Cet idéalisme se différencie, et Husserl le précise

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Introduction
L’œuvre de Husserl, intitulée Méditations cartésiennes1 (MC), peut nous laisser
penser, par son titre, à une étude, en forme de commentaire des Méditations
métaphysiques de Descartes. En parcourant le livre du philosophe allemand, nous nous
rendons vite compte que le commentaire sert de pré-texte à l’exposition d’une
philosophie (la phénoménologie transcendantale) qui en reprend le projet mais aussi
s’attache à critiquer l’œuvre de référence plutôt qu’à se livrer à un commentaire
systématique. Le sous-titre n’est- il pas : Introduction à la phénoménologie ? Le projet
de Husserl reprend celui de Descartes : fonder les sciences, fonder le savoir, et donner
un ordre à l’activité scientifique (lui donner l’unité d’une Mathesis Universalis, c’est-àdire d’une science universelle au sens où elle se présente comme modèle des sciences
positives dans leurs méthodes : une science des sciences)2, qui, selon lui, se pratique de
manière « aveugle », c’est-à-dire sans fondement. Husserl vise, ici, les sciences
positives ; il leur reproche, en général, de reposer sur un préjugé : que l’expérience nous
apporte la connaissance, et regrette qu’il n’y ait pas de remise en doute de cette
médiation par la perception (comme, par exemple, la psychologie expérimentale de son
époque). Son ambition est donc de repenser l’activité cognitive afin de « réorienter » les
sciences : dans l’introduction des MC, Husserl se livre à une analogie entre son époque
et celle de Descartes, en ce que l’activité scientifique manque de cohésion, d’unité, et de
fondement.
« Un fait, certes, porte à réfléchir : le sciences positives se sont fort peu souciées de ces
Méditations qui, cependant, devaient leur fournir un fondement rationnel absolu. »3
1
Ce texte se présente comme la retranscription de conférences, données, sous ce titre, en février
1929 à la Sorbonne. Nous utilisons la traduction de G. Peiffer et de E. Lévinas, Paris, Vrin, 1996.
2
Cf. Descartes dans les Règles pour la direction de l’esprit, Paris, Vrin, 1996, règle IV. Chez
Descartes, cette science renvoie à l’étude plus générale de l’ordre et de la mesure, deux notions qui
concernent toutes les entreprises de la conscience.
3
MC, p. 21.
2
Ces Méditations sont bien sûr celles de Descartes, et Husserl propose de revenir à
ces méditations, convaincu que la méthode utilisée est la bonne, et d’y effectuer les
changements qui s’imposent. Mais il faut insister, ici, sur l’idée de « commencement
radical » que cette entreprise exige, et que souligne le qualificatif d’ « absolu » au
fondement rationnel. Ce commencement radical ne peut être réalisé qu’à la condition
d’avoir pour point de départ, une connaissance certaine et indubitable, dénuée de tout
préjugé. Descartes emploie la méthode, dite, du « doute méthodique, puis hyperbolique
ou absolu », et le phénoménologue réalise ce qu’il appelle une « épochê ».
L’épochê est un mot grec qui existe au moins depuis les sceptiques anciens, et il
signifie littéralement : « interruption » et est traduit traditionnellement par « suspension
du jugement ». Le phénoménologue le traduit par « mise entre parenthèses », « mise
hors jeu », « inhibition », quant à la valeur existentielle du monde et de tout ce qu’il
englobe ; et l’on doit à Husserl de l’avoir enrichi dans sa signification et donc dans son
usage4. Il ne s’agira pas de proposer ici une « histoire » du mot, des sceptiques anciens
(Pyrrhon, Arcésilas et Carnéade) à Husserl, en pointant leurs points communs ou leurs
différences de significations. Pouvons nous, d’ailleurs, parler de différence lorsque le
mot est repris dans sa langue originelle ? Le fait que Husserl reprend, en général, le mot
grec, indique que l’auteur se réfère à une tradition philosophique particulière ; donc au
scepticisme antique. Or, un concept peut changer de signification selon son utilisation.
Et il est notable que ce mot soit appliqué dans la reprise du mouvement cartésien, alors
que Descartes ne reprend pas, lui, ce terme dans ses Méditations. Ainsi, en admettant
que Descartes réalise lui aussi une épochê, nous nous trouvons en face de trois
philosophies différentes, qui opèrent ce passage à la « suspension du jugement » dans
leurs progressions.
Une confrontation de ces trois usages pourra nous permettre, nous l’espérons,
d’expliciter le sens et le statut de l’épochê dans l’ouvrage de Husserl ; de comprendre,
malgré cette interruption qui nous condamne au solipsisme (comme chez les
sceptiques), comment la phénoménologie retrouve le monde objectif (sans passer par la
« véracité divine », comme le fait Descartes). Enfin, nous espérons que cette entreprise
nous permettra également d’exposer (de manière brève et éclairante) l’originalité du
Ce mot n’est jamais employé sans qualificatif, dans les MC ; nous avons affaire à une épochê
phénoménologique transcendantale, dite aussi universelle, ou à une épochê abstractive.
4
3
geste phénoménologique, dans ses analyses des structures de la conscience, de la
restitution intentionnelle, des synthèses constitutives, etc. Les problèmes relatifs au
solipsisme et à l’épochê abstractive exigeraient de nous une étude plus approfondie de
la Cinquième méditation.
4
I) Scepticisme antique / Husserl. La notion d’épochê : son origine antique dans
le scepticisme, et son utilisation originale dans les MC de Husserl.
1) Introduction générale : première approche de la notion d’épochê. Comment
Husserl est amené à l’utiliser.
Dès les premières lignes de la première méditation, Husserl semble, pour introduire à
sa philosophie et commencer de manière radicale, devoir adopter une attitude
particulière, se placer dans une disposition plus adéquate pour l’étude que le philosophe
se propose de mener. En effet, pour reprendre la démarche scientifique de manière
originale, c’est-à-dire à son origine et d’une manière complètement neuve, et se
prémunir contre les erreurs ou les préjugés des sciences telles qu’elles s’effectuent, le
premier geste du penseur revêt un caractère négatif. Relisons ces premières lignes :
« En philosophes qui adoptent pour principe ce que nous pouvons appeler le radicalisme du
point de départ, nous allons commencer, chacun pour soi et en soi, par ne pas tenir compte de
nos convictions jusqu’ici admises et, en particulier, par ne pas accepter comme données les
vérités de la science. »5
C’est une véritable entreprise de « purification » qui inaugure le projet
phénoménologique, et, pour la rendre possible, le penseur doit effectuer un retour sur
lui-même pour découvrir (au sens de dégager de couches obscures, et donc ici des
préjugés, des opinions, des connaissances scientifiques) un noyau pur, purifié, à partir
duquel la démarche gnoséologique peut être observée, analysée, et corrigée. Ainsi le
terrain de l’investigation se trouve être la conscience du chercheur lui-même, et
l’investigation qu’il mène ne sera efficace que pour lui-même. Il s’agit de ne plus faire
confiance qu’à soi-même. Ce retour à soi est influencé par la référence à Descartes,
auquel Husserl reprend la méthode, et pour lequel le philosophe prend la « décision
personnelle » de renverser les sciences positives pour les reconstruire par ses propres
5
MC, Paris, Vrin, 1996, p. 25
5
moyens. Le phénoménologue reprend donc « la forme d’une philosophie orientée vers
le sujet ». Et l’exigence de commencement radical implique ce passage par le négatif.
Or pouvons nous vraiment parler de négatif, dans la mesure où il n’y a pas acte de
destruction ? En effet, il ne s’agit pas d’annihiler nos convictions, mais tout simplement
de les mettre de coté. Elles sont toujours présentes mais nous n’y prêtons plus attention :
nous les mettons en suspens, ou « entre parenthèses ». Le phénoménologue ne se rend
pas volontairement ignorant, comme s’il perdait la mémoire de tout ce qu’il a appris et
qu’il juge, maintenant, comme faux ou comme nous inclinant à l’erreur, il neutralise
simplement son jugement, son assentiment à propos des énoncés traduisant toutes ses
connaissances. La rigueur, à laquelle Husserl aspire, exige que la philosophie se fasse
sans présuppositions.
Nous reconnaissons d’emblée l’attitude sceptique, mise à part, évidemment, la
référence au sujet pensant, qui consiste à rejeter toute connaissance comme croyance, à
douter de la possibilité d’acquérir des connaissances adéquates sur le monde, à douter
que la perception ou la raison puisse se présenter comme des outils servant à la
compréhension et interprétation du monde. Ou plutôt, au sujet de Husserl, douter de la
bonne utilisation de la raison faite jusqu’à lui dans l’activité scientifique ; car Husserl,
comme nous aurons l’occasion de le constater, est profondément rationaliste. La forme
de ce scepticisme, ici employé, est encore impulsée par Descartes, en ce que l’utilisation
de la suspension du jugement se présente comme un moment à dépasser, un passage par
le négatif, dont l’issue peut-être incertaine6, mais qui s’inscrit dans une recherche, une
enquête, un projet de reconstruction du savoir. L’idée qu’il puisse y avoir un bon ou
mauvais usage de la raison provient également du philosophe français. Il ne s’agit donc
plus seulement de ne pas se tromper.
Or cette utilisation du scepticisme trahit l’esprit même du sceptique grec ancien qui
tente de demeurer dans la « suspension de l’assentiment » envers tout discours ou toutes
impressions sur le monde, ou atteindre la sérénité de l’âme, etc. Il existe, bien sûr,
comme dans toute grande école philosophique, plusieurs formes de scepticisme, et une
Chez Descartes et chez Husserl, la forme de l’exposé se présente comme une méditation « en
train de se faire », ce faisant, les deux philosophes invitent leur lecteur à suivre pas à pas la suite de leurs
raisonnements, et à les reproduire pour lui-même. Les conclusions ne peuvent être annoncées avant de les
avoir tirées, et l’inquiétude de ne pas pouvoir résoudre les problèmes posés est parfois soulignée.
6
6
étude, même brève, du scepticisme ancien dans son développement historique nous le
montrera avec évidence, et peut-être bénéfice.
Toutefois, il nous semble pouvoir prétendre, selon ce qui précède, que le premier
geste du phénoménologue consiste à pratiquer cette suspension de l’assentiment, cette
épochê7. Le mot, certes, n’apparaît pas encore ; la première occurrence n’apparaît qu’au
huitième paragraphe de la première méditation, pourtant, nous en apercevons
vraisemblablement le sens dès le début de ces méditations8. Le mot, le concept, n’est
pas toujours traduit dans les MC, Husserl reprend le mot grec, ou s’il le traduit il
emploie l’expression « mise entre parenthèses » (Einklammerung, en allemand), ou
d’autres encore que nous avons déjà eu l’opportunité de relever9 ; certains
développements théoriques viennent également nourrir la définition de cette notion. Si
nous allons nous livrer, dans un premier temps, à une étude sur l’utilisation originaire de
la notion d’épochê, ses conditions d’apparition, bref sur sa « naissance », c’est parce
que nous espérons que ce détour (ou ce retour) nous permettra de définir, plus
précisément qu’un simple recours à la traduction, ce que signifie cette notion, ce
qu’implique son utilisation dans une philosophie, mais aussi, et nous verrons que cela
n’est pas négligeable, quelle attitude le penseur ou le philosophe pratiquant la dite
épochê doit adopter. Sans compter qu’une telle étude recouvre également les problèmes
concernant l’altération d’un concept par ces reprises successives, ses changements de
sens selon ses différentes utilisations.
2) L’épochê chez les grecs anciens.
Si le premier sceptique est, selon tous les témoignages, Pyrrhon, ce dernier ne semble
pas avoir théorisé lui-même le concept d’épochê ou de « suspension de l’assentiment »,
bien qu’il semble en avoir fait un principe de vie quotidienne de façon plus poussée que
n’importe quel sceptique, selon les écrits de Sextus Empiricus dans ses Esquisses
7
Mot grec signifiant littéralement « interruption », probablement forgé par les Stoïciens pour
garantir le Sage de la précipitation dans le jugement. Il sera pourtant associé principalement au
scepticisme. Ce terme est généralement traduit en français par « suspension de l’assentiment ». La
présente étude porte, entre autre, sur ses différentes définitions possibles.
8
L ’ « ego cogito » comme subjectivité transcendantale. §8, MC, p.46
9
cf. L’introduction de notre étude.
7
pyrrhoniennes10. Pour ce philosophe, astronome et médecin grec du II° et III° siècle de
notre ère, « Pyrrhon s’est approché du scepticisme d’une manière plus consistante et
plus éclatante que ceux qui l’ont précédé ». Nous allons tenter de dresser un tableau
général du scepticisme ancien pour en dégager une attitude essentielle, une position
théorique et philosophique propre. Et celles qui caractérisent le fameux « premier »
sceptique sont devenues presque légendaires. En effet, si Pyrrhon est le sceptique le plus
« éclatant », c’est peut être, d’abord, parce qu’il a suscité autour de lui, c’est-à-dire sur
la place publique, l’étonnement (la plupart du temps !), l’incompréhension (parfois !),
mais aussi et surtout l’admiration de ses contemporains11, par ses actes, ou plutôt ses
absences d’actes, et ses discours.
Pyrrhon (né vers 365 avant JC) n’a rien écrit, mais son disciple Timon a tenté de
donner une forme systématique aux discours du maître. Mais, comme le souligne Sextus
Empiricus, le scepticisme ne peut être un système philosophique, il ne peut être qu’une
« voie », dans la mesure où il n’implique qu’une attitude face à la connaissance et non
un contenu. Il est bien connu que le sceptique se garde de ne rien affirmer car selon lui
rien n’est certain et toute affirmation peut être soutenue avec une force égale de
conviction, malgré les contraires, doutant même jusqu’à remettre en question
l’existence du monde extérieur, et ce malgré les témoignages des sens, les activités des
hommes dans le monde, etc. Et contre la trop fameuse réplique à l’encontre du
scepticisme qui consiste en ce que « le sceptique affirme au moins une chose, c’est qu’il
ne faut rien affirmer », ce dernier doit prendre garde que son attitude d’abstention ne
dégénère en système dogmatique. Ainsi le sceptique occupe une position inconfortable
et paradoxale à partir de laquelle il ne faut rien affirmer, ni affirmer qu’il ne faut rien
affirmer. Sextus nous offre quelques qualificatifs éclairants au sujet de cette attitude
apparemment contradictoire :
10
Esquisses pyrrhoniennes, Sextus Empiricus, Paris, Editions du Seuil, 1997, introduction,
traduction et commentaires par Pierre Pellegrin. Comme l’indique son titre cet ouvrage n’est composé
que d’esquisses, il constituera pourtant la référence principale au sujet du scepticisme ancien. Ce choix se
justifie en ce que notre travail porte, en premier lieu, sur Husserl et ses Méditations.
11
A sa mort, une statue à son effigie a été dressée. Pour une présentation générale de Pyrrhon,
nous renvoyons à Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres. II. Paris, Garnier
Flammarion, 1965.
8
« Ainsi la voie sceptique est appelée aussi ‘chercheuse’ du fait de son activité concernant la
recherche et l’examen ; ‘suspensive’ du fait de l’affect advenant à la suite de sa recherche chez
celui qui examine ; ‘aporétique’ soit, comme disent certains, du fait qu’à propos de tout elle est
dans l’aporie et recherche, soit du fait qu’elle est incapable de dire si il faut donner son
assentiment ou le refuser ;… »12
Le terme de « voie », employé par les sceptiques eux mêmes, souligne donc bien un
anti-dogmatisme dont le sceptique se revendique intégralement. Une voie nous indique
une direction sans pour autant fixer une destination précise, alors que dans un système
toutes les parties du système concourent à une finalité, à celle du tout ou du système.
Dans un système, pourrions nous dire, la destination est clairement fixée, ainsi que le
chemin à parcourir. Dans une voie plusieurs chemins différents peuvent être empruntés,
seule la direction est la même ; par exemple, pour le cas du scepticisme, l’épochê en
constitue une direction commune. Husserl emprunte cette voie, par la référence à
l’épochê, et même s’il s’écarte du scepticisme par la suite, le scepticisme est inscrit dans
la démarche du phénoménologue. Contrairement à cette « voie philosophique », dans
une philosophie dite systématique, le philosophe est dogmatique dans la mesure où il
soutient des opinions sur ce qu’il prétend être le réel. Il prétend donc avoir trouvé le
vrai, ce dont le sceptique se défend absolument. Ainsi l’écart, dans lequel s’insinue le
sceptique, entre l’affirmation et la non affirmation, est tenu par les qualifications de
cette voie : « chercheuse », « suspensive » ou « aporétique ». L’attitude originale du
sceptique consiste donc à demeurer dans le processus de la recherche sans jamais le
clore par une conclusion, un énoncé, fruit de cette recherche ; le sceptique a toujours à
examiner. En effet, la conclusion ou la réponse restent en suspens, ne sont pas énoncées
parce que le penseur sait bien qu’il existe une conclusion contradictoire ayant une force
égale de persuasion. C’est ainsi que la suspension provoque chez le philosophe une
attitude de recherche permanente, car quel que soit le raisonnement qu’il effectue il
suspend son assentiment au sujet du résultat de ce raisonnement, parce qu’en même
temps, il en a découvert les insuffisances, une ou des preuves contraires à la conclusion
qu’il vient de trouver. Il doit donc continuer de chercher. Ne serait-ce que pour répondre
12
Esquisses pyrrhoniennes, livre I, §3, p. 55.
9
aux affirmations de ceux qui dogmatisent, auxquelles il doit, d’abord pour lui-même,
prouver leurs insuffisances. De plus, l’argument contradictoire auquel le sceptique fera
référence sera lui aussi insuffisant, c'est-à-dire qu’il détruira les arguments de son
adversaire, mais ne pourra constituer une nouvelle base pour affirmer d’autres thèses sur
le monde. Ainsi le sceptique demeure dans la recherche et dans la suspension du
jugement, dans l’aporie, rendant tout argument égal ou insuffisant face à la vérité.
Cet équilibre, entre les arguments ou les propositions des dogmatiques, résulte de la
force égale de persuasion qui réside dans chaque proposition et son contraire. La
reconnaissance de cette égalité est appelée « isosthénie », et celle-ci concerne aussi bien
les objets que les raisonnements. Il faut plutôt retenir, dans son champ d’application, les
raisonnements et les jugements, car, en ce qui concerne les objets, il s’agit surtout de
jugements sur leur existence ou leur nature. Mais elle ne peut constituer en aucun cas
une affirmation dogmatique de la part du sceptique, ce dernier ne peut invoquer
l’isosthénie pour porter un jugement sur le réel, qu’il soit positif ou négatif. C’est ainsi
que lorsque l’on présente à un sceptique un argument dogmatique, il ne le juge pas
comme faux ou vrai ; il lui reconnaît tout de même une « force de persuasion », tout
comme à son argument contraire. Dans le glossaire que Pierre Pellegrin consacre aux
Esquisses, pour illustrer l’isosthénie13, le commentateur prend l’exemple des arguments
de la théorie atomiste de la matière, comparés aux arguments en faveur de la théorie
contraire, la théorie continuiste de la matière. Et il précise que le sceptique est d’une
« certaine manière » convaincu par la force des arguments de l’une et de l’autre. Et si
une théorie le persuade plus que l’autre, le sceptique suspendra tout de même son
assentiment en invoquant la relativité des choses dans le temps. Cette isosthénie se
retrouve dans le langage sceptique par l’expression « pas plus ». Le sous entendu étant
« pas plus ceci que cela », car la recherche est toujours à l’œuvre. Et comme le souligne
Sextus, lorsqu’il énonce la formule « à chaque argument s’oppose un argument égal »,
expression elliptique, il veut implicitement signifier que :
13
Ibid, p. 545-547.
1
0
« A tout argument sur lequel a porté ma recherche qui établit quelque chose dogmatiquement,
il me paraît que s’oppose un autre argument établissant quelque chose dogmatiquement, égal au
premier quant à la conviction et à l’absence de conviction »14
Le sceptique n’affirme que sur ce qui lui « paraît », c’est ainsi qu’il n’affirme rien de
dogmatique, car il ne se prononce que sur ses propres affects, que sur ce qui lui
« apparaît », mais jamais sur les « choses cachées » ou la nature des choses.
Mais comment devient-on sceptique ? Est-ce par choix philosophique ou par
déduction théorique ? Il semblerait que l’on devient sceptique après avoir cherché à la
manière des dogmatiques, donc après avoir eu la prétention des philosophes
dogmatiques, lorsque l’on se rend compte que les arguments servant à la découverte de
la vérité (et l’obtention du bonheur) ne sont pas satisfaisants. Qu’il existe toujours un
argument contradictoire qui peut être convoqué et réduire nos prétentions envers la
connaissance à de simples croyances, opinions. Que toutes les philosophies ne reposent
que sur des opinions, ne profèrent que des opinions, alors que celles-ci prétendent avoir
accès à la vérité. Cette accusation se retrouve dans la qualification des philosophies non
sceptiques : la racine du mot « dogmatique » provient du grec dogma, c’est-à-dire, en
français, « opinion ». En effet, Sextus remarque que ce que l’on appelle le critère est à
la fois ce par quoi l’on juge de l’existence et de la non-existence15. Cette simple
définition du critère nous introduit à la problématique de l’accès à la vérité, et ainsi nous
pouvons nous demander, c’est la question que pose Sextus, s’il y a un critère de la
vérité. Dans le paragraphe suivant, Sextus y répond en amont, c'est-à-dire en constatant
que pour certains philosophes il y a un critère de la vérité et que pour d’autres il n’y en a
pas, il se demande donc s’il existe un critère pour décider s’il y a un critère de la vérité :
« Par ailleurs, pour que le désaccord qui existe sur le critère fasse l’objet d’une décision, il faut
que nous ayons un critère sur lequel nous soyons d’accord, par lequel nous pourrons prendre une
14
15
Ibid, livre I, §27, p. 169.
Ibid, livre II, §3, p.207. Cette définition est principalement donnée par les stoïciens.
1
1
décision sur ce désaccord. Et pour que nous ayons un critère sur lequel nous soyons d’accord, il
faut d’abord que le désaccord sur le critère ait fait l’objet d’une décision. »16
L’origine du scepticisme semble donc être, comme le nomme Pierre Pellegrin dans
l’introduction qu’il donne aux Esquisses17, un « événement fortuit ». La suspension du
jugement ou de l’assentiment, l’épochê, s’impose, en quelque sorte, au penseur
insatisfait et, ce faisant, celui-ci découvre la tranquillité de l’esprit, de l’âme, bref le
bonheur.
Comme dans la plupart des philosophies antiques, le scepticisme a pour finalité le
bonheur. Dans cette philosophie, le bonheur est trouvé aux dépens de la vérité. A
l’inverse du platonisme, de l’aristotélisme, du stoïcisme ou de l’épicurisme, (ou autre
grande école philosophique) dans lesquelles la détention de la vérité est la garantie
d’une vie heureuse, ici c’est à condition de suspendre toute prétention à la vérité que le
bonheur nous est acquis. Ce qui peut sembler paradoxal, c’est que la tranquillité de
l’âme advienne dans une attitude de constante recherche, que l’on pourrait pourtant
qualifier de troublée, d’inquiète ; ne serait-ce que par « l’image » que l’on s’en fait : le
chercheur est en mouvement, et le mouvement est le contraire du repos, et donc de la
tranquillité. La tranquillité qui adviendrait par la contemplation (des Idées par exemple)
nous semble plus justifiée, dans notre imaginaire, en ce qu’elle met en scène le penseur
dans une attitude de repos après la recherche : la quête est terminée, il contemple sa
découverte, et son ambition étant remplie, son désir assouvi, il ne lui reste plus que le
plaisir paisible que lui procure la vérité. L’action ne se situe plus qu’au niveau du
regard, un pur regard intérieur. Or la tranquillité de l’âme, en ce qui concerne le
sceptique, résulterait plutôt de l’épochê elle même. En effet, pour le sceptique le monde
subit ce que nous pourrions appeler en utilisant le vocabulaire husserlien une
« réduction », en ce que les choses perdent de leur « poids » en perdant leur valeur. Si le
monde n’est qu’un ensemble d’apparence, et que toute chose est suspectée de nonexistence, alors les affections relatives à ces choses perdent leur raison d’être. Or elles
sont ressenties par le sceptique comme par toute autre personne, mais celui-ci ne se
Ibid, livre II, §4, p. 211. Ce qui caractérise la position ou la stratégie sceptique, en logique, c’est
le diallèle. Le diallèle nous met face à une impossibilité de décider, à deux arguments contraires d’une
égale force de persuasion. Il justifie donc la suspension de l’assentiment, l’épochê.
17
Ibid, p. 45.
16
1
2
laisse pas envahir par elles, ayant sans cesse à l’esprit que, peut-être, leurs causes
n’existent pas. Que vaut une affection dénuée de toute cause ? Comme l’établit Sextus,
pour le sceptique « le miel apparaît avoir une action adoucissante (…) car nous
subissons cette action adoucissante par nos sens. », mais il est impossible d’en conclure
que le miel possède cette action adoucissante ; il faut donc continuer de le chercher.
C’est ainsi que le sceptique en vient à modérer ses affects, condition à satisfaire pour
l’accès à la tranquillité de l’âme. Cette modération des affects est réalisable en ce que le
monde perd de son urgence si l’on admet que son existence peut-être remise en doute.18
Le sceptique, en soupçonnant la connaissance de n’être qu’une illusion, développe, ce
que nous pourrions appeler, un quiétisme moral. Léon Robin, dans son ouvrage Pyrrhon
et le scepticisme grec19, rapporte trois points qu’aurait prononcé Pyrrhon pour être
heureux :
-1) Quelle est la nature intrinsèque des choses ? Elles sont toutes « également indifférentes, im-pensables, in-décises » (…) « c’est pourquoi, ni nos perceptions, ni nos
jugements ne peuvent, ni dire vrai, ni se tromper ».
-2) Quelle est notre situation à leur égard ? Il faut « n’accorder aucune confiance ni
aux unes ni aux autres, nous abstenir de juger, de pencher dans ce sens-ci de préférence
à celui-là, de nous laisser agiter comme le plumet d’un casque par leurs souffles
incessamment contraires » ; il ne faut donc rien affirmer ou nier.
-3) Que doit-il en résulter finalement pour ceux qui sont dans cet état ? Il en résulte
qu’ils s’abstiendront de parler (a-phasia), et qu’ils seront exempts de trouble (ataraxia).
Il est évident que nous ne pouvons être certain que ce soit bien Pyrrhon qui ait établi
ces trois points, néanmoins ils semblent refléter et concorder avec sa philosophie, telle
Par la remise en doute de l’existence du monde, et donc des autres hommes, Pyrrhon accède, par
la pensée, à un état d’indifférence totale et de sensibilité éteinte qui lui permet de ne pas souffrir de ses
affects. C’est le fruit d’un véritable travail sur sa volonté. Prenons l’exemple d’un autre homme l’appelant
à l’aide : Anaxarque était tombé dans une mare et Pyrrhon, passant à coté de lui, ne lui a pas porté
secours. Il serait peut être simpliste de légitimer la conduite du sceptique par la peur ou autre excuse pour
ne pas porter secours à autrui en difficulté. Si ce qu’a perçu Pyrrhon n’est qu’un ensemble d’apparences :
il a vu un homme en danger dans une mare, il a entendu qu’on l’appelait à l’aide, etc., mais ne prenant
tout ceci que pour des apparences, alors le sceptique ne peut être pris de remords ou par tout autre
sentiment légitime à celui qui croit en l’existence du monde. Si tout est indifférent alors toute urgence n’a
plus raison d’être.
19
Léon Robin, Pyrrhon et le scepticisme grec, Presses universitaires de France, Paris, 1944, p. 1314.
18
1
3
que nous nous la représentons selon les témoignages. Sa philosophie, car dans la voie
du scepticisme nous pouvons en distinguer un chemin spécifique : le pyrrhonisme. En
effet, et nous le verrons par la suite, le scepticisme développé par la Nouvelle Académie
n’est pas en tout point concordant avec celui initié par Pyrrhon. L’objet de la recherche
du pyrrhonisme, et donc d’abord de Pyrrhon, est pratique. Ce qui caractérise l’attitude
de Pyrrhon envers les théories concernant la connaissance, ce n’est même pas une
opposition systématique du fait, selon lui, de l’égalité des forces de persuasion de tout
argument, mais une indifférence totale. En effet, Pyrrhon n’a jamais participé aux
querelles théoriques au sujet de la connaissance du monde ou de l’Homme, il s’est
toujours contenté d’avoir l’esprit tranquille, et ceci rejoint le troisième point relevé par
L. Robin, qui consiste à ne plus parler suite à la suspension du jugement, suite au
constat qui s’impose de lui-même : toute connaissance n’est peut-être qu’une illusion.
Les querelles troublent l’âme du philosophe, et si l’on en croit les anecdotes au sujet du
« plus éclatant des sceptiques », Pyrrhon poussait le doute, quant à l’existence du
monde et donc d’autrui, jusqu’à ne pas prêter attention à la présence ou l’absence de ses
interlocuteurs, ou à ne pas prêter attention à leur appel à l’aide20, à ne considérer toute
manifestation extérieure que comme une apparence. Cette attitude est d’ailleurs
conforme à l’épochê telle que les sceptiques l’ont défini, et que nous avons tenter de
présenter.
Citons une nouvelle définition du scepticisme par Sextus afin de résumer le
mouvement qui caractérise cette voie ainsi que sa finalité :
« Le scepticisme est la faculté de mettre face à face les choses qui apparaissent aussi bien que
celles qui sont pensées, de quelque manière que ce soit, capacité par laquelle, du fait de la force
égale qu’il y a dans les objets et les raisonnements opposés, nous arrivons d’abord à la
suspension de l’assentiment, et après cela à la tranquillité. »21
Et une définition de l’épochê tirée du même paragraphe :
Nous renvoyons, ici, pour d’autres exemples de l’attitude étonnante de Pyrrhon, à l’ouvrage de
Diogène Laërce, op. cit.
21
Esquisses pyrrhoniennes, livre I, §4, p. 57.
20
1
4
« La suspension de l’assentiment est l’arrêt de la pensée du fait duquel nous ne rejetons ni nous
ne posons une chose »22
L’épochê se présente donc comme constitutive du scepticisme, dans la mesure où
cette suspension dégage le penseur de l’immédiateté ou de l’urgence du monde, de ses
affections envers le monde et les autres. Elle engage la pensée dans une voie faite de
questions sans cesse ouvertes, dans un état d’indifférence totale. Cette constitution
apparaît d’ailleurs comme la base et la finalité du scepticisme, qui est la tranquillité de
l’âme, car de même que l’épochê est la condition de possibilité du scepticisme, de
même en la réalisant le bonheur advient irrémédiablement. Avec cette branche
particulière et initiatrice que représente le pyrrhonisme au sein du scepticisme, nous
avons pu établir les conditions d’apparitions de la notion d’épochê, et même si il est
douteux que ce soit Pyrrhon qui ait nommé cette suspension, il nous apparaît que c’est
bien lui qui, le premier, l’a effectué en s’y conformant. Et le trait le plus frappant qui
ressort de ce scepticisme antique par rapport à un scepticisme plus moderne (au deux
sens du mot), c’est la différence dans sa finalité. Voyons donc comment, chez Descartes
et chez Husserl, deux penseurs en pleine méditation, l’épochê s’impose et dans quelles
conditions, c’est-à-dire pour quelle finalité celle-ci apparaît. Et corrélativement
comment sont-ils amenés à emprunter la voie sceptique.
3) Une autre attitude pour une autre utilisation de l’épochê : Descartes et Husserl.
Nous avons vu comment l’on devient sceptique, et il nous est apparu que cela
s’imposait au penseur de manière fortuite. Le sceptique est amené à suspendre son
jugement dans le cadre d’une recherche théorique de la connaissance, c'est-à-dire dans
le cadre d’une prétention à la vérité. Nous avons vu, brièvement, que Husserl reprenait à
Descartes son exigence de radicalité dans la refondation des sciences, ainsi que sa
méthode. Notamment son utilisation de l’épochê. Contrairement au scepticisme, les
deux penseurs du sujet ne sont pas amenés à suspendre leur assentiment de manière
fortuite, et leur passage par une attitude sceptique se présente d’emblée comme
22
Ibid., livre I, §4, p. 59.
1
5
stratégique. Dans l’introduction qu’il donne à ses MC, Husserl reprend la démarche
cartésienne ou nous en offre un récapitulatif, tout au moins en ce qui concerne le début
des Méditations de Descartes. Ce résumé ne tend pas simplement à mieux cerner les
différences qui vont être pointées dans la suite de l’exposé entre le phénoménologue et
le philosophe moderne, mais de situer la recherche ou l’examen sur son terrain. En effet,
Husserl reprend à Descartes le mouvement qui le mène au cogito sans aspect critique de
sa part. C’est ainsi que Husserl n’insiste pas tant sur la démarche qui mène à l’épochê
que sur le fait que toute son étude demeure inscrite dans le domaine nouveau découvert
par l’épochê, ainsi qu’à définir ou préciser cette notion. Toutefois le phénoménologue
n’a eu de cesse, dans les MC, d’insister sur la nécessité de ce passage par la suspension,
et donc de présenter des arguments en faveur de cette disposition scientifique originale.
Nous sommes donc jetés dans le domaine de la suspension de l’assentiment de par notre
inscription dans la démarche cartésienne. Et cette démarche semble emprunter la même
voie que celle qui mène au scepticisme.
En effet, le penseur remarque qu’il est sujet à l’erreur et ce, d’autant plus que dès son
plus jeune âge il a admis comme vraies des choses fausses et qu’il a, depuis, « bâti » sur
ces choses fausses des raisonnements ou des pensées. Ainsi, comme le futur sceptique,
le philosophe français se trouve dans l’insatisfaction face au savoir qu’il a acquis et les
sciences de son époque. Mais à la différence d’un sceptique il va décider de passer par
un moment négatif dans son apprentissage, il projette de faire le « nettoyage » dans tout
ce qu’il sait, dans ses connaissances, afin de ne garder que celles qui demeureront à la
suite de cette purification, c’est-à-dire celles qui sont vraies assurément. Ce passage par
le négatif implique une certaine attitude préalable du penseur : il doit se retirer de la vie
courante, de l’urgence du quotidien afin d’être dans la meilleure disposition d’esprit
pour mener à bien cette tâche difficile. Descartes nous livre lui-même les conditions de
cette disposition : « j’ai délivré mon esprit de tous soucis, je me suis ménagé loisir et
tranquillité, je me retire dans la solitude, je vais enfin sérieusement et librement me
consacrer à ce renversement général de mes opinions »23, car pour Descartes il est
inutile de s’aventurer dans le chemin de la connaissance sans méthode, à l’aveugle. Ce
n’est certes pas en comptant sur le hasard que l’on découvre les vérités certaines et
23
Méditations métaphysiques, op. cit., première méditation, p. 29
1
6
indubitables que doivent être les vérités premières. Une fois cette condition remplie le
penseur peut désormais commencer son travail proprement théorique de réforme.
Réforme de ses propres connaissances puis réforme de la philosophie et donc de toutes
les sciences. Car pour Descartes la philosophie englobe toutes les sciences, tous les
savoirs, la philosophie n’est autre que la science universelle24. Le premier geste pour la
recherche de la vérité est donc de se replier sur soi même afin de ne plus être trompé ou
distrait par les autres ou la vie en société. Geste que ne fait pas le sceptique dans la
mesure où, de par sa suspension, il s’isole du monde et des autres ; d’un point de vue
théorique, tout au moins. Comme le rappelle lui-même Descartes, il s’agit pour le
moment non d’agir mais de connaître. Son travail de réforme commence donc par tenter
de rejeter tout ce qui n’est pas certain, tout ce qui tombe sous la suspicion du doute. Or
il s’avère bien vite que tout est douteux, et dans sa méditation le penseur en vient à
douter même de son propre corps, du monde qui l’entoure, et donc à suspendre son
jugement en ce qui concerne toutes ses connaissances. L’épochê s’impose à celui qui
veut se garder de toute erreur et fausseté dans son jugement. A la différence d’un
sceptique Descartes utilise la suspension comme une arme purificatrice et se déprendre
de tout ce qui apparaît sujet au doute. Même si ce dernier est pris comme dans un
« tourbillon », c’est-à-dire qu’il ne mesurait pas la portée de l’utilisation de cette
purification qui se révèle, provisoirement, plutôt être une annihilation, il ne croit pas
qu’il n’y ait pas de connaissance possible ou que tout argument se vaut. Le sceptique a
cherché, puis devant son insatisfaction à trouver la vérité, il suspend son assentiment au
sujet de toute affirmation, alors que Descartes, lui, se trouve insatisfait et donc suspend
son assentiment pour trouver un fondement indubitable. L’épochê est subie par le
sceptique, mais elle est choisie par le philosophe français. Dans le déroulement de la
méditation, Descartes va d’abord être pris de vertige face à la possibilité de tout
remettre en doute, mais il va trouver, au sein même de cette épochê, la vérité certaine et
indubitable qui répond à toute la tradition sceptique : « je suis, j’existe », le cogito,
vérité première et indubitable. Car que je sois trompé par un dieu tout puissant ou que je
24
Rappelons-nous la fameuse comparaison livrée dans la Lettre-préface des Principes de la
philosophie qui nous présente la philosophie comme un arbre dont les racines seraient la métaphysique, le
tronc la physique, et les branches représenteraient les trois sciences majeures que sont la mécanique la
médecine et la morale. Lettre-préface, Paris, Garnier Flammarion, 1996, p. 74. Même si Descartes s’en
explique mieux dans son dernier ouvrage, cette conception est déjà présente dans ses Méditations
métaphysiques.
1
7
puisse douter de tout, il faut bien que j’existe pour douter ou pour être manipulé par ce
dieu trompeur.
Husserl reprend à son compte toute la démarche de son prédécesseur qui mène au
cogito. C’est ainsi que le phénoménologue peut commenter, dans son introduction aux
MC, que pour devenir philosophe il faut, à la suite de Descartes, effectuer deux retours à
soi. Le premier retour à soi consiste donc en un repli sur soi-même par rapport au
monde qui nous entoure et au quotidien, afin d’adopter une attitude purement théorique.
Et le deuxième retour à soi s’effectue par l’utilisation du doute, la première
connaissance étant que je suis et que j’existe, moi qui médite. Ce deuxième retour à soi
trouve son aboutissement dans l’opération pratiquée par le penseur et qui le soustrait au
doute méthodique, et que Husserl reprend comme substantif : le cogito. Ce terme latin
est généralement traduit par « je pense », mais le fait que Husserl ne traduise pas non
plus ce terme nous indique qu’il englobe toute l’opération qui amène le penseur à la
vérité première : j’ai beau douter de tout, je ne peux douter que j’ai conscience de
douter et qu’il faut bien que j’existe pour en avoir conscience. Nous pouvons résumer
également cette opération par la célèbre formule « je pense donc je suis ». Ainsi le
phénoménologue compte fonder toute son entreprise sur cette vérité première et
apodictique que constitue le cogito afin de lui donner un fondement absolu. L’ego, mot
latin signifiant « je » désigne le sujet qui réalise le cogito, ce sujet ne pouvant le réaliser
qu’à la première personne. Nous n’avons de certitude qu’en ce qui concerne notre
propre existence ; celle des autres demeure douteuse.
Dans la réalisation de l’épochê par le penseur moderne et le phénoménologue, le
bonheur n’advient pas, comme chez Pyrrhon, mais il s’ouvre à eux un domaine de
recherche, ou un point de départ pour la reconstruction du savoir, pour leur projet de
vérité. Et le projet plus particulier de Husserl inscrit sous le nom de « phénoménologie »
consiste en une explicitation des structures de cet ego, de la conscience. Le mot
phénoménologie peut se traduire par « science de ce qui apparaît à la conscience »25,
mais chez Husserl il recouvre tout un projet qui donne tout son sens à la philosophie.
C’est, en effet, la phénoménologie qui va garantir à la philosophie sa radicalité et son
Nous renvoyons ici, pour plus de précision quant à l’origine de ce mot et de cette science, à une
note de J-P Lefebvre dans sa préface à La phénoménologie de l’esprit de Hegel, Aubier, 1991, p. 44.
25
1
8
fondement absolu, en ce qu’elle désigne une description de l’expérience, une
description de ce qui ce qui se présente à la conscience, ainsi que de la mise en œuvre
de cette saisie que la conscience a des objets et d’elle-même. Car il s’agit non seulement
de découvrir les structures d’appréhension des objets par la conscience, mais aussi les
structures de la conscience saisissant les objets ou bien se saisissant elle-même. La
phénoméno-logie se traduit par « science des phénomènes », mais il faut pourtant faire
la différence entre un phénomène au sens husserlien et un phénomène au sens de Kant.
Pour ce dernier, le phénomène n’est qu’un substitut, un représentant de la chose en soi,
chose à laquelle la conscience n’a pas accès. Ce représentant est donc autre chose, et ce
n’est pourtant que par lui que nous avons l’indice d’un objet extérieur, car le
phénomène, au contraire de la chose en soi qui est la chose telle qu’elle est
indépendamment de notre mode de saisie, est ajusté à notre sensibilité et à notre pouvoir
de connaître. Pour Kant, le phénomène signifie donc la chose pour nous. Chez Husserl,
la signification du terme change dans la mesure où sera appelé « phénomène » le
mouvement incessant des choses dans la conscience. C’est-à-dire que lorsque nous
voyons ou entendons passer une voiture, et si la voiture peut être appelée un
phénomène, entendre le vrombissement du moteur, le situer avant et après d’autres
phénomènes, imaginer la situation de la voiture avant ou après l’avoir perçu, toutes ces
choses, que le phénoménologue appelle les « vécus » de la conscience, sont également
des phénomènes. Tout phénomène devient alors un « phénomène de conscience ». Au
fur et à mesure de notre exposé, nous essayerons, comme dans les MC, de préciser la
définition du terme de phénoménologie, telle que l’entend Husserl.
Pour satisfaire au caractère radical exigé par une philosophie dite rigoureuse, la
phénoménologie se présente comme seule pouvant répondre à cette exigence en ce
qu’elle demeure dans le domaine du cogito, vérité première et indubitable découverte
par l’épochê. L’ego étant découvert, Husserl veut le prendre comme point de départ et
comme « point d’amarrage », dans la mesure où il ne s’en éloignera jamais mais qu’il
s’agira, au contraire, de l’expliciter afin de trouver la vérité en lui-même. Ceci dans le
souci avoué et louable de ne jamais céder aux préjugés. Mais cette phénoménologie
n’implique pas, comme une philosophie antique le suggère généralement, un mode de
vie, une finalité pratique. Comme Descartes, le projet phénoménologique concerne la
1
9
vérité, et si il implique une attitude préalable, qui peut être révélée dans le processus
même de la recherche phénoménologique, cette attitude demeure théorique et se
distingue nettement d’une attitude pyrrhonienne. Dans le développement des MC,
Husserl nous propose la distinction entre l’attitude naturelle
et l’attitude
phénoménologique du philosophe. L’attitude naturelle se présente comme celle que
nous adoptons dans le quotidien, dans la vie de tous les jours, c’est-à-dire sans aspect
critique, préalable, face aux objets qui se présentent à nous. Dans l’attitude de la vie
courante, je prends naturellement et nécessairement « position »26, parce que l’existence
du monde me paraît aller de soi, et parce que je ne la remets pas en doute. Cette attitude
est qualifiée par l’auteur de naïve car elle ne repose que sur un présupposé, comme nous
le montre la réalisation de l’épochê phénoménologique. Cette suspension générale de la
croyance en l’existence des objets, du monde, est aussi appelée « épochê universelle »,
en ce que la totalité de ce qui apparaît à la conscience perd son statut d’existant au profit
de celui de phénomène. Le monde, les autres « moi », dans la mesure où, pour moi, ils
font partie du monde environnant, n’ont plus droit au titre d’existant ; me plongeant
ainsi dans un solipsisme absolu.
« Avec les autres ‘moi’ disparaissent naturellement toutes le formes sociales et culturelles.
Bref, non seulement la nature corporelle, mais l’ensemble du monde concret qui m’environne
n’est plus pour moi, désormais, un monde existant, mais seulement ‘phénomène d’existence’. »27
Il est important de relever que le monde n’est pas devenu pour moi un pur néant, il
m’apparaît toujours de la même façon qu’auparavant, seul le jugement que je porte
quant à son existence, son sens, a changé. Tous les vécus de conscience ne sont pas non
plus supprimés ou altérés, ils subsistent, eux aussi, dans la conscience. Ce n’est que le
regard que l’ego porte sur ceux-ci qui a changé. On pourrait dire que l’expérience
naturelle est transposée dans le champ de la réflexion. Le monde devient donc un
cogitatum (littéralement «ce qui est pensé », comme une idée, un souvenir, un
sentiment, etc.) qui ne vaut que pour le cogito ; et donc l’ensemble de ce qui se passe
« Prendre position », pour Husserl cela signifie que j’effectue des : « représentations abstraites,
jugements d’existence et de valeur, déterminations, positions de fins et de moyens, etc. » cf., MC,
première méditation, p. 45.
27
Ibid., première méditation, p. 43.
26
2
0
dans la conscience sera appelé les cogitationes, opérations réalisées par le cogito, et qui
constituent les objets d’étude pour le phénoménologue, mais, rappelons-le, à titre de
simples phénomènes. Il demeure une vie purifiée d’un moi méditant, des vécus de
conscience purifiés, des phénomènes purifiés, en ce que les jugements d’existence les
concernant ont été suspendus, en ce que je n’y crois plus.
« On peut dire aussi que l’épochê est la méthode universelle et radicale par laquelle je me
saisis comme moi pur, avec la vie de conscience pure qui m’est propre, vie dans et par laquelle le
monde objectif tout entier existe pour moi, tel justement qu’il existe pour moi. »28
L’attitude, impliquée par la pratique de l’épochê, devient réflexive à partir de
Descartes, c’est pourquoi elle permet au moi de se saisir purifié, et de comprendre que
le monde objectif n’existe que pour moi. Il ne m’est plus extérieur, dans la mesure où
les autres n’existent plus, ils ne peuvent plus le partager avec moi, et qu’il est désormais
réduit au statut de phénomène, donc comme ce qui apparaît à ma conscience, dans ma
conscience. Ce monde, appelé objectif parce qu’il me paraissait extérieur à moi-même,
je me l’approprie même si il demeure comme phénomène du monde extérieur, car « le
monde n’est pas pour moi autre chose qui existe et vaut pour ma conscience dans un
pareil cogito ». Le penseur découvre, en effet, que ce monde objectif ne puise sa
validité, son existence, sa valeur, etc., que dans le jugement qu’il lui porte. Il peut donc
en déduire que l’ego et le courant de ses cogitationes acquièrent un statut originel en ce
qui concerne l’existence, et donc la vérité.
« Par conséquent, en fait, l’existence naturelle du monde – du monde dont je puis parler –
présuppose, comme un existence en soi antérieure, celle de l’ego pur et de ses cogitationes. Le
domaine d’existence naturelle n’a donc qu’une autorité de second ordre et présuppose toujours le
domaine transcendantal. C’est pourquoi la démarche phénoménologique fondamentale, c’est-àdire l’épochê transcendantale, dans la mesure où elle nous mène à ce domaine originel, s’appelle
réduction phénoménologique transcendantale. »29
28
29
Ibid., première méditation, p. 46.
Ibid., première méditation, p. 47.
2
1
La citation nous qualifie une nouvelle fois l’épochê, ceci afin de mieux saisir le
domaine qu’elle nous découvre. L’épochê du phénoménologue est donc, également,
transcendantale, parce qu’elle place l’ego réfléchissant à l’origine du monde objectif.
L’ego est transcendantal en ce qu’il constitue la condition de possibilité nécessaire et a
priori du sens du monde et de l’expérience en général ; de toute expérience possible
pour une conscience. La réalisation de l’épochê par le philosophe, rompant avec
l’attitude naturelle, opère ce que Husserl appelle une « réduction ». En effet, dans
l’attitude naturelle nous pouvons considérer qu’il y a deux mondes : un monde extérieur
et un monde intérieur, car dans l’attitude naturelle je peux me saisir comme moi ayant
une vie psychique, ayant une âme, mais cette saisie ne peut s’effectuer que sur fond de
la croyance en l’existence du monde30. Après avoir réalisé l’épochê phénoménologique
transcendantale, le monde, appelé extérieur dans l’attitude naturelle, est réduit au statut
de phénomène appartenant à la conscience seule, au monde intérieur.
Cette distinction entre les deux attitudes, naturelle et phénoménologique, et le passage
de la première à la seconde, est reprise, dans la deuxième méditation, par la
dénomination du « dédoublement du moi »31. Cette expression est utilisée dans un
paragraphe qui distingue la réflexion de la simple perception, et plus précisément la
réflexion naturelle de la réflexion transcendantale. Dans la perception, nous pouvons
dire que nous saisissons les objets, alors que dans la réflexion nous saisissons l’acte de
perception qui saisit les objets (la nature de l’objet acquiert donc une importance de
second ordre). La réflexion altère, en général, l’état perceptif, car l’état vécu de la
perception s’est effectué naïvement et dans la spontanéité, caractères que perd la
réflexion en prenant un état pour un objet. Mais comme le souligne Husserl, « la
réflexion a pour tâche non de reproduire une seconde fois l’état primitif, mais de
l’observer et d’en expliciter le contenu »32. Dans l’attitude naturelle nous pouvons
qualifier le moi d’intéressé au monde, car en y croyant le moi « développe » des
attentes, des déceptions, etc., spontanées concernant ce monde. Or l’attitude
phénoménologiquement modifiée, de par sa suspension de la croyance au monde,
30
Ceci constitue la principale critique de la psychologie pour Husserl, et des sciences objectives
en général. Elles reposent toutes sur le présupposé de l’existence préalable du monde. C’est donc
l’épochê transcendantale qui donne au philosophe un fondement absolu à son entreprise.
31
Ibid., deuxième méditation, p. 68.
32
Ibid., deuxième méditation, p. 66-67.
2
2
produit ce dédoublement du moi, car le moi se désintéresse du monde et s’observe dans
les opérations qu’il réalise et qui présupposent le monde. Le moi naturel est un
spectateur du monde mais il y est engagé, et donc intéressé, alors que le moi
phénoménologique est un spectateur désintéressé, du fait qu’il n’est plus engagé dans le
monde. C’est ici que la distinction entre la réflexion naturelle et la réflexion
transcendantale prend tout son sens : par la première, le moi prend pour objet d’étude la
perception, indépendamment de l’objet de la perception lui-même, mais ceci sur fond de
croyance au monde, alors que par la deuxième nous en venons à un examen du cogito
« transcendantalement réduit », et à une description pure (car désintéressée) et adéquate
de ses structures.
Pour préciser la différence avec l’attitude sceptique de Pyrrhon, il faut retenir qu’au
moi naturel préexiste le moi phénoménologique, ce dernier ne pouvant être accessible
que par la réduction phénoménologique transcendantale. Il en ressort que la découverte
du domaine transcendantal mis au jour par ce que l’on pourrait appeler une « conversion
du regard » en ce que le moi ne regarde plus les choses comme existantes, n’a aucune
incidence dans le domaine pratique, ou dans la vie naturelle du penseur. L’attitude
naturelle n’est pas transformée par la réduction, et l’attitude phénoménologique
n’annihile pas l’attitude naturelle, les deux attitudes coexistent, impliquées dans leur
domaine respectif.
En anticipant quelque peu sur le développement des MC, nous pouvons présenter une
certaine modalité de l’ego, dans laquelle l’attitude du penseur se présente comme une
simple « disposition à être », ou « manière d’être ». Cette disposition est nommée par
Husserl par le terme latin d’habitus. Le phénoménologue ne s’attachait jusque-là qu’à
expliciter le rapport cogito-cogitatum, alors qu’un changement dans la direction de
l’attention lui présente un ego qui « se constitue continuellement lui-même comme
existant ». En effet, si nous prenons le courant des cogitationes, qui se présente comme
un courant de multiplicités particulières, comme n’appartenant qu’à un ego, nous
pouvons découvrir que le moi ne se saisit pas seulement comme cogito, mais aussi
comme un moi qui vit tel ou tel autre cogito. Des phénomènes divers apparaissent à une
conscience, mais pour aussi différents qu’ils soient, ils doivent se présenter dans une
unité, comme appartenant à une seule et même conscience. Husserl appelle « moi
2
3
identique » l’ego qui se saisit à travers cette multiplicité que constitue le courant des
cogitationes, ou qui se saisit comme existant unique vivant de différents états de
conscience. Dans les MC, l’auteur prend l’exemple d’un vécu de conscience qui
consiste dans une décision, donc un acte de jugement, pour l’existence d’un être. Cet
acte de jugement, par exemple croire en l’existence de l’Atlantide, est un acte qui se fait
dans la temporalité : avant je ne croyais pas en l’existence de l’Atlantide, et un jour je
décide d’y croire (peu importe que ce soit à la suite d’un raisonnement ou non). Et cet
acte de jugement me détermine en un moi qui croit en l’existence de l’Atlantide, et cette
conviction m’appartient en tant qu’habitus, comme « disposition permanente » à croire
en cette existence33. Cet habitus particulier n’empêche pas la conscience de vivre
d’autres actes, et d’avoir d’autres habitus : je peux m’endormir, et donc devenir passif,
ou penser à autre chose, avoir d’autres croyances ou d’autres déterminations, la décision
demeure en vigueur. Husserl précise que si la décision concerne une action, et que le
moi a atteint le but de cette action, la décision n’est pas « abandonnée », c'est-à-dire que
le moi demeure ce moi « qui a effectué cette action », et qui suppose cette décision
particulière au préalable. Le moi reconnaît son action comme sienne. Si je perds cette
conviction, il n’en demeure pas moins que, dans le passé, je m’étais disposé de manière
permanente à cette conviction, que je l’avais décidé. Si je ne crois plus en l’existence de
l’Atlantide, je suis pourtant déterminé en tant que « ayant cru en son existence», et cela
ne peut résulter que d’une autre décision, celle de ne plus y croire. Tout cela constitue la
personnalité du moi.
« Mais je me transforme moi-même, moi qui persévère dans ma volonté permanente, lorsque je
‘biffe’, lorsque je renie mes décisions et mes actes. (…) Tout en se constituant soi-même,
comme substrat identique de ses propriétés permanentes, le moi se constitue ultérieurement
comme un moi-personne permanente, au sens le plus large de ce terme qui nous autorise à parler
de ‘personnalités’ inférieures à l’homme. Et même si, en général, les convictions ne sont que
relativement permanentes, même si elles ont leurs manières de ‘se transformer’ (les positions
Si nous avons prit l’exemple de l’Atlantide, c’est pour mieux saisir l’exemple de la croyance.
Mais il est certain que les actes de jugements englobent aussi les croyances du quotidien, et par là même
tout ce qui est mis « entre parenthèses » par l’opération de l’épochê. Mais les actes de jugement
concernant la souffrance même du moi, sa volonté ou sa réflexion, sont aussi des habitus.
33
2
4
actives se modifient : elles sont ‘biffées’, niées, leur valeur est réduite au néant), le moi, au
milieu de ces transformations, garde un ‘style’ constant, un ‘caractère personnel’.» 34
Il s’agit, ici, de l’histoire personnelle du moi qui se constitue selon les décisions qu’il
prend et les choix qu’il fait, bref des habitus qu’il se donne. Dans son histoire, le moi se
« transforme » du fait qu’il change de croyance, d’avis, et qu’il peut renier ses actions.
Nous l’avons vu, les convictions reniées par le moi demeure comme habitus en lui, en
ce qu’elles l’ont convaincu à un moment donné. Tous les habitus, et même ceux qui
sont contradictoires, demeurent comme appartenant au moi pôle identique, c’est-à-dire
que le moi est l’invariant, le substrat permanent auquel se rapportent les différents
habitus. C’est cette histoire personnelle du moi qui constitue ce que l’on appelle sa
« personnalité », que le phénoménologue qualifie d’ « inférieure à l’homme » parce
qu’elle ne concerne pas les structures générales de toute conscience. Je peux avoir la
disposition à être mathématicien et celle qui me détermine à conduire une voiture, ces
deux habitus coexistent dans ma conscience, mais que je ne sois pas mathématicien ou
que je ne sache pas conduire ne me privera pas de mon appartenance à la définition de
l’homme. Ce ne sont pas les choix ou les décisions d’une conscience qui intéressent la
phénoménologie mais bien les opérations de la conscience qui préexistent à ces
décisions et qui en sont les conditions de possibilités, indépendamment de la nature de
ces décisions.
Ce moi substrat des habitus ne peut se penser indépendamment de l’ego
transcendantal. Ce dernier reste pourtant « ce sans quoi le moi-pôle ne saurait exister
concrètement. Ce sont deux déterminations d’un seul et même ego que Husserl qualifie
ainsi de « monadique ». La monade est une unité complète qui se suffit à elle-même et
ne requiert aucun apport extérieur pour subsister. En employant ce qualificatif, Husserl
veut préciser que le moi substrat des habitus et l’ego transcendantal forment une « unité
complète ». Mais cette théorie des habitus nous permet de qualifier la réalisation de
l’épochê comme un habitus parmi d’autre, c'est-à-dire que la suspension de ma
croyance au monde me détermine dans ma conviction théorique, en tant que philosophe,
mais elle peut coexister avec mes convictions politiques, par exemple, qui m’engagent à
34
Ibid., quatrième méditation, p.116-117.
2
5
croire en l’existence des autres et du monde, en tant qu’être vivant en société, et qui
constituent en moi un autre habitus.
Pour clore cette étude sur l’attitude du phénoménologue par rapport à son utilisation
de l’épochê, nous voudrions présenter, très brièvement, une thèse que formule Jean
Toussaint Desanti dans son Introduction à la phénoménologie35. Ce dernier nous
indique que la réalisation de l’épochê ne va pas sans présuppositions :
« La présupposition initiale est donc celle-ci : le monde de l’expérience naturelle doit être
transposable dans le champ de réflexion propre au philosophe. La forme de ce champ est
présupposée par la démarche de l’épochê : le philosophe « peut mettre entre parenthèses » parce
qu’il peut attendre – et le monde l’attendra toujours. »36
Ainsi, selon Desanti, la réalisation de l’épochê n’est possible que par la certitude, ou
le préjugé que le penseur retrouvera ce même monde comme pur objet de sa réflexion,
donc comme cogitatum. L’idée que, seule, la réalisation de l’épochê peut nous garantir
une philosophie sans présuppositions se trouve fortement ébranlée. Ce qui est sûr, c’est
que, comme le souligne Desanti, de par cette « mise entre parenthèses » du monde le
philosophe acquiert la possibilité de « mieux voir » et le monde d’être « mieux vu ».
4) Un nouveau Pyrrhon / Un nouveau scepticisme antique : la Nouvelle Académie.
S’il nous est apparu que les attitudes pyrrhonienne et phénoménologique sont
différentes sur le fond, certains points concordants ne manqueront pas d’attirer notre
attention. En effet, Pyrrhon n’accorde pas son assentiment à tout ce qui lui apparaît,
comme les sensations ou les images de l’imagination indiquant des existences autres
qu’elles-mêmes, et il ne voit plus le monde que comme un simple phénomène. Or, dans
sa biographie, nous pouvons relever que l’illustre sceptique n’a pas toujours su se
conformer à son idéal d’indifférence. Il est évident qu’il n’a pas pu vivre en totale
35
Introduction à la phénoménologie, Jean Toussaint Desanti (à sa première édition cet ouvrage
portait le titre de Phénoménologie et praxis), Folio essais, Saint-Amand, 1994.
36
Ibid., p. 51.
2
6
conformité avec cet idéal dans la mesure où, ne croyant plus en l’existence de ce qui
pourrait représenter un danger pour sa vie, Pyrrhon la risque à chaque moment. Or il
vécut jusqu’à un âge très avancé, et la plupart des commentateurs se font, en général, un
plaisir de le souligner. Chez Diogène Laërce, nous trouvons notre sceptique dans
certaines situations où il lui paraît difficile, voir irréalisable, de demeurer indifférent.
« Une autre fois, il eut très peur, parce qu’un chien se jetait sur lui, et comme on lui en faisait
grief, il répondit qu’il était bien difficile de dépouiller l’homme complètement, qu’il n’en fallait
pas moins combattre autant qu’on le pouvait, d’abord par ses actes contre les choses, sinon par la
raison »37
Cette anecdote peut apparaître comme une entorse à l’état d’indifférence résultant de
la réalisation de l’épochê, chez Pyrrhon. Mais surtout, elle nous indique que peut être il
est impossible de vivre cette suspension générale de l’assentiment, pratiquement. En
tout cas, telle que nous l’avons présenté ci-dessus. Pyrrhon allègue, comme le relève
Diogène Laërce, qu’il n’est qu’un homme, et donc qu’il est soumis à la faiblesse de la
volonté. Cette précision rejoint la finalité de son scepticisme : atteindre l’aphasie, ou
l’ataraxie. L’idéal de Pyrrhon consisterait plutôt en l’aphasie, la non-assertion, car, bien
qu’il l’ait étudié Pyrrhon renonce à la science, et qui a pour corrélat l’indifférence totale
(adiaphorie). Mais celle-ci, comme la plupart des idéaux, n’est pas réalisable par un
simple mortel ; si un homme pouvait réaliser pratiquement cet état, il ne serait plus un
homme mais un dieu. Et en tant qu’homme, l’« éclatant » sceptique ne pouvait que
« tendre vers » cet état qui dépasse la définition d’homme. Soulignons que Pyrrhon se
défend contre ses adversaires en précisant que si nous ne parvenons pas à nous rendre
totalement indifférent par nos actes, cela est moins difficile à réaliser par la raison, c'està-dire en théorie. Ce que nous avons présenté plus haut, c'est-à-dire un homme qui se
comportait comme un dieu, de telle manière qu’il suscita l’admiration autour de lui, se
révélerait-il inexact ? Si nous prenons au pied de la lettre tous les faits relatés dans sa
biographie, alors Pyrrhon nous apparaît comme un demi-dieu : capable de ne pas
montrer le moindre signe de douleur lorsqu’un médecin lui fait des incisions et cautérise
37
Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, II, Diogène Laërce, op. cit., p.193.
2
7
ses plaies, mais aussi incapable de ne pas montrer tous les signes de la peur devant un
chien enragé. C’est peut-être que la définition d’un scepticisme pratique à la manière de
Pyrrhon, qui tend vers cet idéal d’aphasie mais qui est concrètement impossible de
réaliser, demande plus de précisions.
Si nous regardons de plus près ce que l’on rapporte au sujet du premier sceptique,
mises à part les anecdotes extraordinaires ou paradoxales relatées par ses admirateurs ou
détracteurs, c’est qu’il vécut dans une parfaite harmonie avec les apparences, avec les
phénomènes. D’ailleurs le doute sceptique ne porte en aucun cas sur les apparences ou
phénomènes, ces derniers sont évidents38, il ne porte que sur les choses obscures ou
cachées, sur des réalités distinctes des apparences. Ceci nous indique que les sceptiques
faisaient une distinction entre le phénomène et la chose, en langage plus moderne, une
distinction entre le subjectif et l’objectif. C’est ainsi que, tout en maintenant en suspens
son assentiment au sujet de l’existence, ou non, des choses extérieures auxquelles se
rapportent les phénomènes, le sceptique grec peut suivre les apparences dans les actes
de la vie journalière. Diogène Laërce rapporte que Pyrrhon se rendait fréquemment au
marché pour vendre de la volaille, et qu’il s’occupait des tâches ménagères sans honte.
Son indifférence prend une toute autre tournure par rapport à la présentation idéale du
sceptique. En effet, il ne s’agit plus d’une indifférence absolue dans laquelle les
phénomènes ne sont aucunement pris en compte, voir déniés : lorsque Pyrrhon ne
s’écarte pas du chemin pour éviter le chariot qui se dirige droit sur lui, nous pouvons
supposer que celui-ci nie l’existence du chariot, alors que le sceptique n’affirme ni ne
nie l’existence d’aucune chose. Finalement, le sceptique mène une vie sociale normale,
c'est-à-dire qu’il se conforme aux règles de la vie ordinaire de la société dans laquelle il
vit, mais ne prend pas part aux querelles concernant les sciences ou la morale. Il
apparaît plutôt comme quelqu’un qui modère sa vie et son action, et non comme
quelqu’un pour qui toute action est impossible. Sextus nous livre les différents aspects
de cette « observation des règles de la vie quotidienne ».
Cf., notre étude d’introduction sur le scepticisme, dans laquelle nous avons montré que le
sceptique ne nie pas que, par exemple, le miel lui paraisse doux, mais il cherche encore à savoir si le miel
est doux.
38
2
8
« Donc en nous attachant aux choses, nous vivons en observant les règles de la vie quotidienne
sans soutenir d’opinions, puisque nous ne sommes pas capable d’être complètement inactifs.
Cette observation des règles de la vie quotidienne semble avoir quatre aspects : l’un consiste
dans la conduite de la nature, un autre dans la nécessité de nos affects, un autre dans la tradition
des lois et des coutumes, un autre dans l’apprentissage des arts. »39
Ces règles de la vie quotidienne concernent le sceptique dans la condition de
réalisation de cet état d’indifférence qui doit le caractériser. En effet, il ne doit pas
rejeter ce qui le définit naturellement, car en tant qu’homme, il a des sensations et des
pensées, et il n’a pas à les nier. La « nécessité de ses affects » le pousse à manger
lorsqu’il a faim, et la chose qu’il désire plutôt qu’une autre, car il n’a pas à se détourner
des choses qui ont sa préférence. Le sceptique se conforme aux lois et coutumes de la
société dans laquelle il se trouve car il ne prend pas part à la politique et a besoin de
tranquillité pour continuer sa recherche ; ne l’oublions pas, le sceptique suspend son
assentiment au sujet de toute affirmation liée à une quelconque connaissance mais il
continue de chercher la vérité, pour lui-même, loin des querelles théoriques des savants
et philosophes40. La dernière des règles demeure la plus paradoxale en apparence. Il
s’agit de la possibilité de pratiquer un art, c'est-à-dire un savoir faire ayant quelque
conséquence sur le monde « extérieur ». Il peut par exemple pratiquer la médecine, la
condition étant de suspendre toute affirmation sur la réalité (la médecine méthodiste est
une médecine qui soigne par l’expérience sans jamais rien affirmer quant à la nature de
la maladie ou autre thèse concernant la réalité du monde extérieur, Sextus souligne son
lien de parenté avec le scepticisme)41. Le sceptique peut donc se nourrir de ce qu’il veut,
adhérer à certaines pratiques sociales ou à certaines croyances, et il peut pratiquer un
métier et exercer un art, etc. Sa vie n’est pas exempte de trouble car le sceptique est
sujet à la souffrance comme chacun, ce qui diffère d’une attitude stoïque, mais ces
troubles sont forcément « amoindris », ou selon les termes de P. Pellegrin, les coups de
la fortune sont « bien amortis », « pour celui qui s’interdit de décider s’ils sont ou non
39
Esquisses pyrrhoniennes, Sextus Empiricus, op. cit., p. 69.
Seul Pyrrhon s’est conformé à cette règle de vie car les sceptiques de la Nouvelle Académie, et
même Timon, ont participé, ne serait-ce que pour détruire les arguments d’une théorie tout en demeurant
dans le doute, aux querelles théoriques de leur époque, notamment contre le Stoïcisme et l’Epicurisme.
41
Au sujet de la médecine méthodiste, voir l’introduction de Pierre Pellegrin aux Esquisses, p. 39,
ainsi que les Esquisses elles-mêmes, livre I, p. 191-195.
40
2
9
réellement un mal »42. Au sujet de Pyrrhon, plus précisément, le commentateur Victor
Brochard, dans son œuvre magistrale intitulée Les Sceptiques grecs43, précise que le
« premier » sceptique faisait une distinction très nette entre la théorie et la pratique,
entre la spéculation et la morale, mais qu’il a « la certitude toute pratique d’avoir
trouver la meilleure manière de vivre, de posséder le divin et le bien ». Ce qui revient à
faire de lui un dogmatique, mais un dogmatique tout à fait différent de ceux qu’il a
rejeté, car le sien ne relève aucunement d’un principe abstrait, et c’est pourquoi, V.
Brochard laisse la question du dogmatisme supposé de Pyrrhon ouverte. Toujours est-il
qu’il semble avoir trouvé la sérénité en vivant dans la modestie, sans prendre part aux
disputes, aux opinions, donc sans soucis, indifférent et sans passions44.
Nous pouvons voir en l’attitude de Pyrrhon, nouvellement définie, une parenté avec
Husserl : tout en maintenant en suspens sa croyance au monde, en ne le prenant que
comme phénomène, le sceptique et le moi naturel (qui préexiste dans le temps naturel,
ou dans le temps du vécu de la conscience, au moi phénoménologique, le moi comme
substrat des habitus comprenant celui qui réalise l’épochê), vivent dans ce monde
« comme si » il existait et s’y conforment. Dans la phénoménologie, nous pouvons nous
définir comme indifférents aux phénomènes de conscience, en ce que pour les étudier
nous devons prendre une distance par rapport à eux et les étudier comme objets et non
comme états. Mais il est certain que la comparaison s’arrête là.
Afin de mieux saisir la genèse du concept d’épochê, nous allons brièvement étudier
les différentes utilisations qui ont suivi celle de Pyrrhon, c’est-à-dire celles de la
Nouvelle Académie. Cette école redéfinit le scepticisme lui-même, et il est remarquable
qu’elle n’applique la suspension de l’assentiment, principalement, plus que dans le
42
Esquisses pyrrhoniennes, p. 43.
Les Sceptiques grecs, Victor Brochard, coll. Le Livre de Poche, 2002, p.77.
44
C’est pour cela que Timon, son disciple, le loue comme le plus éminent des sceptiques et
comme un dieu parmi les hommes. Et il en est très certainement un si Pyrrhon a réussi à vivre d’une telle
façon, car dans le roman de Georges Perec, Un homme qui dort, nous est illustré la tentative d’un homme
pour devenir indifférent à tout, à la manière de Pyrrhon. C'est-à-dire que le héros, dans la vie quotidienne,
tente de ne prendre aucune décision, aucune initiative. Mais l’indifférence totale, absolue, se révèle
comme impossible pour le personnage de Perec. Dans ce roman, le héros découvre, en la pratiquant, que
l’indifférence absolue est insupportable pour un homme, que, dans la retraite qui s’était d’abord imposée
à lui, qu’il n’avait pas choisi, les autres, ou autrui, apparaissent comme un besoin vitale. La tentative de
vivre cette indifférence est vécue, par le héros, dans l’angoisse et la mélancolie, et non dans cette
promesse de bonheur, comme chez les sceptiques anciens.
43
3
0
domaine théorique. Si l’Académie devient « nouvelle » c’est que dans son histoire nous
remarquons une rupture avec celle qu’institua son fondateur. L’Ancienne Académie
regroupe Platon et les commentateurs qui l’ont succédé dans la direction de l’école, et
dont la particularité était de transmettre la parole du maître et de l’expliquer. La vérité
était donc acquise, Platon l’avait trouvée, et il ne s’agissait plus que de l’enseigner. La
Nouvelle Académie ne garde de l’enseignement de Platon que le devoir de recherche et
la méthode ; les académiciens se remettent donc à chercher, et en cela, ils vont se
rapprocher de la manière des sceptiques.
Le premier représentant de la Nouvelle Académie est Arcésilas (environ de 315 à 240
av. J.-C.) et certains commentateurs lui attribuent la parenté de la notion d’épochê. Avec
Arcésilas, le scepticisme se revendique plus de Socrate et de Platon que de Pyrrhon. En
effet, le scepticisme emprunte une nouvelle voie dans la mesure où il s’inscrit désormais
dans les discussions subtiles entre écoles philosophiques : si le Stoïcisme et
l’Epicurisme sont ses principaux adversaires nous pouvons dire qu’il s’attache,
principalement, à ruiner toute doctrine systématique. Comme les philosophies de
Socrate et de Platon, le scepticisme d’Arcésilas se développe sur la place publique,
accompagné d’arguments en sa faveur ; Pyrrhon, lui, refusait de participer aux
discussions afin de demeurer dans la tranquillité. Et, avec V. Brochard, nous pouvons
remarquer que le premier scolarque de la Nouvelle Académie donne une méthode
d’exposition du scepticisme, une méthode de destruction des théories adverses,
influencée par Socrate et Platon45. C’est ainsi que ce nouveau scepticisme, tout en
détruisant toute doctrine systématique, devient systématique dans sa forme. La première
caractéristique de ses discours est d’user de formules dubitatives, telle que la fameuse
expression de Socrate : « je ne sais rien », mais surtout de jeter immédiatement le doute
sur cette affirmation afin de rester dans la suspension de l’assentiment : « je ne sais rien,
mais cela non plus je ne le sais pas », et se révéler plus socratique que Socrate luimême. La recherche sceptique prend, ici, une nouvelle tournure en ce que les
Pyrrhoniens ne présentaient pas la vérité comme inaccessible, mais plutôt comme ce qui
n’a, tout simplement, pas encore été trouvée, alors qu’Arcésilas, lui, pense qu’elle ne
peut pas être trouvée. Il n’est donc pas, comme les pyrrhoniens, un zététique. Pour lui, il
45
Les Sceptiques grecs, V. Brochard, op. cit., p. 107-112.
3
1
n’existe pas de représentation vraie qui puisse être absolument distincte d’une
représentation fausse, il s’impose donc à nous de demeurer dans la suspension de
l’assentiment, dans l’épochê, nous pouvons toujours être trompés46. Les pyrrhoniens
constatent un fait, Arcésilas pose un principe. Et la deuxième caractéristique du discours
de la Nouvelle Académie, qui lui permet de se revendiquer de l’influence de Socrate et
de Platon plutôt que de Pyrrhon, c’est l’utilisation de la dialectique. Sur chaque
question, l’académicien discute le pour et le contre, en se gardant bien de trancher ou de
marquer une préférence. Mais au temps où vivaient tous ces illustres philosophes, la
philosophie était sollicitée afin de trouver une règle de conduite, or la suspension de
l’assentiment semble entraîner la suspension de l’action, alors que la question posée à la
philosophie ne paraît pas être de savoir si il faut agir, mais plutôt comment il faut agir.
Pyrrhon s’est efforcé de vivre selon les apparences, dans une quiétude exemplaire,
dans le calme de ses affaires privées, loin de la « servitude des opinions et de la vaine
stupidités des sophistes », « de toutes les tromperies »47, et son attitude constitue en ellemême une règle de conduite. Le premier sceptique ne semble pas se soucier outre
mesure d’enseigner sa philosophie ; ainsi être pyrrhonien c’est avoir un genre de vie
semblable à celui de Pyrrhon. Et nous avons vu qu’il était possible au sceptique
d’adhérer à certaine croyance d’avoir certaine pratique, et qu’en matière de morale il
fallait mieux s’en tenir aux lois et coutumes de son pays. En acceptant d’être nommé
prêtre de la cité, par exemple, Pyrrhon nous semble se conformer à ces règles de la vie
quotidienne, tout en gardant un genre de vie modeste. Il en va différemment pour le
premier scolarque de la Nouvelle Académie, en effet celui-ci, selon les commentateurs,
aurait vécu dans la richesse, recherchant les honneurs et la reconnaissance de sa valeur
comme philosophe, et dans son opposition aux écoles dogmatiques. En bon sceptique,
Arcésilas ne propose pas de critère théorique de la vérité, et s’attache à ruiner tout ce
qui s’en revendique, mais il ne semble pas que son scepticisme ait pour fin l’ataraxie ou
Il faut retenir qu’Arcésilas argumentait contre les théories stoïciennes et épicuriennes, et que
cette raison invoquée contre la possibilité de découvrir la vérité s’applique directement contre la théorie
de la représentation compréhensive, des Stoïciens, comme critère de la vérité. Cette théorie de la
représentation compréhensive, illustrée par la main qui se referme et que nous attribuons à Zénon de
Cittium, est retracée dans la plupart des ouvrages sur le scepticisme ou le stoïcisme. Nous pouvons
consulter le compte rendu éclairant de V. Brochard. Op. cit., p. 119.
47
Nous empruntons ces citations à un poème de Timon à la gloire de son maître, dont nous
pouvons lire quelques extraits dans l’ouvrage de Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des
philosophes illustres. II, op. cit., p. 192.
46
3
2
l’adiaphorie, comme pour les pyrrhoniens, il semble ne s’en tenir qu’à la suspension de
l’assentiment. Arcésilas propose un autre critère pour la vie pratique, appelé le
« raisonnable », du grec eulogon, qui consiste en un accord subjectif de ses
représentations. Pour plus de clarté nous allons tenter de retracer la présentation que V.
Brochard effectue à ce sujet.
« Il avouait que la vie pratique exige un critérium, et ce critérium, il le trouvait dans le
raisonnable (eulogon). Il formulait sa pensée à la manière stoïcienne, dans un sorite : le but
suprême de la vie est le bonheur, le bonheur a pour condition la prudence (phronésis), la
prudence consiste à faire son devoir (katortoma), le devoir est une action qu’on peut expliquer
raisonnablement (eulogon).48
Il s’agit toujours d’atteindre le bonheur, nous sommes dans l’antiquité, et une vie dans
laquelle nous ne pouvons plus agir ne nous rendra pas exempt de trouble dans la mesure
où les tendances naturelles de l’homme et les obligations de la vie quotidienne sont
incompatibles avec l’inaction ou l’immobilité absolue. Nous avons déjà relevé ce point
à propos des anecdotes mettant en scène un Pyrrhon troublé par le monde extérieur.
Comme le précise V. Brochard, « La sensation et l’instinct ne suffisent pas à la vie de
l’homme », et le bonheur ne se trouve pas au hasard, il faut donc, pour vivre, au moins
un critère se rapportant à la pratique. Arcésilas présente son critère dans une suite
argumentée de propositions, dont l’attribut de chaque proposition devient le sujet de la
suivante (un sorite), ce qui donne force de persuasion en ce que la conclusion se trouve
« directement » liée à la prémisse, d’un lien intrinsèque. Mais, outre la présentation, il
est intéressant de noter que cette suite d’arguments ne concerne que des notions qui ne
s’apprécient que de manière individuelle ; ce contre quoi luttait, précisément, Socrate.
En effet, la prudence exige, de celui qui la pratique, une appréciation de son propre
jugement, et si celle-ci « consiste à faire son devoir », alors le devoir ne tient plus qu’à
une appréciation individuelle. A la fin du sorite, l’académicien justifie le devoir par la
raison, c'est-à-dire que notre propre raison justifiera notre devoir, et nous permettra
d’atteindre le bonheur. Il s’agira d’être conséquent avec ses représentations. V.
48
Les Sceptiques grecs, V. Brochard, op. cit, p. 123-124. Pour la présentation de ce problème
précis, chez Arcésilas, nous renvoyons aux pages allant de 122 à 126.
3
3
Brochard définit ce critère d’« accord subjectif des représentations », et, en effet,
l’utilisation de ce critère ne produit aucune affirmation relative à une existence
extérieure. Il en résulte que Arcésilas, contrairement aux pyrrhoniens, ne se contente pas
de suivre les lois et coutumes de son pays, il en appelle à la raison dans chaque cas
particulier. En cela, aussi, il peut se revendiquer de Socrate et de Platon. C’est,
principalement au sujet de cette exigence pratique que le scepticisme se divise en
écoles, car en ce qui concerne le quatrième successeur d’Arcésilas, Carnéade, il
semblerait qu’il renonce à l’épochê dans le domaine pratique, alors que son illustre
prédécesseur y demeurait malgré tout.
Pouvons-nous encore nous prévaloir du scepticisme si nous renonçons à la suspension
du jugement, de l’assentiment ? Carnéade ne renonce pas à l’épochê dans le domaine
théorique, et en cela il reste sceptique, mais pour l’action il concède qu’il faut avoir
certaine croyance. Il va même s’attacher à présenter une doctrine de la vraisemblance,
mais qui ne demeure valable que du point de vue de l’action, et donc de la pratique, car
tout nous reste incompréhensible du point de vue théorique. Dans certains témoignages
concernant Carnéade, il est relaté que ce dernier doutait même des vérités
mathématiques. Il va sans dire que du point de vue théorique il est sceptique et qu’il
réalise une épochê, et qu’il s’impose à lui de suspendre son jugement. Mais ce
philosophe admet, et nous verrons même qu’il en propose une théorie, que pour agir il
faut croire. Il est vrai que la réponse d’Arcésilas au sujet de l’impossibilité de suspendre
son jugement dans la vie pratique reste insatisfaisante et flottante. Il tente de défendre le
raisonnable et la suspension en toute croyance sans y apporter de lien clairement
définis. V. Brochard rapporte que, sur cette question, Arcésilas s’embrouillait face à ses
interlocuteurs, et que c’est pour palier à cette lacune, dans la réponse de son
prédécesseur, que Carnéade s’est attardé sur cette question et en a proposé une théorie49.
Carnéade accorde à Arcésilas qu’il nous est impossible de saisir les choses telles
qu’elles sont en elles-mêmes, mais il n’en conclut pas que cela nous interdise toute
croyance. Il semblerait, même, que le nouvel académicien concède aux stoïciens qu’il
faut établir une distinction entre les représentations. Aucune représentation ne peut
atteindre la certitude, pour Carnéade, mais certaines peuvent s’en approcher : ainsi
49
Ibid., p.137.
3
4
certaines représentations nous semblent plus vraies que d’autres, certaines
représentations se révèlent plus probables, quant à leurs rapport à la vérité, que d’autres.
Elles ont l’apparence de la vérité « à un très haut degré », et malgré le fait qu’elles
peuvent se révéler être fausses, ce qui peut se produire mais, somme toute, assez
rarement, Carnéade propose une sorte de calcul de probabilité ou de pari en ce qui
concerne les sensations que nous éprouvons en situation pratique. C’est, en général, sur
les sensations probables que nous réglons nos jugements et nos actions. Il faut encore
deux conditions à Carnéade pour qu’une représentation soit probable ou vraisemblable,
et que, dans l’action, je lui accorde ma créance. Il faut aussi que celle-ci ne soit
contredite par rien, en effet, nous n’avons aucune représentation isolée, elles sont liées
entre elles et c’est d’ailleurs dans ce lien qu’Arcésilas recherche son critère pratique.
Par exemple, lorsque je vois au loin une personne que je crois reconnaître, il faut que
rien ne viennent contredire ma reconnaissance : je crois reconnaître Socrate par sa
démarche, par sa taille, par l’allure de son manteau, mais si je m’aperçois qu’il n’est pas
pieds nus alors je me méfierais du jugement représentant Socrate à partir de la sensation
que j’éprouve, c’est-à-dire, de voir un homme ressemblant à Socrate. Dans la vie de
tous les jours nous accordons notre crédit aux sensations probables si elles ne sont
contredites par rien. Une troisième condition est à remplir pour se fier à une
représentation : il faut l’analyser, l’examiner en détail. Nous pouvons retracer le célèbre
exemple sceptique d’un homme qui, entrant dans une maison mal éclairée, ne distingue
pas entre un serpent et une corde. L’homme fuit en pensant que c’est un serpent ou,
sous l’effet du doute, va analyser la situation et ses représentations.
« Mais à la réflexion, il revient sur ses pas ; le serpent est immobile ; il est probable que ce
n’est pas un serpent. Pourtant, l’hiver, les serpents sont engourdis ; il faut s’assurer d’avantage ;
il frappe le serpent de son bâton, et décidément s’aperçoit qu’il n’a qu’une corde sous les yeux.
On voit à quelles conditions la représentation sera un bon critérium pratique ; elle devra être
probable, n’être contredite par rien, avoir été examinée dans tous ses détails. »50
50
Ibid., p. 149-150.
3
5
Ainsi, pour que nous accordions notre croyance à une représentation, il faut tenter de
réunir ces trois conditions. Pour la dernière, le facteur temps exerce une influence
décisive. En effet, nous ne pouvons pas toujours prendre le temps d’examiner comme le
fait l’homme de l’exemple ci-dessus. Et si le temps nous manque pour satisfaire la
troisième condition, par exemple dans une bataille, nous devrons nous contenter alors
des deux premières. La philosophie de Carnéade, comme celle de son prédécesseur,
Arcésilas, demeure subjective, la différence réside dans l’appréciation des
représentations elles-mêmes : tout deux refusent le principe d’adéquation entre les
phénomènes et la réalité, autrement dit, qu’une représentation puisse être conforme à
son objet. Mais là où Arcésilas s’en tient au raisonnable dans le lien qui unit ses
représentations entre elles, Carnéade apporte plus de crédit, résultant de la probabilité, à
certaines
représentations.
Arcésilas
ne
voyait
aucune
différence
entre
les
représentations, Carnéade instaure une différence de valeur, de probabilité. A partir de
l’appréciation de la représentation elle-même, c’est surtout dans le lien entre les
représentations que Carnéade cherche « un équivalent pratique de cette vérité qu’il
déclare théoriquement inaccessible »51.
Afin de mieux comprendre cette théorie de la probabilité, il faudrait tout d’abord
établir une distinction éclairante entre certitude théorique et certitude pratique, et ce,
encore une fois sous la direction du fameux commentateur V. Brochard. La certitude
théorique, dans la tradition philosophique, c’est : « l’adhésion ferme, inébranlable,
irrésistible, de l’âme à la vérité, et rien qu’à la vérité ; c’est la prise de position directe
de la réalité par l’esprit ; c’est l’union intime, la fusion, sur un point, du sujet et de
l’objet. » Cette certitude se retrouve, même chez les sceptiques, dans le fait d’avoir des
sensations, des représentations, des phénomènes ; nous avons plusieurs fois précisé que
le sceptique ne rejetait que son assentiment quant à l’adéquation entre le phénomène et
son objet. La certitude concernant les phénomènes en eux-mêmes devient un étalon
pour toute théorie, un idéal. En revanche, la certitude pratique ne s’applique, par
définition, qu’à des choses obscures, incertaines ou même fausses, et elle ne peut
s’identifier à la certitude théorique. En pratique nous ne pouvons avoir de certitude,
c’est pour cela que ce que nous appelons la certitude pratique ne peut résulter que de la
51
Ibid., p. 150.
3
6
probabilité. Ce qui est probable demeure douteux, incertain, car il peut être faux, mais
dans l’incertitude nous faisons un calcul pour choisir ce qui a le plus l’apparence de la
vérité ; tout en sachant que ce n’est qu’une apparence. Carnéade renonce donc à
l’épochê dans le domaine pratique en ce qu’il ne suspend pas la croyance en l’apparence
mais, au contraire, il recherche l’apparence la plus convaincante, même si elle ne peut
jamais convaincre totalement, pour agir. Il est remarquable que cette doctrine du
vraisemblable est conforme à la manière d’agir du sens commun. En effet, Carnéade ne
nous donne pas de critère nouveau que le sens commun n’avait déjà dans ses actions
quotidiennes. Cependant tout ceci ne s’applique que du point de vue de l’action,
Carnéade ne suit pas le sens commun lorsqu’il énonce des propositions sur le réel, mais
il nous apparaît que l’on peut être sceptique tout en menant une vie comme les autres et
en agissant dans le monde.
Si nous nous sommes attardés sur cette question de la relation entre le scepticisme, et
en particulier l’épochê, et l’action, c’est que Husserl n’y répond pas, ou pas directement,
dans les MC. Et si nous avons retracé la réponse de Carnéade, ce n’est pas pour y voir
un rapport quelconque avec la réponse que pourrait produire le phénoménologue, mais
pour y voir un exemple de réponse. Or, la distinction que Husserl instaure entre
l’attitude naturelle et l’attitude phénoménologique nous indique ce problème. Et nous
avons essayé de montrer que le fait que le moi transcendantal phénoménologique
préexistait au moi naturel ne réduisait pas ce dernier au néant, qu’il n’était pas anéanti
par l’opération de l’épochê. Nous n’avons cessé de le répéter, le souci de Husserl est
purement théorique, et son domaine d’étude est transcendantal. Mais ceci ne veut pas
dire qu’il rejette complètement le domaine pratique, car son but, comme Descartes, est
d’unifier les sciences, de leur donner une base absolue et de les reprendre à partir de
cette nouvelle base qu’est la phénoménologie. Les MC, constituant cette base, ne
présentent pas explicitement de rapport à la pratique, mais il suffit de consulter quelques
ouvrages phénoménologiques, des disciples de Husserl, pour se rendre compte que le
domaine pratique n’est pas évacué du projet phénoménologique. Nous ne citerons que
E. Lévinas pour la morale, et J. Habermas en ce qui concerne la sociologie et la
politique.
3
7
II) Descartes et Husserl
1) Préjugés et évidences : quelques différences dans une voie commune.
Dans les secondes objections aux Méditations métaphysiques qui lui ont été
proposées, et formulées par le père Marin Mersenne, Descartes doit répondre de son
utilisation de la méditation comme mode d’exposition. Son interlocuteur trouve que ce
mode d’exposition est moins convaincant que celui de la déduction naturelle, de la
démonstration géométrique52. Si le père Mersenne demande au philosophe de réexposer son œuvre sous la forme des géomètres, c’est parce que celle-ci est plus aisée à
suivre que la méditation, et comporte, selon lui, un caractère d’inexorabilité qui force la
persuasion et sert l’évidence. La réponse de l’auteur à cette objection justifie le recours
à la méditation de par le sujet même de son étude : la métaphysique, ou la recherche des
vérités premières53. En effet, dans cette réponse, Descartes dissocie deux plans dans le
modèle que le père Mersenne met en avant, dans la façon d’écrire des géomètres : 1°)
l’ordre, et 2°) la manière de démontrer.
Le philosophe français estime avoir satisfait à cette exigence de l’ordre, en ce qu’elle
correspond à une condition pour toute exposition qui se veut rationnelle. Penser par
ordre, c’est échapper à l’obscurité, ce à quoi Descartes s’attache tout particulièrement,
et c’est donc satisfaire à l’exigence de rigueur que recherche la philosophie cartésienne.
Les méditations se suivent, l’une derrière l’autre, et si l’auteur les énumère de la
première à la sixième c’est parce qu’aucune méditation n’utilise de résultat qui n’ait été
découvert dans une méditation précédente. En ce qui concerne la manière de démontrer,
deux options se présentent au penseur : l’analyse ou la synthèse (cette dernière est
propre aux géomètres). Il est notable que ces deux voies ont un cheminement
Que Descartes avait d’ailleurs utilisé dans ses Règles pour la direction de l’esprit.
Nous nous référerons, ici, aux Réponses de l’auteur aux secondes objections, in Méditations
métaphysiques, Paris, Garnier Flammarion, 1992, p.279-281.
52
53
3
8
rigoureusement inverse l’une de l’autre. Alors que l’analyse remonte, ou régresse, des
effets vers leurs causes, la synthèse progresse des causes vers les effets, et développe
ainsi des preuves en reproduisant, à l’identique, le mouvement par lequel les effets
découlent des causes. Mais dans les deux voies, l’exigence de l’ordre est satisfaite,
toutes deux consistent en l’explication de liaisons causales. La différence réside dans la
raison même du penseur, car dans les faits, l’analyse précède la synthèse, elle est la
méthode par laquelle la raison se trace un chemin pour découvrir les vérités premières,
alors que la synthèse ne vaudrait que comme mode d’exposition rationnel et
convaincant ; nous demeurons, ici, dans la recherche des vérités premières. L’analyse
est la méthode naturelle et première de la raison, la synthèse ne fait rien d’autre que de
re-parcourir le chemin en sens inverse. Cependant la synthèse possède une qualité non
négligeable en ce qui concerne l’enseignement ou les capacités de chacun pour
comprendre un raisonnement, ou une démonstration, dont la démonstration géométrique
constitue un modèle : c’est l’inexorabilité de la démonstration, son caractère quasi
« automatique ». La difficulté de la synthèse ne réside que dans le fait de bien savoir
tirer les conséquences des premières notions, ce qui, comme le souligne Descartes,
« peut se faire par toutes sortes de personnes, même par les moins attentives »54.
L’analyse, elle, exige une implication plus personnelle de celui qui s’y engage, ainsi
qu’une grande attention, car cela implique de refaire soi-même le chemin qui conduit à
la vérité première, cela implique de reproduire l’analyse pour son propre compte. Mais
dans le mouvement même de la démonstration par l’analyse, le penseur se déprend des
préjugés auxquels il reste soumis dans la démonstration par la synthèse. Les premières
notions sont supposées dans les démonstrations géométriques, alors que l’analyse
effectue cette remontée vers les premières notions, et donc se dispose à mieux se
déprendre des préjugés.
« Mais au contraire, touchant les questions qui appartiennent à la métaphysique, la principale
difficulté est de concevoir clairement et distinctement les premières notions. Car, encore que de
leur nature elle ne soit pas moins claires, et même que souvent elles soient plus claires que celles
qui sont considérées par les géomètres, néanmoins, d’autant qu’elles semblent ne s’accorder pas
54
Ibid, p. 280.
3
9
avec plusieurs préjugés que nous avons reçus par les sens, et auxquels nous sommes accoutumés
dès notre enfance, elles ne sont parfaitement comprises que par ceux qui sont fort attentifs, et qui
s’étudient à détacher, autant qu’ils peuvent, leur esprit du commerce des sens ; c’est pourquoi, si
on les proposait toutes seules, elles seraient aisément niées par ceux qui ont l’esprit porté à la
contradiction. »55
La métaphysique consiste à remonter vers les vérités premières, et la méditation
semble, par l’analyse, être la méthode la plus indiquée. La méditation présente la pensée
en acte, elle propose une dimension subjective à la recherche des premières notions
(dont la synthèse est expurgée), et dans la mesure où la méthode de l’analyse est
détachée de tout présupposé, le lecteur des Méditations métaphysiques est invité à
refaire le chemin qu’a parcouru le philosophe français, sans devoir admettre quoique ce
soit qu’il n’ait redécouvert, pour ainsi dire, par lui-même. Descartes précise que le
lecteur, par la méthode de l’analyse, comprendra la démonstration « et ne la rendra pas
moins sienne que si lui-même l’avait inventée »56. Dans le passage cité ci-dessus, le
penseur nous présente les premières notions, ou les vérités premières comme « claires et
distinctes » ; et même plus claires et distinctes que les premières notions des géomètres.
Mais alors, pourquoi la métaphysique demeure-t-elle si obscure ? Ceci se justifie par la
méthode employée pour trouver la vérité, en effet, la déduction naturelle repose sur des
présupposés et ne produit pas cet effort de remonter vers les premières notions à partir
des données subjectives de l’expérience de la pensée, pour se tracer un chemin
conduisant à la vérité. La synthèse s’effectue en conformité avec les préjugés « que
nous avons reçus par les sens, et auxquels nous sommes accoutumés dès notre
enfance » ; c’est pourquoi l’analyse demeure moins convaincante que la synthèse : elle
« choque » tout d’abord en ce qu’elle nous permet d’atteindre des vérités contredisant
l’expérience sensible ainsi que tout ce dont nous sommes accoutumés, mais aussi parce
qu’elle demande un effort personnel pour être comprise. Et pourtant, ces vérités
découvertes par l’analyse portent le caractère de l’évidence, chère au philosophe : elles
sont claires et distinctes.
55
56
Ibid, p. 281.
Ibid, p. 279.
4
0
C’est ainsi que nous pouvons apparenter, chez Descartes, l’utilisation de l’analyse à
celle du doute. En effet, la méditation du philosophe, dans sa recherche métaphysique
et, donc, de son commencement radical, dénué de présupposé, appelle cette entreprise
de purification que nous avons déjà présenté plus haut ; entreprise que nous pouvons
appeler, même si Descartes ne le fait pas lui-même, une épochê. Nous allons reprendre
une nouvelle fois la démarche des Méditations de Descartes, mais cette fois, de manière
plus précise en ce qui concerne l’utilisation de la suspension de son assentiment
concernant l’existence des choses extérieures, et non plus dans l’attitude du penseur
face à cette suspension. Dans le texte des Méditations métaphysiques, il s’agit plus
précisément, pour commencer sa réforme, de se déprendre des préjugés, condition
fondamentale d’une activité scientifique véritable :
« je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions
pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être
que fort douteux et incertain ».57
Pour réaliser cette entreprise de purification, qui ne s’impose pas à lui comme pour le
sceptique ancien, le philosophe français élabore un véritable plan de bataille contre le
préjugé et l’erreur ; son but étant de détruire toutes ses opinions pouvant l’induire en
erreur ; son moyen est donc la méditation, et son arme est le doute :
« la raison me persuade déjà que je ne dois pas moins soigneusement m’empêcher de donner
créance aux choses qui ne sont pas entièrement certaines et indubitables, qu’à celles qui nous
paraissent manifestement être fausses, le moindre sujet de douter que j’y trouverai suffira pour
me les faire toutes rejeter. (...) mais, parce que la ruine des fondements entraîne nécessairement
avec soi tout le reste de l’édifice, je m’attaquerai d’abord aux principes sur lesquels toutes mes
anciennes opinions étaient appuyées. ».58
Ce fameux doute, qui est généralement appelé à ce stade : doute méthodique, va lui
indiquer le chemin à suivre pour la recherche de la vérité, et constitue l’expérience de
57
58
Méditations métaphysiques, p. 57.
Ibid., p. 57-58.
4
1
pensée fondamentale, et personnelle, pour qui veut s’engager sur ce chemin. Le doute
s’applique sur les sens, sur notre propre corps59, sur les connaissances scientifiques de la
physique, de l’astronomie, de la médecine, etc., mais aussi sur les vérités arithmétiques
et géométriques60. A ce stade le doute a changé de nature : il est devenu hyperbolique.
En effet, le philosophe est dépassé par sa propre stratégie, il troque son uniforme de
stratège pour celui de simple soldat, qui, surpris par la tournure que prend la bataille, se
trouve submergé, mais par sa propre initiative en tant que stratège ; comme un nageur
surpris par les remous de l’eau ainsi que de sa profondeur, qu’il n’avait pas
mesuré, (« je suis tellement surpris, que je ne puis ni assurer mes pieds, ni nager pour
me soutenir au dessus. »)61. Ce doute est absolu et illimité et aboutit à un scepticisme
radical, non dénué d’émotivité pour notre philosophe méditant. Dans le passage du
doute méthodique au doute hyperbolique, nous assistons à un changement quant à la
nature de ce doute lui-même, et non pas seulement sur les objets du doute. Le doute
méthodique ne semble s’appliquer que dans le domaine théorique, alors que le doute
hyperbolique acquiert une dimension existentielle qui le fait dépasser ce domaine.
Contrairement au scepticisme ancien que nous avons présenté avec Sextus, Descartes ne
trouve pas le bonheur dans cette suspension radicale. Si le monde peut ne pas exister, et
si l’esprit peut penser des choses qui n’existent pas, alors la situation se présente plutôt
comme inquiétante, et le philosophe ressent le poids d’une angoissante solitude.
Or, comme chacun sait, c’est au sein même de ce scepticisme radical que va se révéler
une vérité irrécusable : Je suis, j’existe (Ego sum, ego existo). Qu’un malin génie se
borne à nous tromper toujours, il faut bien que nous existions pour qu’il puisse nous
tromper, et sur cela même, il ne peut nous tromper. Descartes découvre par là
l’existence du sujet, du sujet pensant. Le philosophe a trouvé son point fixe : l’énoncé je
suis, j’existe est un énoncé vrai ; mais ce je, cet ego, nous ne savons pas, à ce stade, ce
qu’il est. De plus, cet énoncé souffre également d’une restriction temporelle : cet énoncé
est vrai chaque fois que je le prononce. C’est-à-dire chaque fois que j’en prends
conscience. C’est à partir de cela que Descartes va étudier ce qu’est cet ego, et qu’il va
C’est l’argument du sommeil selon lequel, quand je dors il me semble faire des choses dans la
réalité, alors que je ne les fais pas, et ceci sans que je me rende compte que je dorme. Ibid., p.61.
60
Hypothèse du Dieu trompeur puis du malin génie ; donc le corps, la figure, l’étendue, le
mouvement, le lieu n’existent pas. Ibid.
61
Ibid., p. 71.
59
4
2
reconstruire la réalité objective. Mais voyons ce que Husserl reproche à Descartes au
sujet des préjugés, ainsi que la manière dont il se réfère à l’évidence.
Nous avons déjà remarqué que Husserl voulait philosopher « à la manière
cartésienne », et à la manière seulement, car il entend bien corriger les erreurs de
Descartes, éviter les pièges dans lesquelles la doctrine cartésienne amenait
inévitablement, et être le plus rigoureux possible dans son cheminement. Dans la
première méditation du phénoménologue, ce dernier souligne que certains préjugés,
inacceptables pour mener à bien son projet, demeurent dans les Méditations de
Descartes. Il semblerait que la plupart de ces préjugés provient de la scolastique ; mais
un préjugé particulier, mis au jour par Husserl lui même, mesure la distance qui le
sépare de Descartes, aussi bien temporelle que méthodique. Ce préjugé est celui de
l’idéal scientifique, de l’idéal d’une science absolue ; et comme modèle de cet idéal, la
géométrie. En effet, même cet idéal doit être justifié, il ne peut être accueilli comme
évidence ne pouvant être remise en cause.
- La distance temporelle (de trois siècles) bénéficie à Husserl en ce qu’il est plus
facile de mettre à jour les préjugés d’une époque antérieure à la nôtre que de le faire
pour l’époque dans laquelle nous vivons.
- La distance méthodique ne se mesure qu’à l’aune de la distance temporelle, car
l’exigence de rigueur ainsi que l’exigence de commencement radical, dépourvu de
préjugé, sont revendiquées par les deux philosophes. Husserl peut prétende être plus
rigoureux que Descartes dans la mesure où il se défend des préjugés que son
prédécesseur n’a pas vu, et peut être n’a pas pu voir.
Chez les deux philosophes, l’exigence de ne partir de rien de connu par avance, de
présupposé, est crucial. Nous savons que le souci de Husserl, et ce bien avant les
Méditations cartésiennes, est de se livrer à une étude systématique des structures de la
conscience, et il est remarquable que, par rapport à son prédécesseur, Husserl a sans
cesse repris son travail, dans un souci de se déprendre radicalement et véritablement des
préjugés, de commencer de manière radicale, de sans cesse se remettre en doute ; alors
4
3
que Descartes l’a fait une fois pour toutes, et qu’il n’a fait que défendre son œuvre, son
système contre les attaques qu’il a reçu, sans ressentir le besoin de recommencer ses
méditations62. Pourtant, dans la forme littéraire, les exposés de Husserl nous semblent
plus systématiques, plus « froids » que le texte de Descartes ; ce dernier nous livre une
méditation en cours, à suivre pas à pas, tandis que celle de Husserl ressemble plus à un
compte rendu de méditation, pour plus de clarté. Mais la méditation du
phénoménologue est censée être reprise par chacun, également.
Tout d’abord, en ce qui concerne les préjugés, le phénoménologue précise que l’idée
générale de science, c’est-à-dire, la possibilité même qu’une science puisse exister, ne
sera considérée que comme une hypothèse au service de sa recherche ; une hypothèse à
vérifier : « et nous pèserons dans quelle mesure elle est possible et réalisable. »63. Ce
faisant, Husserl se distingue de Descartes qui, lui, n’a pas remis en doute cette idée,
alors même que toutes les sciences tombaient sous l’épreuve du doute. Même la logique
traditionnelle ne peut être posée sans examen, comme évidence ou chaîne d’idées
claires et distinctes. Le problème du phénoménologue consiste donc, pour commencer
de manière absolue, à trouver les vérités premières, les certitudes absolues, qui lui
serviront de base à la construction de cette science universelle, auto-fondée que
recherche le philosophe méditant ; ainsi qu’une réflexion sur l’évidence. En effet,
Husserl fonde la certitude absolue, non pas comme chez Descartes sur l’idée claire et
distincte, mais sur l’évidence, à laquelle il donne plusieurs degrés de perfection64. Car
pour le phénoménologue, l’évidence peut être plus ou moins parfaite ; dans la vie de
tous les jours, des évidences s’offrent à nous et nous y adhérons sans réflexion, car la
vie quotidienne, l’action, ne souffre parfois pas de délai. Or ces évidences peuvent se
révéler comme des vérités relatives, et jusqu’ici la différence avec Descartes ne réside
que dans les termes. Et l’étude gnoséologique du phénoménologue ne se situe qu’à
l’intérieur de l’esprit, comme vécu psychique. Citons un passage de L’idée de la
phénoménologie :
Notons tout de même qu’il est le premier philosophe à avoir envoyé, avant publication, un
exemplaire à quelques savants de renom afin de soumettre son travail à la critique.
63
MC, p.27.
64
Bien sûr, chez Descartes l’idée claire et distincte correspond à l’évidence, mais le fait que
Husserl lui donne plusieurs degrés nous incite, pour mieux différencier les doctrines des deux
philosophes, à nommer différemment l’évidence chez les deux philosophes.
62
4
4
« Sous toutes ses formes la connaissance est un vécu psychique, une connaissance du sujet
connaissant. Opposés à elle, il y a les objets connus. »65
En effet, le phénoménologue met en doute la connaissance par la médiation de la
perception, il faut donc remonter plus loin dans la conscience, pour voir ce qui s’y passe
lorsque j’ai une expérience, une sensation, etc. Donc pour Husserl, nous avons, dans la
conscience, plusieurs degrés d’évidence : par exemple, il est évident que j’existe et que
le monde existe. Or ce sont deux évidences d’ordres différents, la première peut être
appelée apodictique (indubitabilité absolue), c’est-à-dire qu’il est inconcevable,
absolument, de penser sa non-existence ; alors que la deuxième tombe sous le coup du
doute, de sa possible non-existence. Sur les pas de Descartes, nous sommes donc en
possession d’une certitude absolue, mais pour bien souligner la différence de valeur
entre les deux évidences, l’auteur des méditations de 1929 en appelle à la réalisation de
l’épochê phénoménologique. Nous avons déjà vu en quoi consistait la réalisation de
cette suspension chez Husserl, et afin d’en donner une correspondance avec le
mouvement de suspension chez son prédécesseur moderne, nous poserons que cela
revient à utiliser l’argument du rêve de Descartes : tout ce dont je peux penser que cela
fait partie d’un « rêve cohérent », ou que sa non-existence est possible, doit être
considéré comme non valide, comme non réel. Nous avons déjà remarqué que cela ne
revenait pas à un anéantissement du monde objectif, de tous mes jugements d’existence
et de valeur, de mes représentations abstraites, bref, de tout ce qui fait ma vie
quotidienne dans le monde, mais à une mise entre parenthèses de tout cela. En effet,
nous ne cessons pas de percevoir l’existence du monde, d’agir dans le monde, mais tout
ceci a perdu, pour nous, sa validité, son caractère d’évidence immédiate, ou plutôt
d’évidence immanente. Le monde ainsi que tout ce qu’il suppose ou l’accompagne ne
deviennent que de simples phénomènes d’existence ; et s’apparentent ainsi à une
illusion d’optique : nous savons que ce n’est qu’une illusion, que notre vision est
trompée, mais tout en le sachant nous ne pouvons la voir autrement ; cependant nous
n’y croyons plus.
65
Husserl, L’idée de la phénoménologie, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 2000, p.41.
4
5
Descartes, dans ses analyses métaphysiques, tombe sous le préjugé du lien causal ou
du raisonnement de causalité, car il prend l’ego cogito comme point de départ ou
comme fondement pour une science « déductive » et explicative du monde. Or Husserl,
lui, tente de donner une nouvelle orientation à la science en général, à l’attitude
scientifique, en ce qu’il exige de demeurer dans le domaine transcendentalement réduit
du cogito, dans le domaine ouvert par l’épochê. Ainsi, il veut rester fidèle au
radicalisme de son entreprise en ne se fiant qu’aux évidences pures et apodictiques. En
effet, l’évidence, en général, concerne un jugement sur une chose dont nous pouvons
dire qu’elle est présente « elle-même » à la conscience, l’évidence nous donne les
choses, ou les faits, en « chair et en os »66, et c’est sur cette évidence générale que
Descartes fonde sa philosophie ; évidence qu’il appelle « idée claire et distincte ». Mais
comme une évidence peut devenir, par la suite, objet d’un doute, le phénoménologue
doit effectuer une réflexion critique, afin de demeurer dans la sphère de la subjectivité
transcendantale ; c'est-à-dire qu’il ne doit se fier qu’à ce qui lui est donné
immédiatement et apodictiquement (et cela ne concerne que les évidences
apodictiques), dans le champ de l’ego cogito. Comme l’indique Husserl lui-même, nous
nous prémunirons de l’erreur que Descartes a commise « si nous évitons d’énoncer ce
que nous ne ‘voyons’ pas nous-même »67. C’est le moi qui se découvre lui même et
s’étudie lui même, sans utiliser la déduction, l’induction ou autre forme utilisée
habituellement pour étudier le monde. Les évidences apodictiques se voient dans le
champ ouvert par l’épochê.
2) Le problème de l’objectivité.
Ces différences dans l’utilisation de l’évidence et dans sa définition, nous invitent à
réfléchir sur les conséquences philosophiques qu’elles entraînent, ainsi que sur la
critique que Husserl adresse au développement cartésien. Cette critique vise son
orientation déductive à partir du cogito, et, surtout, la manière dont son prédécesseur
reconquiert le monde objectif ou l’objectivité ; ceci grâce à la « véracité divine ». Le
66
Cette surprenante métaphore tente de nous éclairer sur le caractère immédiat, ou nous
apparaissant comme tel, de la validité du jugement concernant la chose ou le fait qu’il « vise ». Husserl
emploie également les qualificatifs : « originaire » ou « en original ».
67
MC, p.52.
4
6
phénoménologue dénonce tout d’abord la séparation radicale qu’instaure Descartes
entre le monde et le sujet : en effet, il en fait deux substance séparées, et donc il instaure
ce qu’on pourrait appeler une séparation réelle entre le monde et le sujet. Est-ce à dire
que la séparation qu’opère Husserl, par la réalisation de l’épochê, entre le monde et le
sujet n’est pas réelle, n’a-t-il pas découvert la nécessité de l’existence du cogito et par là
même la contingence du monde ? Reprenons la marche des Méditations de Descartes
afin de comprendre le statut et la valeur de son épochê, et de mieux saisir la critique du
phénoménologue.
Descartes avait trouvé l’énoncé qui le sortait du doute absolu et lui fournissait un
point fixe, un point de départ pour toute entreprise de connaissance : « je suis, j’existe,
moi ». Mais si cet énoncé nous apparaît comme vrai, absolument, nous ne savons pas de
quoi il est question dans cet énoncé, nous savons que nous existons mais nous ne savons
pas ce que nous sommes. Il s’agit donc d’étudier quel est ce moi, et, ce faisant, le moi
devient absolu et non plus particulier : je suis quelque chose de pensant. Le moi passe à
la troisième personne, c’est-à-dire qu’on le dépersonnalise et l’universalise en même
temps ; et sa pensée devient abstraite.
« Mais que suis-je donc ? Une chose qui pense. Qu’est-ce que cela ? C’est bien une chose qui
doute, qui connaît, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui
sent. »68
En effet, douter, connaître, affirmer et nier, vouloir ou ne pas vouloir, imaginer et
sentir sont des modalités de la pensée de ce moi, que ce moi soit victime des illusions de
son sommeil, ou que ce moi soit toujours trompé par un être suprême. Que toutes ces
choses que le moi prétend connaître, qu’il affirme à leur sujet, qu’il imagine des choses
à leurs propos, qui les sent, que toutes ces choses n’existent pas, il n’en demeure pas
moins que ce moi réalise ces opérations, et cela le définit comme pensant. Descartes,
cependant, en appelle à un état subjectif pour prendre en considération une question
relative à l’existence de la réalité dite objective, car les modalités de la pensée de ce moi
semblent s’appliquer, généralement, à ce monde objectif :
68
Méditations métaphysiques, traduction Michelle Beyssade, p. 63.
4
7
« … mais il me semble pourtant encore et je ne peux m’empêcher de croire que les choses
corporelles, dont la pensée forme les images et que les sens eux-mêmes explorent, sont beaucoup
plus distinctement connus que ce je ne sais quoi de mon être qui ne tombe pas sous
l’imagination ; bien qu’il soit à coup sûr étonnant que des choses dont je remarque qu’elles sont
douteuses, inconnues, étrangères à moi, soient comprises par moi plus distinctement que ce qui
est vrai, que ce qui est connu, bref que moi-même. »69
Le penseur va donc se livrer à une analyse de ce que la perception des choses
corporelles peut apporter à la connaissance de ce moi pensant, sous l’exemple
particulier et désormais canonique du « morceau de cire ». Descartes se tourne du côté
de la réalité extérieure qui semble subsister, apparemment, en dehors de lui. La cire,
dans ses multiples changements d’états, témoigne du caractère changeant des
apparences, et justifie, une fois de plus, le recours à un scepticisme radical quant à la
réalité objective. Mais s’il apparaît rapidement que cette analyse ne nous apprendra rien
sur la cire en elle-même, elle nous apprend, au contraire, quelque chose sur nousmêmes, sur ce moi pensant. L’esprit voit le morceau de cire, malgré ses multiples
changements, dans un système où les repères sont fixes, il interprète la réalité comme
des signes porteurs de sens et voit au-delà des choses qui apparaissent. C’est l’esprit qui
juge que le morceau de cire solide et le morceau de cire liquéfié est le même corps,
malgré leurs différentes propriétés corporelles, le même morceau de cire qui subsiste
sous les changements. L’esprit a donc une activité propre qui est de juger les choses, de
les interpréter, qu’il se trompe ou non. Cette activité de jugement qui caractérise la
pensée, selon Descartes, est précisément ce que la tradition sceptique met en suspens,
avec toutes les difficultés que nous avons pu relever dans la première partie de notre
étude. Cette activité consiste en la capacité de forger une idée et de la projeter à
l’extérieur sur un objet, à reconstruire la réalité par autre chose que l’expérience ou la
sensibilité. Mais elle ne permet pas au penseur d’échapper au solipsisme dans lequel il
se sent enfermé, car la découverte de cette activité ne garantit aucunement sa légitimité
du point de vue de la vérité : mes jugements sont exposés à l’erreur.
69
Ibid, p. 67.
4
8
C’est ainsi qu’il en vient à étudier, évaluer, éprouver, et comparer les idées qu’il a dû,
dans un premier temps, écarter pour lui permettre d’accéder à la première certitude.
Descartes distingue, ici, la réalité formelle d’une idée de sa réalité objective : pour la
première il s’agit de l’idée prise en tant que telle, dans sa forme d’idée indépendante de
toute relation à quoique ce soit d’autre, et la deuxième consiste en sa capacité à
représenter un objet extérieur. C’est la pensée qui produit la réalité formelle, mais en ce
qui concerne la réalité objective, l’idée la tire de son objet. Il s’agit de découvrir si une
idée particulière a plus de réalité objective que les autres, car du point de vue formel,
toutes les idées se valent ; le penseur recherche s’il peut accéder à une autre certitude
que celle qu’il a de lui-même. En effet, par la réalisation du doute hyperbolique, il est
apparu au philosophe que toutes ses idées pouvaient ne provenir que de lui-même, mais
si une seule idée pouvait ne tirer son existence que de l’extérieur, hors du moi, alors le
penseur trouverait enfin la solution qui le ferait sortir du doute hyperbolique, qui ferait
sortir la pensée d’elle-même. Et l’idée qui se différencie de toutes les autres, qui ne peut
venir de ce moi-même, c’est l’idée de Dieu.
Cette idée de Dieu, que Descartes trouve en lui même, va lui fournir la preuve de son
existence, la célèbre preuve de l’existence de Dieu de la troisième méditation, « preuve
par les effets » ou a posteriori, ainsi que la preuve que quelque chose d’autre que moimême existe. C’est une preuve empirique dans la mesure où elle prend appui sur une
donnée de fait : j’ai l’idée de Dieu. Jusqu’ici, cette idée ne se distingue pas des autres
idées, mais un examen attentif au sujet de l’origine de cette idée révèle bientôt son
caractère d’étrangeté. Le penseur reconnaît que cette idée le dépasse, qu’il ne peut en
être la cause tant son contenu, sa réalité objective, excède les limites de sa pensée. En
effet, la pensée du philosophe est finie, le fait même de passer par l’opération du doute
le souligne, et c’est pourquoi toutes les idées qui proviennent de lui sont finies. L’idée
de
Dieu
représente : « une
substance
infinie,
indépendante,
souverainement
connaissante, souverainement puissante, et par laquelle j’ai été crée moi-même, et aussi
tout autre existant, s’il y a quelque autre existant. »70, c’est-à-dire qu’il y a, dans son
contenu, quelque chose d’incommensurable car je ne peux comprendre cet infini qui me
dépasse. La pensée ne perçoit pas l’infini dans une idée claire et distincte, mais dans la
70
Ibid, p. 117.
4
9
négation du fini, elle est donc obligée de dénaturer cet infini qu’est Dieu pour essayer
de le comprendre. Cette idée porte avec elle un caractère extraordinaire, car je peux la
connaître (je l’ai, je peux la dégager de mon esprit sous une forme claire et distincte)
mais je ne peux pas la comprendre. Si cette idée ne peut pas provenir de ce moi qui
pense c’est qu’elle a été mise en lui par quelque chose d’extérieur : et ce ne peut être
que Dieu, en vertu de sa puissance, comme « la marque de l’artisan sur son ouvrage ».
Etant un être imparfait, je n’ai pas pu engendrer l’idée de la perfection absolue, c’est
donc cette perfection absolue qui m’a donné cette idée. Nous rejoignons ici le deuxième
aspect de la preuve a posteriori de l’existence de Dieu : le premier aspect consiste à
prouver l’existence de Dieu à partir de l’idée de Dieu telle qu’elle se trouve en moi, et le
deuxième consiste à prouver l’existence de Dieu à partir de ma propre existence, à moi
en qui cette idée se trouve. Car si nous avions pu nous donner l’être nous nous le serions
donné parfait, le fait même que nous doutions, que nous puissions douter signifie notre
imperfection. Ce qui nous fait défaut, c’est la puissance de nous donner notre être, nous
sommes donc amené à poser au point de départ un être différent des autres, parce que
non-engendré, qui est cause de lui-même. C’est donc Dieu qui nous a crée, et ce faisant
il a mis l’idée de lui-même en nous. Le penseur réussit donc à penser quelque chose qui
ne soit pas lui, et ce quelque chose est une idée, une vérité, qui ne peut venir de lui mais
de Dieu auquel il dépend entièrement.
De par cette démonstration de l’existence de Dieu, Descartes échappe au solipsisme et
obtient un point de départ pour retrouver le monde objectif ; il trouve en Dieu le
« premier maillon » de la chaîne des raisons. Dieu est le premier objet de connaissance,
le cogito, lui, ne constitue qu’une certitude concernant l’exercice pur de la pensée, il ne
faisait rien connaître que l’existence en soi d’une disposition mentale indifférente aux
conditions de sa mise en œuvre. Dans la quatrième méditation, le penseur découvre que
Dieu est absolument vérace, que l’idée d’un Dieu trompeur est intrinsèquement
contradictoire : dans l’idée qui s’est imposée à moi, Dieu a toute puissance de positivité,
aucune négativité ne peut le limiter. Dieu représente, par là, le garant de toutes les
vérités auxquelles il m’est possible d’accéder. Je demeure donc le seul responsable de
mes erreurs, car je suis libre d’accorder mon jugement ou de le suspendre, la volonté
étant totalement libre de régler ses décisions sur ce que lui « fait voir » l’entendement.
5
0
La cause de mes erreurs réside dans le mauvais usage de mes facultés. Mais c’est dans
la sixième méditation que Descartes en appelle à la véracité de Dieu pour prouver
l’existence des choses matérielles ou extérieures. Il commence son argumentation en
constatant que l’expérience sensible, que les idées provenant des sens, me vient sans
mon concours, « sans que je coopère, souvent même malgré moi »71 ; et il paraît
difficile de supposer qu’elle n’est qu’une illusion de mon œuvre, de mon esprit. La
sensation est une faculté passive qui m’incline à concevoir que les idées des sens me
sont envoyées par les choses corporelles elles-mêmes. Et Dieu, qui m’a crée et ne peut
être trompeur, m’a doté de cette faculté de sentir : il est impossible que cette faculté soit
trompeuse. L’erreur ne provient que de l’assentiment envers des représentations
obscures. Dieu constitue donc le garant de l’existence des choses extérieures ou du
monde objectif.
Husserl critique la démonstration cartésienne de l’existence du monde objectif, dans la
mesure où, pour retrouver le monde suite à sa suspension intégrale, le penseur utilise le
raisonnement déductif ou causal. Or, pour Husserl, ce raisonnement ne porte pas le
caractère d’évidence que lui attribue Descartes, il tombe sous la mise entre parenthèses
générale que constitue l’épochê. En effet, le penseur moderne n’a pas remis en cause la
démarche scientifique de la déduction ou de la causalité, et qui constitue par là un
préjugé, d’autant que par ce raisonnement il sort du domaine découvert par l’opération
du doute, que Husserl appelle la sphère de la subjectivité transcendantale.
« Maintenant, il est manifeste par la lumière naturelle qu’il doit y avoir pour le moins autant
dans la cause efficiente et totale que dans l’effet de cette cause. Car je le demande, d’où l’effet
pourrait-il donc tirer sa réalité sinon de sa cause ? et comment la cause pourrait-elle la lui
donner, sans l’avoir aussi ? Il suit de là qu’il est impossible que quelque chose provienne du
néant, et aussi que ce qui est plus parfait, c'est-à-dire qui contient en soi plus de réalité,
provienne de ce qui l’est moins. »72
71
Nous renvoyons pour cette démonstration aux pages 225 à 229 des Méditations métaphysiques,
op. cit.
72
Ibid, p. 103.
5
1
Dans ce passage cité, il apparaît clairement que Descartes appuie sa démonstration sur
la causalité et qu’il tombe sous le préjugé de la méthode scientifique, déductive. Cette
méthode peut être remise en cause du fait qu’elle prend appui sur l’expérience
mondaine ou naturelle, elle peut donc subir une suspension quant à sa validité. Mais la
critique de Husserl se situe, surtout, en amont de toute cette démonstration de
l’existence du monde objectif : c’est le fait même de poser la question à laquelle répond
cette démonstration, c'est-à-dire se poser la question de savoir comment toutes ces
opérations se réalisant dans l’immanence de ma conscience peuvent acquérir une
signification objective. Autrement dit, Descartes, tout en réalisant la suspension de son
assentiment concernant la validité du monde, et avant même qu’un indice au sujet de
l’existence d’une chose extérieure à la conscience se présente à lui, garde comme
présupposé l’exigence de reconquérir, de prouver, la validité ou l’existence extérieure
de ce monde objectif. Il semble que, pour Descartes, le solipsisme se pose comme un
problème en lui-même, alors que le phénoménologue semble, pour sa part, assumer les
résultats de son entreprise de purification, en dénommant sa démarche scientifique
nouvelle par, ce que Husserl appelle, un idéalisme transcendantal. En effet, suite à la
réalisation de l’épochê phénoménologique, le sujet méditant a découvert que ce qui
existe pour une conscience n’existe qu’en elle-même et que tout ce qui, dans l’attitude
naturelle, me portait à croire à son existence en dehors de ma conscience n’avait de sens
que pour un ego. La transcendance se révèle donc être constituée dans l’immanence de
la conscience, à l’intérieur de l’ego. La phénoménologie se présente donc comme un
idéalisme transcendantal dans la mesure où elle étudie, explicite, l’ego en tant que sujet
de connaissances possibles, en tant que se constituant lui-même, les « autres » ou
l’« objectivité » en lui. Nous avions déjà souligné que, malgré la réalisation de l’épochê,
le phénoménologue ne perdait pas le monde mais le retrouvait à titre de cogitatum,
demeurant ainsi dans l’attitude réduite de la phénoménologie transcendantale, c'est-àdire, sans préjugés ou présupposés, et dont le développement ne s’effectue qu’à partir
des évidences acquises.
Une distinction d’importance semble s’imposer entre l’épochê que pratique Descartes
et celle que réalise le phénoménologue : Husserl ne nie pas le monde, même
provisoirement ; la réduction phénoménologique constitue une simple conversion du
5
2
regard porté sur le monde, elle ne signifie qu’un désintérêt à l’égard de la thèse qui pose
le monde comme existant. Dans les Méditations métaphysiques, une séparation
substantielle est opérée entre le moi et le monde extérieur, et il s’agit pour Descartes de
retrouver la relation entre les deux substances. Il a souvent été écrit, à ce sujet, que
Descartes « feignait » la non-existence des choses extérieures. Nous avons peut-être, ici,
la réponse au problème que nous avons pu relevé avec J-T. Desanti au sujet d’un
présupposé inhérent à la réalisation de l’épochê, qui est que le philosophe est certain de
retrouver le monde malgré la mise entre parenthèses intégrale. La traduction que
Husserl propose lui-même de la notion d’épochê illustre ce présupposé : ce qui est entre
parenthèses, en mathématique, n’intervient, en général, que dans un second temps dans
le calcul. Les signes entre parenthèses sont d’abord isolés des autres signes
mathématiques qui ne sont pas entre parenthèses, mais ils ne sont pas anéantis par
rapport à eux, ils n’interviennent et ne sont pris en compte, mis en rapport avec les
autres signes, pour le calcul, que dans un second temps. Ainsi le monde n’est pas
anéanti et, étant mis entre parenthèses, il s’offre comme objet d’étude à la conscience de
manière désintéressée. En premier lieu il s’agit pour Husserl d’expliciter les structures
de l’ego connaissant, ainsi que les phénomènes qui apparaissent à la conscience,
indépendamment de leurs corrélations avec le monde extérieur. Le contenu de la
parenthèse n’interviendra que dans un second temps, ou plutôt la question de sa validité
ne sera prise en compte que dans un second temps. C’est ainsi que, dans son ouvrage
d’introduction intitulé Husserl73, J-M. Salanskis interprète, en mathématicien, le recours
à cette idée de mise entre parenthèses pour traduire la notion d’épochê, et propose de
rapprocher la suspension qu’effectue le phénoménologue avec la suspension
mathématique que Platon évoque dans La République VI.
« il appartient à l’optique et à l’attitude mathématiciennes de s’emparer des énoncés ou des
situations en coupant court à tout questionnement sur leur validité ou leur effectivité, pour
chercher seulement, dans un premier temps, à les analyser dans leur structure ou à dégager leurs
conséquences, toute prise de position dogmatique quant à ce qui est ou ce qui peut être
intuitionné étant renvoyée à plus tard. »74
73
74
Husserl, J-M. Salanskis, Paris, Les belles lettres, coll. « Les figures du savoir », 1998.
Ibid, p.41-42.
5
3
C’est ainsi que, par la réduction phénoménologique, le monde ne prend son sens et sa
valeur que pour une conscience. Ce monde ne devient que l’idée de l’unité de toutes les
choses que je perçois, de tous les phénomènes qui apparaissent à ma conscience, de tous
les vécus de conscience. A la suite de Brentano, Husserl précise une donnée
psychologique d’importance : malgré l’épochê, et quelle que soit la position adoptée à
l’égard de l’existence du monde, « c’est que les multiples cogitationes qui se rapportent
au ‘monde’ portent en elles-mêmes ce rapport »75. Autrement dit, la conscience est
toujours conscience de quelque chose, et l’on ne peut lui retirer, comme le fait
Descartes lorsqu’il abstrait la pensée de tout contenu, ce dont elle est conscience sans
porter atteinte à ce qui fait sa spécificité, à son essence. Ce constat psychologique nous
permet d’aborder un thème constitutif, et donc capital, de la phénoménologie, qui est
celui de l’intentionnalité. Cette notion d’intentionnalité est nécessaire à la
compréhension de la phénoménologie dans son originalité, mais aussi de la
phénoménologie comme idéalisme transcendantal. Nous allons donc étudier ce que
signifie l’intentionnalité dans les MC, en espérant combler par là quelques lacunes ou
points obscurs dans ce qui précède.
3) L’intentionnalité ou la restitution intentionnelle.
Tout cogito, ou tout état de conscience, se définit par le fait qu’il « vise » quelque
chose ; c'est-à-dire que tout cogito porte en lui-même un objet, ce qui le caractérise en
tant que cogito. Si le cogito vise son cogitatum, c’est qu’il en fait un objet d’intention,
c’est que la conscience est tournée vers les objets du monde ou, plus généralement, vers
le monde. C’est ainsi que le phénoménologue définit les états de conscience par des
actes : lorsque la conscience perçoit un objet, s’en souvient, porte un jugement de
valeur, etc., elle effectue un acte en ce qu’elle « va au devant » de cet objet, qui lui est
immanent, qu’elle le « vise ». La réalisation de l’épochê éclaire cette nouvelle
conception de la conscience, en effet, la conscience ne peut plus être un contenant ou un
réceptacle des impressions sensibles occasionnées par le monde extérieur : par la
75
MC, p.63-65.
5
4
suspension de ma croyance au monde je place sur le même plan les vécus76 psychiques
que j’appelle imaginer, se souvenir ou percevoir. Le monde n’étant plus pris en compte,
tous les objets se révèlent être immanent à la conscience, y compris ceux qui portent le
caractère d’être transcendant ; ceci ne changeant rien aux vécus de conscience.
Comment la perception peut-elle être une faculté passive si il n’y a pas d’extériorité à la
conscience ? ou comment prendre en compte, dans les vécus du cogito, le fait de la
perception si nous neutralisons la valeur d’existence du monde extérieur ? Un examen
de la description des états vécus, par exemple de celui de la perception, ou, comme la
redéfinit Husserl, de l’activité perceptive, révèlera cette évidence phénoménologique
que constitue l’intentionnalité de la conscience77. Lorsque je perçois un objet, prenons
l’exemple d’un cube, je le perçois sous différents aspects et en même temps dans une
unité synthétique : le cube peut m’apparaître tout d’abord éloigné, puis rapproché ; par
la vue puis par le toucher ; je peux diriger mon attention sur sa forme ou sa couleur, etc.,
j’aurai, malgré toutes ces différences, une conscience de son unité objective, de
l’unité de l’objet. Tous ces modes de présentation à la conscience de l’objet ne se
suivent pas comme états vécus, sans liaison entre eux : « Ils s’écoulent, au contraire,
dans l’unité d’une synthèse, conformément à laquelle c’est toujours du même objet – en
tant qu’il se présente – que nous prenons conscience. »78. Ainsi l’activité de la
conscience consiste à unifier par la synthèse les multiplicités ou les variations de ses
états vécus, de ses cogitationes. C’est en cela que le phénoménologue peut écrire que la
conscience constitue intentionnellement un objet : elle constitue une entité comme étant
la même se présentant sous des aspects différents. Cette activité synthétique ne se limite
pas à chaque modalité de la conscience, ses différentes modalités pouvant pourtant être
isolées les unes des autres, elle réalise une synthèse d’identité qui dépasse ses propres
états isolés. Par exemple, lorsque je me souviens du cube que j’ai perçu auparavant, que
je le juge, ou que je le nomme, ma conscience réalise une synthèse d’identification par
laquelle j’ai conscience du même objet, se présentant sous des modes différents. Toute
synthèse s’effectue, bien sûr, dans le temps, dans la succession de ses modes
76
Husserl nomme vécus les données immanentes à la conscience, et non idées comme Descartes.
L’idée n’est pas séparable de l’objet qu’elle représente, alors que le vécu est quelque chose de présent, il
ne représente pas un aspect de la réalité extérieure, il est tout entier présent dans la conscience.
77
Dans cette présentation de l’intentionnalité, nous nous référons au texte des MC, des pages
allant de 74 à 98
78
Ibid, p. 75.
5
5
d’apparition. Toute cette activité synthétique présuppose une synthèse plus originelle,
qui unifie toutes les synthèses auxquelles se livre la conscience : cette synthèse, que
l’auteur des MC appelle universelle, c’est la conscience immanente du temps. En effet,
toute la vie de la conscience, du cogito, est unifiée et se présente dans sa totalité ; ce
n’est pas une simple succession temporelle des états vécus, cette synthèse universelle
est la condition de possibilité de l’expérience en général.
Cette découverte de l’intentionnalité de la conscience permet de mieux comprendre
que, par l’activité synthétique qui la caractérise, c’est la conscience qui « donne » du
sens à ses objets, au monde. C’est ma conscience qui unifie l’idée de monde, et tous ses
vécus psychiques. C’est un des soucis du phénoménologue de procéder à une analyse de
l’intentionnalité afin d’« élucider », d’« expliciter » le sens objectif de la conscience,
bref ce qu’elle signifie. Il ne s’agit pas seulement de décrire l’objet intentionnel comme
tel, mais aussi l’ego lorsqu’il effectue ces actes, dans ses modes de conscience et ses
phases synthétiques, les structures du moi, afin de mieux comprendre le sens qu’il
donne à son objet. Car l’intentionnalité de la conscience ne se rapporte pas seulement à
ses cogitationes, mais aussi et en premier lieu à elle-même. Les structures typiques de
l’ego, ou les entités immanentes, se saisissent pleinement dans la réflexion, à l’inverse
des objets qui se donnent en esquisses, et qui prennent la signification d’être
transcendants. Si nous ne parvenons pas à une saisie claire de ces entités immanentes,
c’est, en général, dû à un manque d’attention de notre part. Afin de mieux saisir le
projet phénoménologique des MC, nous allons présenter quelques traits caractéristiques
de l’analyse intentionnelle. En continuant de prendre, pour exemple d’état psychique
vécu la perception d’un cube, nous remarquerons, avec Husserl, que chaque état de
conscience porte en lui un « horizon intentionnel » ; c'est-à-dire que la conscience
anticipe les perceptions à venir par rapport à la perception présente. Je ne peux
percevoir le cube dans sa totalité, il ne m’apparaît pas d’emblée sous toutes ses faces et
je ne l’unifie que par une synthèse et non dans la perception, or, avant même d’avoir
perçu tous les côtés du cube, j’anticipe en m’attendant à avoir affaire à un cube : « les
côtés de l’objet qui sont ‘réellement perçus’ renvoient aux côtés qui ne le sont pas
encore et ne sont qu’anticipés dans l’attente d’une façon non-intuitive comme aspects ‘à
5
6
venir’ dans la perception. »79. Cette anticipation n’est possible dans la mesure où tous
les vécus de conscience sont unifiés dans une synthèse universelle, qui unifie les
synthèses de l’ego et lui constitue donc une expérience. Cette expérience, qui signifie la
vie même de l’ego, est accessible par la mémoire, et la perception d’une face d’un cube
peut rendre présent à la conscience, sous la forme du souvenir, un cube perçu dans le
passé, et dont j’effectue une synthèse d’identification, au-delà des différents aspects
sous lesquels se présentent les cubes, quant à leurs propriétés de cube (si ce sont deux
cubes différents), ou une simple synthèse d’identification (si c’est le même cube que
celui que j’avais perçu par le passé). Les « horizons » représentent les anticipations de
la conscience tournée vers l’avenir, et Husserl appelle « halos » les souvenirs qui
accompagnent une perception. Et pour compléter le rapport intentionnel que la
conscience peut entretenir avec ses objets, notons qu’il lui est possible de varier la
direction de son activité perceptive. Bref, il m’est possible de tourner autour de l’objet,
de prendre du recul par rapport à lui, de le voir sous toutes ses faces, ou sous certains
aspects.
« Les ‘halos’ ou ‘horizons’ sont des potentialités pré-tracées. Nous dirons aussi qu’on peut
interroger chaque horizon sur ‘ce qui est impliqué en lui’, qu’on peut l’expliciter, dévoiler les
potentialités éventuelles de la vie psychique. »80
Ainsi, dans chaque état de conscience actuel des potentialités sont « pré-tracés » par
l’intentionnalité, en ce que, comme nous l’avons remarqué ci-dessus, la conscience « va
au devant » de ses objets. Ce ne sont que des potentialités en ce qu’elles peuvent être
actualisées, c’est à dire confirmées, ou corrigées, et donc infirmées. L’objet ne m’est
jamais donné comme un absolu, les esquisses de la chose qui s’offrent à ma conscience,
par la perception actuelle et ses potentialités, sont retouchées dans le progrès de la
perception. Husserl précise, donc, que la signification, effectuée par la conscience ou le
cogito sur la chose visée, dépasse toujours ce qui est donné, c’est-à-dire la chose
comme elle se donne dans ses différents aspects. Et ce dépassement se réalise par les
potentialités qui accompagnent toute perception actuelle. Il semble que pour donner un
79
80
Ibid, p. 82. Cette citation nous sert de définition de l’horizon intentionnel.
Ibid, p. 83-84.
5
7
sens à son objet la conscience doive dépasser le donné de la perception, il en résulte que
l’explicitation phénoménologique s’attache à ce qui est impliqué dans le sens objectif
par ces dépassements. Car ce sont les horizons intentionnels qui constituent le sens de
l’objet, l’objet ne pouvant être perçu absolument. De même qu’une synthèse universelle
unifie toutes les synthèses effectuées par l’ego, de même une synthèse constitutive
universelle ordonne les objets constitués dans un ensemble, une synthèse : « où toutes
les synthèses jouent de concert suivant un ordre déterminé, et qui embrasse par
conséquent toutes les entités réelles et possibles, en tant qu’elles existent pour le moi
transcendantal, et, corrélativement, tous les mode de conscience correspondant, réels ou
possibles. »81.
Ces potentialités sont susceptibles d’être vérifiées par un processus, appelé
« vérification confirmante », car elles peuvent se révéler contraire à la progression de la
perception, et rendre le sens de l’objet non-évident. Par exemple, si j’entends avec peu
de distinction, au loin, un air de musique que je reconnais, certaines potentialités vont
accompagnées ma perception actuelle. Ma perception actuelle n’est pourtant que
obscure : je ne distingue pas bien l’air, les sons, etc. mais allant au devant des choses, je
les interprète, et croit reconnaître un morceau de musique. Je m’attends donc, en
m’approchant du lieu où est jouée la musique, à entendre plus distinctement le morceau
auquel je pense, à l’écouter. Mais cette attente peut être déçue si je m’aperçois qu’il
s’agit d’un autre morceau, et que la perception, désormais, actuelle contredit les attentes
(résultant de ces potentialités) constituées autour de la perception passée. L’intention
que je porte envers ce morceau musicale, et qui me représentait le morceau connu à
partir de la perception non distincte d’un autre morceau n’est pas « remplie » par une
vérification confirmante, mais biffée, l’objet de l’intention prend donc le caractère de
« non-existence ». Tout cela n’est possible que parce que : « Par l’épochê nous
réduisons le donné réel à la simple ‘intention’ (cogito) et à l’objet intentionnel pris
purement comme tel. »82. Le donné réel, ou l’objet extérieur, est réduit dans
l’immanence au sens intentionnel, c’est-à-dire que ce donné n’est pas un contenu de la
conscience, comme une image, mais qu’il est tout de même présent à la conscience en
tant que sens de la visée intentionnelle. La phénoménologie cherche donc la corrélation
81
82
Ibid, p. 96-97.
Ibid, p. 100.
5
8
entre l’intentionnalité et le sens objectif ; en d’autres termes, la corrélation entre la
noèse et le noème.
Cette corrélation recherchée par le phénoménologue se justifie par la constitution des
objets par la conscience. Husserl utilise ce mot pour illustrer l’investissement de la
conscience pour dégager l’essence de l’intentionnalité visant les objets. Car l’objet se
donnant dans une particularité, l’analyse intentionnelle dégage l’essence, l’universalité
de cet objet83. Cela revient à constituer une connaissance des objets. Pour ce faire,
Husserl définit une méthode : la méthode de la variation eidétique (du grec eidos qui
signifie essence ou idéalité). Cette méthode consiste, à partir d’une donnée particulière,
à explorer toutes les variations, déformations possibles que l’objet peut subir, par
l’imagination. Cette expérience de pensée nous donne accès à ce qui appartient
essentiellement à l’objet ; et si la déformation nous fait accéder à un contresens, c’est
que nous avons quitté l’essence de l’objet. Cela revient, à partir de l’objet particulier,
comme le cercle sur le papier du géomètre, à saisir le cercle universel ou général par la
pensée.
Cet aperçu de la fonction de l’intentionnalité dans les MC nous rendra plus clair la
qualification d’idéalisme transcendantal pour la phénoménologie. Le transcendant se
révèle dans l’immanence de la conscience constituante, car il devient son domaine
d’investigation suite à l’opération de réduction, c’est la conscience, par l’intention
qu’elle porte envers eux, qui constitue tous ses objets, qui fonde leurs sens.
L’objectivité, ou la transcendance, est retrouvée dans l’immanence de la conscience, et
c’est ici qu’elle puise tout son sens. C’est ainsi que Husserl identifie l’étude de l’ego (de
ses structures par les analyses intentionnelles et les explicitations des horizons
intentionnels, qu’il appelle « égologie ») et l’étude de l’être.
« Vouloir saisir l’univers de l’être vrai comme quelque chose qui se trouve en dehors de
l’univers de la conscience, de la connaissance, de l’évidence possibles, supposer que l’être et la
conscience se rapportent l’un à l’autre de manière purement extérieure, en vertu d’une loi rigide,
est absurde. Ils appartiennent essentiellement l’un à l’autre ; et ce qui est essentiellement lié est
83
Ibid, quatrième méditation, et plus précisément les pages 119 à 125.
5
9
concrètement un, est un dans le concret unique et absolu de la subjectivité transcendantale. Si
celle-ci est l’univers du sens possible, quelque chose qui lui serait extérieur serait un nonsens. »84
Cet idéalisme se différencie, et Husserl le précise explicitement, d’un idéalisme
transcendantal kantien : pour Kant, il y a les « choses en soi » ou le « noumène »,
inconnaissables, qui posent une limite à la connaissance. Pour l’auteur des MC, il
n’y a pas de limite externe au pouvoir constitutif de la conscience, puisque la
totalité de l’être se révèle dans l’immanence de la conscience de l’ego.
S’il n’y a pas de limites externes à l’activité constitutive de la conscience, y a-t-il des
limites internes ? En effet, la méthode de l’épochê conduit à de sérieuses difficultés : il
semble bien qu’il y ait de l’inconstituable, et que le solipsisme transcendantal, dans
lequel le moi se saisi comme constituant toute transcendance ou toute objectivité, ne
tienne pas compte de certaines présences qui précédent tout acte de constitution.
L’intentionnalité elle même requiert de la passivité dans la découverte temporelle de ses
objets, et cela semble manifeste dans une expérience de négation (d’attente déçue). Et le
sens même de l’objectivité ou de la transcendance implique l’intersubjectivité, l’accord
de plusieurs sujets. De plus, autrui me semble donné dans une expérience originale, le
sens d’autrui, constitué dans ma conscience, ne semble pas épuiser l’expérience que je
fais de l’intersubjectivité : celle-ci m’apparaît toujours comme extérieure et antérieure à
moi-même, et surtout comme interactive dans le développement de mon moi, de mon
ego. Autrui et le monde d’autrui se présentent comme inconstituables en ce qu’ils
surgissent dans mon expérience et la restructurent, et en même temps ils se présentent,
pour reprendre une terminologie heideggerienne, comme « toujours déjà là ». C’est dans
le but de résoudre ces problèmes, que Husserl en vient, dans la cinquième méditation, à
étudier, expliciter le sens d’autrui dans ma conscience, la manière dont je fais
l’expérience de l’alter ego, puisqu’il se présente, lui aussi, comme sujet constituant.
84
Ibid, p. 141.
6
0
III) Le problème du solipsisme dans la cinquième méditation.
La tentative de Husserl pour résoudre les problèmes transcendantaux.
1) Une nouvelle épochê.
Husserl relève, pour introduire à la cinquième méditation, une objection que l’on
pourrait lui faire au sujet de la fonction transcendantale que sa phénoménologie
revendique. Cette objection repose sur une expérience particulière qui est celle d’autrui.
Expérience particulière en ce qu’elle nous procure un « sentiment étrange », et en effet,
ce sentiment nous impose de croire en l’existence d’autrui, et ce, indépendamment de
notre propre existence d’ego transcendantal, et donc d’ego constituant. Les autres
résisteraient à l’entreprise de réduction que permet l’épochê phénoménologique, ils ne
pourraient pas être réduis à de simples « unités synthétiques d’un processus de
vérification se déroulant en moi »85. Or, pour celui qui exige de la philosophie une
rigueur scientifique, sans céder aux préjugés, une objection reposant sur un sentiment
paraît de peu de valeur. Mais Husserl prend au sérieux cette objection, car celle-ci
engage le penseur à justifier la constitution du monde objectif par le moi transcendantal,
et donc la constitution de la transcendance dans l’immanence de ce moi. Autrui, ou
l’alter ego, représente le problème le plus délicat à dépasser pour sauvegarder la
phénoménologie comme idéalisme transcendantal, car il porte, dans l’expérience que je
fais de ma relation à lui, l’ambiguïté d’être à la fois objet du monde pour moi, et à la
fois sujet pour ce même monde. Il faut justifier que dans ma conscience transcendantale
soit constitué un autre moi qui semble, lui aussi, constituer le monde, me constituer
comme je le constitue. Le monde objectif présuppose autrui, car il ne peut être objectif
que par rapport à plusieurs sujets, et parce qu’il porte, dans chacune de mes expériences
mondaines, l’indice de la présence des autres, « des sujets étrangers à nous-mêmes et à
leur intentionnalité constituante », dans ce que Husserl appelle les objets de civilisation.
L’ego transcendantal constituerait donc le sens d’un monde qui lui serait préexistant,
étranger, indépendant ou autonome, et, ce qui est plus problématique, structurant.
85
Cinquième méditation, p. 149.
6
1
Le premier geste du phénoménologue dans son enquête, pour prouver que le sens de
toute transcendance est constitué dans l’immanence de l’ego transcendantal et par
l’intentionnalité constituante, est de se livrer à une nouvelle épochê. Une épochê dans
l’épochê, car Husserl n’a pas quitté le domaine réduit découvert par la suspension
intégrale de la croyance au monde. Il s’agit d’isoler le problème de l’expérience de
l’autre, pour pouvoir l’étudier telle qu’elle se présente en elle-même ; le penseur réalise
donc une nouvelle épochê à l’intérieur du champ transcendantal, par laquelle il cherche
à « neutraliser » tout ce qui implique autrui, toutes les intentionnalités qui se rapportent
à l’autre ou au monde objectif ; les subjectivités étrangères représentant la condition de
possibilité de l’existence d’un monde objectif. Cette épochê est qualifiée d’abstractive
car cette opération se réalise à l’intérieur de la conscience unifiée, et qu’il s’agit de
distinguer deux régions appartenant à une même conscience, dans laquelle toute
opération est synthétisée, avec sa vie multiforme et unifiée, dans l’expérience générale
de cette conscience. Cette opération doit révéler, d’une part, l’être propre de l’ego, et
d’autre part la manière dont celui-ci constitue, en lui, le sens de ce qui lui est étranger.
La première épochê, l’épochê phénoménologique, qui révèle le moi transcendantal,
n’est pas qualifiée d’abstractive en ce qu’elle se réalise à partir de la croyance au monde
pour atteindre un domaine d’étude rigoureusement scientifique. Alors que la deuxième
épochê, celle qui révèle la « sphère d’appartenance » au moi transcendantal, se réalise
dans ce domaine, où cette opération ne se justifie plus que par la nécessité, pour
l’auteur des MC, de prouver que sa philosophie résiste aux objections concernant
l’expérience originale de l’autre. Or, si les intentionnalités constituantes de « ce qui est
étranger à moi » appartiennent à l’ego en propre, la nouvelle réduction consiste à
distinguer deux types d’intentionnalité : l’un constituant mon ego lui-même, et l’autre
constituant « ce qui est étranger ». Pouvons nous en déduire, comme semble le faire
Husserl, que l’ego se constitue lui-même dans la saisie intentionnelle réflexive ? Nous
renvoyons l’étude de ce problème particulier à plus tard, et nous nous contenterons,
pour le moment, de suivre Husserl dans ses analyses, en essayant tout d’abord de
comprendre la réponse du phénoménologue aux problèmes transcendantaux avant de la
soumettre à un examen critique.
6
2
Par la réalisation de cette nouvelle épochê, le moi fait abstraction du sens de tout ce
qui, dans sa conscience, fait référence à ce qui n’est pas lui : les autres êtres vivants de
la nature perdent donc leurs spécificités d’êtres vivants, leurs caractères personnels ;
ainsi que tout ce qui présuppose « les autres », comme alter ego, c’est-à-dire comme
moi sujets, ou dans mon expérience personnelle, par exemple les valeurs de culture.
Bref, tout ce qui appartient à « l’ambiance » que nous pouvons vivre au contact des
objets du monde, et surtout d’autrui, dû au sens particulier qu’ils peuvent prendre pour
nous. Le résidu de cette opération nous révèle ce que Husserl nomme la « sphère
d’appartenance » propre au moi transcendantal, c'est-à-dire ce qui constitue l’ego dans
son être propre, ainsi que « les unités synthétiques, inséparables de lui-même, qu’il faut,
par conséquent, attribuer à l’être propre de l’ego »86. Et il est à noter que l’expérience
que ce moi fait du monde objectif demeure dans cette abstraction, qu’il ne faut pas la
confondre avec ce qui fait partie du monde objectif. Par exemple, mon corps organique
(et Husserl se livre à une analyse concernant ce « seul corps dont je dispose d’une façon
immédiate »87 et par lequel m’est possible l’activité perceptive) m’appartient en propre,
tout en étant, principalement, ce par quoi j’accède à l’expérience du monde objectif. Par
cette nouvelle réduction, je peux me saisir également comme ayant une âme propre, et
donc comme étant une unité psycho-physique dans laquelle une personnalité,
caractérisée par ses habitus, se constitue. Dans la « sphère d’appartenance » se trouvent
également, comme résidu de l’abstraction, les prédicats que le moi appliquait sur le
monde pour l’interpréter.
« Par suite de cette élimination abstractive de tout ce qui est étranger à moi, il m’est resté une
espèce de monde, une nature réduite à mon appartenance, - un moi psycho-physique avec corps,
âme et moi personnel, intégré à cette nature grâce à son corps. »88
Il faut bien comprendre que ce que Husserl appelle le « monde réduit » correspond à
« ce qui m’appartient en lui », c'est-à-dire ce qui m’appartient mais n’ayant pas d’autre
sens que dans son rapport au monde. Le monde ne résiste pas à l’épochê abstractive,
86
87
88
Ibid, p. 153.
Ibid, p.159.
Ibid, p.161.
6
3
mais subsistent, comme m’appartenant en propre, les rapports que j’entretenais avec lui.
C’est ainsi que Husserl présente une première donnée de sa « démonstration », ou plutôt
de la direction de son attention sur ce qui constitue l’être propre de l’ego : malgré
l’épochê abstractive, le monde objectif demeure présent, comme ce qui m’est lié, dans
la vie de ma conscience, de par l’expérience particulière que j’en fais et qui me définit
en propre. Malgré l’élimination de tout ce qui n’est pas moi, « ma vie reste expérience
du ‘monde’ et, donc, expérience possible et réelle de ce qui nous est étranger »89. Ce qui
signifie, selon l’auteur des MC, que le moi se constitue lui-même comme « membre du
monde », que, constituant ce qui lui appartient en propre dans lequel son rapport à ce
qui lui est étranger est présent, l’essence du moi transcendantal se révèle être de se
constituer en rapport avec ce qui n’est pas lui.
Jusqu’ici, la définition de l’appartenance ne reposait que sur une délimitation et par
rapport à ce qui n’est pas elle. Or, il s’agit désormais pour Husserl de caractériser cette
sphère de manière positive, et donc de définir positivement l’être de l’ego, les
intentionnalités et les synthèses liées à l’effectuation de cet être propre du moi
transcendantal. Le phénoménologue utilise la méthode d’explicitation qu’il emploie
pour un objet de la perception, d’explicitation de ses propriétés : cette méthode vaut en
ce que la saisie de l’ego transcendantal, suite à la réalisation de l’épochê
phénoménologique, résulte d’une perception de soi, et ce grâce à une direction adéquate
de l’attention ou du regard. Cette méthode d’explicitation consiste, rappelons le, à
expliciter les horizons, les potentialités, qui accompagnent toute perception actuelle :
ainsi, en ce qui concerne l’être de l’ego, il s’agit d’expliciter les potentialités qui se
présentent avec l’évidence apodictique du « je suis », de « mon identité avec moimême » de l’ego, c’est-à-dire de la vie de la conscience comme courant, de sa
perception constituante et de ses habitus. Il est remarquable que ces « appartenances »
sont, dans leurs fonctions, en rapport à des objets transcendants, elles constituent
l’expérience que l’ego fait du monde. Cela apparaît clairement pour la perception
constituante et les habitus, en ce que tout cogito implique un cogitatum, en ce que la
perception constituante implique l’être perçu, et en ce que les habitus impliquent des
objets de convictions.
89
Ibid, p. 161-162.
6
4
Si l’épochê abstractive avait pour but de délimiter deux sphères dans la conscience
entre ce qui appartient en propre à l’ego et ce qui ne lui appartient pas, le résultat de
cette réduction semble faire écho avec celui de la première épochê. Dans l’épochê
phénoménologique, après avoir suspendu toute thèse concernant la valeur du monde,
nous retrouvions le monde, inchangé, comme cogitatum. L’explicitation de la « sphère
d’appartenance », suite à l’abstraction, révèle un « monde primordial » de l’ego dans
lequel se retrouve les liaisons qu’il constitue avec le monde abstrait de par l’expérience
personnelle qu’il en fait. Le monde objectif, ici réduit à l’expérience que j’en fais, se
retrouve donc dans ma « sphère d’appartenance », et la transcendance se trouve une
nouvelle fois constituée dans l’immanence de ma conscience. Or, il s’agira pour Husserl
de montrer comment, à partir de cette « transcendance primordiale », se constitue le
sens de transcendance objective, comment s’opère ce changement de sens du monde
réduit à mon « appartenance » à celui de monde objectif.
2) Constitution des degrés de transcendance à partir de l’étude de l’expérience de
l’autre.
Sans les « autres », nous l’avons déjà remarqué, l’existence du monde objectif est
impossible : il faut qu’il soit « monde un et identique pour chacun, moi-même y
compris. Par conséquent l’autre, premier en soi (le premier ‘non-moi’), c’est l’autre
moi »90. Suivant sa méthode d’explicitation, le phénoménologue en vient à analyser
l’expérience de l’« autre », afin de saisir comment se constitue ce sens d’ « être autre
que moi » en moi, et légitimer ainsi la prétention transcendantale de la phénoménologie.
Et Husserl commence sa très belle description de l’expérience de l’« autre » à partir du
monde primordial de l’ego, à partir de la perception de ce corps dans le « champ de la
perception de ma nature primordiale ». Autrui fait irruption, ou plutôt, se présente sous
la forme d’un corps dans l’expérience de l’ego ; ici, par exemple par la perception.
Comme le monde objectif est réduit, il ne s’agit pour l’instant que d’un corps dénué de
toute propriété égologique. Ce qui va conférer à ce corps les caractères de l’alter ego, le
sens de l’autre moi, c’est une apprésentation à partir de mon propre corps, une
90
Ibid, p. 175.
6
5
aperception assimilante. Ce corps se présente dans la ressemblance avec le mien, je lui
confère donc les caractères qui me sont propres, comme celui d’être un organisme, je
les transpose en lui tout en lui constituant ce caractère d’étrangeté à moi-même. Husserl
définit l’apprésentation comme une aperception assimilante :
« L’aperception n’est pas un raisonnement, ni un acte de pensée. Chaque aperception, par
laquelle nous concevons et saisissons d’une manière immédiate les objets qui nous sont donnés,
tels le monde de notre vie quotidienne qui s’offre à nos regards, les objets dont nous comprenons
d’un seul coup le sens et les horizons, chaque aperception contient une intentionnalité qui
renvoie à une ‘création première’ où l’objet d’un sens analogue s’était constitué pour la première
fois. »91
L’aperception est une appréhension ou une prise de conscience par l’esprit, bref une
saisie claire et distincte. Si elle n’est pas un raisonnement ou un acte de pensée c’est
parce qu’elle se produit sur fond d’une « création première », qui la rend présente par
ressemblance. En ce qui concerne le corps d’autrui, cette création première est mon
propre corps, à partir duquel le corps de l’autre s’apprésente. Puisque je peux éprouver
des similitudes entre les phénomènes que ce corps, que je perçois, me renvoie et ceux
que je peux produire, alors je lui accorde le sens d’être en même temps le même et
l’autre que moi. Ce corps semble pouvoir bouger comme le mien, semble être un
organisme comme le mien, semble être une unité psycho-physique, et donc par là un
ego. Un alter ego, car c’est un ego qui ne m’appartient pas, qui ne fait pas partie de ma
sphère d’appartenance ; ce n’est pas une modification de moi-même par l’imagination
qui me fait atteindre l’essence de l’ego, l’ego en général, mais un autre ego. Ainsi, en
tant qu’ego, cet autre perçoit, me perçoit aussi, qu’il constitue le monde par des
synthèses intentionnelles constituantes, qu’il est avant tout un ego transcendantal, etc.
Mais cet ego est rigoureusement autre dans la mesure où je n’ai pas un accès direct à ce
qui lui appartient en propre, sinon il « ne serait qu’un moment de mon être à moi, et, en
fin de compte, moi-même et lui-même nous serions le même »92. Il en résulte que cet
91
92
Ibid, p. 181.
Ibid, p.177-178.
6
6
objet apprésenté n’est jamais présent ou donné, pour l’ego méditant, dans une
perception véritable.
Ce qui justifie le recours à l’apprésentation comme interprétation de la constitution de
l’« autre moi » en moi ne repose que sur la concordance de ses comportements : le sens
que je lui confère se vérifie à mesure de l’expérience que je fais de l’autre, par exemple,
son comportement peut-être changeant, mais doit toujours être concordant. La
vérification ne se fait que dans la mesure où je peux effectuer, à son endroit et durant
tout le temps de l’expérience, des apprésentations synthétiques concordantes. Cette
vérification s’apparente à celle des horizons d’attente dans la perception d’un objet :
mes attentes sont soit confirmées, soit infirmées ou déçues, et lorsque la cohérence n’a
pas lieu, lorsque l’apprésentation synthétique n’est plus concordante le corps perçu
n’obtient plus cette donation de sens particulier. Nous pouvons retrouver cette idée de
concordance, comme indice de vérification, dans l’expérience de pensée que Descartes
propose dans le cinquième discours de son Discours de la méthode93 : que je rencontre
un corps offrant toute les particularités physiques d’être un homme, d’être une unité
psycho-physique, qu’il soit même doté de la parole, et si ce corps n’est, en dépit des
apparences, qu’un automate, alors je le découvrirai avec évidence si nous nous mettons
à discuter ensemble. Les indices, pour Descartes, qui me font découvrir la supercherie,
c’est l’incapacité, pour l’automate, d’avoir une parole libre et à propos, ainsi que, dans
ses actes, une absence évidente de rationalité. Cette lacune dans l’expérience que je fais
de cet autre corps est l’indice qu’il n’y a pas de psychique dans ce physique, et que je ne
peux donc plus effectuer d’apprésentation synthétique concordante ; la concordance est
rompue. Nous aurions pu prendre des exemples plus ordinaires, comme la perception
d’un mannequin au musé Grévin ou dans une vitrine d’un magasin, auquel nous
conférons le sens d’être un « autre » homme suite à une apprésentation synthétique.
Mais ce corps peut nous révéler, en s’approchant de lui, une immobilité parfaite, une
indifférence totale, une texture trop plastique de la peau, etc., bref des détails qui
rompent la concordance de mon apprésentation synthétique. Le corps n’est plus
appréhendé, dans ce cas, que comme n’étant un homme qu’en apparence.
93
Descartes, Discours de la méthode, Gallimard, coll. « folio/essais », 1999, p. 125-126.
6
7
L’autre ne m’est donc pas donné « directement », il peut se révéler comme n’étant pas
un autre ego ; je le constitue comme autrui suite à une apprésentation à partir de mon
propre corps, et il ne demeure alter ego tant que son comportement se présente avec
concordance, que le sens que je lui confère se vérifie94. Autrui apparaît donc comme
résultat d’un transfert des propriétés de mon ego dans un autre corps, cet autre me
constituant comme « autre que lui », avec l’impossibilité pour moi comme pour lui
d’avoir accès à l’intériorité de l’« autre », de sa sphère d’appartenance ; il est une
modification de mon moi.
« Car je n’appréhende pas ‘l’autre’ tout simplement comme mon double, je ne l’appréhende ni
pourvu de ma sphère originale ou d’une sphère pareille à la mienne, ni pourvu de phénomènes
spatiaux qui m’appartiennent en tant que liés à l’‘ici’ (hic) ; mais – à considérer la chose de plus
près – avec des phénomènes tels que je pourrais en avoir si j’allais ‘là-bas’ (illic) et si j’y étais.
Ensuite, l’autre est appréhendé dans l’apprésentation comme un ‘moi’ d’un monde primordial ou
une monade. »95
Comme j’ai pu qualifié mon moi de monade, l’autre acquiert cette qualification par
l’apprésentation, ou aperception assimilante. Si je peux apprésenter l’autre comme une
monade, c’est donc moi qui le constitue comme tel, or je ne peux pas avoir accès à son
monde primordial alors que c’est moi-même qui lui confère le sens d’être une monade.
Une monade qui, comme moi s’aperçoit dans le mode du « ici et maintenant », alors
que pour moi elle apparaît « là-bas et maintenant » ; bien entendu toutes ces remarques
valent pour l’autre monade me constituant dans son champ perceptif. Ici, se présente
une difficulté ayant l’allure d’un paradoxe (que l’on retrouve dans l’expression alter
ego) : autrui se présente en absence, il est en moi un être existant et extérieur à moi, il
coexiste avec moi-même. Husserl n’a plus qu’à montrer que toutes ces monades, malgré
leur enfermement dans leur être (car sans porte ni fenêtre96), communiquent entre elles
Ibid, p.187 : « Ce qui peut être présenté et justifié directement est ‘moi-même’ ou ‘m’appartient’
en propre. Ce qui, par contre, ne peut être donné qu’au moyen d’une expérience indirecte, ‘fondée’, d’une
expérience qui ne présente pas l’objet lui-même, mais le suggère seulement et vérifie cette suggestion par
une concordance interne, est ‘l’autre’. »
95
Ibid, p. 190-191.
96
L’expression est de Leibniz. Cf., Leibniz, la Monadologie, Delagrave, Paris, 1975. Edition
annotée, et précédée d’une Exposition du système de Leibniz, par Emile Boutroux.
94
6
8
et peuvent créer ce qu’on appelle des « communautés », pour justifier la démarche
scientifique. La question revient à étudier comment s’effectue la relation problématique
de l’intersubjectivité.
Husserl repose la question, à partir des nouvelles découvertes concernant la donation
de sens de l’alter ego par l’apprésentation, du caractère « étrange » de l’expérience de
l’autre : le corps de l’autre est « immédiatement donné dans la perception sensible
comme corps (vivant) d’autrui »97. Nous avons établi que l’autre se présentait dans le
mode du là-bas, tandis que moi je me saisissais dans le mode du ici. Nous pouvons dire
que nous avons donc deux points de vue différents sur une même chose. Or, il m’est
possible de me déplacer et prendre la position de l’autre dans l’espace, et percevoir de
ce là-bas devenu ici. Ainsi je peux percevoir ce que percevait l’autre, dans sa situation
spatiale initiale, et cela reste toujours valable pour lui également. Nous constituons
donc, par notre activité perceptive le même monde : en effet, les expériences que nous
effectuons sont concordantes ; en langage husserlien, la « Nature réduite » à ma sphère
d’appartenance (ma nature primordiale) dans laquelle se trouve mon corps organique,
mon âme, etc., tout ce qui me permet de faire une expérience du monde, est identique à
la nature représentée par les autres. (La nature primordiale des autres ne peut être que
représentée pour moi car je n’ai pas accès à ce qui lui appartient en propre.) Le
phénoménologue justifie une telle affirmation par le rôle que joue l’apprésentation dans
la constitution du sens d’autrui, car si elle confère à autrui le sens d’être un autre ego
transcendantal, un autre moi, elle lui confère aussi le sens de pouvoir effectuer une
variation eidétique de son propre ego, et donc de découvrir l’essence de l’ego ; cette
essence, ou eidos, constitue le noyau invariant de tout ego. Husserl en tire les
conséquences suivantes :
« Dans l’apprésentation de l’autre, ces systèmes synthétiques constituant les modes
d’apparaître sont les mêmes, par conséquent toutes les perceptions possibles et leurs contenus
noématiques le sont aussi ; cependant les perceptions effectives et les ‘manières de donner
l’objet’ qu’elles réalisent et, en partie aussi, les objets qui y sont effectivement perçus, ne sont
pas les mêmes, mais précisément ceux et tels qu’on les aurait de là-bas (illic). »98
97
98
Ibid, p. 197.
Ibid, p. 200.
6
9
L’autre ego, se constituant dans des structures identiques aux miennes, perçoit un
objet en général de la même manière que moi, c'est-à-dire en le constituant par les
synthèses constituantes et l’intentionnalité. Ce qui est identique, c’est la façon dont nous
percevons le monde, mais ce qui est différent, ce sont les objets particuliers dont nous
faisons l’expérience perceptive car nous ne pouvons pas les percevoir de la même
position spatiale en même temps. D’une manière générale, nous n’avons pas la même
expérience du monde, sinon nous ne formerions plus qu’un, mais nous faisons
l’expérience du même monde. Husserl peut donc conclure :
« On a donc le droit de parler ici de la perception de l’autre et, ensuite, de la perception du
monde objectif, de la perception du fait que l’autre soit la même chose que moi, etc., bien que
cette perception se déroule exclusivement à l’intérieur de ma sphère d’appartenance. Mais cela
n’empêche précisément pas son intentionnalité de transcender ce qui m’est propre et, par
conséquent, mon ego de constituer en lui-même un autre et de le constituer comme existant. Ce
que je vois véritablement (…) c’est autrui. »99
Le problème du solipsisme et de la constitution en soi-même du sens objectif,
transcendant, est résolu à partir de l’expérience que l’ego fait de l’alter ego. L’existence
du monde objectif est garantie, non pas par la véracité divine, mais par l’expérience
originale que la rencontre avec autrui implique ; expérience qui me présente autrui
comme un autre moi existant, expérimentant le même monde, et ayant, comme moimême, une expérience particulière, une vie particulière. Tout cela s’est effectué dans le
domaine que l’épochê transcendantale a découvert, et c’est par un approfondissement de
mon ego transcendantal, à partir de l’expérience de l’autre que se trouve justifiée la
phénoménologie comme transcendantale, ainsi que toute sa méthodologie : épochê,
réduction, évidence apodictique, intentionnalité, etc. Dans la démarche de Husserl, et
dans les MC plus particulièrement, l’épochê est dépassée de l’intérieur, car c’est au plus
profond de cette « mise entre parenthèses » que le penseur retrouve le monde objectif, et
les autres, fondés dans leurs existences. Ce n’est pourtant pas la découverte de l’ego
99
Ibid, p. 201.
7
0
transcendantal qui va fournir de fondement, en tout cas pas directement, à l’entreprise
scientifique, mais plutôt un deuxième domaine transcendantal : l’intersubjectivité
transcendantale ou la communauté intermonadique. Ce deuxième domaine présuppose
le premier, celui de l’existence apodictique de l’ego transcendantal, en ce qu’il met au
jour une caractéristique essentielle de cet ego dans l’expérience qu’il fait du monde : un
ego ne peut faire l’expérience du monde que dans l’intersubjectivité, que dans sa
relation à d’autres ego. Ici, nous pouvons parler de monade, pour souligner
l’enfermement de l’ego dans son être ainsi que son inspiration leibnizienne, car tout en
étant enfermée en elle-même, les monades sont en communication, c'est-à-dire qu’elles
constituent un même monde objectif ; lequel ne peut exister que parce qu’il existe une
pluralité de monades. Chaque monade étant une unité intersubjective peut avoir un point
de vue différent sur le monde, mais ce point de vue ne peut être qu’un aspect d’un
même monde commun à toutes les monades. Husserl voit dans ces rapports privilégiés
des monades entre elles et des monades avec le monde, l’indice d’une communauté de
monades pour laquelle il n’existe qu’« un seul monde objectif, un seul et unique temps
objectif, un seul espace objectif, une seule Nature »100. C’est ainsi que l’objection du
solipsisme est véritablement ou vraisemblablement dépassée, et que nous comprenons la
phénoménologie comme un idéalisme transcendantal. Les sciences objectives ont
acquis, maintenant et selon Husserl, leur point de départ.
3) Critique ou limite.
Une critique peut-elle s’élever contre la suite de mise en évidence à laquelle se livre
Husserl dans toute l’œuvre des MC, ou dans cette fameuse cinquième méditation ?
L’objection du solipsisme est-elle réellement dépassée ? Ou, se référer à un deuxième
domaine transcendantal a-t-il un sens ? En suivant le commentaire de J.-T. Desanti101,
nous pouvons critiquer le recours à cette deuxième épochê ainsi que le statut qui lui est
conféré : elle nous révèle l’être propre de l’ego dans lequel nous trouvons son lien
originel avec le monde, et donc avec autrui. Dans les deux opérations de réduction
100
Ibid, p. 225.
Cf. Introduction à la phénoménologie, op., cit. p. 121-125. Mais toute la section consacrée à la
cinquième méditation critique la démarche et les présupposés de Husserl.
101
7
1
impliquant une épochê, l’ego découvre que c’est lui qui constitue le sens des objets de
son expérience, dans le domaine transcendantal préalablement découvert par la
réduction phénoménologique, l’ego effectuait le sens du monde qu’il avait « mis entre
parenthèses », mais cette donation de sens ne lui restituait en rien sa validité. Or, dans la
présentation du phénoménologue, il semble que le simple fait d’effectuer le sens
d’autrui, dans le domaine découvert par l’épochê abstractive, lui fait échapper au
solipsisme. Certes, Husserl nous rappelle que l’expérience de l’autre est différente de
celle des objets du monde. Mais il semble que l’effectuation du sens d’autrui ne sert pas
tant à découvrir le caractère étrange de cette expérience de l’autre ainsi que son
existence, qu’à les présupposer.
7
2
Conclusion
Toute démarche scientifique ou philosophique se propose de répondre à certaine
question, mais peut-elle répondre à celle qui lui demande de se justifier, à celle qui lui
demande de légitimer sa recherche. Husserl, dans les MC notamment, tente cette
entreprise de justification concernant toute démarche scientifique, il tente de fonder le
savoir en général. Le phénoménologue accepte le jeu de la connaissance scientifique,
mais il veut le jouer jusqu’au bout. Ainsi pour commencer sa démarche scientifique il
n’affirme pas des certitudes mais les éprouve, il n’utilise pas d’emblée les concepts
scientifiques, il les purifie. Procédant avec méthode, le phénoménologue veut
« s’assurer » à chacune de ses « prises » dans son évolution scientifique, et pour
satisfaire à cette exigence de rigueur et de radicalité ses outils de recherche doivent être
tout aussi précis (condition de toute entreprise rigoureuse) que radicaux. Et quoi de plus
radical que de réaliser une épochê dans l’intégralité du savoir humain ?
L’épochê serait apparue, en philosophie, comme une expérience indépassable qui
s’impose au philosophe dans sa recherche, comme un remède aux troubles de l’âme
face aux multiples réponses contradictoires que provoquent les questions de la
philosophie (notamment la possibilité de la connaissance). Elle serait apparue, car elle
fait irruption dans la pensée du sceptique ancien, comme l’unique solution à la
connaissance humaine, à la recherche inquiète du philosophe, et comme le corrélat
d’une vie heureuse : il faut suspendre son jugement. Cette suspension, d’abord au
service d’une finalité pratique qui est l’atteinte du bonheur, va se révéler d’une
efficacité redoutable en théorie, pour éliminer de la prétendue connaissance tout ce qui
ne satisfait pas à l’exigence scientifique d’être certain. Descartes utilise cette expérience
purificatrice dans le but de fonder tout le savoir, de l’unifier, de le justifier. Cette
expérience est radicale (ce n’est pas une entreprise de rénovation, mais de destruction
pour reconstruire sur de nouvelles fondations) dans la mesure où le philosophe luimême n’est pas épargné par cette mise en doute intégrale, il n’en sort pas indemne.
7
3
Mais il est à noter que, si Descartes trouve son point de départ, une connaissance
absolue qui est celle de l’existence de l’ego, dans la réalisation même de l’épochê, il va
pourtant chercher à sortir de ce doute absolu, révélateur de sa première connaissance
indubitable et fondement de toute connaissance. Husserl, afin de satisfaire à l’exigence
de rigueur et de radicalité, délimite le terrain scientifique par la réalisation de cette
épochê, et va s’assurer de ne jamais quitter ce domaine durant toutes ses recherches
scientifiques. De par la réalisation de l’épochê, le penseur se déprend de ses préjugés et
de ses erreurs, découvre la nécessité pour lui d’exister et d’être la condition de
possibilité de tout phénomène d’existence, etc., mais il découvre aussi par là son
solipsisme transcendantal. Dans la rigueur, il est plus facile de détruire que de
reconstruire, et si l’existence du monde extérieur peut être mise en doute, ainsi que tout
ce qu’il englobe, et qu’il se présente comme évident que ce monde extérieur n’existe
que par et dans cet ego transcendantal, alors il devient plus difficile de répondre à ce
doute, de réintégrer l’existence du monde comme évidence dans les certitudes qui
résistent à tout doute. Pourtant,
à aucun moment, Husserl ne quitte cette attitude
originale, qu’il revendique d’une véritable scientificité, et si il retrouve le monde, en
passant par l’explicitation de l’expérience d’autrui, ce n’est pas comme Descartes en
échappant au domaine réduit par la réalisation de l’épochê, mais en approfondissant les
données et les possibilités qu’elle lui offre.
« La science positive est une science de l’être qui s’est perdue dans le monde. Il faut d’abord
perdre le monde par l’épochê, pour le retrouver ensuite dans une prise de conscience universelle
de soi-même. »102
102
Ibid, p.251.
7
4
Bibliographie
Husserl :
-Méditations cartésiennes, traduction de G. Peiffer et E. Lévinas, Paris,
Vrin, 1996
-L’idée de la phénoménologie, traduction de A. Lowit, Paris, Presses
Universitaires de France, coll. « Epiméthée », 2000.
-Idées directrices pour une phénoménologie, traduction de P. Ricoeur,
Paris, Gallimard, 1950.
Ouvrages sur Husserl :
-Jean Toussaint Desanti, Introduction à la phénoménologie, Saint Amand,
Gallimard, coll. « folio/essais », 1994.
-Jean-François Lyotard, La phénoménologie, Paris, Presses Universitaires
de France, 1982.
-Jean-Michel Salanskis, Husserl, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Figures
du savoir », 1998.
Descartes :
-Méditations métaphysiques, traduction de Michelle Beyssade, Paris, Le
Livre de Poche, coll. « Classiques de la philosophie », 1996.
7
5
-Méditations métaphysiques, traduction du duc de Luynes, Paris, Garnier
Flammarion, 1992.
-Discours de la méthode, Saint Amand, Gallimard, coll. « folio/essais »,
1999.
-Lettre-préface des Principes de la philosophie, Paris, Garnier
Flammarion, 1996.
Scepticisme ancien :
-Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, traduction P. Pellegrin, Paris,
Editions du Seuil, 1997.
Ouvrage sur le Scepticisme ancien :
-Victor Brochard, Les Sceptiques grecs, Paris, Le Livre de Poche, 2002.
-Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, II,
paris, Garnier Flammarion, 1965.
-Léon Robin, Pyrrhon et le Scepticisme grec, Paris, Presses Universitaires
de France, 1944.
Autres ouvrages :
-Leibniz, La Monadologie, édition annotée et précédée d’une Exposition
du système de leibniz par Emile Boutroux, paris, Delagrave,1975.
-Georges Perec, Un homme qui dort, Saint Amand, Denoël, coll. folio,
1990.
7
6
Table des matières
Introduction
1
I. Scepticisme antique / Husserl.
1) Introduction générale : première approche de la
notion d’épochê. Comment Husserl est amené à l’utiliser.
4
2) L’épochê chez les grecs anciens
6
3) Une autre attitude pour une autre utilisation de l’épochê.
Descartes et Husserl.
14
4) Un nouveau Pyrrhon. Un nouveau scepticisme antique.
La Nouvelle Académie.
25
II. Descartes et Husserl.
1) Préjugés et évidences : quelques différences dans une
voie commune.
37
2) Le problème de l’objectivité
45
3) L’intentionnalité ou la restitution intentionnelle
53
7
7
III. Le problème du solipsisme dans la cinquième méditation.
La tentative de Husserl pour résoudre les problèmes transcendantaux.
1) Une nouvelle épochê
60
2) Constitution des degrés de transcendance à partir de
l’expérience de l’autre.
64
3) Critique ou limite
70
Conclusion
72
Bibliographie
74
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