Notation financière : le marché corrupteur Jacques Adda

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Notation financière : le marché corrupteur
Jacques Adda
Alternatives Economiques n° 292 - juin 2010
La crise grecque et celle des subprime ont une nouvelle fois montré le rôle
déstabilisateur des agences de notation financière. Ces entreprises privées, censées
informer les investisseurs sur la solvabilité des emprunteurs, ont acquis une position
stratégique dans la finance. Les Etats envisagent aujourd'hui de réguler ce système.
Peut-on se fier aux agences de notation financières ? Pour tout prêteur, qu'il s'agisse d'une
banque ou de l'acquéreur d'un titre obligataire, l'évaluation du risque de non-remboursement
est une composante essentielle de la décision financière. Ce risque est apprécié en interne
par les grandes banques et les grands fonds d'investissement, qui disposent pour cela de
services adaptés. Mais l'immense majorité des investisseurs n'ont pas les moyens d'évaluer
correctement la solvabili des débiteurs, qu'ils soient privés ou publics. Avec la
désintermédiation financière et la complexité croissante des produits financiers, cette
évaluation est devenue une activité spécialisée, dominée par trois grandes agences,
Standard & Poor's, Moody's et Fitch Ratings.
Un échec patent
Reconnues officiellement par les pouvoirs publics, ces agences privées occupent une
position stratégique dans la finance globale. Les notes financières qu'elles attribuent fixent
des limites légales aux possibilités de placement des investisseurs institutionnels, tels les
fonds de retraite ou les compagnies d'assurances, qui ne peuvent acquérir des titres dont la
notation est inférieure à un seuil donné. Elles servent aussi de référence officielle, dans le
cadre des accords de Bâle II, pour le calcul des ratios de fonds propres des banques, qui
rapportent le montant de leur capital à celui des prêts qu'elles octroient : les actifs figurant à
leurs bilans améliorent d'autant plus les ratios qu'ils sont bien notés par les agences. Ces
notes sont enfin utilisées explicitement par certaines banques centrales, comme la Banque
centrale européenne (BCE), dans la définition de leur politique de refinancement des
banques, les titres exigés en tant que garantie des liquidités prêtées par la banque centrale
devant répondre eux aussi à des critères de notation financière minimale.
Ainsi, la décision de Standard & Poor's, le 27 avril dernier, de ramener la note grecque de
BBB+ à BB+ (voir tableau) menaçait, si elle était suivie par Moody's et Fitch, d'exclure les
titres en question des opérations de refinancement de la BCE (1). Cette note BB+ conférait
en effet aux titres de la dette publique grecque le statut d'obligations spéculatives (junk
bonds) ! En état de choc, les marchés ont massivement vendu la dette grecque, propulsant
le rendement des titres à dix ans de 9,5% à 12,5%. Ils ne sont redescendus en dessous des
8% qu'après l'annonce du plan d'assistance mis en place par les pays européens le 9 mai.
La crise grecque a ainsi révélé l'impact exorbitant des décisions prises par les agences de
notation en matière de risque des Etats (dit « risque souverain »). Elle a aussi mis en
évidence leur caractère procyclique : décidées tardivement, une fois la crise déclenchée, les
décisions de déclassement entraînent une surréaction des marchés, qui exacerbe les
difficultés de financement des pays débiteurs. Jusqu'au 16 décembre 2009, la note attribuée
à la dette publique grecque par Standard & Poor's était encore de A-. Avec une note
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identique, l'Estonie vient d'être jugée apte par la Commission européenne à intégrer la zone
euro en 2011. L'incapacité à anticiper la crise, évidente dans le cas de la Grèce comme dans
celui du Portugal et de l'Espagne, sanctionne l'échec d'un processus d'évaluation qui place
les agences en position suiviste par rapport aux marchés, comme en témoigne l'accélération
des déclassements depuis le début de l'année.
Un système corrompu
Patent dans le cas de la crise du risque souverain, l'échec de la notation financière n'est pas
moins évident en ce qui concerne la crise des subprime. Outre le caractère tardif et
procyclique des notations, celle-ci a mis en évidence la relation problématique entre les
banques et les agences. En accordant, sur la base de modèles inadaptés, une note AAA à
des produits complexes − les CDO ou Collateralised Debt Obligations (*) − concoctés par les
banques d'affaires, les agences de notation n'ont pas seulement induit en erreur les
investisseurs qui ont acquis ces produits, elles ont aussi provoqué des pertes considérables
chez les compagnies d'assurances qui les ont assurés. Et dissuadé les banques qui les ont
achetés de constituer les provisions qui auraient amorti leurs pertes lorsque les cours se
sont effondrés.
Nul besoin d'être expert financier pour comprendre la nature du problème. Jusqu'aux années
1960, la notation financière était payée par les investisseurs qui souhaitaient disposer d'une
évaluation professionnelle des risques encourus. La transparence croissante de
l'information, qui élimine son caractère privatif, et le coût des notations ont rendu ce modèle
obsolète. A partir des année 1970, les agences de notation ont commencé à faire payer les
émetteurs de titres, lesquels sont naturellement intéressés à ce que les produits qu'ils
proposent aux investisseurs soient assortis de la notation la plus élevée. Ce qui revient à
faire payer l'examinateur par celui qu'il doit noter !
La logique concurrentielle aidant, la porte était ouverte à toutes les dérives. D'un côté, les
banques sont prêtes à tout pour obtenir la notation maximale sur les produits qu'elles créent,
à commencer par mettre les agences en concurrence entre elles. Ou par débaucher au prix
fort les analystes des agences pour bénéficier de leur connaissance des modèles de
notation et de leurs relations avec leurs anciens collègues. De l'autre, les agences peuvent
être tentées de mettre au second plan la rigueur de leur jugement pour ne pas perdre un
client. Toutes ces pratiques, décrites abondamment dans les milliers de pages de courrier
électronique saisies par la justice américaine (suite aux accusations lancées par le procureur
général de l'Etat de New York et la SEC) et lors des auditions du Sénat américain,
témoignent d'un système devenu structurellement corrompu par la logique de marché elle-
même.
Des pistes pour réguler
Stimulées par les enquêtes judiciaires ouvertes aux Etats-Unis et les déclassements en
chaîne des notes souveraines en Europe, les propositions de réforme ne manquent pas. En
Europe, les débats portent sur l'influence excessive des agences américaines (Standard &
Poor's et Moody's) et la création possible d'une agence de notation européenne. Positive
dans son principe, cette proposition risque toutefois de buter sur la difficulté de soustraire les
évaluations financières en matière de risque souverain à l'influence des Etats.
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Dans ce pays, le débat public et les dispositions débattues au Sénat portent sur deux points
essentiels: d'une part, la remise en cause de la position d'autorité des agences, qui
pourraient perdre tout statut officiel, et la suppression de toute référence aux notations
privées dans la définition des politiques publiques; d'autre part, la remise en cause de
l'accointance entre les banques et les agences par le recours à une tierce partie sous la
forme d'un expert nommé par la SEC, qui s'interposerait entre l'émetteur des titres et les
agences. Celui-ci aurait pour tâche de choisir l'agence responsable de la notation de chaque
produit financier et de négocier avec elle sa rémunération. Les agences seraient
sélectionnées en fonction de leurs performances passées dans l'évaluation des produits
considérés. Les conditions de passage d'un secteur à l'autre seraient par ailleurs durcies.
Une troisième piste, plus radicale, consiste à reconnaître à la notation financière le statut de
bien collectif global, ce qui appelle en théorie un financement public international. Celui-ci
pourrait prendre la forme d'une taxe sur les transactions financières projet débattu par
ailleurs − dont le produit serait affecté au financement des agences de notation. Des
procédures de sélection des agences pour la notation de chaque produit devraient être
définies de façon à récompenser l'expertise avérée tout en ouvrant la concurrence à de
nouveaux acteurs. Une démarche ambitieuse, dont l'aboutissement demanderait des
avancées sérieuses en matière de coopération internationale.
(1) En temps normal, la BCE n'accepte de refinancer que les titres assortis d'une notation minimale égale à A- sur
l'échelle de Standard & Poor's. Abaissé à BBB- à la suite de la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008, ce
seuil devait revenir à A- au 1er janvier 2011. Le déclassement de la note grecque a obligé la BCE à revenir sur
cet engagement.
Jacques Adda
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