Lecture philosophique du commencement du Capital

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Congrès Marx International V - Section Philosophie –Capital – Paris-Sorbonne et Nanterre – 3/6
octobre 2007
Jacques BIDET
Lecture philosophique du commencement du Capital : l’erreur de Marx et du marxisme
classique
[Avec une note introductive 1]
1. Note introductive
En complément à cet exposé, présenté oralement lors du Congrès Marx V, voici d’une part quelques
éléments concernant la bibliographie et d’autre part un éclaircissement préalable du propos.
1/ Bibliographie
Cet exposé reprend, de façon succincte, certaines idées que j'avance dans mon livre Explication et
reconstruction du Capital, PUF, 2004, qui a précisément pour objet premier l'explication des
Sections 1 à 3 du Livre I du Capital, soit les chapitres 1 à 5 de la version allemande. Ce livre prend
appui sur plusieurs autres ouvrages et articles que j’ai précédemment consacrés à ce
« commencement » du Capital. Il présente un tableau assez complet des diverses interprétations
proposées, ainsi qu’une bibliographie très étendue concernant les diverses interprétations du
Capital. « L’explication » peut être lue à part de la « reconstruction ».
On trouvera sur mon site personnel, http://perso.orange.fr/jacques.bidet/ , d'une part un ensemble de
travaux qui complètent Explication…, et d'autre part un Commentaire du Capital Livre I, Sections
1 et 2, alinéa par alinéa, dans le même esprit.
2/ Eclaircissement préalable
Je m'oppose notamment à l'interprétation la plus courante du Capital, celle qui en cherche les clés
dans les Grundrisse, cette première ébauche dans laquelle Marx fait un usage largement
expérimental des catégories hégéliennes dans son travail d'élaboration de la forme moderne (ou
capitaliste) de société. Au cours de cette recherche, Marx vient notamment à se confronter à la
prétention (déjà !) du libéralisme selon laquelle, dans la modernité, prévaut une économie de
marché, une logique marchande de la production. Grundrisse se divisait en deux « chapitres », l'un
consacré à « l'argent » et plus généralement à la « circulation », c'est-à-dire au système des
échanges marchands ; et la question de la production n'était abordée que dans le contexte de
l’analyse du procès proprement capitaliste. Dans Le Capital, au contraire, et notamment dans ses
ultimes versions, jusqu'à la version française (dite « version Roy », son traducteur, mais où toute
innovation est le fait de l’auteur), Marx comprend qu'il doit commencer par définir la pure « logique
de la production marchande », dont il montrera ensuite par contraste, à la Section III, que telle n'est
pas la « logique du capital », laquelle cependant l’implique.
Je considère la lecture « grundrissienne » comme « dogmatique » parce qu'elle tend à aborder la
pensée de Marx comme une sorte de totalité, de telle sorte que l'on peut expliquer un écrit par un
autre. Après Barthes, Foucault et Althusser, on aurait pu penser que cette catégorie d'auteur et
d'oeuvre est un peu sujette à caution. Je prends Marx pour un chercheur ordinaire, qui n'écrit jamais
une nouvelle version que parce que la précédente lui semble insatisfaisante.
On se rappellera que Le Capital n'est pas un livre de philosophie, mais un fragment de théorie de la
société moderne. Le contenu en est certes principalement économique. Mais Marx inaugure une
nouvelle approche, celle qui s'impose aujourd'hui dans les « hétérodoxies » économiques : il refuse
une idée abstraite et éternelle de l'économie, il insère le système des relations économiques dans le
« phénomène social total » d'une forme de société, en l'occurrence l'économie capitaliste dans la
société moderne. Le Capital est à cet égard à considérer du point de vue de l'histoire des sciences,
en l'occurrence des sciences sociales. C'est-à-dire d'une façon telle qu'il n'est pas seulement une
doctrine à interpréter, mais aussi une « théorie » à propos de laquelle se pose la question de sa
pertinence, c'est-à-dire de sa « vérité » relative. Et donc aussi à traiter, à l'instar de toute autre
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Depuis 1845, Marx s'est engagé dans une voie philosophique nouvelle, que l'on peut définir dans
les termes jeunes-hégéliens : faire descendre la philosophie du ciel sur la terre. Il ne s'agit plus
seulement d'interpréter le monde, mais de le transformer.
Là où l'oiseau de Minerve se gardait de prédire le lendemain, la nouvelle philosophie cherche à
déchiffrer ce qui advient. Elle suppose que, sur le monde humain, il peut y avoir un projet humain
: « les philosophes n’ont fait, jusqu’à présent, qu’interpréter diversement le monde, il s'agit
maintenant de le transformer ». Ce projet n'est raisonnable que s'il répond aux déterminations du
réel. Il se donne comme une adresse, une injonction, une interpellation : Es kommt darauf an, sie zu
verändern… Mais dans cet illocutoire, la prétention de raisonnabilité et la prétention de réalité sont
inséparables, inséparables de la position de soi de l’interpellateur.
Il ne s’agit pas de transformer la nature de l’homme, mais, pour les hommes du présent, de
transformer l’ordre social présent. Et Marx, au commencement du Capital, cherche le point à partir
duquel cet ordre, qu’il désigne comme « moderne » ou « capitaliste », peut être pensé et soumis à la
critique. Il cherche le concept initial, à partir duquel on puisse reconnaître et reconstruire toute cette
logique sociale, en décrypter les tendances, de façon à être en mesure d'appréhender les événements
concrets et les conjonctures dans lesquels les individus modernes agissent. Il cherche à déterminer
le point de départ auquel renvoie et ramène nécessairement, au sein de notre société, toute
discussion théorique et pratique la concernant.
Telle est la question qu’il nous est proposé d’affronter. Considérer ce point de départ, ce chapitre
1, consacré au concept premier de marché, en tant qu’il conduit au concept central de capital,
présenté au chapitre 5. Tel est le programme proposé à une lecture philosophique.
1. Préalables
théorie, comme un corps de représentations susceptibles d'être critiqué, corrigé, transformé. Sur ce
terrain, l'investigation philosophique est particulièrement requise
Cette approche s'oppose à la pratique muséographique, figeant la théorie pour mieux l’interpréter,
qui est parfois celle des philosophes. Elle ne donne la preuve de sa légitimité que dans la mesure où
la « reconstruction » proposée produit des effets pertinents dans l'analyse culturelle, économique,
sociologique, historique de la modernité. On pourra à cet égard se reporter au livre que je viens de
publier avec un économiste, Gérard Duménil (élève d'Althusser, qui avait préfacé son premier
ouvrage, Le concept de loi économique dans le Capital) : Altermarxisme, un autre marxisme pour
un autre monde, PUF, 2007. Le chapitre 4, notamment, propose une introduction au concept de
« métastructure ».
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Il ne s’agit pas ici d’un commencement « absolu », celui d’un discours concernant les sociétés en
général. Dans ses premières ébauches, Marx avait tenté de définir de tels préalables théoriques.
Dans Le Capital, il a finalement reculé, sans doute, devant la difficulté de l'entreprise.
La généralité anthropologique n’est évoquée qu’incidemment. Par exemple, au §IV, dans la
figure de Robinson, l'homme primordial. Il doit produire pour vivre. En tant qu'être rationnel, il
mesure son temps en termes de travail concret, la répartition judicieuse de ses efforts selon les
différentes valeurs d’usage, les produits divers dont il a besoin, − et corrélativement en termes de
travail abstrait, c’est-à-dire selon le temps nécessaire, le moindre possible, évidemment. Ce couple
travail abstrait // travail concret n’est pas propre à la forme moderne de société. C’est là un concept
général, qui définit la rationalité de tout travail en général.
Marx sait aussi que l'homme produit en société, et que c’est là une affaire de pouvoir, de
communication, de tradition, inscrite dans des rapports politiques, juridiques, idéologiques. Un
« mode social de production » se définit ainsi à partir de catégories générales : production,
propriété, échange, reproduction, etc. Cette problématique transhistorique, qui figurait encore dans
la préface de la Critique de 1861, est ici éludée.
Le commencement que Marx cherche ici à établir est le commencement du discours de la
modernité, dans lequel se dise ce qui est propre à la société capitaliste. Il ne peut cependant y
parvenir sans impliquer de tels concepts généraux. Mais il le fait de façon adjacente, implicite, de
telle sorte que ces concepts préalables se trouvent mêlés à ceux du commencement. Or il est
essentiel de démêler tout cela. C’est-à-dire de bien distinguer la conceptualité générique qui est
celle des préalables et la conceptualité spécifique qui est celle du commencement. Car ce qui, pour
Marx, est à transformer, ce n’est pas l’homme en général, mais notre monde, notre société
capitaliste.
Il ne s’agit donc pas, on le comprend, du commencement absolu, au sens où il se donne dans la
Logique hégélienne. Car il ne s’agit pas ici de l’Esprit comme tel, mais d’une forme historiquement
définie de société. Et c’est pourquoi tout rapprochement entre l’ordre d’exposé de la Logique et
celui du Capital me semble hautement problématique. La référence du « capital » à la « raison » est
à comprendre tout autrement.
2. La question du commencement.
Comment doit-on donc « commencer » l'exposé de la forme spécifiquement moderne de
société ?
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2.1. Marx avait d'abord cru qu'il fallait commencer par l’essentiel : le rapport entre les classes,
dont l'une possède les moyens de production, et l'autre est exploitée. C’est-à-dire par ce rapport de
classe qui domine et détermine censément toutes les autres relations sociales.
Il comprend progressivement que l'on ne peut pas procéder ainsi : à partir de la structure de
classe. En effet, on ne peut pas parler de la plus-value, de la survaleur, qui sera l’objet Section 3,
sans savoir ce qu’il en est de la valeur, dont il faut d’abord exposer le concept, Section 1. Plus
précisément, on doit commencer par un moment plus « abstrait », comme dit Marx, qui concerne
non pas directement la structure de classe, mais le rapport entre tous les individus dans la forme
moderne de société. Soit, par un moment certes propre à la modernité, mais plus général que la
structure de classe : par un « méta ». Par une « métastructure », à partir de laquelle on pourra en
venir à la structure de classe. Marx va donc procéder
- d'une Section 1, consacrée à la métastructure (interindividuelle) de la société moderne,
- à une Section 3 consacrée à la structure (de classe),
- à travers une Section 2, qui figure le passage de l’un à l'autre : du rapport interindividuel au
rapport de classe.
Voilà précisément ce que les candidats à l'agrégation sont invités à considérer, à leur risques et
périls, comme un objet d’étonnement philosophique. Le défi est en effet énorme, parce qu'il contient
en lui tous les problèmes non seulement de la philosophie politique moderne, mais tout autant de la
théorie économique, des fondements du droit, d'une théorie sociologique et historique de la
modernité.
Cela ne veut pas dire que Marx résolve ces problèmes. Mais que la nouvelle disposition de
l'espace théorique qu'il introduit par cette innovation − qui invite à comprendre la forme moderne
de société à travers ce chemin qui va de la métastructure à la structure (puis aux tendances
immanentes à celle-ci) − renouvelle profondément la culture et la politique modernes.
2.2. Ce qui facilite cependant les choses, c'est que ce commencement est d'une extrême
simplicité. Marx commence par accorder au sens commun ce qu'il réclame. Ce n'est pas qu'il parte,
comme on le dit, de la « surface », de ce qui apparaît. Marx part, très précisément, de ce qui se
donne. Il part d'un ordre de prétention. La métastructure désigne très exactement la prétention, la
fiction moderne.
On ne peut attendre de Marx qu'il prenne adéquatement la mesure de son propre discours.
Comme tout théoricien chercheur, comme tout inventeur, il fait bien autre chose que ce qu'il croit
faire. Cela parce que les énoncés qu'il établit impliquent d'autres présuppositions et entraînent
d'autres conclusions que celles qu'il a en vue. Il dit qu'il traite ici de la « marchandise ». Il analyse
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certes l'élément marchandise, cette chose sociale. Mais il ne peut le faire qu'en définissant le
rapport social de production marchande comme tel. Il n’a pas en vue ici, on le sait, une société
marchande précapitaliste, mais la logique sociale qui est à ses yeux, en dernière instance, celle du
capitalisme : son présupposé le plus général, selon lequel les producteurs se reconnaissent
mutuellement la propriété privée de leurs moyens de produire, produisant non pour consommer,
mais pour échanger selon une logique de marché. Dans ces conditions, ils se trouvent en
concurrence entre eux, d’une part à l'intérieur de chaque branche, et donc conduits à produire dans
le moindre temps possible, et d’autre part entre branches, et donc conduits à s'assurer que leur
produit fait l'objet d'une demande effective. Telle est la rationalité propre du marché. C'est dans ces
conditions que tend à prévaloir une « valeur » des marchandises correspondant au temps
socialement nécessaire à les produire. Tel est du moins le contexte conceptuel abstrait qui définit
l’objet de cette fameuse « théorie travail de la valeur ». Aucun économiste n'a mis en cause la
cohérence de cette analyse. La question est seulement de savoir quelle est sa pertinence : à quoi elle
peut servir, quelle sorte de réalisme on peut lui attribuer. Il est clair que nous ne pourrons faire ici le
tour de cette question.
2.3. Mais les philosophes, en ce qui les concerne, ne peuvent pas ne pas être frappés par le fait
que Marx subvertit ici le discours « économique ». Car cette théorie de la production marchande se
formule d’emblée dans le langage du droit et de la reconnaissance. Les partenaires de cette
rationalité économique marchande se reconnaissent en effet mutuellement comme propriétaires de
leurs moyens et de leurs produits. Ils se reconnaissent comme libres, égaux et rationnels. « Liberté,
égalité et Bentham ! », écrit Marx. Avec rage, il est vrai, car il conteste. Mais ce qu'il conteste, c'est
bien cela, dont il faut partir. De cette prétention qu'Aristote, ce grand prédécesseur, souligne Marx,
ne pouvait comprendre, parce qu'il vivait au temps de l'esclavage. L'égalité, écrit-il, n'était pas
encore devenue un « préjugé populaire », c'est-à-dire une prétention commune.
2.4. En ce sens donc, le commencement de Marx est de nature à donner pleine satisfaction aux
libéraux. Il illustre, comme le dira Hayek, que « le marché est une merveille ». Et c'est bien en ce
sens qu'il faut lire, en définitive, le paragraphe 3 du chapitre 1, « Forme de la valeur ». On voit du
reste, d'une version à l'autre, disparaître cette fameuse contradiction, entre la valeur d'usage et la
valeur, qui fait le bonheur des commentateurs hégéliens, et que Marx avait d'abord cru pouvoir
discerner dans le rapport marchand. Le marché apparaît plutôt comme un mode de résolution d’une
telle « contradiction ».
Bref, telle est la signification de ce prologue économico-juridique dans le ciel, dont Marx fait le
commencement nécessaire de l’exposé : une fiction métastructurelle.
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3. L'erreur du commencement.
Je tiens pourtant que ce commencement comporte une erreur. Une insuffisance dialectique
(laquelle fait corps avec tout un complexe d’insuffisances qui affectent l’économie, la sociologie et
l’histoire véhiculées par le marxisme classique).
3.1. Marx, on le sait, engage, au paragraphe 4 du chapitre I, « Le fétichisme de la marchandise »,
la critique de cette figure, de cette fiction moderne de la liberté marchande. On sait comment cette
fiction se développe dans l’idéologie libérale : c'est à la condition, dit-on, d'être est ainsi des
personnes libres et égales sur le marché que l'on est en position de ne reconnaître d'autre autorité
que celle que l'on choisit d'un commun accord et sur laquelle on garde un contrôle commun. C’est
là le mot de Tocqueville. Le libéralisme, au sens propre, est la croyance en la congruence entre le
libéralisme économique et le libéralisme politique. La critique marxienne du fétichisme est donc très
précisément une critique de ce libéralisme. Si le marché en effet est ainsi la loi naturelle de
l'économie, nous sommes dans un monde où la production des biens, qui sont des marchandises, se
commande d'elle-même. Les individus ne sont plus que les agents d'un système naturel qui les
transcende. Pour être « rationnels », il leur suffit de considérer le mouvement des prix : cela leur
indique où porter leurs activités productives. Le système des marchandises, avec la valeur qui leur
est ainsi attachée par les rapports marchands de production, mène la danse. Tout se passe donc
comme s'il s'agissait d'une affaire entre les marchandises elles-mêmes, dont on voit s'afficher la
valeur variable dans leur prix de marché. Nous sommes aliénés parce que nous sommes
collectivement dépossédés de la capacité de dire « nous », de nous concerter et de projeter
ensemble.
Il est remarquable que Marx ne propose cependant en tout cela aucune critique substantielle de la
production marchande. A ce stade métastructurel de son exposé − où l’on n’a pas encore établi la
structure de classe, ni logique structurelle du capitalisme, celle du pur profit − la tare du marché
n'est pas encore définissable en termes de contradiction entre la valeur d'usage et la valeur, mais
seulement en termes d'aliénation des personnes à un ordre de choses, c'est-à-dire à un ordre supposé
naturel, immanent à la nature (humaine). En tant que nous sommes déterminés par les rapports
marchands de production, donnés comme naturels, nous sommes aliénés.
3.2. Or on voit alors pourtant, à notre grand étonnement, Marx s'adresser à nous, les aliénés, et
nous inviter à sortir de cette situation : « représentons-nous, poursuit-il en effet, une association
d'hommes libres, travaillant avec des moyens de production communs, … d’après un plan concerté,
etc… ». Bref, représentons-nous un ordre communiste…
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Cette « représentation », mise ainsi en place commencement de l'exposé marxien, en annonce
manifestement par avance le terme, puisque tout l’objet du Livre I sera précisément de montrer
comment la société capitaliste tend historiquement à produire les conditions d’un tel ordre social
démocratiquement concerté et planifié. Le développement de la grande entreprise en effet (sous
l’impulsion de la concurrence entre capitalistes) fera surgir une classe ouvrière nombreuse,
organisée par le procès même de production, prédisposée à s'approprier les moyens industriels, et à
en venir à une production planifiée selon un plan concerté au regard des besoins de tous. C’est là le
thème du chapitre 32, qui constitue la vraie conclusion du Livre I.
A considérer le cours de l’histoire, il semble qu’il y ait eu là quelque erreur de diagnostic. Ce qui
est moins évident, c’est en quoi consiste cette erreur. Et rien n'est moins familier aux philosophes
que de chercher l’erreur. Ils affrontent communément des thèses, lesquelles sont plus ou moins
fécondes, ou justifiées, mais, à proprement parler, ni vraies ni fausses. Ici, la philosophie n’affronte
pas la philosophie, mais la théorie d’un objet empirique particulier : la forme moderne de société.
Elle ne peut éluder la question de la vérité ou de l’erreur. Ajoutons encore que les philosophes,
qu'ils se réclament ou non de Marx, ont, le plus souvent, convenu que Le Capital est fort bien
comme il est, et qu'il s'agit simplement de l'interpréter. Qu’on ne vienne pas les ennuyer pas avec
quelque autre prétention. Ce qui les concerne, en tant que philosophes, c’est la philosophie de Marx,
qui est là, dans Le Capital. La « théorie » marxienne du monde capitaliste ou moderne est bien
comme elle. Ou du moins, elle est ce qu’elle est. S’il faut revoir la copie, c’est là, pensent-ils,
l’affaire des économistes ou des historiens.
Pour ma part, je suis tenté de dire que Le Capital est une chose trop sérieuse pour être laissée aux
économistes. La critique philosophique doit s’en emparer. Mais cela suppose que les philosophes,
qui se sont parfois fait du Capital une sorte de petit capital, veuillent bien sortir de leur « sommeil
dogmatique », si l’on me permet l’expression.
On notera qu’en nous interpellant ainsi − « représentons-nous une association d’hommes
libres »…− Marx ne fait en effet rien d’autre que de remplacer une fiction par une autre, une
représentation par une autre. Cela ne discrédite pas, à mes yeux, le concept de fiction. Je veux
seulement dire que Marx ne pénètre pas adéquatement la fiction moderne en la divisant ainsi en
deux : celle du libéralisme et celle du socialisme. Ce n'est pas qu'il faille chercher une troisième
voie. C'est que de telles fictions, ainsi posées unilatéralement, sont conceptuellement insoutenables.
Ainsi formulées, ce sont des contradictions performatives. Elles ne peuvent être reçues que dans
leur rapport réciproque, immanent. Et dans l'antagonisme qui en découle.
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Les individus ne peuvent en effet se poser comme libres, égaux, et rationnels, s'ils se
reconnaissent soumis ensemble à un ordre (marchand) qui les transcende, comme un ordre naturel
qui s’impose à eux. C'est bien, du reste, ce qu’entend Marx. Voir, au chapitre 2, l'extraordinaire
remake du contrat social en termes d'adoration du veau d'or. « Au commencement était l'action »,
mais cette action n’est rien d’autre que la décision commune de se soumettre à l'ordre du marché, à
la valeur marchande, dont l'argent (l’or comme monnaie) fournit le signe et l'assurance…
Malgré tout le respect dû à Marx, il convient pourtant, en bonne logique dialectique, de
poursuivre plus avant son discours2. Car les hommes ne se reconnaissent effectivement comme
libres et égaux que s’ils se reconnaissent non pas comme soumis à une loi transcendante, mais
capables d'établir ensemble les règles et principes par lesquels ils se gouverneront. Et,
corrélativement, de telles règles ne sont recevables que si elles le sont, par chacun, en tant que
2. L’idée d’un « développement dialectique » du marché au capital est celle selon laquelle, en
considérant les contradictions du marché, les tensions internes à cette configuration, on serait
conduit celle du capital. Or on voit ici qu’il n’en est rien. Car il existe bien une contradiction du
marché, mais ce n’est pas une « contradiction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange ». Elle
est à comprendre tout autrement. Elle consiste en ce que, posée comme loi « naturelle », une telle
logique marchande de production se donne tout à la fois comme celle dans laquelle les hommes se
reconnaissent comme libres, égaux et rationnels, et en même temps comme une loi naturelletranscendante s’imposant à eux : la « loi du marché » précisément, selon laquelle nos interrelations
économiques ne seraient légitimes et rationnelles que dans la mesure où elles prendraient la forme
marchande. Voilà ce que je désigne comme une « contradiction performative ». C’est bien ce qui
s’énonce dans le thème du « fétichisme » : nous ne produisons une telle « loi » que pour la mettre
au dessus de nous comme s’imposant naturellement à nous. C’est en ce sens que le Chapitre 2
reprend, dans le langage de l’Apocalypse, le schème hobbesien du contrat social. Pour le retourner
contre lui-même. L’aliénation n’est pas à proprement parler une projection de notre subjectivité
rationnelle sociale dans un objet fétiche transcendant. Mais plutôt − et je suis ici l’analyse
spinoziste qu’en a proposée Franck Fischbach − comme une « dépossession ». De quoi ? De notre
capacité d’agir et de produire d’une façon librement concertée. On notera que la figure de la
concertation « organisée », versus liberté « marchande », qui dans le texte de Marx figure
l’alternative, donne aussi matière à la même critique dialectique. Elle donne lieu à une semblable
contradiction performative, dans un contexte théorique où « l’organisation » présente le même statut
épistémologique que le « marché ». C’est pourquoi tout est à reprendre par le commencement.
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réglant les rapports entre tous, et de chacun à chacun, au regard de sa liberté et de sa rationalité.
C'est évidemment et très précisément la quadrature du cercle de la modernité, la croix de sa fiction,
le principe de l’antagonisme qui partage sa prétention.
S’il est ainsi, la métastructure de la modernité est donc plus complexe que Marx ne l’a pensé.
C’est, en réalité, une figure à deux pôles, celui qui marque la relation de chacun à chacun, et celui
qui marque la relation entre tous. Et ces deux pôles présentent deux faces indissociables, celle de la
rationalité économique, et celle de la légitimité juridico-politique. Tel est bien en effet le carré
métastructurel qu’implique la prétention moderne de libertégalité-rationalité. C'est par cette fiction,
cette prétention, qu’il faut commencer le discours de la modernité.
Un commencement difficile, toute une conceptualité initiale, qui ne peut être ici développée.
Mais c'est là le seul le commencement qui soit à la hauteur de la thèse fondatrice de Marx, selon
laquelle le propre de la forme moderne de société est qu’elle est fondée non sur la référence à
l'inégalité entre les hommes, mais sur la prétention de leur liberté, égalité, rationalité. Thèse selon
laquelle la particularité des structures modernes de classe se comprend précisément, comme un
retournement, une instrumentalisation de la raison. Car, s’il en est ainsi, il convient de savoir
d'abord ce qu'il en est de la « raison ». Et c'est là en effet ce qui se donne dans cette quadrature du
cercle.
Bref, à ce point, j’ai montré comment il fallait comprendre le commencement proposé par Marx,
l’erreur qu’il comporte, et de quelle façon il convenait de recommencer, de reconstruire l’entreprise
théorique. Je reprends maintenant le fil de l’exposé de Marx. Soit sa théorie du passage, de la
« transformation » du marché au capital.
4. La transformation de l’argent en capital
41. Apparemment tout est facile. La Section II est lumineuse. Dans la société moderne, l'une des
marchandises est la force de travail. Le travailleur la vend contre un salaire : il en aliène la valeur
d'usage, pour un temps déterminé, au capitaliste qui l'emploie, et il acquiert en contrepartie sa
valeur d'échange. Il reste ainsi un partenaire marchand, libre, égal et rationnel, qui dispose toujours
à terme de sa marchandise, qu'il peut vendre à un autre. Il vit de son salaire, ce qui assure
l’autonomie de sa vie privée. Il peut « changer de maître », ce qui relativise sa dépendance, − Hegel
est ici invoqué sans réserve. Bref, la société capitaliste, celle qui est fondée sur le salariat, peut se
donner comme une société marchande, comme une « économie de marché ».
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Mais, on le sait, un examen plus attentif fait alors apparaître qu’elle est aussi tout autre chose :
dans les termes de l'échange d’équivalents se loge en effet l'exploitation. La valeur de la force de
travail, en tant que marchandise, est définie par le temps de travail inclus dans les conditions de sa
production, c'est-à-dire par le temps nécessaire à la production des biens que le salaire permet
d'acquérir. Or il est clair que le travailleur salarié peut chaque jour travailler plus longtemps que le
temps requis pour la production des biens qu’il consomme quotidiennement. C'est évidemment pour
cela que l'on emploie la force de travail : pour l’exploiter. Une fois de plus, personne n'a jamais
contesté la cohérence formelle de cette figure, laquelle découle de la théorie travail de la valeur. La
seule question est sa pertinence, celle de savoir ce que l'on peut en faire.
42. Or le problème de sa pertinence pointe justement dans la question marxienne du « passage »
dialectique du marché au capital. C’est-à-dire de la nature de la relation ontologique entre ces deux
niveaux du rapport social moderne. Pour s’en tenir à une question grossière, peut-on concevoir que
l’on pourra dissocier le marché du capital, c’est-à-dire dépasser le capitalisme tout en conservant le
marché, ou bien ces deux figures sont-elles immanentes l’une à l’autre, au point qu’abolir le
capitalisme suppose qu’on abolisse aussi le marché ? Il s’agit là d’une question grossièrement
formulée, mais qui peut nous mettre sur le chemin des problèmes fondamentaux de la modernité.
Ceux de la relation entre la métastructure et la structure. Or tel est l’enjeu de la très longue
recherche qui fut celle de Marx en vue d’élaborer un passage du marché au capital, objet de la
Section II.
En réalité, la recherche marxienne se solde sur ce point précis par un échec dialectique : le
Capital ne fournit qu'un passage purement analytique, une sorte de procédure déductive indirecte,
par la bande. Marx ne parvient pas à un exposé dialectique. Il ne parvient pas à faire apparaître cette
contradiction au sein du marché, compris comme logique marchande de production, qui engagerait
un passage dialectique au capital (La note 2 ci-dessus indique en quoi consisterait un
développement « dialectique » de cette forme marché à partir de ses contradictions : il conduit au
concept de « métastructure », ce qui est tout autre chose). Il ne s’agit pas non plus d’une
contradiction de la forme capital, ou du capitalisme. Il s’agit de tout autre chose : de la
contradiction de la « formule du capital » (comme dit la version française). C'est-à-dire de la
contradiction inhérente à la formule idéologique, de sens commun, selon laquelle le capital, c’est de
l'argent qui produit de l'argent. Car tel est, on le sait, le sens de la séquence A−M-A’. Elle est
contradictoire en ce qu’elle énonce qu'une série d'échanges d’équivalents en valeur génère un
accroissement de valeur. L'analyse proposée à la Section II, on le sait aussi, lève très facilement
cette contradiction. Mais elle le fait en nous renvoyant tout simplement à la théorie exposée à la
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Section I. Seule, en effet, on l’a vu, la force de travail peut être cette marchandise x qui produit de
la valeur, et plus de valeur qu'elle n'en possède. Et voilà en effet en quoi consiste la relation
salariale, objet de la Section III. Telle est le fondement de la théorie de l’exploitation capitaliste.
On conviendra qu’il s'agit d'un exposé purement analytique, correspondant aux exigences d'un
« économisme » cohérent. Entre marché et capital n’apparaît encore ici aucune relation dialectique.
Une telle relation se trouvera suggérée ailleurs. Par exemple, dans ce texte connu en France comme
le « chapitre inédit du Capital », quand Marx dit que ces marchandises, par lesquelles on
commence, sont en définitive à comprendre comme des « produits » du capital. La production
marchande, qui est une chose fort ancienne, n’est pas seulement un présupposé historique du
capitalisme. Dans sa forme moderne, elle constitue son présupposé « logique », par lequel doit
commencer l’exposé. Mais c'est un présupposé posé. Cela veut dire que seul le développement du
capitalisme pose le marché comme la référence universelle. C’est la structure qui pose la
métastructure. Ce n'est pas aujourd’hui le marché qui engendre le marché. C'est le capitalisme qui
pose le marché, qui marchandise toute chose. Mais, selon la démonstration de Marx, que j’ai
rappelée, il ne pose l’égalité marchande qu’en la renversant en son contraire, en rapport de classe,
en rapport d’illiberté, d’inégalité et d’irrationalité. Le concept de présupposé posé, retourné en son
contraire dans cette position même, constitue donc le vrai concept de la relation dialectique entre le
marché et le capital.
Cette configuration dialectique ne rend pourtant, à mon sens, raison d’elle-même qu'à la
condition qu’on élargisse le concept de marché à celui de la métastructure. Le présupposé posé par
la structure capitaliste, et retourné par cette position même, c’est la métastructure, telle qu’on l’a
définie. Ici surgissent un grand nombre de questions métastructurelles, dont certaines sont du reste
explicitement abordées par Marx, comme celle de la monnaie ou de l'État métastructurel, qui est
l'objet principal du chapitre 3. Mais je laisse de côté ces questions, à partir desquelles pourtant se
dessine la nécessaire reconstruction du Capital.
43. J'en reste donc ici à l'analyse proposée par Marx. L'exposé de ce chapitre 5, Section III,
comporte en effet un autre volet tout aussi important que celui de l'exploitation. L'objectif du
capitaliste, en effet, n'est pas un objectif marchand, au sens où la logique du marché est orientée
vers la production des valeurs d'usage dans le moindre temps, au sens où sa rationalité supposée,
liée à la relation concurrentielle, réside dans cette aptitude à produire des richesses. L’objectif du
capitaliste, explique Marx dans ce chapitre 5, qui est le pivot de son tout exposé théorique, n’est pas
de produire des richesses, mais d'accumuler du profit, quelles qu’en soient les conséquences sur les
hommes, la nature et les cultures. Sa logique n'est pas celle de la richesse concrète, mais d'une
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richesse abstraite, à l’infini, le profit. Ou encore, la logique du marché se trouve surdéterminée en
logique du capital. L’aliénation est ici relancée, notamment en termes d’abstraction.
C’est là, sans doute, le volet le plus décisif et le plus manifestement actuel de l’analyse de Marx.
Qui s’est trouvé popularisé depuis quelques décennies d’abord à travers la critique culturelle de la
« société de consommation », puis à travers la critique écologique du capitalisme. Mais le concept
est, dans son principe, fourni par Marx dans ce chapitre 5 : la finalité de la production capitaliste
n’est pas de répondre aux besoins de l’humanité, comprise dans son rapport « métabolique » à la
nature. Sa fin ultime n’est pas la valeur d’usage, qui est celle de la production marchande comme
telle. C’est le « mauvais infini » du profit.
Ce puissant chapitre est pourtant, en un sens, décevant. Car, ce qu’il ne fait pas immédiatement
apparaître, c’est que, dans le rapport moderne de classe, cette logique de l'abstraction se trouve
toujours contestée. Et qu’il s’agit d’une contestation structurelle, qui se nourrit de l'interpellation
métastructurelle du partenaire en termes de liberté, immanente à la présupposition, à la prétention
moderne. Car c’est ainsi que la structure renvoie à la métastructure. Elle la pose en effet dans toute
sa complexité antagonistique et contradictoire. Et c'est cette dialectique que Marx n'a pas su
élaborer convenablement.
La contrepartie de la logique de l'abstraction est en effet que la lutte des classes est toujours une
lutte pour la valeur d'usage concrète, la vie bonne. Cette perspective de la vie bonne, fondée sur un
agencement socialement, concerté entre tous des fins et des moyens, n'apparaît, dans l'exposé de
Marx, que beaucoup plus tard. Avec la tendance structurelle historique du capitalisme au
développement de la grande entreprise, dit-il, émerge un nouveau mode de coordination sociale.
Non plus l'ordre aveugle du marché, qui ne cesse de claudiquer dans des rééquilibrages a posteriori.
Il s'agit de l'organisation, qui arrange a priori les fins et moyens. Cela advient d'abord sous le
régime de la dictature de l'entreprise. Mais c'est à partir de là précisément, à partir de cette tendance
historique qui, aux yeux de Marx, tend à marginaliser progressivement le marché au profit de
l'organisation concertée, que viendra à se produire le basculement révolutionnaire, − qui permettra
de vaincre la logique de l'abstraction et d'envisager un ordre concrètement concerté et planifié entre
tous. Et c'est ce terme en effet qu'annonce l'adresse du chapitre : « représentons-nous une
association d’hommes libres… ».
44. On voit maintenant en quoi consiste l'erreur du commencement, qui explique l’erreur de la
fin. Le point de départ du discours de la modernité n’est pas, comme le veut Marx (avec les
libéraux) la position du marché, mais cette position plus large, bi-polaire, que j’ai désignée comme
la métastructure. Car c'est dès le point abstrait de départ, dans la prétention métastructurelle de
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libertégalité-rationalité, et non dans la tendance concrète historique, que se donne cette
représentation, cette fiction d'un ordre concerté entre tous. C’est ce dont témoigne la philosophie
politique moderne, et de mille façons les actes de langage et les actions propres aux acteurs de
l’histoire moderne elle-même. C'est pourquoi aussi les aliénés du marché peuvent se représenter cet
ordre concerté, selon l'interpellation de Marx : « représentons-nous … », dans lequel ils se
reconnaissent censément libres et égaux, tout comme dans les rapports marchands.
Le commencement ne consiste en effet en rien d'autre que dans cette inter-interpellation
métastructurelle, qui est le propre de la modernité, à comprendre dans la bipolarité de
l'interindividuel marchand et du tous-ensemble concerté, planifié. Ce qui est irrecevable, c'est donc
la stratégie d'écriture de Marx, qui nous conduit du marché à l'organisation démocratiquement
planifiée, transformant, par un subtil glissement, l’exposé logique en une narration téléologique. Ce
fameux « grand récit ».
L’erreur est donc dans le commencement. On régresserait pourtant de Marx en Habermas si l'on
se représentait pas que cette interpellation métastructurelle présupposée n'est jamais posée que dans
la structure de classe, dans la lutte des classes. C'est pourquoi, du reste, elle est foncièrement
amphibologique. « Nous sommes libres et égaux et rationnels ». Nous le sommes effectivement, diton d'en haut, car on ne peut l’être plus. Nous le sommes effectivement, dit-on d'en bas, et malheur à
vous, car nous allons vous le montrer. Deux énoncés contraires dans la même énonciation : « nous
sommes libres et égaux ». Tel est le cœur du différend méta/structurel de la modernité.
5. La structure de classe et tout ce qui suit
On aura aussi compris que c'est en effet en commençant ainsi l'exposé, en déployant la
métastructure dans sa bipolarité, marché / organisation, que l'on peut comprendre la structure
moderne de classe. Qui comporte deux pôles : celui de la propriété, qui contrôle le marché, et celui
de la « compétence », qui contrôle l'organisation. Toute la théorie de Marx est à refonder sur ce
commencement élargi.
Car le terme que Marx propose sous la forme de « l’organisation », supposé concertée, est luimême un facteur de classe, à l’instar du marché. Et l’émancipation des rapports de classe ne peut
passer que par la maîtrise de ces deux monstres, marché et organisation, ces deux facteurs de classes
qui sont en même temps les formes mêmes de notre raison sociale commune. Mais c’est là une
question ultérieure, qui dépasse le propos de ce jour.
Un problème crucial est cependant inclus dans ce commencement que nous considérons ici.
Désignons-le comme celui du statut ontologique-hantologique de la Section I. Celle-ci en effet ne
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propose pas un fondement réel, mais seulement un fondement référentiel, marqué par l'antagonisme
entre les deux logiques dominantes, marché et organisation, et, par avance, par la contradiction
entre les classes. Une telle métastructure ne se trouve jamais posée que dans le développement de la
structure de classe : dans les tendances historiques propre à cette structure. Et seulement en tant que
ces tendances sont le cadre de pratiques. Seules les pratiques sociales, en tant que toujours
langagières, seuls les actes de la lutte sociale en tant qu'ils sont toujours aussi des actes de langage
posent la métastructure, − dont le contenu substantiel, qui définit concrètement ce qui est libre, égal
et rationnel, − disons le droit de vote, à l’avortement, à la santé, à l’éducation, au CDI, etc., − se
construit dans le temps des luttes, des utopies, des révoltes et des révolutions.
Pour éviter quelques confusions, ajoutons qu’un tel exposé ne conduit pas immédiatement à une
« théorie de la modernité ». Car il se referme sur une figure de la forme moderne de société en
termes d’État-nation. L’Etat-nation est bien la matrice de la métaphysique politique occidentale. Ce
n'est pourtant là que « métaphysique ». Car le monde moderne, comme ensemble effectif, n'est pas
un État-nation. Mais un « système-monde ». D'une tout autre nature. Une machinerie infiniment
plus effroyable. À partir de là, une autre critique reste à faire, celle de la modernité comme
impérialisme, depuis son commencement et jusqu'à l’aujourd’hui postcolonial. Mais c’est là un
autre chapitre. Et je dois m'arrêter ici.
Les conséquences de cette reconstruction méta/structurelle de la théorie de Marx ne peuvent être
appréciées qu’à mesure qu'on les reprend pour affronter les questions fondamentales de la théorie
économique, juridique, sociologique, historique de la modernité. Les questions concrètes de notre
temps. Cela supposerait de beaucoup plus longues explications.
J’ai voulu seulement, m’adressant à des philosophes, montrer que, pour les héritiers de Marx, il
ne pouvait suffire d'interpréter Le Capital, cette chose du monde. Il s’agit aussi aujourd’hui de le
transformer.
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