet 1992 avait prévu un instrument d’action publique pour sa mise en œuvre sur l’ensemble du territoire. Il s’agissait des Plans Départementaux d'Elimination des Déchets (PDED) qui devaient être élaborés sous l’autorité du préfet. Après avoir tenté de définir les « déchets ultimes » pour la France entière, le Ministère de l’Environnement a reculé en laissant les départements le définir, dans le cadre de sa politique de décentralisation. La plupart des acteurs (tant publics qu’associatifs ou économiques) se sont accordés sur le fait qu’une définition unique sur l’ensemble du territoire français de la notion de « déchets ultimes » n’était pas souhaitable sur le plan économique et environnemental : par exemple, en zone rurale, transporter des ordures ménagères sur une longue distance pour les incinérer n’est pas très performant d’un point de vue écologique, le tri et l’enfouissement dans une décharge surveillée est probablement plus pertinent. Dans le département de l’Isère, 10 ans de concertation auraient pu aboutir à une définition unique du « déchet ultime », au moins pour ce département. Mais en 2002, il y avait toujours conflit sur l’opportunité de nouveaux centres d’enfouissement, sur le niveau de traitement ou de valorisation préalable à l’enfouissement, sur la façon dont on devait regrouper les collectivités locales pour articuler gisement et nouveaux équipements de traitements et sur la politique de prévention… La seule solution (pour appliquer la loi) était d’accepter plusieurs définitions différentes du déchet ultime, selon les secteurs géographiques ou l’origine des déchets… Les « conditions techniques et économiques du moment » sont devenues les opportunités politiques et économiques du moment. Du côté des industriels, nous avons observé un double mouvement. D’une part, un plus grand nombre de déchets ont été considérés comme déchets spéciaux et ont fait l’objet d’exigences de plus en plus précises, conduisant à des remises en question des filières existantes. Pour les déchets considérés comme déchets banals (assimilables aux ordures ménagères), au contraire, le niveau d’exigence s’est fa&it moins précis : dans les plans d’élimination des déchets signés en 2002, les exigences de valorisation sont souvent moindres que pour les ordures ménagères. Certains industriels particulièrement engagés dans la démarche nous avait exprimé leur déception. A force de gérer l’ « acceptabilité » de nouvelles exigences environnementales, le risque serait d’en venir à ce qu’il n’y ait plus d’exigence. C’est un des paradoxes de l’action de l’Etat en matière d’environnement : l’efficacité environnementale et économique ne peut se passer d’un travail de traduction et d’adaptation, qui est à la fois technique, juridique et politique. Mais ce travail de traduction, semble-t-il, affaiblit à chaque étape les ambitions initiales. Si on considère que l’exigence doit être adaptée, elle devient négociable, et même contestable… La réaction des entreprises : les « actions volontaires ». Quand j’ai commencé ma thèse en 1996, l’efficacité de l’action de l’Etat en matière d’environnement, de son action réglementaire ou économique était très débattue. Robert Kagan écrivait en 1991 que l’usage de la réglementation entraînait une sorte de cercle vicieux : l’opportunisme des entreprises entretiendrait un climat de défiance qui conduit parfois à une réglementation non-négociable, et finalement un non-respect de la réglementation. Trop de réglementation entraîne une mauvaise application : “ overregulation breeds undercompliance ”. Ce discours critique sur l’action de l’Etat a été rapidement réutilisé par les cercles de réflexion patronaux dans les années 90, qui ont proposé un grand nombre d’initiatives volontaires en matière d’environnement, clamant haut et fort que les entreprises étaient capables de gérer par elles-mêmes leurs impacts environnementaux. Action de l’Etat et action volontaires étaient présentées comme des formes alternatives de régulation des questions environnementales. Ainsi, le rapport Bruntland (1987) essayait de montrer qu’il n’y a pas de réelle opposition entre rentabilité et protection de l’environnement : tant pour vendre que pour recruter ou attirer des capitaux, les entreprises doivent s’engager clairement dans un effort de protection de l’environnement pour conserver ou améliorer leur image. Toujours selon ce rapport, une meilleure qualité environnementale peut être une stratégie rentable, par l’adoption de technologies plus économes en ressources et par des gains de part de marché, puisque les consommateurs, conscients de leur responsabilité, auront une préférence pour les produits écologiques. Maintenant que nous avons quelques années de recul sur les démarches volontaires (certifications de produit ou d’entreprise, engagement volontaire, accord volontaire, rapports environnementaux, audits), peu de travaux se proposent d’en faire le bilan. Ont-elles remplacé l’action de l’Etat, vont-elles la remplacer à l’avenir ? Peut-on compter sur elles ? Une rapide lecture de la littérature en stratégie d’entreprise montre que l’action volontaire des entreprises en matière d’environnement peut se développer dans trois contextes particuliers : - L’action volontaire conduit à un produit plus cher ou une activité de production plus coûteuse, mais permet un bénéfice en termes d’image, qui peut avoir des conséquences positives sur ses ventes ou sur sa valeur financière. - L’action volontaire est coûteuse, mais elle entraînera la possibilité d’une évolution des réglementations, qui permettra à l’entreprise d’en tirer bénéfice (exclusion des concurrents ou coûts plus élevés chez eux…). - L’action volontaire consiste essentiellement à répondre à des contraintes réglementaires ou incitations publiques existantes, de la façon la plus intelligente possible. La communication environnementale valorise l’action des entreprises, mais elle est rarement un moteur des actions d’amélioration Actuellement, les discours sur les stratégies environnementales (véhiculés par les chercheurs en management, les consultants…) insistent de plus en plus sur la communication des performances environnementales et sur leur évaluation par les « agences de rating » spécialisées, tout cela à destination du grand public et des actionnaires. On se retrouve probablement face aux mêmes difficultés que celles évoquées plus haut : le public pourra-t-il se forger une opinion sur l’engagement d’une entreprise ? Cela aura-t-il des conséquences sur sa décision d’acheter les produits de cette entreprise, ou d’investir dans son capital ? Or la capacité des dispositifs d’évaluation à discriminer les performances, et leur crédibilité auprès du public visé, est une des conditions essentielles pour qu’il y ait incitation. Bien sûr, comme nous l’avons vu plus haut, il n’y a pas d’effet mécanique entre comparaison des performances et incitation, mais on peut s’attendre à ce qu’un bon système d’évaluation entraîne des anticipations des entreprises vis-à-vis des comportements des consommateurs ou actionnaires, et donc une stratégie plus vertueuse de sa part. La loi sur les Nouvelles Régulations Economiques1 demande aux entreprises la réalisation d’un rapport annuel sur les conséquences sociales et environnementales de leur activité. Pour autant, le décret d’application ne définit pas le niveau de précision avec lequel les entreprises doivent présenter leur performance environnementale ou sociale. Les entreprises sont donc libres de faire figurer les informations qu’elles souhaitent (on est loin des règles comptables qui définissent avec rigueur le contenu des rapports financiers). Nous n’avons pas encore de retours sur les pratiques des entreprises, à savoir si le niveau de détail de l’information transmise sur les performances environnementales et la qualité des explications des évolutions de ces performances permettent à un expert extérieur de se faire un jugement, de comparer les entreprises entre elles et d’émettre un avis crédible pour les parties intéressées. Pour l’instant, peu de cabinets d’analystes s’aventurent à une comparaison détaillée des performances. Les grilles d’audits utilisées jusqu’à présent par les cabinets d’analystes2 pour évaluer les entreprises se limitent en général à des questions sur les moyens mis en œuvre, essentiellement les pratiques de management, ainsi que sur quelques données environnementales emblématiques, essentiellement la réduction des émissions des gaz à effet de serre. Ces pratiques d’audit, dans un contexte où les règles d’audit sont émergentes, deviendraient rapidement très coûteuses s’il s’agissait d’entrer dans les détails. De plus, sans référentiel d’audit partagé, il est difficile de faire confiance aux On trouve cette exigence dans l’article 116 de la loi 2001-420 du 15 Mai 2001 relatives aux Nouvelles Régulations Economiques. Le décret d’application du 22 février 2002 dresse la liste des informations devant figurer dans le rapport annuel des entreprises. 2 Ces grilles ne sont jamais rendues publiques ; nous avons pu nous en procurer quelques unes. 1 auditeurs. En conséquence, auditeurs et entreprises s’arrêtent à quelques données simples et emblématiques… mais aussi plus facilement contrôlables. Par ailleurs, la plupart des méthodes d’évaluation (en particulier les référentiels utilisés aux EtatsUnis) ne font pas la différence entre les secteurs industriels et les indicateurs utilisés ne permettent pas de différencier les entreprises d’un même secteur et de plus, ces méthodes ont tendance à privilégier les activités peu polluantes, comme la pharmacie ou l’informatique. Or, nous aurons toujours besoin de la chimie de base, et il y aura toujours des investisseurs pour y investir, sauf que ceux-ci seront peut-être moins scrupuleux. L’évaluation environnementale n’aura donc pas d’influence sur la façon dont ces activités polluantes sont gérées. Il est donc essentiel que les indicateurs différencient les entreprises d’un même secteur sur leurs performances environnementales. Il est paradoxal de constater que beaucoup d’informations sur les performances environnementales des sites industriels sont rendues publiques depuis quelques années par l’administration, mais sont peu mobilisées par les relais d’opinion ou les auditeurs. Par exemple, les administrations rendent publiques des palmarès régionaux des sites industriels par type de pollution, mais personne ne se risque à interpréter ces données brutes. La principale difficulté est que ces données brutes ne sont pas rapportées à des données de production : personne ne félicitera une entreprise si la diminution de ses pollutions s’explique uniquement par un ralentissement de la production ! Ainsi, l’information est trop partielle pour être interprétée. Enfin, les auditeurs travaillent essentiellement avec les services de communication des entreprises et ont des difficultés à entrer dans le détail des sites, ou enfin, n’ont pas les compétences pour traiter ce type de données. Par ailleurs, la comparaison des performances est plus ou moins facile selon les thèmes : les contributions au réchauffement climatique, à l’acidification ou à la dégradation de la couche d’ozone, sont mesurables à l’aide des indicateurs synthétiques disponibles. Par contre, en matière de pollution toxique, de risque industriel ou de gestion des déchets, l’évaluation est plus difficile. De plus, rapporter des quantités de rejets au niveau de la production n’est pas toujours possible : c’est relativement aisé quand il s’agit de production d’énergie (on peut calculer les NOX ou le CO2 par kwh produit) ou de produits de base, mais plus difficile quand il s’agit de produits manufacturés d’une grande diversité (avec différents niveaux de gammes comme les voitures par exemple). Ensuite, se pose la question de l’interprétation de ces données. Quand on compare deux produits ou deux procédés, les impacts sont très divers et rien ne permet de choisir les critères déterminants. Par exemple, les moteurs à essence sont moins performants que les moteurs diesel en termes de CO2. Mais c’est l’inverse en termes de production de poussières. Dans un cas il s’agit d’une pollution globale, l’effet de serre, et dans l’autre cas d’une pollution locale. La comparaison suppose une préférence entre le local et le global, ce qui relève du « politique » et non strictement de la technique. Il s’agit souvent d’arbitrer entre des impacts locaux et des impacts globaux, des impacts sur la santé et d’autres sur le milieu naturel, des risques d’impacts ou des impacts connus et avérés ou suspectés… La multiplication des démarches qui visent à faciliter une comparaison des politiques environnementales des entreprises annonce une transformation du « champ organisationnel ». Pour autant, ces démarches restent fragiles, facilement contestables. Pour l’instant, l’essentiel des actions en matière de développement durable consiste à mettre en valeur les progrès de l’entreprise dans leur organisation, leur service aux clients ou leur respect de la réglementation. Le champ est en pleine construction. Cela passe par un processus d’apprentissage, où de nombreux acteurs sont impliqués (responsables d’entreprises, consultants, agences de rating, administrations…). Ce processus d’apprentissage sera probablement et largement alimenté par les controverses : on imagine mal une entreprise ne pas contester une évaluation négative par une agence de rating faite sur des bases encore trop fragiles. Les évaluations entraîneront peut-être des contre-évaluations, qui à leur tour enrichiront le champ. Les stratégies proactives des entreprises peuvent être valorisées par l’action réglementaire de l’Etat Examinons maintenant la deuxième stratégie : un investissement de l’entreprise qui anticipe une évolution des réglementations, qui permettra à l’entreprise d’en tirer bénéfice (exclusion des concurrents ou coûts plus élevés chez eux…). Cette stratégie est mis en œuvre par les entreprises les plus innovantes, ou celles qui sont confrontées à des besoins de fort renouvellement technologique. Cependant, seule une réglementation (ou une action économique du type taxe, permis d’émission…) permet à ces entreprises « proactives » de tirer bénéfice de son avance, car ce réglementation pénaliserait ses concurrents. Cependant, même quand c’est le cas, peu d’entreprises prennent le risque de s’engager dans une réelle stratégie proactive, car rien ne les assure qu’effectivement, de nouvelles exigences seront imposées de façon unilatérale aux concurrents. De plus, il suffit que le délai d’application de la loi soit suffisamment long pour que le « first mover » ne soit pas récompensé mais pénalisé par le jeu concurrentiel. Cette stratégie n’est donc véritablement efficace que dans des configurations très particulières. En la matière, les travaux de recherche évoquent souvent des « Success Stories » sans aller jusqu’au bout de l’analyse des conditions dans lesquelles elles ont réussi. Par exemple, cela vaut la peine d’étudier précisément pourquoi Du Pont a anticipé la mise au débat public du problème de la couche d'ozone et proposé des produits de substitution aux C.F.C. dont il était le principal producteur (Maxwell, Briscoe, 1997) : Du Pont était confronté à une baisse de rendement de la production des C.F.C. et une forte érosion de sa part de marché. Il a développé des produits de substitution, avec d’autant plus de facilité qu’il connaissait bien ses clients. Son action a largement favorisé l'interdiction de la production et de l'utilisation des C.F.C et les concurrents ont été pris de cours. Par ailleurs, les « accords volontaires »3 expérimentés en France, en Allemagne et aux Etats-Unis n’ont eu d’effet sur les industriels que dans les cas où ils étaient accompagnés par une menace réglementaire crédible : par exemple, quand des propositions de textes réglementaires ont déjà circulé et qu'une traduction de l’accord dans la réglementation, à moyen terme, est clairement annoncée. Les travaux de Aggeri (2000) sur l’ « accord cadre concernant les Véhicules Hors d’Usage », montrent bien l’intérêt d’un dispositif de ce type, permettant une action collective et un pilotage suffisamment souple pour engager la recherche de solution innovante, avant de passer plus tard à une réglementation. L’accord cadre constitue un signal qui précède la réglementation et encourage les acteurs industriels à innover. Si les actions volontaires permettent l’innovation et l’exploration des possibles (grâce aussi au soutien économique de l’Etat) elles rencontrent des limites évidentes dès qu’il s’agit de généraliser les avancées obtenues. L’action réglementaire (ou incitative) est nécessaire. On peut aussi prendre l’exemple l’étiquetage énergétique des appareils électriques, qui a fait l’objet d’une réglementation européenne pour fixer les critères d’évaluation et le formalisme des étiquettes. L’objectif recherché était l’intégration de l’environnement par l’action éclairée du consommateur ; d’autant plus intéressé que sa facture énergétique en dépend. Une enquête auprès des vendeurs d’électroménager et des consommateurs a montré au contraire que les consommateurs sont assez peu sensibles à cet argument. Par contre, l’étiquetage obligatoire a entraîné une forte mobilisation des industriels sur cette question, parce que ces derniers anticipaient une forte préférence des consommateurs pour les équipements moins gourmants. Cette émulation entre constructeurs, qui ont fait des efforts significatifs, les a encouragé à innover… Mais ensuite, l’Etat est venue à leur secours puisque la Commission Européenne a décidé d’imposer un niveau minimal de performance énergétique et d’interdire les équipements les moins performants ! Les stratégies proactives émergent parfois dans des conditions nationales particulières. Il y a eu par exemple une forte mobilisation des industriels des pays nordiques, qui s’imposent des cahiers des charges très exigeants pour leurs produits manufacturiers (par exemple l’usage des métaux lourds et du chrome dans les produits électriques et électroniques). Les clients nationaux de ces produits (clients industriels, centrales d’achat, réseaux de distribution) se réfèrent aux mêmes cahiers des charges, les fameuses « black lists » (des grilles de questions sur les matériaux ou la démontabilité sont envoyées aux fournisseurs) pour évaluer les produits. En même temps, ces industriels pratiquent un lobbying intense pour que leurs cahiers des charges soient imposés à l’ensemble des produits européens. Sans cette généralisation, leur investissement risque de ne pas porter de fruits en termes de compétitivité. 3 Accords signés par l’Etat et les industriels d’un secteur, définissant des objectifs d’amélioration sur le secteur, mais sans exigence réglementaire au sens strict du terme Autrement dit, ces stratégies proactives combinent différents registres : action individuelle et collective, nationale et régionale, coopérative ou compétitive. Une stratégie pro-active, pour se poursuivre efficacement, doit donc être soutenue tôt ou tard par une évolution du cadre générique (réglementaire, concurrentiel, économique) qui reconnaisse cette compétence et cet effort, et permette à l’entreprise d’en tirer profit. Les certifications de management : un exemple de complémentarité entre action de l’Etat et action volontaire Quand on s’interroge sur l’efficacité de l’action de l’Etat, encore faut-il s’intéresser à la réception de son action. Comment les entreprises peuvent-elles « accueillir » ces nouvelles contraintes, s’organiser pour s’y adapter ? Une enquête que nous avons conduite (Reverdy 2003) sur la mise en place de la norme ISO 14001 dans deux sites industriels étaye l’idée suivante : l’entreprise ne peut devenir un acteur de la protection de l’environnement sans mobiliser l’ensemble de son personnel et s’organiser efficacement en interne. Il serait difficile de rendre compte de l’ensemble de la démarche. Nous nous attachons ici à rendre compte du traitement de la question réglementaire dans la mise en place de cette norme. Malgré le fait que cette norme soit volontaire, elle s’appuie sur la réglementation, laquelle reste une référence centrale. Dans l’article 4.2. De la norme ISO 14001 on trouve l’exigence suivante : « La direction (…) doit définir la politique environnementale de l’organisme et s’assurer qu’elle (…) comporte un engagement de conformité à la réglementation environnementale applicable (…). ». Le paragraphe 4.3.2. sur les exigences légales insiste particulièrement sur la connaissance des exigences réglementaires. La mise en place de la norme requiert un important approfondissement des dispositions réglementaires applicables : l'analyse environnementale conduit bien souvent à actualiser les études réglementaires (études danger, études d'impact, études déchets…). Quand les études réglementaires ont été faites par des bureaux d’étude extérieurs, il s’agit de reconstruire complètement une expertise interne. Dans tous les cas, cette révision est très utile : bien souvent, les données des études réglementaires sont des données prévisionnelles et il est utile de les comparer aux données réelles. Cependant, la certification ISO 14001 offre-t-elle pour autant une garantie aux parties intéressées et aux pouvoirs publics que l’entreprise respecte la réglementation ? L’Association Française de Normalisation propose la réponse suivante : « en cas d’écart par rapport à des seuils imposés, vous devez élaborer un plan de mise en conformité et il faut que celui-ci soit réalisé dans des délais raisonnables. L’organisme de certification appréciera et décidera s’il vous attribue ou non la certification en fonction de la gravité de l’impact généré et de votre réactivité face à cet écart. En aucun cas un organisme de certification ne peut se substituer à l’administration chargée de veiller au respect des textes ». L’organisme de certification n’écarte donc pas cette question, tout en gardant une marge d’interprétation importante. Quelques entreprises n’ont pas hésité à tirer profit de cette marge d’appréciation changeant d’organisme de certification quand celui-ci devient trop exigeant. Divers responsables environnement que nous avons rencontrés témoignent aussi des avantages de la mise en place d’un SME dans leur relation avec l’administration. Pour l’un, cela a permis d’accélérer l’obtention d’une nouvelle autorisation pour une extension du site. Un autre a obtenu qu’un investissement dans un équipement de traitement de l’air soit remplacé par un investissement dans un équipement de rétention : ce dernier n’était pas obligatoire, mais l’analyse environnementale du site avait montré que le risque n’était pas négligeable. D’autres ont obtenu un délai supplémentaire pour mettre au point une « solution intégrée » permettant d’éviter d’investir dans un équipement de traitement générateur de déchets difficiles à détruire. Dans ces différentes situations, l’administration a été satisfaite d’avoir un interlocuteur compétent, capable de présenter une vision complète des impacts du site et de faire des propositions. Les dispositifs réglementaires ont évolué : ils offrent l’occasion à l’entreprise d’être acteur de sa gestion environnementale. Par exemple, les études technico-économiques ont été généralisées pour des sites existants : l’administration demande à l’entreprise, sur des thèmes comme la gestion des déchets, la pollution de l’eau, ou les émissions de CO2 de faire un diagnostic de la gestion actuelle, de formuler des propositions de meilleure gestion, d’en estimer les coûts, et négocie avec elle sur cette base. Dans le site de l’industrie chimique où nous avons mené notre enquête, l’administration exerce une pression permanente. Les enjeux sont importants de part et d’autre : pour l’administration, la complexité des installations et leur « fragilité » ne facilitent pas leur contrôle ; pour l’entreprise, une administration non satisfaite présente un risque non négligeable de se voir imposées des nouvelles exigences, moins pertinentes. C’est pourquoi le site s’est engagé dans un management proactif sur un grand nombre de thèmes dans le dessein d’obtenir une performance environnementale élevée, pour faciliter la négociation des nouvelles autorisations. Pourquoi et comment les démarches volontaires aident-elles l’entreprise à se constituer en acteur de l’environnement : elles rendent accessible l’utopie. Les principaux enjeux organisationnels sont liés à un élargissement des stratégies techniques de lutte contre la pollution. Les responsables environnement ont fait l’expérience des limites des stratégies « end-of-pipe », c’est-à-dire les stratégies qui consistent à ajouter des équipements de traitement sans modifier les procédés et les pratiques. Elles ressentent la nécessité de travailler davantage au cœur du procédé, tant par l’amélioration continue que par la mise au point de nouvelles technologies plus propres. Ce sont souvent des considérations économiques qui guident ce type d’action : il s’agit d’atteindre la performance environnementale exigée par la réglementation au moindre coût, en évitant d’investir dans des technologies « end-of-pipe ». Dans le cas des technologies propres (par exemple, la mise au point de nouveaux procédés de traitement de surface ou de peinture en vue d’une réduction des émissions de composés organiques volatils), les compétences mobilisées s’élargissent aux experts techniques des bureaux d’études, spécialistes de la technologie, voire les exploitants, les commerciaux s’il faut valider la nouvelle technologie. Le projet n’est plus alors un projet environnemental au sens strict, l’environnement s’intègre dans une dynamique industrielle qui le dépasse. Enfin, s’il s’agit d’améliorer l’existant, par de meilleures pratiques de gestion (par exemple le tri des déchets, la maîtrise des variations des rejets en amont d’une station d'épuration, la maîtrise des pollutions accidentelles, une meilleure maîtrise des consommations énergétiques, les responsables d’atelier, les acheteurs, les logisticiens sont concernés. Evidemment, s’il s’agit d’intégrer l’environnement dans la conception des produits, les difficultés rencontrées redoublent. La dépendance du responsable environnement vis-à-vis des autres fonctions de l’entreprise est très importante, et des projets managériaux à l’initiative de l’entreprise apparaissent comme plus mobilisateurs que la réponse à une contrainte réglementaire, perçue plus négativement ou dont on se demande toujours si elle va vraiment être s’appliquée. On peut faire l’hypothèse que les actions volontaires des entreprises offrent un support concret à l’utopie selon laquelle l’environnement n’est pas incompatible avec la compétitivité de l’entreprise. Ce support permet de prolonger et de renforcer, dans les entreprises et dans les communautés professionnelles, cette conviction utopique. B. Wynne et P. Simmon (1993) expliquaient, à propos du programme Responsible Care (qui organisait les actions volontaires dans l’industrie chimique), que celui-ci a eu très peu d’effet sur sa cible, le grand public, et n’a pas amélioré la réputation de l’industrie chimique, mais a eu un effet important sur les industriels eux-mêmes, en constituant un véritable réseau avec une forte émulation entre ses membres. De même, la norme de management ISO 14001 joue un rôle de mobilisation interne. Elle permet aux membres de l’entreprise de se convaincre que l’entreprise se mobilise de façon volontaire pour l’environnement, dans une stratégie globale de compétitivité, alors que concrètement, il s’agit bien souvent d’appliquer à peu près raisonnablement la réglementation ou de développer de nouveaux procédés économiquement ou techniquement plus performants. ISO 14001 joue un rôle indispensable dans l’acceptation par les dirigeants, les cadres et le personnel, d’un accroissement des exigences réglementaires et des efforts à consentir. Nous avons constaté (Reverdy, 2000) que les bénéfices internes de la mise en place de la norme ISO 14001 peuvent être importants, à condition que ceux qui la mettent en œuvre ne se contentent pas de formaliser l’existant ou de construire des procédures inapplicables, mais tirent profit de cette opportunité pour mettre au point les dispositifs adéquats de gestion interne, de coordination entre services, en matière de contrôle et de suivi des performances environnementales ou de planification des améliorations. ISO 14001 rend accessible l’utopie. En même temps, elle la banalise, elle l’appauvrit considérablement puisqu’elle se limite à l’organisation interne, à la maîtrise formalisée des procédés. On peut regretter qu’un tel dispositif reste aussi peu ouvert au grand public puisqu’elle est très peu exigeante sur la communication externe. L’utopie sous-jacente à ISO 14001, souvent partagée par les industriels qui la mettent en œuvre, n’est pas celle d’une entreprise prête à rendre des comptes au monde qui l’entoure. C’est une utopie davantage gestionnaire et commerciale que véritablement « politique », au sens où elle refléterait une aspiration sociale plus large. Conclusion Nous retiendrons tout d’abord que l’acteur public ne peut définir à distance des règles générales et indiscutables en matière de protection de l’environnement. Pour que celles-ci deviennent acceptables, soient efficaces et n’entraine pas un préjudice trop important, l’action publique s’appuie sur un travail de traduction des exigences, depuis les objectifs fixés par la loi, jusqu’à l’obligation qui pèse concrètement sur l’acteur concerné, qu’il soit entreprise, collectivité, organisation ou simple citoyen. De même les dispositifs économiques incitatifs ne sont pas à négliger : l’action réglementaire est plus efficace quand elle est articulée à des dispositifs incitatifs du type financier (mutualisation, taxes, permis d’émission…) à même de réduire l’impact économique des nouvelles exigences ou de mutualiser les coûts de la mise en conformité. Enfin, nous avons montré que l’action volontaire et l’action publique peuvent se développer dans la complémentarité l’une de l’autre, dans un rapport d’interdépendance entre l’Etat et les acteurs économiques. L’action volontaire des entreprises s’est présentée, non pas comme un vecteur alternatif à l’action de l’Etat, mais comme un catalyseur des transformations culturelles nécessaires pour répondre aux incitations de l’Etat, un moyen d’organiser et faciliter des changements organisationnels qui représentent toujours un coût pour les membres de l’entreprise. Ces enseignements peuvent être aisément extrapolés à d’autres organisations. Prenons l’exemple des immeubles en copropriété : ils seront confrontés tôt ou tard à des exigences de réduction de consommation énergétique. Il est bien probable que la même palette d’instruments sera nécessaire : obligations, incitations économiques pour conduire les copropriétaires à investir dans l’isolation par exemple… Mais il est possible aussi que ces instruments ne suffisent pas ! Car une copropriété (tous ceux qui fréquentent les réunions de copropriétaires le savent) est une organisation particulièrement conservatrice et peut ne pas réagir à une incitation extérieure même si c’est l’intérêt de ses membres à moyen terme. Aggeri F., « Environnemental policies and innovation, a knowledge-based perspective on cooperative approaches », Research Policy, 28, 1999, pp 699-717. Aggeri F., « Les politiques d’environnement comme politiques de l’innovation », Gérer et comprendre, juin 2000, pp. 31-43. Callon M. 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