La Passion du rural | Tome 2 | chapitre I
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Chapitre I
Les États généraux du monde rural de 1991
Big bang dans les campagnes
Lors du congrès annuel de l’Union des producteurs agricoles
1
tenu en décembre 1989, il
a été décidé de convoquer les « États généraux de l’agriculture ». Les producteurs
agricoles font face à de nombreux problèmes qui concernent les facteurs de production,
la mise en marché de leurs produits, les politiques et programmes gouvernementaux
dans le domaine agricole, et ils déplorent la dégradation économique et sociale de
plusieurs communautés rurales. Le constat inquiétant qui est fait par les dirigeants de
l’UPA place l’activité agricole et sa population au cœur de la problématique des
campagnes. Pour l’UPA, tant vaut l’agriculture, tant vaut le village! On véhicule ici
encore l’idée que l’agriculture est et doit demeurer le premier moteur de la vie rurale et
que sans la croissance et le dynamisme des fermes l’avenir des communautés rurales est
compromis.
L’Union des producteurs agricole est un « syndicat professionnel dédié à la promotion
et à la défense des intérêts professionnels, économiques et sociaux de tous les
producteurs et productrices agricoles et forestiers du Québec ». Son expertise est dans
le domaine de la production et de la mise en marché des produits agricoles et forestiers
(du domaine privé). L’espace agricole et les boisés privés constituent l’assise de ses
interventions et revendications.
Du fait de la longue et imposante tradition agricole dans les campagnes du Québec, une
perception était largement répandue au sein de la population et chez plusieurs
décideurs, confondant espace agricole et espace rural, le premier étant pris pour le
second et inversement. Il n’était donc pas surprenant que l’idée des États généraux
convoqués par l’UPA fut orientée spontanément vers les problèmes agricoles. Les
questions relatives à la dynamique économique et sociale des communautés rurales
présentaient certes un intérêt pour les dirigeants de l’UPA, mais pas au point d’en faire
la thématique générale des États généraux. Officiellement et culturellement c’était un
terrain qui sortait du mandat et de l’expertise de l’UPA.
En février 1990, je reçois à mon bureau de l’UQAM un appel téléphonique de Claude
Lafleur, économiste responsable de la Direction recherches et politiques agricoles
1
Mouvement syndical des producteurs agricoles du Québec issu de l’Union catholique des cultivateurs créée en 1924.
Plus de 2 000 cultivateurs réunis en congrès à Québec avaient alors décidé de former l'Union catholique des
cultivateurs (UCC), une association professionnelle dédiée à la défense de leurs intérêts communs soient
« l’enseignement agricole, le crédit agricole, la production et le commerce des produits de la ferme, les taxes, la
colonisation (etc.) ». L'UCC deviendra l'Union des producteurs agricoles (UPA) en 1972.
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(DREPA) à l’UPA. Il souhaite une rencontre pour discuter du projet des États généraux.
Je crains un positionnement cantonné aux questions agricoles et un manque d’ouverture
sur la réalité globale du monde rural. Ces appréhensions sont vite dissipées. Mon
interlocuteur s’avère attentif et réceptif aux arguments plaidant pour un élargissement
de la thématique des États généraux à l’ensemble de la problématique contemporaine
du Québec rural. Une agriculture dynamique a besoin de campagnes vivantes, fais-je
valoir. C’est ainsi que sont abordées les questions de déstructuration qui affectent
plusieurs communautés rurales à la marge des grands centres, victimes de l’étalement
urbain (malgré l’application de la Loi sur la protection du territoire agricole), et de
déclin économique et social de plusieurs communautés rurales, particulièrement présent
dans les régions intermédiaires et périphériques. Un déclin caractérisé par la
contraction de l’activité agricole, la diminution de l’emploi, l’érosion des services,
l’exode des jeunes, le vieillissement prématuré des populations, la dégradation de
l’environnement naturel et bâti, etc.
L’expérience européenne réunit généralement les préoccupations agricoles et rurales
sous une même instance (création de ministères de l’agriculture et de la vie rurale par
exemple et adoption de politiques et programmes d’intervention s’adressant
conjointement à des questions agricoles et rurales). Ainsi, pour l’Union européenne, le
développement rural constitue « le deuxième pilier » de sa politique agricole
2
. Au
Québec, en 1990, il n’y a pas encore de véritable compréhension de la réalité rurale et
moins encore de discours articulé pour promouvoir son développement. L’initiative
prise par l’UPA d’organiser des États généraux ne pourrait-elle pas être l’occasion de
tenter ce rapprochement entre l’agriculture et le développement rural, celui-ci défini à
travers une diversité croissante de fonctions?
Placée dans le contexte d’alors, l’idée est audacieuse mais elle ne semble pas
déstabiliser outre mesure mon interlocuteur. Nous convenons de nous revoir.
2
Le développement rural, devenu le deuxième pilier de la PAC (politique agricole de la communauté
européenne), a été réformé à diverses reprises. Ces réformes ont visé à améliorer la compétitivité de
l'agriculture et de la sylviculture, à renforcer les liens entre l'activité primaire et l'environnement, à
améliorer la qualité de vie dans les zones rurales et à encourager la diversification de l'économie des
communautés rurales. Le modèle d'agriculture européenne est étroitement lié au développement équilibré
du monde rural. La politique agricole et rurale joue un rôle de premier ordre dans la cohésion territoriale,
économique et sociale de l'Union européenne d'une part, et dans la protection de l'environnement d'autre
part. À côté des mesures de marché (premier pilier), la politique de développement rural est devenue un
élément essentiel du modèle agricole européen. Son objectif majeur est de mettre en place un cadre
cohérent et durable garantissant l'avenir des zones rurales en se basant, notamment, sur la multifonc-
tionnalité de l'agriculture - c'est-à-dire, sa capacité à fournir un éventail de services publics qui dépassent la
simple production de denrées alimentaires - et sur la capacité de l'économie rurale à créer de nouvelles
sources de revenus et d'emplois, tout en protégeant l'héritage culturel, environnemental et patrimonial du
monde rural.
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À l’UPA, Claude Lafleur dirige une équipe de recherche dynamique aux idées
progressistes. Les membres de la DREPA sont vite acquis à l’idée d’élargir la
thématique des États généraux au monde rural
3
.
Mais qu’en pensera le président de l’UPA, Monsieur Jacques Proulx? Claude Lafleur
qui le connaît bien est confiant. Le travail d’information et de réflexion se poursuit à
l’interne. Un midi de début mars, alors que Jacques Proulx doit prononcer un discours
aux premiers partenaires des États généraux, il aurait dit à Claude Lafleur : « Regarde
bien jusqu’où je vais aller ». Je n’ai pas assisté à ce dîner-causerie ni lu les notes de
conférence, mais on m’a rapporté qu’il avait été particulièrement déterminé et éloquent
sur sa volonté d’orienter la préparation des États généraux sur l’ensemble de la
question rurale, l’agriculture y étant une composante importante certes, mais dont le
dynamisme suppose des campagnes en développement. Le 13 mars 1990, un
communiqué de l’UPA faisait l’annonce suivante :
« Les premiers États généraux du monde rural se tiendront à Montréal les 21, 22 et 23
janvier 1991
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». C’est ce qu’a annoncé aujourd’hui en conférence de presse le président
général de l’Union des producteurs agricoles (UPA), monsieur Jacques Proulx.
« Ces États généraux, a poursuivi monsieur Proulx, seront la réunion publique,
sous l’égide de l’UPA, des divers acteurs qui jouent un rôle permanent dans la
production agricole et forestière, la transformation agro-alimentaire ainsi que les
secteurs qui participent à la vie et à l’organisation sociale, culturelle, économique
et politique sur l’ensemble du territoire rural québécois. (…)
Tout d’abord, nous procéderons à la confection d’un portrait réel et taillé de la
situation, (…) ensuite, avec les divers partenaires, nous projetterons vers l’avenir
le projet de société (rurale) qui aura obtenu le plus large consensus possible.
Cette étape constituera le momentum des États généraux eux-mêmes. (…)
L’UPA, a conclu le président, a l’espoir profond de réussir à faire de ces États
généraux le moment le plus important de la société rurale québécoise depuis les
origines de la Confédération canadienne. »
Il aura fallu à ce syndicaliste, agriculteur de métier, des qualités de visionnaire, des
convictions profondes, beaucoup de courage et une grande confiance dans ses capacités
à mobiliser derrière lui les dizaines de milliers d’agriculteurs membres de l’UPA, pour
ainsi passer du « projet agricole » au « projet rural ». Mes premières rencontres avec
3
Yvan Loubier, économiste, est directeur-adjoint de la DREPA. Il adhérera rapidement à l’idée d’élargir
les États généraux au monde rural et se fera un ardent défenseur de cette idée au sein de l’UPA. Il
deviendra plus tard député respecté du Bloc québécois à Ottawa. Font aussi partie de cette équipe : Esther
Fortin, Andrée Lagacé, Claude Roy, Dominique Benoit, Sylvie Drouin et Louis Ménard.
4
Ces dates seront plus tard modifiées pour les 3, 4 et 5 février 1991.
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monsieur Proulx me révélèrent un homme d’envergure comme on en croise peu dans
une vie.
Dans les semaines qui suivirent, Claude Lafleur m’invita, au nom de l’UPA, à
collaborer à la préparation des États généraux à titre de « conseiller externe et
coordonnateur d’une équipe de chercheurs », équipe qu’on me demandait de
constituer
5
. Un mandat inespéré dans lequel je me suis engagé avec exaltation, car je
pressentais que cet événement serait un point tournant dans la compréhension, la
redéfinition et la gouvernance des territoires ruraux au Québec.
Pour pouvoir porter un diagnostic juste sur la situation du monde rural, il fallait
disposer d’une connaissance actualisée de la ruralité contemporaine et de ses disparités
régionales. Cette connaissance serait fondée non seulement sur des données statistiques
des caractéristiques géographiques, démographiques, économiques et sociales des
communautés rurales, mais sur la dynamique de développement de ces communautés
plus ou moins articulée au monde urbain. Des analyses seraient alors possibles,
permettant d’établir des constats et de dégager des conclusions.
Sur la base de ces résultats, confirmant des réalités déjà observées ou appréhendées,
deux groupes de scénarios pouvaient être envisagées : i) ceux s’inscrivant dans la
poursuite des processus de déstructuration et de dévitalisation dans un contexte les
milieux ruraux seraient abandonnés aux seules lois du marché et de la tendance à une
urbanisation de plus en plus prédatrice : scénarios fatalistes considérés d’ores et déjà
inacceptables ; ii) ceux répondant à une volonté de redressement des situations jugées
intolérables, exprimée par la mobilisation active des populations et la mise en œuvre de
politiques appropriées de développement rural au service d’une ruralité en pleine
transformation considérée nécessaire à l’occupation et à la prospérité du Québec. Ces
derniers allaient être retenus et servir à définir la trame de fond des États généraux.
5
Cette équipe sera formée en septembre 1990 de onze professeurs-chercheurs d’universités du Québec,
d’un professeur de Cégep et d’un étudiant au doctorat. Chacun est choisi en fonction de son domaine
d’expertise et un sujet spécifique lui est confié. Il s’agit de : Marcel Bélanger, géographe, Université Laval,
Jacques Brodeur, théologien, Institut de technologie agroalimentaire de Saint-Hyacinthe, Christopher R.
Bryant, géographe, Université de Montréal, Yolande Cohen, historienne, Université du Québec à Montréal,
Serge Courville, géographe, Université Laval, Pierre Dansereau, écologiste, Université du Québec à
Montréal, Guy Debailleul, ingénieur agronome, Université Laval, Pierre Deslauriers, doctorant en géogra-
phie, Université de Montréal, Clermont Dugas, géographe, Université du Québec à Rimouski, Bruno Jean,
sociologue, Université du Québec à Rimouski, Claude Marois, géographe, Université de Montréal, Bernard
Vachon, géographe, Université du Québec à Montréal, Jean-Pierre Wampach, ingénieur agronome,
Université Laval. Les textes produits seront remis aux organisateurs des États généraux à la mi-novembre.
Ils seront pris en compte dans la phase finale de préparation des États généraux et seront réunis dans un
ouvrage collectif publié au quatrième trimestre de 1991 sous le titre : Le Québec rural dans tous ses états.
Sous la direction de Bernard Vachon, Boréal, 1991, 311 p.
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Le refus des scénarios fatalistes posait le défi de l’élaboration d’un nouveau projet de
société rurale. C’était là l’ultime objectif des États généraux du monde rural. Les
valeurs et les composantes démographiques, économiques, sociales et environne-
mentales à la base de ce nouveau projet de société rurale, constitueraient le cadre de
référence aux efforts de mobilisation collective et aux orientations des politiques
gouvernementales. Des pistes novatrices devaient être proposées pour lesquelles les
expériences étrangères récentes en matière de développement rural représentaient des
enseignements précieux. Sur ce dernier point, les pays européens, qui avaient consacré
l’année 1987 au thème de la ruralité, constituaient un gisement d’informations
inspirantes.
Ainsi, dans ce contexte, il ne s’agissait pas seulement de « remplir » le mandat qui
m’était confié, mais de ne pas décevoir ceux qui croyaient en la contribution du milieu
universitaire dans la préparation et le déroulement de cet événement. Un événement qui
devait s’avérer une opération majeure d’information, de sensibilisation, de mobilisation
et de conceptualisation d’une ruralité fière et vivante en vue de la reconnaissance de ce
Québec des champs et des villages comme partenaire à part entière de la société
globale, d’une part, porteur de ressources et de modèles novateurs pour une ruralité
reconquise et recomposée, d’autre part.
À partir de ce moment, la préparation des États généraux disposait de moins d’une
année pour réaliser les cinq étapes préalables aux assises des États généraux prévues
pour février 1991 :
préciser les orientations des États généraux et les principaux thèmes à
documenter pour la phase de consultation;
établir un portrait actualisé de la situation agricole et forestière par région et
pour l’ensemble du Québec et un diagnostic de l’état de développement
économique, démographique et social des territoires ruraux, distinguant ceux
en croissance et ceux en déclin ou menacés de déclin;
rédiger les documents de travail et autres textes pour nourrir la réflexion et
bâtir les argumentaires;
procéder à des consultations auprès des acteurs ruraux dans chaque région du
Québec pour dégager des éléments de consensus sur les situations régionales et
locales (création des comités régionaux);
créer des comités nationaux pour préciser les thèmes à débattre en ateliers lors
des assises de février 1991.
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