Télécharger l`article en format Word (85 Ko)

publicité
Ethnologies comparées
1
http://alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm
N°2, printemps 2001
MIROIRS IDENTITAIRES
QUAND L’ETHNOLOGUE QUITTE LE TERRAIN :
ANTHROPOLOGIE ET BIBLIOTHEQUES
Marc Kurt Tabani
Introduction : l’archivage de la diversité culturelle
Les textes produits par la science des bibliothèques sont bien souvent
austères. La raison en est fort simple, souligne le bibliothécaire Ear Lee dans son
remarquable recueil d’essais Libraries in the Age of Mediocrity : « ils ne portent
pas sur des idées mais sur des techniques, ils se concentrent essentiellement sur
l’aspect du ‘comment faire’ dans notre profession. Le développement d’une
philosophie de la bibliothéconomie [librarianship], de nos jours, ne dépasse
généralement guère la mise en œuvre de recommandations et de politiques »
(1998 : 20). Afin de ne pas susciter l’ennui à mon tour, je m’abstiendrai donc de
toute proposition ou consigne dans la contribution qui suit. Mon but est
simplement de fournir quelques aperçus critiques sur les interactions entre la
recherche en ethnologie et la représentation de ce domaine scientifique dans les
bibliothèques. Dans cet objectif, je m’appuierai entre autres, sur une expérience
personnelle qui m’a conduit, en qualité d’ethnologue, à intégrer la Bibliothèque
nationale de France pour y occuper les fonctions de responsable d’acquisitions.
Depuis huit ans, ma mission principale est de collecter des milliers d’ouvrages,
de revues, de microformes et autres documents électroniques destinés à la
constitution de fonds en accès libre et à l’enrichissement des fonds anciens de la
BNF dans les domaines de l’ethnologie, de l’anthropologie et des récits de
voyages. Entre jardins de corail des lagons mélanésiens et tours de verre des
bords de Seine, c’est de la confrontation entre les pratiques actuelles de la
recherche, les réalités ethnographiques du terrain et les interprétations et
transcriptions de celle-ci dans des livres d’ethnologie qui viennent remplir les
rayons des bibliothèques, que sont issues ces quelques réflexions et
interrogations sur l’archivage des diversités culturelles à la bibliothèque et sur
ses modalités.
Revue électronique du CERCE
CENTRE D'ETUDES ET DE RECHERCHES COMPARATIVES EN ETHNOLOGIE
Ethnologies comparées
2
http://alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm
Dans cette perspective, une question d’ordre général s’impose d’emblée :
qu’est-ce qu’une bibliothèque d’ethnologie ? L’autre terrain de l’ethnologue ?
Terrain longtemps négligé auraient ajouté Kluckhohn et Kelly, dans la mesure
où, « à quelques exceptions remarquables près, les anthropologues sont réputés
parmi les chercheurs en sciences sociales pour leur négligence dans leurs
recherches en bibliothèque » (1945 : 83). Il est par ailleurs curieux de
constaterqu’aucun des trois guides bibliographiques en ethnologie/anthropologie
parus ces dix dernières années ne s’embarrasse de ce type de questions. Le vrai
problème consisterait à se procurer ce qu’il convient habituellement de lire et à
le localiser, nous indique-t-on dans Introduction to Library Research in
Anthropology. La difficulté tiendrait en fait à la définition de l’ethnologie, dont
les origines remontent à Hérodote alors que son institutionnalisation en tant que
discipline scientifique n’a guère plus d’un siècle (Johnson Black, 1991 : 1). Le
second, Cultural Anthropology : a Guide to Reference and Information Sources,
se voit assigner comme but, dans une perspective tout aussi large, de cerner une
« ‘littérature’ anthropologique qui peut prendre bien des formes » (Kibee, 1991 :
xv). Diversité des écrits, diversité des cultures et des thèmes de recherches,
devant lesquels le troisième, Fieldwork in the Library : a Guide to Research in
Anthropology and Related Areas Studies, propose tout simplement une approche
bibliographique inspirée de la très en vogue « théorie du chaos », qui « favorise
la structure de la recherche au détriment des agencements linéaires »
(Westermann, 1994 : xii). Pour déterminer les types de collections qui
composent un fonds d’ethnologie, chacun de ces trois guides se réfère aux
catalogues des grandes bibliothèques « spécialisées » qui, paradoxalement,
seraient justement, selon eux, ces hauts-lieux de l’hétérogénéité littéraire et
archivistique. C’est à des classifications grandement variables et arbitraires qu'il
nous est suggéré de nous en remettre pour découvrir en creux ce qui relève
directement ou non de l’ethnologie, ce qui est matériaux secondaires ou
disciplines annexes.
Devant tant d’approximation, il est nécessaire de s’intéresser à la place
occupée par l’ethnologie dans les bibliothèques, de réfléchir à l’histoire de leurs
fonds et à l’organisation actuelle des collections qui relèvent de cette discipline.
La contribution des ethnologues à la définition des enjeux scientifiques que
représentent bibliothèques, archives et centres de documentation est fortement
souhaitable. Il faut dire que ces dernières années, c’est surtout la question des
musées d’ethnologie qui a le plus retenu l’attention et suscité le débat. Certes, le
marché du livre ancien et défraîchi n’est pas comparable à celui des arts
« premiers », et la grande exposition mobilise davantage les masses que la
patiente et humble recherche du lecteur. Les vénérables sanctuaires du livre
tolèrent mal le ready-made. Pourtant bibliothèques et musées sont inséparables
dans l’histoire institutionnelle de l’ethnologie. Que l’on pense, parmi d’autres
Revue électronique du CERCE
CENTRE D'ETUDES ET DE RECHERCHES COMPARATIVES EN ETHNOLOGIE
Ethnologies comparées
3
http://alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm
exemples à la Tozzer Library du Peabody Museum, à la bibliothèque de
l’Anthropological National Institute (Smithsonian Institution) du National
Museum of Natural History, à la Museum of Mankind Library ou à la
bibliothèque du Musée d’ethnographie du Trocadéro qui constitua la base des
collections d’imprimés du Musée de l’Homme. Mais avant toute autre
considération, ces institutions sont surtout inséparables des grands instituts de
recherche, des centres universitaires et des sociétés savantes qui y trouvaient
vitrines, magasins et rayonnages pour thésauriser les fruits et les trophées de
leurs collectes ethnographiques, tout en dissimulant le prix qu’il y eut à payer
pour les obtenir. Le rythme soutenu de cet accroissement dans de nouveaux
cadres institutionnels ne fut rendu possible que par l’expansion universelle de
l’Occident. Tous ces trésors sont en effet indissociables des effroyables
exactions qui, comme le notait Benjamin, en ont permis la transmission à leurs
détenteurs actuels :
« Le butin exposé comme de juste dans (…) [ce grand cortège triomphal qui
passe au-dessus de ceux qui jonchent le sol], a le nom d’héritage culturel de
l’humanité. (…) Tout cela ne témoigne pas de la culture sans témoigner, en
même temps, de la barbarie » (1991 : 342).
Au tournant du 19ème siècle et dans les décennies qui suivirent, ce fut
autant une autonomisation épistémologique du champ de l’ethnologie qu’un
principe quantitatif qui, en termes de collections, était à l’œuvre dans le balisage
bibliothéconomique de cette discipline. Avec l’extension de la colonisation
occidentale aux derniers territoires de la primitivité (Amazonie, cœur de
l’Afrique, hauts-plateaux asiatiques, îles des mers du Sud), le nombre de
documents relatifs aux « Sauvages » et à l’entrée dans l’histoire universelle des
« peuples sans histoire » crut grandement.
Le caractère récent de la documentation concernant les colonies les plus
périphériques et les régions les plus excentrées recueillie au 18ème et 19ème
siècle, note Sahlins, est « le garant d’une abondance archivistique qui n’est pas
toujours assurée dans le cas, par exemple, de l’Europe médiévale » (1985 : 18).
Mais la véritable abondance, l’archivage massif de données recueillies sur
l'ensemble des cultures et des sociétés, était encore, à l’époque des derniers
blancs sur les cartes, une entreprise en devenir. Après l’anthropologie de cabinet
et ses spéculations théoriques (évolutionnisme, diffusionnisme), le changement
vint sous la double forme d’une méthode d’enquête, l’observation-participante,
et d’une méthode d’exposition des faits, donnant conjointement naissance à un
nouveau genre littéraire scientifique : la monographie ethnographique. Cette
pièce rapportée fut essentielle pour l’institutionnalisation scientifique de
l’ethnologie moderne et, par voie de conséquence, pour le développement de
Revue électronique du CERCE
CENTRE D'ETUDES ET DE RECHERCHES COMPARATIVES EN ETHNOLOGIE
Ethnologies comparées
4
http://alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm
cette discipline dans les fonds des bibliothèques. Elle mérite à ce titre quelques
commentaires.
« Monographie à tiroirs » et ethnologie dans les étagères
A la fois genre littéraire et méthode scientifique la monographie vint
fédérer les ethnographies « artisanales » préexistantes. Son émergence permit de
réévaluer le stock des documents ethnographiques antérieurs en leur conférant
une dimension intemporelle. L’avènement du genre monographique se réalise à
partir de l’invention descriptive du fameux « présent ethnographique ». La
monographie ethnologique est destinée à couvrir tout le champ de la diversité et
du développement humain, et représente au début du 20ème siècle « une fusion
nouvelle de la théorie générale et de la description empirique » (Clifford, 1996 :
33). Elle est le fruit d’une volonté totalisante qui s’insère dans le contexte
historique bien précis d’apogée de l’ère des impérialismes. Ce qui lui valut
d’être raillée par Jaulin comme « monographie à tiroirs » (1970 : 281-286), du
fait des exigences contradictoires qui la fonde « entre d’une part une ambition
holistique et, de l’autre, un souci d’exhaustivité (illusoire) et de systématicité
pouvant aboutir à la juxtaposition de chapitres disjoints selon un plan stéréotypé
(présentation successive des conditions écologiques, des techniques, de
l’organisation sociale, de la religion, etc.) » (Bromberger, 1991 : 485).
Parce qu'elle oscille constamment entre ses aspects descriptifs et théoriques
et le rôle central accordé à l’enquête professionnelle de terrain, la monographie
ethnologique se situe à la fois dans le prolongement des anciens récits et en
rupture complète avec eux. Le caractère le plus surprenant de cette invention est,
qu’elle se conçoit, dès ses débuts, dans le registre du « trop tard ». Malinowski,
dans son plus célèbre ouvrage, Les argonautes du Pacifique occidental, précisait
solennellement en avant-propos :
« L’ethnologie se trouve dans une situation à la fois ridicule et déplorable, pour
ne pas dire tragique, car à l’heure même où elle commence à s’organiser, à
forger ses propres outils et à être en état d’accomplir la tâche qui est la sienne,
voilà que le matériau sur lequel porte son étude disparaît avec une rapidité
désespérante. Juste au moment où les méthodes et les buts de la recherche en
ethnologie sur le terrain sont mis au point, (…) les habitants des pays noncivilisés s’éteignent en quelque sorte sous nos yeux » (1989 : 52).
Ce constat posé dans ce qui passe pour être la première monographie
ethnologique a quelque chose de paradoxal vu le succès phénoménal qu’a connu
Revue électronique du CERCE
CENTRE D'ETUDES ET DE RECHERCHES COMPARATIVES EN ETHNOLOGIE
Ethnologies comparées
5
http://alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm
ce genre scientifico-littéraire traitant des « peuples en voie de disparition ».
Cette ethnographie de sauvetage se poursuit encore des décennies après. Dans
les années cinquante, Lévi-Strauss venait rappeler, à propos des leçons à tirer de
l’œuvre du Bureau of American Ethnology, combien cette mission restait
d’actualité :
« C’est précisément parce que les peuples dits primitifs sont menacés
d’extinction, à plus ou moins brève échéance, que leur étude doit recevoir une
priorité absolue » (1973 : 66) » ; « Vu l'urgence, les moyens ne […] seront pas
ménagés [à cette entreprise] » (1973 : 70).
Les efforts ne seront en général pas non plus ménagés sur le plan des
bibliothèques. Situées en bout de chaîne des politiques de la recherche, elles en
collectent et en conservent les aboutissements, les réalisations tangibles. Or, la
monographie, à la fois programme, méthode et résultat, servit également
d’étalon documentaire pour définir cette nouvelle variété de l’hétérogène qu’est
le domaine de connaissance de l’ethnologie. Un peuple, une ethnie, une tribu,
une institution, un livre, telle fut l’application fonctionnaliste puis structuraliste
de l’ethnologie dans les bibliothèques. La monographie, faisant souvent fi de ses
qualités littéraires intrinsèques, poursuivit son cheminement bibliothéconomique
bien longtemps après que les sauvages eurent remisé leurs plumes et leurs os
dans le nez au vestiaire, au cimetière muséal faudrait-il dire, pour être précis.
Elle servit en effet de modèle persistant dans la quête d’une altérité domestique,
dans le développement de l’ethnologie des populations d’Europe ou dans
l’analyse de toutes sortes d’institutions (la police, le parlement européen), de
« milieux » (le métro, les banlieues ) ou de « sous-cultures » (régionales, world
culture, hip-hop, narco-culture).
L’idéal lévi-straussien prône l’archivage massif. D’où l’admiration de
Lévi-Strauss pour l’œuvre du Bureau of American Ethnology :
« Quarante-huit ‘grands’ Rapports et certains de ceux qui suivirent, les quelque
deux cents Bulletins et les Miscellaneous Publications rassemblent une masse
tellement fantastique de textes indigènes et d’observations de terrains qu’un
siècle ou presque après le début de l’entreprise, à peine a-t-on gratté la surface.
(…) Sans compter la quantité de manuscrits inédits dont le Bureau assure la
garde » (1973 : 65).
La monographie, dans sa période d’apogée, en est venue à constituer dans
les bibliothèques d’ethnologie l’ossature documentaire autour de laquelle
viennent se greffer études comparatives (l’anthropologie et ses spécialités :
politique, médicale, des religions, de la parenté, etc.) et approches théoriques
Revue électronique du CERCE
CENTRE D'ETUDES ET DE RECHERCHES COMPARATIVES EN ETHNOLOGIE
Ethnologies comparées
6
http://alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm
(domaines de spécialisation : ethnosciences, ethnopsychiatrie, ethnomusicologie,
ethnohistoire, etc.), travaux pluridisciplinaires et productions de disciplines
annexes (anthropologie biologique, préhistoire et archéologie, histoire). La
formule et le style monographiques ont permis une pérennisation de l’indéfini
dans la recherche en ethnologie. Ils peuvent continuer à être utilisés à propos de
n’importe quel objet social même si l’on continue de voir croître ad infinitum les
collections consacrées à la Papouasie-Nouvelle-Guinée, à l’Amazonie, aux
« Pygmées » ou aux hauts-plateaux himalayens. Pourtant, s’il s’agissait
seulement de répertorier les « traditions » des « sociétés primitives », l’œuvre
aurait dû avoir une fin du fait des limites intrinsèques au principe
d’accumulation, du souci d’exhaustivité qui caractérisait l’ethnologie
universitaire classique et des menaces prophétiques sur la disparition de son
objet. Comme le suggérait quelque peu ironiquement Hocart :
« C’est en grande partie parce que les sauvages sont pauvres en tradition que les
anthropologues tendent à diriger leur attention sur eux. Il est possible d’exposer
la culture complète des Indiens Pieds-Noirs ou des Zoulou en un gros volume,
mais embrasser la totalité de la culture anglaise ou de la culture hindoue, une
encyclopédie est nécessaire » (1935 : 51).
Classifications et archaïsmes
Un autre pan de l’héritage primitiviste en matière de bibliothèques
d’ethnologie concerne, malgré les services qu’elles peuvent nous rendre, les
classifications. Il n’existe pas une classification prévue exclusivement pour
l’ethnologie, sinon ces élaborations singulières que sont les répertoires et les
index de Murdock destinés à organiser cette machine à filtrer nos connaissances
sur la diversité archivée des cultures et des sociétés que sont les Human Relation
Area Files : volumineux jeux de tiroirs, désuets à souhait, rassemblant un grand
nombre de monographies se rapportant à des « ethnies » ou « unités ethniques »
et qui peuvent être parcourues transversalement suivant une sélection par thèmes
ou « matériaux culturels ». La particularité des HRAF est sans doute qu’ils ne
recherchent pas l’exhaustivité des cultures mais une systématicité dans les
moyens d’interrogation de leur diversité. En 1988, ils concernent « 330 ethnies
ou unités culturelles, et analysent environ 6100 sources, ce qui représente
740 000 pages de texte dépouillé et 3 800 000 de fiches classées » (ChevalierSchwartz, 1992 : 342). Quelles que soient les considérations scientifiques réelles
qui ont présidé à l’élaboration de ce fichier, sa validité et sa portée
épistémologique ont été contestées dès sa conception en tant que système de
recherche idéalisé, représentatif de tous les peuples et de tout ce qu’on sait
Revue électronique du CERCE
CENTRE D'ETUDES ET DE RECHERCHES COMPARATIVES EN ETHNOLOGIE
Ethnologies comparées
7
http://alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm
d’eux, vaste monographie de monographies. Toutefois, sa structure propre ne se
démarque pas fondamentalement de toute autre classification en matière
d’ethnologie du point de vue du partage qu’il opère entre des thèmes, des sujets,
et des peuples, nations, ethnies, groupes linguistiques, tribus. Ce sont les travers
les plus immédiats de ce partage épistémologique dans les grandes
classifications des bibliothèques spécialisées ou encyclopédiques, que
j’examinerai dans les paragraphes suivants.
L’archaïsme et la pesanteur dans l’archivage des diversités culturelles sont
sans doute aussi irréductibles que la dimension discriminante contenue dans
toute confrontation à l’altérité. Les classifications sont désespérément humaines.
Sans vouloir rentrer dans les détails, rappelons que les plus répandues des
classifications bibliothéconomiques intégrant l’ethnologie sont : la Library of
Congress Classification (LCC), la Dewey Decimal Classification (DDC ;
Classification décimale Dewey [CDD]) et la Classification Décimale
Universelle (CDU). De ces trois grandes classifications encyclopédiques la CDD
est la plus utilisée dans les bibliothèques de recherche, tandis que la LCC
découle de la plus grande des ambitions archivistiques jamais atteinte, la
bibliothèque du Congrès à Washington ayant des fonds pléthoriques, d’une
dimension inégalée au monde. Avec plus ou moins d’accentuation, ces
classifications modernes s’attachent davantage à l’ordonnancement des livres
dans les rayonnages qu’aux aspects intellectuels de leur juxtaposition. Elles sont,
soit un langage commun au lecteur et au bibliothécaire pour la communication
de documents, l’interface du catalogue en quelque sorte, soit un mode d’emploi
pour se repérer dans des collections en libre-accès. Dans un cas on peut dire que
la classification est abstraite ou « intellectuelle », elle ne correspond que
partiellement à l’agencement physique de collections stockées dans des
magasins fermés au public ; dans l’autre elle sert d’indication topographique aux
livres en libre-accès, c’est-à-dire à la présentation pratique et à la lisibilité de
collections visibles et palpables. Attardons-nous un instant sur la LCC et la
CDD.
De toutes les classifications encyclopédiques, la LCC est celle qui est sans
doute la moins conçue selon une vision d’ensemble. Son adaptation s’est opérée
par une addition de domaines qui ont chacun leur autonomie relative. A ce titre
la LCC est la plus réceptive aux évolutions de la production documentaire
scientifique courante ou de certains de ses thèmes, tout en conservant les plus
anciens ou les plus partiels d’entre eux. Certaines classes en deviennent
difficilement intégrables à un catalogue raisonné. Elles ne constituent plus qu’un
vaste bric-à-brac thématique, une juxtaposition incohérente de bribes théoriques
suivant un agencement qui ne craint ni la redondance ni l’aporie. Ainsi les
études consacrées à « la religion, le rituel et les systèmes de croyance » viennent
Revue électronique du CERCE
CENTRE D'ETUDES ET DE RECHERCHES COMPARATIVES EN ETHNOLOGIE
Ethnologies comparées
8
http://alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm
se placer sous la bannière plus générale de « vie intellectuelle », au même titre
que « la communication », « le symbolisme » « le sport et les loisirs », « la
philosophie et vision du monde » et les « origines de la religion ». Cette dernière
classe contient elle-même comme subdivisions de véritables condensés des
religions dites primitives : « animisme ; mana ; tabou ; fétichisme ; êtres
surnaturels ; mouvements nativistes ; cultes du cargo ; culte des ancêtres ; rites
et cérémonies ; chasse aux têtes » (cf. Weeks, 1991 : 230). Dans l’édition
anglaise, la « magie » est une classe à part distinguée en « magic ; witchtcraft »
« witchcraft ; black magic ; sorcery ; divination », autant de démarcations aussi
subtiles qu’intraduisibles dans l’infra-mince des nuances qu’elles apportent. De
même sous la classe « systèmes de parenté et organisation de la filiation », bien
heureux celui qui pourra trouver des livres exclusivement et uniquement
consacrés aux filiations « unilinéaires ; matrilinéaires ; patrilinéaires ; bilinéaires ; cognatiques ; non-unilinéaires ; ambilinéaires ; bilatérales ». Enfin, si
le « changement culturel » se range dans la rubrique « culture et processus
culturels », les « chocs culturels » se retrouvent pour leur part du côté de
l’anthropologie psychologique et les cultes du cargo derrière les « origines de la
religion ».
Les monographies ethnologiques ont leur espace réservé en au moins deux
classes majeures de la LCC : « collected ethnographies », « ethnic groups and
races », plus, pour les populations indiennes des Amériques, plusieurs sousclasses en « histoire de l’Amérique », dont « Indian tribes A-Z ». Les pistes de
recherche pour celui qui voudrait tout savoir sur la race/population/ethnie/tribu
X, sans jamais avoir osé le demander à un bibliothécaire, sont donc des plus
ouvertes. Elles le sont cependant moins que dans la classification décimale mise
au point en 1876 par Melvil Dewey, dont les adaptations de contenus n’ont
cependant pas altéré la philosophie générale. Pour ce qui nous intéresse,
indiquons simplement qu’elle est une classification hiérarchique par disciplines
elles-mêmes subdivisées en un certain nombre de classes se rapportant à des
sujets précis. Concernant l’ethnologie/anthropologie, la CDD tranche nettement
entre des thèmes, au sein desquels l’anthropologie, l’ethnologie et la sociologie
se trouvent entremêlées, et des indices se rapportant à des populations ou
groupes humains. Ces indices permettent de former la cote topographique, c’està-dire de préciser l’emplacement des monographies ethnologiques dans les
rayons et, par extension, de modeler la morphologie d’un fond présentant les
différents peuples de l’humanité. La table de référence pour la construction des
indices Dewey est la Table V, dite des « groupes raciaux, ethniques,
nationaux ». Voilà des choses qui concernent l’ethnologue !
Lorsque je fus confronté la première fois à la Table V de la CDD, le
contexte international était, comme à l’ordinaire, troublé. Les « petits Hutus » à
Revue électronique du CERCE
CENTRE D'ETUDES ET DE RECHERCHES COMPARATIVES EN ETHNOLOGIE
Ethnologies comparées
9
http://alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm
« peau sombre » cherchaient à exterminer les « grands Tutsis » à « peau claire »,
l’Afrique du Sud était encore sous un régime d’apartheid, et les régimes de l’exYougoslavie réinventaient l’épuration ethnique. Aussi, quelle ne fut ma réaction
lorsque je pus constater que les chimères raciologiques, les pires
essentialisations ethnicistes et nationalistes, étaient encore de mise pour la
science des bibliothèques destinée à recueillir et à organiser la production
scientifique.
« Dans la présente table, ‘groupe ethnique’ signifie la plupart du temps un
groupe présentant des caractéristiques linguistiques communes, mais il peut
aussi signifier un groupe présentant des caractéristiques culturelles ou raciales
communes » (CDD, 1998 : 483).
La CDD n’aurait sans doute été reniée ni par Gobineau ni par Montandon.
La Table V dans son ensemble, du point de vue des intitulés et de l’agencement
des cotes topographiques, est imprégnée d’un racisme hérité d’une ère coloniale
au cours de laquelle l’ethnologue, par de complexes classifications ethniques,
cherchait fréquemment à hiérarchiser des populations dominées, là où
l’administrateur colonial se satisfaisait du préjugé occidental global selon lequel,
« rien ne ressemble plus à ‘Nègre’ qu’un autre ‘Nègre’ » (Bateson, 1971 : 197).
Mentionnons quelques-uns uns des aspects les plus anachroniques de cette
classification, car il faut tout de même que les ethnologues sachent quel
traitement les bibliothécaires font subir aux livres qu’ils écrivent :
« -03 Grandes races humaines : réservés aux trois races [blanche, jaune, noire].
Classer les groupes considérés comme catégories plus restreintes que les races
humaines, aux groupes ethniques appropriés, ex. : classer les Australoïdes avec
les autochtones australiens. […]
-034 Race blanche (caucasienne, leucoderme). […]
-035 Race jaune (mongoloïde, xanthoderme) […]
-036 Race noire (négroïde, mélanoderme). L’emploi de cet indice est réservé
aux ouvrages qui étudient les peuples noirs d’origines africaines, asiatiques ou
océaniennes comme appartenant à une même race » (CDD, 1998 : 485).
Concernant la subdivision 04 de la dite Table, on est en droit de se demander
auprès de qui elle est encore susceptible de paraître légitime et scientifique de
nos jours :
« -04 Croisement des grandes races humaines [la version anglaise, encore plus
poétique, dit Mixture of basic races]. Réservé aux ouvrages mettant l’accent sur
le croisement des grandes races humaines. Classer les ouvrages sur les peuples
mixtes au point de vue racial ne mettant pas l’accent sur les grandes races
Revue électronique du CERCE
CENTRE D'ETUDES ET DE RECHERCHES COMPARATIVES EN ETHNOLOGIE
Ethnologies comparées
10
http://alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm
humaines, aux groupes ethniques ou nationaux mis en évidence dans les
ouvrages ou aux groupes auxquels les peuples sont principalement identifiés »
(CDD, 1998 : 486).
C’est sur ce point que la CDD nous révèle un principe de base qui inspire la
« philosophie » de sa Table V. Les caractéristiques nationales sont, par défaut,
assimilées à des caractéristiques ethniques ou raciales. Des subdivisions en
« nations ethniques » s’y distinguent de « groupes ethniques » para-nationaux ou
infra-nationaux. Sont considérés comme nations, les « grands » États dans
lesquels « des groupes raciaux, ethniques et nationaux prédominent ». Et la liste
est édifiante, laissons-la parler d’elle-même. Ainsi, dès la première subdivision
de la classe des « groupes raciaux, ethniques et nationaux particuliers » on peut
se rendre compte qu’avant même d’être européo-centrée, la Table V est à plus
forte raison américano-centrée. L’entrée « Nord-Américains » et sa subdivision
« peuple des États-Unis » (au singulier) ne se réfèrent aux « Américains » qu’en
vertu de leur localisation, de leur rattachement national ou d’une origine
strictement britannique. Ainsi cette appartenance se voit refusée pêle-mêle aux
Hispaniques, Latinos, Germains, Asiatiques, Noirs, Amérindiens, et même aux
Américains « d’origine celtique (Irlandais, Ecossais, Manxois, Gaulois,
Cornouaillais) » qui se situent plus loin dans le défilement hiérarchique sous la
mention « autres peuples indo-européens » (en compagnie des Dravidiens, des
Iraniens, des Slaves et des Baltes).
L’ethnicisme de la Table V devient plus manifeste avec la catégorie
« Britanniques, Anglais, Anglo-Saxons » qui regroupe « les Britanniques
comme groupe ethnique » ou, plus restrictivement, les « Anglais comme groupe
ethnique ». La subdivision « peuples des Îles britanniques » ne concerne que les
Britanniques considérés cette fois-ci comme « groupe national », mais renvoie
toutefois les populations du sous-continent indien à leur origine première. De
même les subdivisions qui suivent, « Néo-Zélandais », « Australiens », « SudAfricains », ne s’appliquent qu’aux populations d’origine britannique, en
épurant de fait les Maoris, les Aborigènes, l’écrasante majorité des SudAfricains, les Noirs, les Indiens, les Métis et même les Afrikaners. Avec les
« peuples nordiques germaniques » l’ethnicisation s’accentue davantage encore.
Ces derniers comprennent quatre subdivisions principales « Allemands »,
« Suisses », « Autrichiens » et « autres peuples germaniques (y compris les
Goths et les Vandales) ». Par contre, cette vision ethnico-nationale se délite
subitement avec les « peuples latins modernes » : les « Français » comprennent
les Canadiens francophones, mais pour les Corses, il faudra aller les chercher
dans la sous-classe des « Italiens, Roumains et groupes connexes », les Bretons
sont situés entre les subdivisons « Afghans ; Kurdes ; Russes », quant aux
Basques ils se retrouvent en fin de défilement de la Table V, après les peuples
Revue électronique du CERCE
CENTRE D'ETUDES ET DE RECHERCHES COMPARATIVES EN ETHNOLOGIE
Ethnologies comparées
11
http://alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm
du Pacifique Sud, sous la rubrique « divers autres peuples » en compagnie des
« Etrusques ;
Sumériens ;
Georgiens,
Ingouches,
Tchétchènes,
Tcherkesses(Kabardes) et peuples connexes ».
La Table V opère par ailleurs un grand partage plus ou moins explicite sur
le thème du « nous et les autres », qui se résume à une opposition entre les
Occidentaux – « groupes raciaux, ethniques et nationaux particuliers » (peuples
britanniques, germaniques, latins modernes, y compris les anciens Grecs) – et
les non-Occidentaux – « autres groupes raciaux, ethniques, nationaux » (y
compris les Russes, Polonais, Ukrainiens, Tchèques, Slovaques et les Celtes).
Indépendamment du caractère hautement contestable de cette classification dans
son principe même, s’il fallait relever les subdivisions les plus choquantes, il
faudrait se tourner du côté de celles réservées aux populations implicitement
rattachées à l’image intemporelle des primitifs, autochtones, et autres paléoethnies. S’y retrouvent notamment les populations expurgées des catégories
« Nord-Américains » et « peuple américain » : « peuples autochtones de
l’Amérique », « Africains et peuples d’origine africaine », dont les « Noirs
Américains » « Haïtiens » mis dans la même case que les « Pygmées », les
« Dogons » et les « Zoulou ». Enfin, pour les Océaniens, on trouve exprimée de
façon récurrente la mention « d’Australoïdes » à propos des Aborigènes
australiens. Les « Papous » y sont distingués des populations de langue nonaustronésienne, en tant que « groupe national », tandis que les « Mélanésiens »
confondus avec les « Micronésiens » s’y voient ethniquement distingués des
« Polynésiens ».
On pourrait encore faire bien d’autres commentaires sur cette sulfureuse
Table V, par exemple, sur sa manière de contourner toutes sortes de problèmes
politiques contemporains. Ainsi les Chypriotes turcs se voient exclus de la classe
« Chypriotes » ; si les habitants de l’ex-Yougoslavie partagent encore une classe
commune, les Serbes, Monténégrins, les Croates et les Slovènes disposent de
subdivisions exclusives tandis que les Bosniaques musulmans, les Macédoniens,
les Tsiganes ou les Albanais n’en ont pas ; les Sri Lankais disposent d’une unité
de classement propre, même si en tant que groupes ethniques non-nationaux, les
habitants du Sri Lanka se rattachent aux classes « Cinghalais » et « Tamouls » ;
pour finir, une classe bien imprécise des « Hébreux, Israélites, Juifs », qui
comprend les « Falashas », vient contrebalancer une classe ni ethnique ni
nationale, des « Arabes palestiniens ». Pour abréger, ce qu’il faut retenir de cette
Table V est qu’elle traite des diversités culturelles comme une sorte de bestiaire
de l’humanité. « La notion de diversité des cultures, insistait Lévi-Strauss, ne
doit pas être conçue de manière statique. Cette diversité n’est pas celle d’un
échantillonnage inerte ou d’un catalogue desséché » (1973 : 82). Il vaut peutêtre mieux se moquer de tout cet archaïsme, mais l’ethnologue d’aujourd’hui
Revue électronique du CERCE
CENTRE D'ETUDES ET DE RECHERCHES COMPARATIVES EN ETHNOLOGIE
Ethnologies comparées
12
http://alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm
doit aussi se sentir concerné par les fantasmagories scientistes auxquelles ont
donné naissance des relevés ethnographiques malencontreusement échappés
d’un vétuste Cabinet d’Anthropologie.
Ethnologie et post-modernité à la bibliothèque
Dans les bâtiments du Collège de France, à l'entrée d’une des plus belles
bibliothèques de recherche de Paris, celle du Laboratoire d’anthropologie sociale
fondé par Claude Lévi-Strauss, on peut lire cette grandiloquente devise : « A la
gloire de la patrie, de la science et du progrès ». Elle vient nous rappeler
combien les bibliothèques relèvent d’un projet moderniste en étant destinées à la
fois à l’éducation des masses, à l’émancipation individuelle et au développement
de la libre-pensée. L’ethnologie fut également conviée à cette grande œuvre. Du
fait de ses péchés de jeunesse, fille du colonialisme, elle a parfois eu tendance à
vouloir substituer ‘humanité’ à ‘patrie’ dans la dite devise. L’archivage massif
des diversités devait constituer un élément essentiel de la coopération
internationale et de la croisade pour la tolérance telles que les souhaitait LéviStrauss : « tout progrès culturel est fonction d’une coalition entre les cultures.
(…) Ce jeu en commun, dont résulte tout progrès, doit entraîner comme
conséquence, à échéance plus ou moins brève, une homogénéisation des
ressources de chaque joueur » (1973 : 418). Le but à atteindre réclame toujours
plus d’ethnologues-secouristes pour fixer dans de vrais livres toutes ces
bibliothèques qui brûlent chaque fois que meurt un vieillard en Afrique
(Amadou Ampâthé Bâ).
Toutefois, ces respectables ambitions culturelles, cette politique
humanitariste, ont également permis de faire diversion sur certains problèmes
plus pragmatiques, plus étroitement politiques. Cette part de l’humanité qui
souffre de la faim et subit les pandémies peut-elle, par exemple, être réceptive à
nos dérisoires appels pour que ne se creuse pas le « fossé numérique » entre
Nord et Sud ? Les « peuples soudanais » souffrent-t-ils de la misère et de
l’exploitation ou d’un déficit en communication (Baudrillard, 1990 : 136) ? Un
fellah égyptien analphabète peut-il se retrouver dans un projet aussi prestigieux,
chargé en symboles, que le projet universaliste de construction d’une « nouvelle
bibliothèque d’Alexandrie » ? Certaines réaffirmations post-modernes de la
diversité apparaissent fréquemment comme une solution virtuelle à des
problèmes bien réels. Selon Ear Lee, par le biais des jeux et des abus de langage,
la critique post-moderniste a déjà largement pénétré le domaine des
bibliothèques. Mais pas forcément dans le sens d’un progrès, précise-t-il,
lorsque les récents « changements de cotations de la Dewey [CDD] font, par
Revue électronique du CERCE
CENTRE D'ETUDES ET DE RECHERCHES COMPARATIVES EN ETHNOLOGIE
Ethnologies comparées
13
http://alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm
exemple, que les livres sur le ‘droit à la vie’ sont placés en 342.086, déjà utilisé
pour les ‘droits civils’ et l’égalité raciale. Ce changement qui plaçait sur une
même étagère l’égalité raciale avec la propagande sur les droits du fœtus,
institutionnalisa les positions pro-life qui depuis plus d’une vingtaine d’années
cherchaient à rendre équivalents l’avortement et l’esclavage » (1998 : 97). De
même, en écoutant un jour les propos de deux bibliothécaires métropolitains
expatriés en Nouvelle-Calédonie, je me suis demandé quel progrès pouvait bien
apporter le fait de changer, dans le répertoire d’indexation Rameau pour
l’élaboration des notices de catalogage, la graphie « canaque » par celle de
« kanak » revendiquée par la cause indépendantiste ou d’accorder un droit de
contrôle à tel ou tel clan mélanésien sur la communication en bibliothèque de
documents les concernant.
Il ne faudrait cependant pas oublier, à l’instar de Foucault, que la
bibliothèque, comme toute autre institution moderne du contrôle du savoir, est
également une technologie du pouvoir au service de l’ordre dominant. Les
politiques de la recherche et de la culture trahissent des intentions plus
directement stratégiques pour instrumentaliser la diversité culturelle. Elles
obéissent à des motivations plus bassement idéologiques que la seule promotion
de la science et la bonne marche du progrès. Les bibliothèques et les archives
sont en bout de chaîne de ces politiques, mais elles n’en représentent pas moins
un maillon essentiel. Elles constituent un espace privilégié pour l’exposition de
représentations propulsées au rang de réalités. S’il fallait s’en convaincre, on
pourrait s’appuyer sur ce dernier exemple fourni par Anderson, sur la manière
dont la réinvention des études sur l’Asie du Sud-Est dans les États-Unis d’après
guerre et la formation de spécialistes d’une aire culturelle construite de toutes
pièces, permirent à la figure de l’ « Asiatique du Sud-Est » de prendre corps.
Ces programmes d’étude furent fondés en période de guerre froide, aux ÉtatsUnis, pour alimenter l’hégémonie anticommuniste américaine dans cette région,
en unifiant les champs d’études et en renouvelant les approches disciplinaires,
jusqu’alors définis selon les schémas des anciennes puissances coloniales.
« L’institutionnalisation par une puissance continentale disposant de
ressources financières immenses et d’une ambition politique démesurée d’un
champ d’études appelé ‘Sud-Est asiatique’, a pour notre propos, deux
conséquences majeures. Premièrement, des professeurs et des étudiants du
supérieur furent amalgamés les uns aux autres, non plus suivant leur intérêt pour
un pays spécifique mais pour une région. Les uns prodiguèrent et les autres
reçurent des enseignements sur l’‘histoire de l’Asie du Sud-Est’, ‘les politiques
de l’Asie du Sud-Est’, ‘les économies de l’Asie du Sud-Est’, ‘les mythes et les
symboles de l’Asie du Sud-Est’, et ainsi de suite. (…) En ce sens, dans les
années cinquante et soixante, l’Asie du Sud-Est devint d’abord une réalité pour
Revue électronique du CERCE
CENTRE D'ETUDES ET DE RECHERCHES COMPARATIVES EN ETHNOLOGIE
Ethnologies comparées
14
http://alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm
les membres des universités américaines avant de le devenir pour d’autres.
Deuxièmement, l’Amérique disposa à cette époque de ressources suffisantes
pour la création de bibliothèques ‘Sud-Est asianistes’ qui sont sans équivalent au
monde. (…) L’exemple le plus extraordinaire en est le fonds Echols sur l’Asie
du Sud-Est à l’université Cornell, qui contient près d’un demi-million de titres
d’imprimés, de microfilms, microfiches, dans des langues occidentales ou
vernaculaires, ainsi que 23 000 revues – près de la moitié des fonds [sur ce
domaine] de la bibliothèque du Congrès. A cette époque, même lorsqu’elles se
consacraient sur le papier au Sud-Est asiatique, les universités des métropoles
impériales européennes, bloquées financièrement,tendaient à se concentrer sur
leurs anciennes colonies et se reposaient sur leurs déjà volumineuses archives»
(Anderson, 1998 : 10).
Conclusion
Cette réflexion mériterait certainement d’être approfondie dans le but
d’associer plus étroitement ethnologues et bibliothécaires, de favoriser une
redéfinition conjointe de modèles bibliothéconomiques en partie périmés et leur
adaptation aux besoins actuels de la recherche en sciences sociales. Bien
d’autres points auraient également pu être abordés, à commencer par la pénurie
de collections d’ethnologie dans les bibliothèques en France, le manque de
bibliothécaires formés à une discipline dont l’enseignement débute en second
cycle universitaire, les problèmes soulevés par les politiques d’acquisition, du
fait d’un étranglement de la production éditoriale européenne (notamment
française : quelques dizaines de titres par an) et de l’hégémonie exercée par la
production anglo-saxonne (notamment américaine : plusieurs centaines, voire,
en incluant les rééditions, plusieurs milliers de titres par an), ou encore les
pressions commerciales sur la production scientifique en sciences sociales. Plus,
généralement la question de l’avenir des bibliothèques d’ethnologie mériterait
également d’être creusée. D’autant qu’elle est un point chaud de l’actualité si
l’on se réfère aux projets de démantèlement des collections du Musée de
l’Homme et des fonds de sa bibliothèque.
Pour apporter des éléments de réponse sur le devenir de l’archivage des
diversités culturelles, il m’a semblé souhaitable d’aborder préalablement les
pratiques et les conceptions du passé telles qu’elles se prolongent dans le
présent. L’ethnologie de sauvetage reste en effet une constante dans les
motivations des chercheurs. Elle se poursuit sans relâche depuis
l’institutionnalisation de cette discipline, bien avant qu’on en vienne à parler de
l’uniformisation des cultures en terme d’effets pervers de la globalisation. Le
Revue électronique du CERCE
CENTRE D'ETUDES ET DE RECHERCHES COMPARATIVES EN ETHNOLOGIE
Ethnologies comparées
15
http://alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm
genre monographique n’a, lui non plus, pas disparu. Il s’est maintenu pour sa
valeur heuristique, mais aussi en tant qu’expérience de l’écriture ethnographique
comme élément central de la formation professionnelle des chercheurs (cf.
Marcus, 1986 : 262-263) et demeure, à ces titres, une pièce dominante dans les
fonds des bibliothèques encyclopédiques ou spécialisées. Par ailleurs les
classifications que j’ai évoquées ne cessent de s’accroître en fonction de
l’apparition de nouveaux domaines de recherche, de nouvelle approches, mais
encore du développement à grande échelle des inventions culturalistes,
ethnicistes ou nationalitaires. Dans ce derniers cas, les livres et bibliothèques
sont généralement devenus de véritables enjeux des affirmations identitaires :
« les groupes d’Amérindiens astucieux (…), constate Clifford, peuvent aussi
s’approprier (…) les artefacts écrits, collectés par l’ethnographie de sauvetage.
Certains des textes anciens (…) sont aujourd’hui recyclés comme histoire locale
et ‘littérature tribale’ » (1996 : 245).
Loin donc d’être devenues de simples conservatoires pour l’archivage des
cultures, les bibliothèques et centres de documentation d’ethnologie sont
désormais impliqués dans l’affirmation de nouvelles formes de diversité. Mais si
leur futur dépend en partie de la redéfinition des objets qui fondèrent
l’ethnologie moderne, leur grande richesse tient pour beaucoup à la préservation
de cette littérature ethnologique classique. Ces archives représentent bien plus
que le témoignage de « l’unité de l’homme en tant qu’espèce » et sa « non-unité
sociale », principe que l’ethnologie a constamment réaffirmé (Leach, 1980 :
365). Les fonds documentaires rassemblés au fil de l'histoire de la discipline
permettent également d’interpréter les tendances actuelles de la recherche, et
d’œuvrer à la mise en place des approches nouvelles qui serviront à l’analyse de
la diversité culturelle pour constituer les archives de demain.
Revue électronique du CERCE
CENTRE D'ETUDES ET DE RECHERCHES COMPARATIVES EN ETHNOLOGIE
Ethnologies comparées
16
http://alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm
Références bibliographiques
Anderson Benedict, 1998, Specters of Comparison. Nationalism, Southeast Asia
and the World. London/New York : Verso.
Bateson Gregory, 1971, La cérémonie du Naven. Paris : Minuit.
Baudrillard Jean, 1990, La transparence du mal. Essais sur les phénomènes
extrêmes. Paris : Galilée.
Benjamin Walter, 1991, Essais II, 1935-1940. Paris : Denoël/Gonthier.
Bromberger Christian, 1992, “Monographie”, in Pierre Bonte et Michel Izard
(eds), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie. Paris : PUF, pp. 484485.
Chevallier-Schwartz Monique, 1992, “Human Relations Area Files”, in Pierre
Bonte et Michel Izard (eds), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie.
Paris : PUF, pp. 342-343.
Clifford James, 1996, Malaise dans la culture. L’ethnographie, la littérature et
l’art au XXème siècle. Paris : Ensb-a.
Dewey Melvil, 1998, Classification décimale Dewey et index. 21ème édition, 4
vol., Montréal : Asted.
Hocart Arthur Maurice, 1935, Les progrès de l’homme. Paris : Payot.
Jaulin Robert, 1970, La paix blanche : introduction à l’ethnocide. Paris : Le
Seuil.
Johnson Black Nancy, 1991, “What is Anthropology”, in John M. Weeks (ed.),
Introduction to Library Research in Anthropology. Boulder/San
Francisco/Oxford : Westview Press, pp. 1-5.
Kibee Josephine, 1991, Cultural Anthropology. A Guide to Reference and
Information Sources. Englewood : Libraries Unlimited.
Kluckhohn Clyde et Kelly W. H., 1945, “The Concept of Culture”, in Ralph
Linton (ed.), The Science of Man in the World Crisis. New York : Columbia
University Press, pp. 78-106.
Revue électronique du CERCE
CENTRE D'ETUDES ET DE RECHERCHES COMPARATIVES EN ETHNOLOGIE
Ethnologies comparées
17
http://alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm
Lee Ear, 1998, Libraries in the Age of Mediocrity. Jefferson : McFarland & Co
Publishers.
Levi-Strauss Claude, 1973, Anthropologie structurale deux. Paris : Plon.
Malinowski Bronislav, 1989, Les Argonautes du Pacifique occidental. Paris :
Gallimard.
Marcus G. E., 1986,“Ethnographic Writing and Anthropological Careers”, in
James Clifford & G.E. Marcus (eds.), Writing Culture. The Poetics and Politics
of Ethnography. Berkeley/Los Angeles/London : University of California Press,
pp. 262-266.
Leach Edmund, 1980, L’unité de l’homme et autres essais. Paris : Gallimard.
Sahlins Marshall, 1989, Des îles dans l’histoire. Paris : Gallimard/Le Seuil
.
Weeks John M. (ed.), 1991, Introduction to Library Research in Anthropology.
Boulder/San Francisco/Oxford : Westview Press.
Westerman Robert C., 1994, Fieldwork in the Library. A Guide to Research in
Anthropology and related Area Studies. Chicago/London : Westview Press.
Revue électronique du CERCE
CENTRE D'ETUDES ET DE RECHERCHES COMPARATIVES EN ETHNOLOGIE
Téléchargement