Enonciation et politique Une lecture parallèle de la démocratie

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Enonciation et politique
Une lecture parallèle de la démocratie : Foucault et
Rancière
«Le discours révolutionnaire, quand il prend la forme
d’une critique de la société existante, joue le rôle de
discours parrêsiastique ». Michel Foucault, Le courage de
la vérité.
1. Jacques Rancière affirme que la subjectivation politique « n’a jamais intéressé Foucault, sur le
plan théorique en tout cas. Il s’occupe du pouvoir ».1 Jugement trop rapide et désinvolte puisque la
subjectivation constitue l’aboutissement même de l’œuvre de Foucault. En réalité nous sommes
confrontés à deux conceptions radicalement hétérogènes de la subjectivation politique.
Contrairement à Ranciere pour qui l’éthique neutralise la politique, la subjectivation politique
foucaldienne est indissociable de l’ethospoieisis ,(la formation de l’ethos, la formation du sujet ). La
nécessité de conjuguer la transformation du monde, (des institutions, des lois) et la transformation
de soi, des autres et de l’existence, constitue, selon Foucault, le problème même de la politique telle
qu’elle se configure à partir de 68. Ces deux concepts de subjectivation sont l’expression de deux
projets politiques et deux appréhensions passablement hétérogènes de l’actualité que l’on
peut aisément retrouver dans la lecture divergente des institutions et du fonctionnement de la
démocratie grecque que ces auteurs proposent.
Ces deux approches comportent des différences remarquables non seulement quant à la
conception de la politique, mais aussi de celle du langage et de l’énonciation.
Pour Rancière, la démocratie grecque a définitivement démontré que la politique a pour
principe exclusif l’égalité, et que dans le langage on trouve le minimum d’égalité nécessaire à
la compréhension des être parlants permettant de vérifier le principe de l’égalité politique. La
parole, qu’elle soit de l’ordre du commandement ou du problème, suppose l’entente dans le
langage. L’action politique doit majorer et effectuer cette puissance de l’égalité contenue, tant
soi peu, dans le langage .
Dans la lecture foucaldienne de cette même démocratie, l’égalité constitue une condition
nécessaire, mais non suffisante de la politique. L’énonciation (le dire vrai - parrêsia)
détermine des rapports paradoxaux dans la démocratie, puisque le parler–vrai introduit la
différence (de l’énonciation) dans l’égalité (de la langue), ce qui implique nécessairement une
« différenciation éthique ». L’action politique se fait dans le cadre des « rapports paradoxaux »
que l’égalité entretient avec la différence, dont l’aboutissement est la production de nouvelles
formes de subjectivation et de singularité.
2. Le « dire vrai » (la parrêsia)
La démocratie est abordée par Foucault à travers le dire–vrai (la « parrêsia »), c’est-à-dire à
travers la prise de parole de celui qui se lève dans l’assemblée et prends le risque d’énoncer la
vérité en ce qui concerne les affaires de la cité. Foucault, reprend, comme analyseur de la
démocratie, une thématique classique d’un de ses maîtres, Nietzsche, celle de la valeur de la
vérité, de la volonté de vérité ou encore « qui » veut le vrai ? .
1
Interview de J. Rancière dans le N° 1 de la revue « Multitudes »
1
Le rapport entre vérité et sujet n’est plus posé dans les termes de ses travaux sur le pouvoir :
à travers quelles pratiques et quels types de discours le pouvoir a essayé de dire la vérité du
sujet fou, délinquant, prisonnier ? Comment le pouvoir a-t-il constitué le « sujet parlant, le
sujet travaillant, le sujet vivant » en objet de savoir ? A partir de la fin des années 70, le point
de vue s’est déplacé et est formulé en ces termes : quel discours de vérité le sujet est-il
« susceptible et capable de dire sur lui-même ».
L’interrogation qui traverse la lecture de la démocratie grecque est orientée par une question
typiquement nietzschéenne qui concerne, en réalité, notre actualité : qu’est-ce que « dire
vrai » après la mort de Dieu ? Contrairement à Dostoïevski, le problème n’est pas « tout est
permis », mais « si rien n’est vrai » comment vivre ? Si le souci de la vérité consiste dans sa
problématisation permanente quelle « vie », quels pouvoirs, quels savoirs et quelles pratiques
discursives peuvent le supporter ?
La réponse capitaliste à cette question est la constitution d’un « marché aux vies », où chacun
peut acheter l’existence qui lui convient. Ce ne sont plus les écoles philosophiques, comme
dans Grèce Antique, ni la religion chrétienne, ni le projet révolutionnaire comme au XIX et XX
siècle, qui proposent des modes d’existence, des modèles de subjectivation, mais les
entreprises, les médias, l’industrie culturelle, les institution du Welfare State, de l’Assurance
chômage.
Dans le capitalisme contemporain le gouvernement des inégalités est strictement couplé à la
production et au gouvernement des modes de subjectivation . La « police » contemporaine
opère à la fois par la division et la distribution des rôles et par la répartition des fonctions et
l’injonction à des modes de vie : chaque revenu, chaque allocation, chaque salaire renvoie à un
« éthos », c’est-à-dire à une manière de faire et de dire, prescrit et implique des conduites. Le
néo - libéralisme est à la fois le rétablissement d’une hiérarchie fondée sur l’argent, sur le
mérite, sur l’héritage et une véritable « foire aux vies » où les entreprises et l’Etat, en
remplaçant le maître ou le confesseur, prescrivent comment se conduire (comme manger,
comment habiter, comment s’habiller, comment aimer, comment parler, etc.).
Le capitalisme contemporain, ses entreprises et ses institutions prescrivent un souci de soi et
un travail sur soi à la fois physique et psychique, un « bien vivre », une esthétique de
l’existence qui semble dessiner les nouvelles frontières de l’assujettissement capitaliste et de
la valorisation et marquent un appauvrissement sans précédents de la subjectivité.
Pour problématiser ces questions, les derniers cours de Foucault constituent un outil
irremplaçable. Le déploiement de l’analyse requiert tout d’abord de ne pas isoler l’acte
politique en tant que tel comme le fait Rancière, puisque, selon Foucault, on risque de rater la
spécificité du pouvoir capitaliste qui agence politique et éthique, division inégalitaire de la
société, production de modèles d’existences et pratiques discursives. Foucault nous invite à
tenir ensemble l’analyse des formes de subjectivation, l’analyse des pratiques discursives et
des « techniques et des procédures par lesquelles on entreprend de conduire la conduite des
autres ». Pour le dire de façon synthétique : sujet, pouvoir et savoir doivent être pensés à la
fois dans leur irréductibilité et dans leur nécessaire relation.
La parrêsia en dérivant du mode de subjectivation politique vers la sphère de l’éthique
personnelle et de la constitution du sujet moral, nous offre la possibilité de penser les
relations complexes entre ces « trois éléments distincts, qui ne se réduisent pas les uns aux
autres (…) mais dont les rapports sont constitutifs les uns des autres »2
3. Parrésia, politeia, isegoria, dunasteia
Dans ses deux derniers cours, Foucault démontre que la parrêsia (le dire vrai), la politeia (la
constitution qui garantie l’égalité de tous les hommes qui ont la citoyenneté ) et l’isêgoria (le
2
Michel Foucault, Le courage de la vérité, Seuil, 2005, p. 10
2
droit statutaire pour n’importe qui de parler, ne dépendant d’aucun statut social, d’aucun
privilège de naissance, de richesse ou de savoir), établissent entre elles des rapports
paradoxaux. Pour que la parrêsia puisque exister, pour que le dire vrai puisse s’exercer, il faut
à la fois la politeia (constitution) et l’isegoria qui affirment que n’importe qui peut prendre
publiquement la parole et dire son mot sur les affaires de la cité. Mais ni la politeia, ni
l’isegoria ne disent pas encore qui va réellement parler , qui va effectivement énoncer une
prétention à la vérité. N’importe qui a le droit de prendre la parole, mais ce n’est pas la
distribution égalitaire du droit de parole qui fait parler effectivement.
L’exercice effectif de la parrêsia ne dépend ni de la citoyenneté, ni d’un statut juridique ou
social. La politeia et l’isegoria et l’égalité qu’elles déclarent, ne constituent que les conditions
nécessaires mais non suffisantes de la prise de parole publique. Ce qui fait parler
effectivement est la dunasteia : la puissance, la force, l’exercice et l’effectuation réelle du
pouvoir de parler qui mobilisent des rapports singuliers de l’énonciateur à lui même et de
l’énonciateur à ceux qu’il s’adresse. La dunesteia qui s’exprime dans l’énonciation est une
force de différentiation éthique puisque il s’agit d’une prise de position par rapport à soi, par
rapport aux autres et par rapport au monde.
La parrèsia en prenant parti et en divisant les égaux et en portant la polémique et le litige à
l’intérieur de la communauté, est une action risquée et indéterminée. Elle introduit le conflit,
l’agonisme, la joute dans l’espace public qui peuvent aller jusqu’à l’hostilité, la haine et la
guerre.
Le dire-vrai, la prétention à la vérité énoncée dans une assemblée (et on peut penser aux
assemblées de mouvements sociaux er politiques contemporains, puisque la démocratie
grecque, à différence de la démocratie moderne n’est pas représentative), présuppose une
force, une puissance, une action sur soi (avoir le courage de prendre le risque de dire le vrai)
et une action sur les autres, pour les persuader, les guider, pour diriger leurs conduites. C’est
dans ce sens que Foucault parle de la différenciation éthique, d’un processus de
singularisation déclenché et ouvert par l’énonciation parrésiastique. La parrêsia implique que
les sujets politiques se constituent eux-mêmes en sujets éthiques, capable de se risquer, de
lancer un défi, de diviser les égaux par leurs prises de positions, c’est-à-dire capables de se
gouverner eux-mêmes et de gouverner les autres dans une situation de conflit. Dans l’acte
d’énonciation politique, dans la prise de parole publique, se manifeste une puissance d’autopositionnement, d’auto-affectation, la subjectivité s’affectant elle-même, comme dit Deleuze
fort à propos de la subjectivation foucaldienne.
La parrêsia restructure et redéfinit le champ d’action possible aussi bien pour soi, que pour
les autres. Elle modifie la situation, elle ouvre à un nouvelle dynamique puisque précisément
elle introduit quelque chose de neuf. « La structure de la parrêsia, même si elle implique un
statut, est une structure dynamique et une structure agonistique » qui déborde le cadre
égalitaire, du droit, de la loi, de la constitution.
Les nouvelles relations que le dire vrai exprime ne sont pas contenues, ni prévues par la
constitution, la loi ou l’égalité et c’est pourtant à travers elles et seulement à travers elles
qu’une action politique est possible, s’effectue réellement.
Le dire-vrai dépend donc de deux régimes hétérogènes, du droit (de la politeia et de
l’isegoria) et de la dunasteia (la puissance ou force) et c’est pour cette raison que le rapport
entre énonciation (discours) vraie et démocratie est « difficile et problématique ». La parrêsia
en introduisant la différence de fait dans l’égalité, en exprimant la puissance d’autoaffectation, d’auto-affirmation, détermine un double paradoxe. Premièrement « il ne peut
avoir de discours vrai que par la démocratie, mais le discours vrai introduit dans la
démocratie quelque chose qui est tout à fait différent et irréductible à sa structure
égalitaire »3, la différentiation éthique. Deuxièmement « la possibilité de la mort du discours
3
Michel Foucault, Le gouvernement de soi et le gouvernement des autres, Seuil, 2008, p. 168
3
vrai, la possibilité de sa réduction au silence » est inscrite dans l’égalité, puisque la joute, le
conflit, l’agonisme et l’hostilité menacent la démocratie et son égalité . Ce qui est
effectivement est arrivé dans nos démocraties occidentale pour lesquelles il n’y a plus
d’espace pour la parrêsia. Le consensus démocratique est la neutralisation de la parrésia, du
dire vrai et de la subjectivation et de l’action qui en découle.
4. Enonciation et pragmatique
La différence de position entre Rancière et Foucault émerge encore plus clairement si on
approfondit le rapport que le langage et l’énonciation entretiennent avec la politique et la
subjectivation politique.
La prise de parole de « sans parts » (démos ou prolétariat) chez Rancière ne renvoie pas à une
prise de conscience, à l’expression d’un propre de celui qui énonce (ses intérêts ou son
appartenance à un groupe social), mais à l’égalité du logos. L’inégalité de la domination
présuppose l’égalité des être parlants, puisque pour que l’ordre du maître soit exécuté par les
subordonnés, il faut que le maitre et le subordonnés se comprennent à partir d’une langue
commune. Le fait de parler, même dans le cas des relations de pouvoir fortement
asymétriques, ( le discours de Menenius Agrippe sur l’Aventin qui veut légitimer les
différences hiérarchiques dans la société) suppose une entente dans le langage, une
« communauté dont l’égalité est la loi ». 4
Pour qu’une action politique soit possible, il faut préalablement supposer une déclaration
d’égalité qui fonctionne comme mesure et fondement de l’argumentation et de la
démonstration du litige entre la règle (de l’égalité) et le cas (l’inégalité de la police).
L’égalité ayant été déclarée quelque part, il faut effectuer sa puissance. « Etant inscrite
quelque part, il faut l’élargir, la renforcer »
La politique égalitaire trouve, une légitimation et un argumentaire dans la logique et la
structure de la langue. La politique consiste dans la création d’une « scène où se met en jeu
l’égalité et l’inégalité des partenaires du conflit comme êtres parlants ».5
Pour Rancière il y a bien une logique du langage, mais cette logique est démentie la dualité du
logos, « parole et compte de la parole ». La parole est à la fois le lieu d’une communauté
(parole qui exprime les problèmes) et d’une division (parole qui donne des ordres).
L’énonciation politique doit argumenter et démontrer contre cette dualité « qu’il y a un seul
langage commun » et établir que le démos antique comme les prolétaires modernes sont des
êtres qui, par le fait même qu’ils parlent et qu’ils argumentent, sont des êtres de raison et de
parole et par là même égaux à ceux qui les commandent.
« La querelle ne porte pas sur les contenus de langage (….) elle porte sur la considération des
être parlants comme tels »6
Si Rancière joue avec les universaux et la rationalité discursive ( « La première requête
d’universalité est celle de l’appartenance universelle des être parlants à la communauté du
langage » 7), tout en s’en distinguant, Foucault décrit la subjectivation comme un processus
immanent de rupture et de constitution du sujet.
La parrésia chez Foucault, pour utiliser une formule de Félix Guattari, « sort de la langue »,
mais aussi de la pragmatique telle qu’elle est envisagé par la philosophie analytique. Il n’y a
pas de la rationalité ou de logique discursive, parce que l’énonciation n’est pas indexée aux
règles de la langue ou de la pragmatique, mais au risque de la prise de position, à l’auto –
Jacques Rancière, Aux bords du politique, La fabrique, 1998 p. 102 « La logique égalitaire impliquée
dans l’acte de parole et la logique inégalitaire inhérente au lien social » p . 115
5 Jacques Rancière, La mésentente, Galilée, 1955, p. 80
6 Ibidem, p. 71
7 Ibidem, p. 86
4
4
affirmation « existentielle » et politique. Il n’y a pas une logique de la langue, mais une
esthétique de l’énonciation, au sens où l’énonciation ne vérifie pas ce qui est déjà là (l’égalité),
mais ouvre à quelque chose de nouveau qui est donné pour la première fois par l’acte même
de parle .
La parrêsia est une forme d’énonciation très différente de celle avancée par la pragmatique du
discours à travers les performatifs. Les performatifs sont des formules, des « rituels »
linguistiques qui présupposent un statut plus ou moins institutionnalisé de celui qui parle et
dans lesquels l’effet que l’énonciation doit produire est déjà institutionnellement donné (« La
séance est ouverte » énoncé par celui qui est habilité à le faire n’est qu’une répétition
« institutionnelle » dont les effets sont connus d’avance). La parrêsia, à l’inverse ne suppose
aucun statut, elle est l’énonciation de « n’importe qui ». A la différence des performatifs elle
« ouvre à un risque indéterminé », « possibilité, champs de dangers, ou en tout cas éventualité
non déterminée. »8
L’irruption de la parrêsia détermine une fracture, une effraction d’une situation et « rend
possibles un certain nombre d’effets » qui ne sont pas connus d’avance. Les effets de
l’énonciation ne sont pas seulement toujours singuliers, mais affectent et engagent d’abord le
sujet énonciateur.
La reconfiguration du sensible concerne d’abord celui qui parle. A l’intérieur de l’énoncé
parrêsiastique se noue un double pacte du « sujet parlant avec lui-même » : il se lie lui-même à
l’énoncé et au contenu de l’énoncé, à ce qu’il a dit et au fait qu’il l’a dit. Il y a retro-action de
l’énonciation sur le mode d’être du sujet « En produisant l’événement de l’énoncé, le sujet
modifie, ou affirme , ou en tout cas détermine et précise quel est son mode d’être en tant qu’il
parle .»9
La parrêsia manifeste le courage et la prise de position de celui qui énonce la vérité, qui dit ce
qu’il pense, mais manifeste aussi le courage et la prise de position de « l’interlocuteur » qui
accepte de recevoir comme vraie la vérité blessante qu’il entend »10. Celui qui dit vrai, qui dit
ce qu’il pense, « signe en quelque sorte lui-même la vérité qu’il énonce, il se lie à cette vérité,
et il s’oblige, par conséquent, à elle et par elle »11. Mais il prend aussi un risque « qui concerne
la relation même qu’il a avec ceux à qui il s’adresse ». Si le professeur possède un « savoir de
tekne » et ne risque rien en parlant, le parrêsiaste prend les risques non seulement de la
polémique, mais de « l’hostilité, de la guerre, de la haine et de la mort ». Il prend le risque de
diviser les égaux.
Entre celui qui parle et ce qu’il énonce, entre celui qui dit le vrai et celui qui accueille la parole
s’établit un lien affectif et subjectif, la « croyance », qui comme le rappelle William James est
une « disposition à l’action »12. Le rapport à soi, le rapport aux autres et la croyance qui les lie
ne peuvent être contenus ni dans l’égalité, ni dans le droit .
5. Crise de la parrêsia
Rancière voit dans la crise de la démocratie grecque une simple prétention de la volonté des
aristocrates au rétablissement de leur privilège de naissance, de statut et de richesse, alors
que Foucault, sans négliger cet aspect, voit la crise de la démocratie grecque se nouer autour
de ce rapport entre politique et éthique, entre égalité et différentiation.
Les ennemis de la démocratie mettent le doit sur un problème que le tenant de l’égalité
comme seul principe de la politique (Rancière, Badiou) ne voient pas et qui constitue un des
Michel Foucault, Les gouvernement de soi et le gouvernement des autres, p. 61
Ibidem, p. 66
10 Michel Foucault, Le courage de la vérité, p. 14
11 Ibidem, p. 14
12 William James, La volonté de croire, Seuil, 2005
8
9
5
écueils sur le quel le communisme du XIX et du XX s’est brisé, sans porter de réponses
praticables.
Comme soutiennent les ennemis de l’égalité, si chacun peut dire son mot sur les affaires de la
cité, il y aura autant de constitutions et de gouvernements que d’individus. Si tout le monde
peut prendre la parole, alors les fous, les ivrognes, les insensés sont autorisés à dire leurs
opinions sur les affaires publiques de la même manière que les meilleurs, les compétents.
Dans la démocratie, le conflit, la joute, l’agonisme et le conflit entre égaux qui tous prétendent
dire le vrai, dégénèrent en séduction des orateurs qui flattent le peuple dans les assemblées.
S’il y a distribution sans contrôle du droit de parler, « n’importe qui peut dire tout et
n’importe quoi ». Dès lors comment distinguer le bon et le mauvais orateur ? Comment
produire une différenciation éthique ? La vérité, affirment toujours les ennemis de la
démocratie, ne peut pas être dite dans un champ politique définit par l’« indifférence entre les
sujets parlants ».
« La démocratie ne peut pas faire place à la différenciation éthique des sujets parlants,
délibérants et décidants »13.
Ces argumentations rappellent immédiatement les critiques néo-libérale adressées à
l’égalitarisme « socialiste » des augmentations salariales égales pour tous, des droits sociaux
égaux pour tous : l’égalité empêche la liberté, l’égalité empêche la « différenciation éthique »,
l’égalité noie la subjectivité dans l’indifférence des sujets de droits .
Foucault, de la même manière que Guattari, nous préviennent qu’on ne peut s’opposer à la
« liberté » néo - libérale qui, en réalité, exprime une volonté politique de rétablir les
hiérarchies, les inégalités et les privilèges, par la seule « politique égalitaire ». Ce serait faire
l’économie des critiques que les mouvements politiques avaient porté à l’égalitarisme
socialiste, bien avant les libéraux.
Foucault ne se limite pas à dénoncer les ennemis de la démocratie, mais, en utilisant les
Cyniques, renverse les critiques aristocratiques sur leur terrain même : celui de la
différenciation éthique, celui de la constitution du sujet et de son devenir.
A partir de la crise de la parrêsia se dessine un « dire vrai » qui ne s’expose plus aux risques
de la politique. Le dire vrai de son origine politique dérive vers la sphère de l’éthique
personnelle et la constitution du sujet moral, mais selon une double alternative, celle de la
« métaphysique de l’âme » et de l’ « esthétique de vie », celle de la connaissance de l’âme, de sa
purification ouvrant l’accès à l’autre monde et celle des pratiques et des techniques, pour la
mise à l’épreuve, l’expérimentation, le changements de soi, de la vie et du monde ici et
maintenant. La constitution de soi non plus comme « âme », mais comme « bios », comme
mode de vie. Cette alternative est déjà contenue dans le texte de Platon, mais ce sont les
Cyniques qui l’explicitent et la renversent contre les ennemis de la démocratie en la politisant.
L’opposition entre les cyniques et le platonisme peut se résumer de la façon suivante : les
premiers articulent « vie autre » / monde autre », une autre subjectivité et des autres
institutions dans ce monde – ci, tandis pour le deuxième il s’agit plutôt de « l’autre monde » et
de « l’autre vie », agencement qui se prolongera avec le christianisme.
Les Cynique retournent le thème traditionnel de la « vraie vie » dans laquelle avait migré et
s’était réfugié le dire vrai. La « vrai vie » dans la tradition grecque « est une vie qui échappe à
la perturbation, aux changements, à la corruption, à la chute, et se maintient sans modification
dans l’identité de son être ».
Les Cyniques renverse « la vraie vie » par la revendication et la pratique d’une « vie autre »,
« dont l’altérité doit conduire au changement du monde. Une vie autre pour un monde
autre »14. Ils renversent le thème de la « vie souveraine, tranquille pour soi et bénéfique pour
13
14
Le Courage de la vérité, p. 46
Ibidem, p. 264
6
les autres », en « vie militante , vie de combat et lutte contre soi et pour soi, contre les autres
et pour les autres »15, « combat dans le monde contre le monde ».
Les Cyniques dépassent la « crise » de la parrêsia, l’impuissance de la démocratie et de
l’égalité à produire une différenciation éthique, en liant de façon indissoluble politique et
éthique (et vérité). Ils dramatisent et reconfigurent politiquement la question du rapport à
soi, en l’arrachant à la vie bonne, à la vie souveraine de la pensée antique.
6. Deux modèles d’action politique
Ces deux lectures de la démocratie grecque sont informées par deux modèles très différents
de l’action « révolutionnaire ».
Pour Rancière la politique se constitue comme réparation d’un tort fait à l’égalité à travers la
méthode de la démonstration, de l’argumentation et de l’interlocution. Par l’action politique,
les « sans parts » doivent démontrer qu’ils parlent au lieu d’émettre de bruits. Ils doivent
démontrer aussi qu’ils ne parlent pas une langue outre ou mineure, mais qu’ils s’expriment et
qu’ils maîtrisent la langue de leurs maîtres. Finalement, ils doivent démontrer par
l’argumentation et l’interlocution qu’ils sont à la fois des êtres de raison et de parole.
Le modèle de l’action révolutionnaire fondé sur la démonstration, l’argumentation et
l’interlocution vise une inclusion, une « reconnaissance » qui même si litigieuse ressemble de
très pré à une reconnaissance dialectique. La politique convoque la division en parties où à la
fois « ils » et « nous » s’opposent et se comptes, où deux mondes se divisent tout en
reconnaissant qu’ils appartiennent à une même communauté. « Les incomptés, en exhibant le
partage en s’appropriant par effraction l’égalité des autres, pouvaient se faire compter »16
Si on veut trouver quelque chose qui ressemble au modèle de Rancière il faut se refaire non
pas à la démocratie politique, mais à la démocratie sociale qui s’est constituée à partir du New
Deal et dans l’après guerre. La démocratie sociale que l’on retrouve encore dans le
paritarisme français de gestion de la Sécurité Sociale est, sous sa forme réformiste, le
« modèle dialectique » de la lutte de classe où la reconnaissance et le litige entre « nous » et
« ils » constituent le moteur du développement capitaliste et de la démocratie elle – même.
Ce que Jacques Rancière défend dans la démocratie sociale de l’Etat Providence est une
sphère publique d'interlocution où les ouvriers (les syndicats - sous la forme réformiste) sont
inclus comme sujets politiques et où le travail n’est plus une question privée, mais publique.
« On feint de prendre pour les dons abusifs d’un Etat paternel et tentaculaire des institutions
de prévoyance et de solidarité nées des combats ouvriers et démocratiques et gérées et
cogérées par des représentants de cotisants. Et en luttant contre cet Etat mythique on attaque
précisément des institutions de solidarité non étatique qui étaient les lieux de formation et
d’exercice d’autres compétences, d’autres capacités à s’occuper du commun et de l’avenir du
commun que celles des élites gouvernementales »17
Toute la difficulté de la position de Rancière (et plus en générale de la gauche) réside dans la
difficulté à critiquer et à dépasser ce modèle qui a surement élargit les limites de la
Ibidem, p. 261
La mésentente, p. 159
17 Jacques Rancière, La haine de la démocratie, La Fabrique, 2005, p. 91. J’ai acheté ce livre le jour de sa
sortie (septembre 2005) en rentrant d’une action de la Coordination des Intermittents et Précaires qui
avait fait irruption et occupé la salle où se tenait une de ses réunions paritaires au Ministère de la
Culture, réunissant l’Etat, les syndicats et les patrons qui dénient les statuts de sujets politique à tous à
l’exception d’eux – mêmes. Le soir, le parcourant, j’ai été étonné de lire ce passage. Ce n’est pas parce
que les libéraux attaquent l’Etat Providence, qu’on doit se cantonner à une attitude défensive et taire
les critiques que le mouvements politiques lui ont adressé dans les années 70 (produire dépendance et
exercer du pouvoir sur le corps, etc. ) et les critiques que les mouvements continuent de produire
(production des inégalités, exclusion sociale et politique, contrôle sur la vie des individus, etc.)
15
16
7
démocratie dans le XX siècle, mais qui, aujourd’hui est un véritable obstacle à l’émergence de
nouveaux objets et des nouveaux sujets de la politique, puisqu’il est constitutionnellement
incapables d’inclure d’autres sujets politiques que l’Etat, les syndicats de salariés et des
patrons.
Tout autre est le modèle politique de Foucault qui émerge de son analyse de la démocratie
grecque. Pourquoi va-t-il chercher une école philosophique telle que les Cyniques, une école à
« la marge », une école « minoritaire », une école philosophique « populaire » sans grande
structuration doctrinaire, pour problématiser la subjectivation politique ?
Ce qui semble suggérer Foucault est la chose suivante : nous sommes sortis de la politique à
la fois dialectique et totalisante du « démos ». « Ce qui est sans part – les pauvres antiques, le
tiers état ou le prolétariat moderne – ne peut en effet avoir d’autre part que le rien ou le
tout »18
On voit mal les Cyniques, comme les mouvements politiques de l’après 68 (du mouvements
des femmes au mouvement de chômeurs), affirmer « nous sommes le peuple », nous sommes
à la fois la « partie et le tout».
Dans le modèle de Foucault, le problème n’est pas celui de faire compter les sans parts, de
démontrer qu’ils parlent la même langue que leurs maîtres, mais celui d’une
« transvaluation » de toute les valeurs, qui concerne aussi et d’abord les sans parts et leur
mode de subjectivation. Dans la transvaluation l’égalité se conjugue à la différence, l’égalité
politique à la différentiation éthique. On retrouve encore Nietzsche à travers les Cyniques qui
sont passé à l’histoire de la philosophie comme des « faussaires » de monnaie, comme ceux
qui en altéraient la « valeur ».
La devise des Cyniques « changer la valeur de la monnaie » , renvoie à la fois à l’altération de
la monnaie (Nomisma) et à l’altération de la loi (Nomos). Les Cyniques ne demandent pas de
reconnaissance, ne veulent pas se faire compter ou inclure. Ils critiquent et ils interrogent les
instituions et les modes de vie de leur contemporains par l ‘expérimentation et la mise à
l’épreuve d’eux mêmes, les autres et le monde.
Le problème de la constitution de soi comme sujet éthico - politique requiert des jeux de
vérité spécifiques. « Non plus le jeu de vérité de l’apprentissage , de l’acquisition de
proposition et des connaissances vraies comme dans le platonisme, mais le jeu de vérité
« portée sur soi – même, sur ce qu’on est capable de faire, sur le degré de dépendance qu’on
atteint, sur les progrès qu’on à faire (…) Ces jeux de vérité ne relèvent pas des mathêmata, ce
ne sont pas des choses qu’on enseigne et qu’on apprend, ce sont des exercice qu’on fait sur soi
– même : exercice, mise à l’épreuve de soi même, le combat dans ce monde »19
Les jeux de vérité politiques pratiqués par la constitution d’une vie autre et d’un monde autre,
ne sont plus ceux de la reconnaissance, de la démonstration, de la logique argumentative,
mais ceux d’une politique de l’expérimentation qui allié droits et formation de l’éthos.
L’opposition de Platon et de Cyniques, n’est pas sans nous rappeler les différences entre
Foucault et Rancière.
7. Logos et existence, théâtre et performance
Pour Rancière la politique n’existe que par la constitution d’une scène « théâtrale » dans
laquelle les acteurs jouent l’artifice de l’interlocution politique au moyen d’une double logique
à la fois raisonnable (puisque elle postule l’égalité) et déraisonnable (puisque cette égalité
n’existe nulle part) de la discursivité et de l’argumentation.
Pour que il ait de la politique, il faut construire une scène de « parole et de raison » en
interprétant et en dramatisant au sens théâtrale du terme l’écart entre la règle et le fait, entre
18
19
La mésentente, p . 27
Le courage de la vérité, p. 210
8
la logique policière et la logique de l’égalité. Cette conception de la politique est normative.
Toute action qui conçoit l’espace publique autrement que comme interlocution par la parole
et la raison n’est pas politique. Les actions des banlieusards de 2005 qui n’ont pas respecté ce
modèle de mobilisation, ne sont pas considérées comme politiques par Rancière.
« Il ne s'agit pas d'intégrer des gens qui, pour la plupart, sont Français mais de faire qu'ils soient
traités en égaux. (…) Il est de savoir s'ils sont comptés comme sujets politiques, doués d'une parole
commune. (…) Apparemment ce mouvement de révolte n'a pas trouvé une forme politique, telle
que je l'entends, de constitution d'une scène d'interlocution reconnaissant l'ennemi comme faisant
partie de la même communauté que vous».20
En réalité, les mouvements contemporains ne négligent pas d’actualiser la logique politique
décrite par Rancière en construisant une scène de parole et de raison pour revendiquer
l’égalité par la démonstration, argumentation et l’interlocution. Mais en se battant pour être
reconnus comme nouveaux sujets politiques, ils ne font pas de cette une modalité d’action la
seule qu’on puisse définir comme politique. Et plus important encore, ces luttes se déroulent
dans un cadre qui n’est plus celui de la dialectique et de la totalisation du démos qui est à la
fois partie et la totalité, « rien et tout ».
Au contraire, pour s’imposer comme des nouveaux sujets politiques, ils sont obligés de faire
sauter le verrou de la politique du « peuple » et de la « classe ouvrière » tel qu’il est incarné
dans la démocratie politique et dans la démocratie sociale de nos sociétés.
Les mouvements politiques jouent et jonglent avec ces différentes modalités de l’action
politique, mais selon la logique qui ne se limite pas à la mise en scène de «l’égalité et de son
absence ». L’égalité est la condition nécessaire mais non suffisante du processus de
différenciation, où les « droits pour tous » sont les supports sociaux d’une subjectivation qui
agence production d’une vie autre et d’un monde autre.
Les « sauvageons » des banlieues françaises comme les a nommés un ministre socialiste
ressemblent, pour certains aspects, aux « barbares » Cyniques qui, aux jeux ordonnés et
dialectiques de la reconnaissance et de l’argumentation, préfèrent quitter la scène théâtrale et
inventer un autre artifice qui n’a pas grands chose à voir avec le théâtre.
Les cyniques plutôt que à une scène théâtrale, nous font penser aux performances de l’art
contemporains, où l’exposition publique (dans le double sens de se manifester et de se mettre
en danger) ne se fait nécessairement ni par le langage, la parole, les sémiotiques signifiantes,
ni par la forme de la dramaturgie théâtrale du jeu des personnages, de l’interlocution et du
dialogue.
Comment s’opère le processus de subjectivation qui ouvre la voie à une « vie autre » et à un
« monde autre » ? Pas simplement par la parole et la raison. Les Cyniques ne sont pas
seulement des « êtres parlants », mais aussi de corps qui énoncent bien quelque chose, même
si cette énonciation ne passe pas par les chaines signifiants. Satisfaire ses besoins (manger,
chier) et ses désirs (se masturber, faire l’amour) en public, provoquer, scandaliser, forcer à
penser et à sentir, etc. sont autant des techniques « performatives » qui convoquent une
multiplicité de sémiotiques.
Le bâton, la besace, la pauvreté, l’errance, la mendicité, les sandales, les pieds nus, etc., par
lesquels un mode de vie de Cyniques s’exprime sont des modalités d’énonciation non
verbales. Le geste, l’acte, l’exemple, le comportement, la présence physique, constituent des
pratiques et de sémiotiques d’expression qui s’adressent aux autres par d’autres biais que
ceux de la parole. Dans les « performances » cyniques, la langue n’a pas uniquement une
fonction dénotative et représentative, mais une « fonction existentielle ». Elle affirme un éthos
et une politique, elle concours à construire des territoires existentiels pour parler comme
Guattari .
20
Jacques Rancière, « La Haine de la démocratie - Chroniques des temps consensuels », Libération , 2005
9
Dans la tradition grecque, il y a deux voie pour la vertu : la voie longue et facile qui passe par
le « logos », c’est-à-dire le discours et ses apprentissages scolaires et celle courte, mais difficile
des Cynique, qui est « en quelque sorte muette ». La voie brève ou raccourcie, sans discours,
est celle de l’exercice et de la mise à l’épreuve.
La vie cynique n’est pas publique seulement par le langage, par la parole, mais s’expose dans
sa « réalité matérielle et quotidienne ». C’est une vie « matériellement , physiquement
publique » qui reconfigure immédiatement les divisions constitutives de la société grecque,
l’espace public de la polis d’une part et la gestion privé de la maison d’autre part.
Il ne s’agit pas d’opposer le « logos » et « existence », mais de s’installer dans leur écart pour
interroger les modes de vie et les institutions.
Pour les cyniques, il ne peut y avoir de vrai vie que comme vie autre qui est à la fois « forme
d’existence , manifestation de soi, plastique de la vérité, mais aussi entreprise de
démonstration, conviction, persuasion, à travers le discours ». 21
Il y a chez Rancière, comme dans la plus part des théories critiques contemporaines (Virno,
Butler, Agamben, Michon) un préjugé logocentrique. Malgré les critique qu’il adresse à
Aristote, nous sommes toujours dans la dépendance et dans le cadre des formulations du
philosophe grecque : l’homme comme le seul animal qui a le langage et il un animal politique
parce qu’il a le langage. En s’attaquant au « partage » que le logos établit entre l’homme et
l’animal les Cyniques s’attaquent aux fondements de la philosophie et de la culture grecque et
occidentale.
« L’animalité jouait dans la pensée antique le rôle de point de différenciation absolue pour
l’être humain. C’est en se distinguant de l’animalité que l’être humain affirmait et manifestait
son humanité. L’animalité était toujours un point de répulsion pour cette constitution de
l’homme de l’homme come être raisonnable et humain »22
Les Cyniques ne dramatisent pas l’écart entre égalité et police, mais dramatisent les pratiques
de la « vie vraie » et ses institutions, par l’exposition d’une vie éhontée, d’une vie scandaleuse,
d’une vie se manifestant comme « défi et exercice dans la pratique de l’animalité ».
8. Le partage du sensible ou Division et production
La subjectivation politique chez Rancière implique bien un éthos et de jeux de vérité. Elle
requiert un mode de constitution du sujet par la parole et la raison pratiquant les jeux de
vérité de la « démonstration », de l’ « argumentation » et de l’interlocution. Même chez
Rancière la politique ne peut pas se définir comme une activité spécifique, puisque elle
s’articule à l’éthique (constitution d’un sujet de raison et de parole) et à la vérité (des
pratiquent discursives qui démontrent et argumentent). On ne voit pas comment ça pourrait
pas être autrement
Mais s’il est impossible de faire de la politique un mode d’action autonome, il est aussi
impossible de séparer la politique de ce que Foucault appelle micro – physique des relations
de pouvoir.
Le « partage du sensible » de Rancière, organisant aussi bien la distribution des parties (la
division de classe entre les bourgeois qui ont la parole et les prolétaires qui n’expriment que
par des bruits) que le mode de subjectivation (« ils / nous »), ne semble pas laisser d’espace à
ce type de relations. Le partage du sensible est une division des fonctions et des rôles, des
modes de perceptions et d’expression doublement produite et dans cette double production
les relations micro – politiques jouent un rôle fondamental. La division de la société en
« classes » (ou parties) est produite par l’agencement des pratiques discursives (savoir), de
techniques de gouvernement de conduites (pouvoir) et des modes d’assujettissement (sujet).
21
Le courage de la vérité, p. 288
p. 244
22Ibidem,
10
Mais ce partage « dualiste » n’est pas seulement le résultat de l’action transversale de ces
trois dispositifs (savoir, pouvoir, sujet), il est lui même traversé par des relations de pouvoir
micro qui le rendent possible et opérationnel. Les relations homme / femmes, père enfants
dans la famille , la relation maître – élève à l’école, médecin – malade dans le système de santé,
etc. , développées par ce que Guattari appelle les « équipements collectifs »
d’assujettissement, sont transversales et constitutives de la division en parties. Il y a bien un
partage du sensible « moléculaire », une micro-physique de pouvoir qui traverse aussi les sans
parts (et qui les divise selon des lignes différentes de celle du grand partage dialectique nous
/ ils). Il est impossible de comprendre le capitalisme contemporain sans problématiser le
rapport que le molaire (les grandes oppositions dualistes capital / travail, riches / pauvres,
ceux qui commandent et ceux qui obéissent, ceux qui détiennent les titres à gouverner et ceux
qui en sont dépourvus) entretient avec la micro – physique (les relations de pouvoir qui
prennent appuient, passent et se forment à l’intérieur même de sans parts).
Le « bios », l’ « existence », la « vie », ne sont pas des concepts vitalistes auxquels on pourrait
opposer les concepts de la division politique du démos, mais des domaines où s’exerce la
micro – physique du pouvoir et sur lesquels il y a lutte, litige, assujettissements et
subjectivations.
Les réflexions sur la manière qui ont les Cyniques de considérer le bios, l’existence et la vie,
peuvent fournir des armes de résistance aux pouvoirs du capitalisme contemporain qui font
de la production de subjectivité la première et la plus importante de ses productions. D’une
certaine façon nous sommes obligé à la méthodologie foucaldienne parce que dans le
capitalisme contemporain il est impossible de séparer l’ « éthique » de l’ « économie » et de la
« politique ».
Foucault nous dit que la dérive de la parresia du domaine « politique » à l’éthique individuelle,
« n’est pas moins utile à la cité. En vous incitant à vous occuper de vous-mêmes, c’est à la cité
toute entière que je suis utile. Et si je protège ma vie, c’est précisément dans l’intérêt de la
cité ».23
Les techniques de la formation du bios (les techniques de gouvernement de soi et des autres),
intégrées et reconfigurées par le pouvoir pastoral de l’église chrétienne, ne cesseront de
prendre de l’importance à travers l’action de l’Etat Providence.
Dans le capitalisme « la grande chaîne de soucis et de sollicitudes » , le « souci de la vie », dont
parle Foucault à propos de la Grèce antique, sont pris en charge par l’Etat, en même temps
qu’il envoie la population dont il se soucie à se faire massacrer à la guerre. S’occuper de soi,
exercer un travail sur soi et sur sa propre vie, signifie se soucier des manière de faire et
manières de dire nécessaire à occuper la place qui nous est attribué dans la division sociale du
travail. Prendre soin de soi est une injonction à se subjectiver en tant que responsable de la
fonction à laquelle le pouvoir nous a assigné. Ces techniques de constitution et de contrôle de
conduites et de formes de vie sont d’abord expérimentées chez les « pauvres » contemporains
(chômeurs, erremistes, travailleurs pauvres etc.). La question que pose les concepts de bios,
d’existence, de vie, n’est pas celle du vitalisme, mais de comment politiser ces relations de
pouvoir micro par une subjectivation transversale. Si tout n’est pas politique, comme affirme
Rancière, car « alors la politique ne serait nulle part », tout est « politisable » ajouté Foucault.
Rancière semble négliger, à niveau de la définition théorique de la politique, ce qu’il analyse
du point de vue historique : le travail sur soi, la formation de l’ethos qu’il décrit par ailleurs de
façon magnifique chez les ouvriers du XIX siècle.
La formation de l’ethos, du bios, de l’existence que les Cyniques pratiquent n’est pas une
variété du « discours moral ». Elle ne constitue pas une nouvelle pédagogie ou le véhicule d’un
code moral. La formation de l’éthos est à la fois un « foyer d’expérience »24 et une « matrice
23Ibidem,
24
p . 83
Le gouvernement de soi et le gouvernement des autres, p. 4
11
d’expérience » où s’articulent les uns sur les autres les formes d’un savoir possible, les
« matrices normatives de comportement pour les individus » et des « modes d’existence
virtuel pour des sujets possibles ».
La politique chez Rancière n’est pas d’abord une expérience, mais surtout une question de forme.
« Ce qui fait le caractère politique d’une action, ce n’est pas son objet où le lieu où elle s’exerce
mais uniquement la forme, celle qui inscrit la vérification de l’égalité dans l’institution d’un litige,
d’une communauté n’existant que par la division »25
La problématisation de ces « foyers d’expérience » et les expérimentations qui se produisent
à partir des Cyniques , se transmettent et traversent toute l’histoire de l’Occident, reprises et
renouvelés par les révolutionnaires du XIX et du début du XX et les artistes de la même
époque.
9.
La subjectivation foucaldienne n’est pas seulement une argumentation sur l’égalité et
l’inégalité , une démonstration du tort fait à l’égalité, mais une véritable création immanente
qui s’installe dans l’écart entre égalité et l’inégalité et déplace la question de la politique, en
ouvrant l’espace et le temps indéterminé de la différentiation éthique, de la formation d’un soi
collectif.
Si la politique est indissociable de la formation du sujet « éthique » , alors la question de
l’organisation devient centrale, même si autrement que dans le modèle communiste. La
reconfiguration du sensible est un processus qui doit faire l’objet d’un travail « militant » que
Guattari, en prolongeant l’intuition foucaldienne, définit comme un travail politique
« analytique ».
Pour Guattari le GIP – Groupe d’information sur les prison – peut être considéré un
agencement collectif analytique et militant où l’objet du « militantisme » se dédouble : il est du
côté du domaine d’intervention, mais également du côté des intervenants. Il s’agit, en
permanence, de travailler non seulement les énoncés produits, mais surtout les techniques,
les procédures, les modalités de l’agencement collectif d’énonciation (de l’organisation).
Rancière, à l’inverse, n’éprouve pas « d’intérêt pour la question des formes d’organisation des
collectifs politiques ». Il ne prend en considération que les « altérations produites par des
actes de subjectivation politique ». C’est-à-dire qu’il ne voit l’acte de subjectivation que dans
son surgissement rare dont la durée se rapproche de l’instantanéité.
Il refuse de s’intéresser « aux formes de consistance des groupes qui les produisent »26 alors
que 68 interroge précisément leur règles de constitution et de fonctionnement, leur modalité
d’expression et de démocratie, puisque précisément l’action politique d’intervention est
inséparable de l’action de constitution du sujet.
Si les rapports paradoxaux entre égalité et différence ne peuvent être ni inscrits dans une
constitution, ni dans des lois, s’ils ne peuvent être ni appris , ni enseignés, mais seulement
expérimentés, alors la question des modalités de l’agir ensemble deviennent fondamentales.
Qu’est-ce qui se passe pendant la prise de parole, qu’est-ce qui se passe après la prise de
parole, comment cet acte de différentiation fait retour non seulement sur celui qui l’énonce,
mais aussi sur celui qui l’accepte, c’est-à-dire comment se forme une communauté lié par
l’énonciation et l’artifice qui ne soit pas fermé sur sa propre indentification, mais ouverte à la
différentiation éthique ?
Ce qu’il faut expérimenter et inventer dans une machine de guerre qui agence l’être ensemble
et l’être contre est ce que Foucault affirme être la spécificité du discours philosophique, et que
dans l’épuisement du modèle dialectique du démos, est devenue la condition de la politique
aujourd’hui.
25
26
La mésentente, p. 55
Jacques Rancière, La méthode de l’égalité , La philosophie déplacée, Editions Horlieu, 2006, p. p. 514
12
Ne jamais poser « la question de l’éthos sans s’interroger en même temps sur la vérité et la
forme d’accès à cette vérité qui pourra former ces ethos, et sur la structure politique à
l’intérieur desquelles cet ethos pourra affirmer sa singularité et sa différence (…) ne jamais
poser la question de l’alêtheia sans jamais relancer en même temps, à propos même de cette
vérité, la question de la politeia et de l’éthos. Même chose pour la politeaia. Même chose pour
l’êthos ».27
Chez Rancière seulement la démocratie comme dispositif à la fois de division et de
communauté peut reconfigurer le partage du sensible, tandis que Foucault est beaucoup plus
réservé et moins enthousiaste de ce modèle d’action politique, puisque il en décèle les limites.
La subjectivation politique, tout s’appuyant sur l’égalité, la déborde. La question politique est
alors : comment inventer et pratiquer l’égalité dans ces nouvelles conditions.
27
Le courage de la vérité, p. 63
13
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