Les sciences physico-mathématiques dans l`arbre de la

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Les sciences physico-mathématiques dans l’arbre de la connaissance1
Irène Passeron, chargée de recherches au CNRS
Le ton lourd et pénible de la vérité
Les historiens de la philosophie n’aiment guère le XVIIIème siècle, et en ce siècle, moins
encore les écrits trop littéraires au goût des philosophes, trop philosophes au goût des littéraires,
du géomètre et encyclopédiste D’Alembert. Philosophe géomètre, encyclopédiste mais pas
encyclopédique pour autant : si la réunion de ces qualificatifs n’a pas déjà incité à la fuite vers
des régions de la connaissance plus clairement balisées, il faut alors s’immerger dans l’exercice
épistémologique délicat qui consiste à penser l’articulation de ces catégories avec les
représentations du monde qu’elles tentent de structurer et de hiérarchiser. Dans l’œuvre de
D’Alembert, pas de "Système", ni même l’amorce d’un “Traité”, inversement, un regard sur le
monde "trop simple" peut-être, au regard de la complexité mise en œuvre, par exemple, dans la
pensée de Diderot. Certains de ses contemporains reprochaient à D’Alembert son "style
géométrique" et de vouloir, en dehors des matières proprement assujetties au règne de la raison,
"assujettir les fictions, les images, la hardiesse, les écarts de la poésie au ton lourd et pénible de
la vérité"2. C'est de ce mariage entre la complexité foisonnante du monde et la simplicité austère
de la rigueur mathématique dont il va être question ici, d’un point de vue historique, c'est-à-dire
en explicitant les termes du contrat, et en particulier le contexte de production des définitions3.
Seules les sciences physico-mathématiques seront évoquées, pour le rôle ambigu et néanmoins
central qu’elles jouent dans la classification des connaissances auquel D'Alembert s'est exercé
toute sa vie, et pour l’utilisation qu’il en fit, brièvement évoquée, mais indispensable à la
compréhension de sa pensée et de son épistémologie4.
I. Géométrie, mécanique et astronomie
L’examen du “Système figuré des connoissances humaines” — de Diderot —, qui clôt le
discours préliminaire — de D’Alembert — se heurte au premier coup d’œil à la position
marginale des “sciences physico-mathématiques” [voir fig. 1 et 2], dernière subdivision des
mathématiques en pures, mixtes et “physico-mathématiques”, lesquelles, contrairement aux
deux premières, ne contiennent aucune ramification. Avant même que d’aller quémander
explications auprès des auteurs, nous voilà obligés de gratter le palimpseste, et de remonter au
Prospectus de l’Encyclopédie, paru en octobre 1750, et rédigé par Diderot. Michel Malherbe a
montré très précisément à quelles variations de l’interprétation de Diderot et mieux encore à
quelles divergences entre Diderot et D’Alembert sur la place généalogique et ontologique des
mathématiques dans la connaissance, il fallait rapporter le statut ambigu du “physicoJe tiens à remercier Anne-Marie Chouillet et François De Gandt pour nos discussions et pour
avoir organisé les tables rondes de Münster (“ D’Alembert et l’Encyclopédie ”, publiée dans
Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n°21, octobre 1996) et de Dublin (“ Le Milieu
du siècle : science et philosophie 1745-1755”)
2 Les trois siècles de la littérature françoise ou Tableau de l'esprit de nos écrivains depuis
François Ier jusqu'en 1773, [anonyme], 1774, abbé A. Sabatier, de Castres, cité par N.-L.-M.
Desessarts dans Les siècles littéraires de la France, 1800, t. 1, p. 23.
3 Quant au rôle même de la définition chez D’Alembert, voir Véronique Le Ru, Jean Le Rond
d’Alembert philosophe, Vrin, 1994.
4 L’édition des Œuvres complètes de D’Alembert, en 35 volumes, paraîtra aux Éditions du
CNRS à partir de 2001. Chacune des introductions historiques explicitera ce lien et ses
origines.
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mathématique” vis à vis des mathématiques, des mathématiques mixtes et de la physique
générale et particulière5.
Partons donc plutôt de ce qui est sans conteste une préoccupation essentielle de D’Alembert,
“l’ordre généalogique des opérations de l’esprit”6, dont la déclinaison du “Discours
préliminaire” privilégie trois formes, la géométrie, la mécanique et l’astronomie : “Rentrés
enfin tout à fait dans le monde corporel, nous apercevons bientôt l’usage que nous pouvons
faire de la Géométrie et de la Mécanique, pour acquérir sur les propriétés des corps, les
connaissances les plus variées et les plus profondes. C’est à peu près de cette manière que sont
nées toutes les sciences appelées physico-mathématiques. On peut mettre à leur tête
l’Astronomie…”7
Géométrie, Mécanique, Astronomie, trois domaines dans lesquels D'Alembert s'est distingué,
auxquels il faudrait ajouter en termes modernes l'analyse8, mais aussi très exactement le nom
des trois catégories de la classe mathématique de l'Académie royale des Sciences de Paris9.
Dans le système figuré des connaissances humaines, ce sont trois disciplines différentes,
hiérarchisées dans leur rapport à la certitude et aux faits. Nous allons donner quelques
passerelles qui permettent de circuler de ces sciences à la philosophie de D’Alembert, ou en
terme plus matériels, de naviguer entre les articles de l’Encyclopédie, les préfaces des ouvrages
de D’Alembert, leur contenu et cette œuvre au statut encore plus complexe, les Mélanges, à
proprement parler mélange de textes nouveaux, repris ou remaniés.
En effet, non seulement l’”Essai sur les éléments de philosophie” n’est pas un ouvrage à
proprement parler, puisqu’il constitue le quatrième volume de la seconde édition “revue,
corrigée et augmentée très considérablement” des Mélanges de littérature, d’histoire et de
philosophie, non seulement l’historique de cette édition recoupe la crise de l’Encyclopédie, mais
son contenu même utilise, anticipe, complète, modifie d’autres textes de D’Alembert, écrits
dans d’autres contextes, en tant que préfaces de traités scientifiques ou parties constituantes du
Dictionnaire.
Que dit de l’objet de ces disciplines le texte le plus connu, le plus lu et le plus cité des
Mélanges, le “Discours préliminaire”10,? Que l’objet de la géométrie est de déterminer les
propriétés de l'étendue, simplement en tant que figurée et d'étudier le mouvement sans tenir
compte de l'impénétrabilité des corps. Cet examen utilise l'arithmétique et sa généralisation,
l'algèbre.11 L’objet de la Mécanique est de déterminer les lois de l'équilibre et du mouvement,
les corps n'agissant les uns sur les autres qu'en tant qu'ils sont impénétrables.12. L'Astronomie,
en tête des sciences physico-mathématiques, consiste en l'usage de la géométrie et de la
mécanique pour acquérir des connaissances sur les propriétés de corps, joignant l'observation au
calcul. Elle est une quintessence de cet usage puisque D’Alembert la considère comme
“Mathématiques et Sciences physiques dans le “Discours préliminaire” de l’Encyclopédie,
Michel Malherbe, Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, Klincksieck, n°9, octobre
1990, p. 109-146.
6 “Discours préliminaire”, Encyclopédie, t. 1, 1751, p. xix.
7“Discours préliminaire”, Encyclopédie, t. 1, 1751, p. vi.
8 L’analyse, au sens moderne du calcul différentiel et intégral, est une des formes de la
géométrie, dite transcendante ou sublime (article “Géométrie”, Encyclopédie, t. 6,
D’Alembert). Pour un exposé des apports physico-mathématiques de D’Alembert, voir
D’Alembert, Michel Paty, Les Belles-Lettres, 1998).
9 Le guide de recherches Histoire et mémoire de l’Académie des sciences, E. Brian et C.
Demeleunaere, Tec et Doc Lavoisier, 1996, décrit fort bien la constitution de l’Académie et sa
bibliographie.
10Tellement connu que D’Alembert le reprend dans les Mélanges, avec quelques menues
modifications, voir la réédition faite par F. Picavet, Vrin, 1984.
11“Discours préliminaire”, Encyclopédie, t. 1, 1751, p. v.
12“Discours préliminaire”, Encyclopédie, t. 1, 1751, p. vi.
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“l'application la plus sublime de la Géométrie et de la Mécanique réunies”13, et nous verrons
que D’Alembert ne pense pas en disant cela aux patients et minutieux relevés d’étoiles et de
planètes collationnés par des générations de Cassini. S’il faut entrer dans le texte des articles du
Dictionnaire pour voir cet enthousiasme à l’œuvre, la mise en garde est déjà présente : “ce n'est
donc point par des hypothèses vagues et arbitraires que nous pouvons espérer de connaître la
Nature, c'est par l'étude réfléchie des phénomènes…”14
A cela, est subordonné la Physique générale, lorsqu’elle existe15 et la Physique expérimentale
qui collectionne des faits. L’usage de ces faits dans le calcul, à fin d’interprétation de la Nature,
est toujours présenté par D’Alembert avec beaucoup de circonspection16, et ses mises en garde
sur l’abus de l'application de l'algèbre à la physique, prononcée dans de nombreux autres
contextes17.
Cette forme non systématisée de scepticisme est également présente dans sa présentation des
études sur la nature de l'homme, dont plutôt que de prescrire ce qu'il faut en dire, D’Alembert
préfère insister sur ce qu'il ne faut pas leur faire dire, si l'on applique une certaine rigueur de
pensée. Mais il ne faudrait pas croire le travail du géomètre se cantonne à l’autre extrémité de
l’échelle des certitudes, dans les sciences mathématiques : si “c'est à la simplicité de leur objet
qu'elles sont principalement redevables de leur certitude”18. (moins ces sciences s'appuient sur
les vérités d'expérience, plus elles sont marquées au sceau de l'évidence), elles ne peuvent faire
l’impasse sur la matérialité. Or, et c’est là que réside la difficulté et l’intérêt du travail du
géomètre, objet matériel simple ne veut pas dire idée claire, alors que l'abstraction d'une idée est
garante de son évidence. Les vérités primitives sont quasi triviales, mais difficiles à distinguer.
La double et parfois complexe progression dans l’arbre de la connaissance doit être éclairée par
le philosophe : le bon cheminement intellectuel, celui qui pour D’Alembert éviterait les apories
et les vaines spéculations, alternerait ascension et descente des ramures au racines, le savant
éprouvant toujours d’un pied critique la solidité des branches que sont les liaisons causales et
méthodologiques, quitte à redéfinir ramures et racines : “l'esprit de systeme est dans la physique
ce que la metaphysique est dans la geometrie; s'il est parfois necessaire pour nous mettre dans le
chemin de la verité, il est presque toujours incapable de nous y conduire par lui-même”19
L'“Explication détaillée du système des connaissances humaines” semble justifier que
D’Alembert ajoute une catégorie à la subdivision des mathématiques en pures et mixtes, le
“physico-mathématique”20, selon que l’on considère la quantité, objet des mathématiques “seule
ou indépendamment des individus réels, et des individus abstraits dont on en tenait la
connaissance” (mathématiques pures), “ou dans ces individus réels et abstraits” (mathématiques
mixtes), “ou dans leurs effets recherchés d’après des causes réelles ou supposées” (physicomathématiques). Dans ce sens, la géométrie fait partie des mathématiques pures car elle est
indépendante des corps, la mécanique (statique et dynamique ) fait partie des mathématiques
mixtes car on y considère la quantité dans les corps en tant que mobiles, de la même façon,
l'astronomie considère la quantité dans les mouvements des corps célestes, l'optique dans la
13Discours
préliminaire”, Encyclopédie, t. 1, 1751, p. vi.
préliminaire”, Encyclopédie, t. 1, 1751, p. vi.
15 Michel Malherbe a mis en évidence que c’est en cette articulation que se joue la cohérence
des constructions épistémologiques faites, dans le cas de D’Alembert sur la base d’une unité
de la science et du savoir marquée au sceau de l’efficacité newtonienne, dans le cas de Diderot
sur la continuité des schémas d’organisation du vivant, Recherches sur Diderot et sur
l’Encyclopédie
16 Le fameux scepticisme que met en scène Diderot dans le Rêve de D’Alembert. Voir le site
internet consacré à son étude :
17 Voir dans le présent recueil de textes, celui de V. Le Ru.
18Discours préliminaire”, Encyclopédie, t. 1, 1751, p. viii.
19Discours préliminaire”, Encyclopédie, t. 1, 1751, p. xxxi.
20Discours préliminaire”, Encyclopédie, t. 1, 1751, p. xxxxix.
14Discours
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lumière, ce qui donne autant de subdivisions lorsqu'on mesure les effets : par exemple, la
théorie de la figure de la Terre est une science qui relève de l’astronomie, de la géographie
physique et de la mécanique, traitées d’un point de vue physico-mathématique21.
Mais cette distinction est trompeuse, car lorsque le lecteur entrait de façon plus détaillée dans le
contenu des articles, il était confronté à plusieurs hiérarchies des sciences, multiplicité de
lectures possibles de l’Encyclopédie dépassant les distinctions qu’avaient faites D’Alembert
dans le “ Discours préliminaire ”. Il faut maintenant entrer dans l'histoire de ce “ milieu de
siècle ”, en gardant présentes à l'esprit un certain nombres de questions que les premiers
ouvrages de D’Alembert, comme le Traité de dynamique, posaient sans les expliciter jamais :
qu'est-ce qu'un principe, qu'est-ce qu'une idée simple ? Questions pour lesquelles toute réponse
suppose l’analyse du champ des disciplines et de son éventuelle évolution, du rôle qu’y jouent
les mathématiques, et plus précisément du type de mathématiques convoquées et utilisées
comme substrat de cohérence.
II. Philosophie naturelle et gravitation
Il faut, pour commencer lever l’ambiguïté attachée au terme de “ philosophie naturelle ”,
dont on ne sait s’il est la traduction du terme utilisé par les anglo-saxons, “ Natural
Philosophy ”, dans un sens assez proche de “ Physics ”22, ou l’identification d’un contenu23,
absent sous ce nom du “ Système figuré ”, et plus généralement rare dans le vocabulaire
descriptif des sciences du XVIIIème siècle. La “ physique ” quant à elle, qu’elle soit
“ générale ” ou “ particulière ” est clairement distincte des mathématiques et ne peut recouvrir,
en France l’usage post-newtonien du terme “ Natural Philosophy ” dont on pourrait dire qu’il
recouvre les réflexions sur le mouvement et la matière ayant maille à partir, de façon plus ou
moins proche, avec des “ principes mathématiques ”. Si nous projetions de commencer un
inventaire des traductions possibles de “ Natural Philosophy ”, l’Encyclopédie nous offrirait
déjà une large palette de termes, loin d’être synonymes : philosophie naturelle n’est ni une
entrée ni une catégorie de l’arbre de la connaissance, mais “ science de la Nature ”,
“ physique ”, “ physique expérimentale ”, “ newtonianisme ou philosophie newtonienne ”,
“ philosophie mécanique & mathématique ”, “ mathématiques mixtes ”, “ sciences physicomathématiques ” seraient de bons candidats. Pas d’emploi généralisé du terme dans le corpus du
milieu du siècle, et déjà des singularités d’auteur : L’usage de Diderot n’est pas celui de
D’Alembert, ni même celui de Buffon.
Diderot, comme Montesquieu, utilise le terme de “ philosophie naturelle ” dans le sens
qui est le plus simple pourrait-on dire, c’est-à-dire le plus conforme à l’héritage baconien,
comme discipline prenant place à côté de l’histoire et des sciences morales, et comprenant aussi
bien la "philosophie expérimentale" que "la géométrie". Le point de vue de Buffon est plus
particulier, et pour notre propos, plus significatif, lorsque parlant de son tableau des époques
géologiques il dit " Et mes hypothèses fussent-elles contestées et mon tableau ne fut-il qu'une
esquisse très-imparfaite de celui de la nature, je suis convaincu que tous ceux qui de bonne foi
Entrée “Figure de la Terre du Dictionnaire, suivie, comme tous les autres articles, du
cheminement dans le “Système” qui y conduit ou du rameau auquel elle appartient. Ici :
Astron., Géog. Physiq., Méch.
22 Au XVIIIème siècle comme aujourd’hui, où une interrogation rapide des bases de données
permet de constater que le champ de ces deux “ mots ”clés ” se recouvre.
23 S. Schaffer faisait justement remarquer dans son article “ Natural philosophy ”, The Ferment
of knowleldge, que les discours classés sous cette rubrique sont hétérogènes mais n’interrogeait
pas le déplacement opéré lorsque les catégories elles-mêmes évoluent.
21
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voudront examiner cette esquisse et la comparer avec le modèle, trouveront assez de
ressemblance pour pouvoir au moins satisfaire leurs yeux et fixer leurs idées sur les plus grands
objets de la philosophie naturelle." Il est question ici d’une représentation du monde dont la
légitimité puise directement sa force dans une proximité avec des objets de connaissance
privilégiée, “ les grands objets de la philosophie naturelle ”. Ces grands objets sont explicités à
la fin du siècle par un attentif lecteur de D’Alembert, Laplace pour qui "rien n'est mieux
démontré dans la philosophie naturelle, que le mouvement de la Terre, et le principe de la
gravitation universelle, en raison des masses et [raison] réciproque des quarré des distances"24
Laplace, comme D’Alembert, se désintéressait de l'examen de l'origine de cette gravitation pour
n’examiner que "la manière dont le principe de la gravitation a été employé par les géomètres".
Je vais donc décrire rapidement la trame des discours et des pratiques qui ont fait de
l'attraction universelle le cœur du travail de la philosophie naturelle, et ce dans l’univers
académique continental. Cette philosophie naturelle, qui est pratiquée par des “ géomètres ” –
D’Alembert, Clairaut, Euler– et non par des “ philosophes naturels ” - ce que pourrait être le
Buffon auteur des “ époques de la nature ”. est intimement liée à une pratique mathématique qui
n’est que partiellement celle des Principia. Cet usage renvoie souvent la physique au peu de
fiabilité de ses développements spéculatifs, à sa “ manie de tout expliquer ” 25. et valorise au
contraire les “ sublimes recherches mathématiques ” des Principia, résumant la cohérence
probatoire du système du monde newtonien en ces termes : “ le grand principe sur lequel est
fondé toute cette philosophie, c’est la gravitation universelle ”26
Insistons sur le fait que nous suivons là le fil tiré par D'Alembert au long des renvois de
l’Encyclopédie, repris ou anticipé dans ses traités de mécanique céleste ou des fluides, explicité
dans les Eléments de philosophie, et se développant avec une relative indépendance vis à vis des
nombreuses autres acceptions, et même des autres utilisations du terme newtonianisme en
France, pour d'autres types d'attractions ou de débats que D’Alembert rejette dans les limbes du
momentanément indécidable27. D’Alembert recentre la philosophie naturelle (“ voyez Soleil,
Lune, Planète, Comète, Terre, Milieu, Matière ” dit l’article “ Philosophie newtonienne ”) sur ce
qui est fait à partir de la gravitation universelle. La force de son propos tient à ce qu’il possède,
lorsque paraissent les Eléments de philosophie, toutes les preuves nécessaires à sa conviction et
à celle des ses lecteurs, et qu’il s’agit d’un moment clé de construction de sa pensée, sans qu’il
éprouve le besoin de lui donner la forme d’une synthèse cohérente et fermée.
III. 1757, La crise de l’Encyclopédie - 1759, les Mélanges
D’Alembert a énoncé des propositions, mathématiques ou épistémologiques continuellement
réajustées, dont il aimait donner immédiatement le dernier état à imprimer, quitte à bousculer
quelques convenances éditoriales. Il faut donc avoir présent à l’esprit la chronologie de ses
publications, historique auquel les volumes de l’Encyclopédie n’échappent pas, et le lien
permanent avec les recherches mathématiques qu’il menait de front - lesquelles ne s'arrêtent pas
Laplace, Exposition du système du monde,1796.
Voir l’article de V. Le Ru dans le présent recueil qui s’ouvre en citant le texte extrait de
l’Essai sur les éléments de philosophie, chapitre XX, “ Physique gÉnÉrale ”, Paris, Fayard, pp.
184-185, exemple identique à celui illustrant cette “ manie de tout expliquer ” dans l’article
“ Physique ” de l’Encyclopédie, XII, 539a-540a, 1765.
26 Encyclopédie, “ Newtonianisme ou philosophie newtonienne ”, XI, 122b-123b, 1765.
27 D’Alembert répète sans cesse dans l’Encyclopédie qu’il faut se méfier des applications de la
géométrie (article “ Applications ”) et savoir attendre et douter (article “ Figure de la Terre ”).
24
25
5
aux Traités de 1743, 44, 47, 49, 52, 54, et 56, mais continuent avec les Opuscules jusqu’à la fin
de sa vie28.
La publication des Mélanges contenant l’ “ Essai sur les éléments de philosophie ”
intervenait après une période douloureuse pour D’Alembert. En effet, la parution du volume VII
de l’Encyclopédie, à la fin de l’année 1757, avait déclenché immédiatement une “ affaire ”
autour de son article “ Genève ”, suivie de l’interdiction bien connue de l’Encyclopédie.
Coéditeur depuis 1747 de la vaste entreprise du Dictionnaire, D’Alembert annonçait sa décision
de se retirer de l’Encyclopédie au début 1758 : “ je suis excédé des avanies & des vexations de
toute espèce que cet ouvrage nous attire ”29, refusant d’être comme Diderot qui “ se prépare des
tracasseries et du chagrin pour dix ans ”30.Quelques mois plus tard, dans une longue lettre au
Cardinal de Bernis, Malesherbes prônait une attitude envers les encyclopédistes de juste mesure
entre douceur et sévérité, constatant à propos de D’Alembert qui était pensionnaire
surnuméraire depuis 1756 à l’Académie des sciences et membre de l’Académie française : “ la
reconnaissance autant que le devoir l’oblige à ne rien faire paraître qui déplaise au
gouvernement ”. Cette position était non seulement inconfortable socialement, mais aussi
éditorialement, puisque l’arrêt de l’Encyclopédie ôtait à D’Alembert la possibilité d’une
parution annuelle de ces dernières réflexions, ce fameux volume VII contenant aussi bien
l’article “ Genève ” que l’important article “ Géomètre ”31, ou encore “ Force ” et
“ Gravitation ”. Profitant de ce que les libraires n’avaient plus d’exemplaires de la première
édition de ses Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie (1753)32, D’Alembert
demandait avec succès à Malesherbes dès l’automne 1758 la “ permission ” de faire réimprimer
ses Mélanges33 par Bruyset à Lyon, à qui il avait donné une petite partie de l’ouvrage, avec
“ quelques corrections ”, dont on ne sait si elles contenaient déjà les deux volumes qui doublent
l’édition de 1753… mais dans lesquelles il assurait qu’il n’y avait “ rien qui fasse crier les
dévots ”.
Au mois de mai 1758 avait paru la seconde édition du Traité de dynamique, venant clore la
série des Traités scientifiques, comme la première édition l’avait ouverte. D’Alembert y avait
apporté de nombreuses corrections, et avait autorisé Bezout à ajouter la lumière de notes
explicatives, les unes et les autres pouvant à la fois s’appuyer sur des utilisations effectives des
principes physico-mathématiques du Traité, et sur un contexte de définitions des champs de
compétence scientifique s’étant profondément déplacé pendant cet intervalle de quinze ans.
C’est au moment de cette acmé, aussi bien institutionnelle qu’intellectuelle, que tombait, le 23
janvier 1759, l’arrêt du Parlement de Paris condamnant dans le même élan De l’esprit et
l’Encyclopédie. Le 24 février 1759, D’Alembert profitait de la rédaction finale des Mélanges
pour donner sa version prudente de l’état du débat autour de l’Encyclopédie : Dans l’
“ Avertissement ”, que les rééditions ultérieures au XVIIIème siècle ont encore plus
prudemment omise34, D’Alembert justifiait le contenu d’actualité de ses Mélanges, en prenant
La publication des Oeuvres complètes de D’Alembert commencera en 2002, CNRS-Editions.
Voir la Gazette des mathématiciens, juillet 1998 et M. Paty, D’Alembert, Paris, Les BellesLettres, 1998.
29 Lettre à Voltaire du 11 janvier 1758.
30 Lettre à Voltaire du 20 janvier 1758.
31 Article, avec celui de “ Figure de la Terre ”, dont D’Alembert avait recommandé la lecture à
Voltaire.
32 Lettre à Voltaire du 20 janvier 1758 qui lui avait réclamé un exemplaire des Mélanges dans
sa lettre du 14 janvier et auquel D’Alembert répondait “ mon exemplaire est trop raturé pour
que je vous l’envoye ”.
33 Lettre à Malesherbes du 6 octobre 1758.
34 Aussi bien l’incomplète édition des Oeuvres complètes de D’Alembert, Bossange et Belin,
Paris, 1821, que l’ “ ouvrage ” de D’Alembert, inédit sous cette forme, Essai sur les Eléments
28
6
bien soin d’en mentionner la date : “ [le Gouvernement] n’a point encore prononcé dans le
moment(*) où nous écrivons ” [en note :(*) Le 24 février 1759]. Deux mois après la révocation
du privilège de l’Encyclopédie35, Voltaire lui donnait son commentaire sur les quatre volumes
“ philosophiques ” qu’il venait de recevoir36 : “ ils passeront ; car tout brûlable que vous êtes,
vous êtes plus sage que moi ”. Il est probable qu’après la parution des Mélanges, D’Alembert
consacrait les mois suivants à des travaux mathématiques, puisqu’il présentait à l’Académie
Royale des Sciences au mois de décembre 1759 un nouveau mémoire sur la précession, dans
l’hypothèse de la “ dissimilitude des méridiens ”, c’est-à-dire d’une figure de la Terre non
symétrique, et qu’il disait en mai en avoir terminé avec la partie mathématique de
l’Encyclopédie pour les volumes restants.
IV. Le “ bien ” et le “ mal raisonné ” : bons et mauvais cheminements des calculs aux
principes
Il nous faut donc brosser les grandes lignes de ce fameux, mais néanmoins mal connu
problème de la figure de la Terre, qui ne se contenta pas de défrayer la chronique des salons par
les péripéties des expéditions conduite l’une par Maupertuis en Laponie (1736-37), l’autre par
La Condamine, Bouguer et Godin au Pérou (1735-1748) afin de mesurer un degré d’arc de
méridien, et partant, la déformation aplatie ou allongée du sphéroïde terrestre. L’espace de débat
et d’argumentation à propos de cette mesure et des compétences mobilisées fut également le
lieu d’un basculement dans les pratiques physico-mathématiques, entre les années 1730 et 1750.
En cette année 1758 qui nous occupe ici, l’académicien Lacaille clôturait la campagne de
nouvelle mesure du méridien français, à l’issue d’un travail collectif de plusieurs années, et
D’Alembert pouvait, dans ce contexte de mesures précises et néanmoins contradictoires, offrir
un exemple tout à la fois de son habileté mathématique à manier l’intégration et de son habileté
méthodologique à contrôler la variation des paramètres physiques en jeu dans la formalisation
mathématique : doutes épistémologiques et certitudes méthodologiques dont sa philosophie est
indissociable.
Le géomètre et grand concurrent académique de D’Alembert, Alexis-Claude Clairaut
avait publié l’année du Traité de dynamique (1743) un ouvrage qui fit date dans la définitive
identification de la physique des tourbillons cartésiens à un monde de spéculations et de
chimères : La théorie de la figure de la Terre, tirée des lois de l’hydrostatique. Il fit également
date, de façon plus discrète, dans la façon d’extraire un problème de la “ physique ” au sens du
XVIIIème siècle, pour en faire un problème “ mathématique ”, c’est-à-dire traité par des
mathématiciens. L’ouvrage faisait en effet table rase de toute explication sur la chronologie
géologique justifiant que la Terre soit considérée comme relevant des lois de l’hydrostatique en
tant que fluide solidifié et mieux encore comme suffisamment régulière pour que la
concordance entre des mesures de terrain et les résultats de la théorie aient un sens. Dans l’
“ introduction ”à l’ouvrage de Clairaut, ces hypothèses d’une terre homogène, fluide, régulière
et ellipsoïde de révolution, ne sont pas envisagées dans un cadre de “ Natural Philosophy ” qui
exprimerait une forme des rapports entre théorie de la matière, forces, nature des principes et
expérience. Leur validité est assurée de l’extérieur par l’efficacité de l’outil différentiel, de
l’intérieur par la continuité des calculs et des raisonnements lorsqu’un nouveau paramètre
intervient : hétérogénéité, couches de matière.
Clairaut insistait sur la différence avec les pratiques cartésiennes, non pas par critique de
leurs principes métaphysiques, mais par mise en évidence de la discontinuité méthodologique
de philosophie, Fayard, 1986, ne donnent ni ne mentionnent cet “ Avertissement ”. On peut y
voir une forme de prudence, c’est-à-dire de méfiance de la philosophie vis à vis de l’histoire.
35 8 mars 1759.
36 Voltaire à D’Alembert, 4 mai 1759.
7
que l’hypothèse cartésienne d’attraction centrale introduisait, lorsqu’elle tentait de prendre en
compte ces paramètres physiques. D’Alembert opérait le même déplacement argumentatif dans
son article sur la figure de la Terre de 1756, affiné encore dans son mémoire sur cette nouvelle
variation possible dans la description mathématique de la forme de la Terre : l’irrégularité de
ses méridiens.
Il est d’ailleurs frappant de noter que plus les savants fournissaient de mesures, plus leur
comparaison frappait par l’incompatibilité des résultats obtenus. Si cette incohérence ne
remettait pas en cause les calculs qui avaient permis de donner sens aux mesures de terrain,
mais plutôt, soit ces mesures, soit les modalités de leur intégration dans la théorie, c’est qu’il
faut chercher ailleurs que dans une preuve de type expérimental (une seule série de mesures) la
validité de la théorie newtonienne de la gravitation universelle. Nous voyons que les critiques
émises par D’Alembert et qu’il répétait à l’envi, dans l’Essai comme ailleurs, à propos des
mauvais usages de la géométrie, l’amenait à montrer dans ses mémoires scientifiques, équation
à la main, comment cheminer dans le labyrinthe des doutes et des spéculations. Répondant ainsi
aux“ Époques de la Nature ”, il prenait appui sur le doute qui avait conduit Buffon à écrire :
“ mais je me demande en même temps s’il y a aucune raison de croire que ces couches de
différentes densités existent, si ce n’est pas vouloir que les ouvrages de la nature s’ajustent à nos
idées abstraites, et si l’on doit admettre en physique une supposition qui n’est fondée sur aucune
observation, aucune analogie, et qui ne s’accorde avec aucune des inductions que nous pouvons
tirer d’ailleurs ” pour transformer une mise en garde contre la mathématisation du problème, en
une conjonction entre une recherche mathématique nouvelle et une interprétation physique
affinée.
S’il n’est pas possible d’unifier sous le nom de “ Newtonianisme en France ”37 une
théorie cohérente de la matière et du mouvement, ni même une forme hiérarchisée des rapports
entre mathématiques et expérience, on peut rendre compte du choix des objets de recherche et
de sa dynamique en suivant l’utilisation et l’efficacité accordée à l’instrument “ calcul
différentiel et intégral ”. Il devient instrument de sélection, au regard duquel certains problèmes
de philosophie naturelle deviennent pertinents et d’autres disparaissent, un instrument enfin de
“ géomètres ” et non de “ physiciens ”, au sens de l’Académie Royale des Sciences de Paris,
instrument dont une part importante de la transformation au XVIIIème siècle est liée à
l’utilisation de la loi d’attraction newtonienne en 1/r2.
La vérité comme parure
Nous avons tenté de mettre en évidence dans ce qui précède trois caractéristiques qui
permettent de rapprocher Traités, Essai sur les Eléments de philosophie et articles de
l’Encyclopédie :
1. L'importance implicite accordée à l'outil mathématique permet de condamner "la manie de
tout expliquer des physiciens" (Essai p. 185) et de faire de la “ bonne ” géométrie (au sens du
calcul différentiel et intégral) l'outil essentiel de la pensée physique. Cela met D'Alembert dans
la position difficile de ne chercher que des lecteurs austères, “ ceux qui s'intéressent vraiment au
progrès des Sciences, qui savent que le vrai moyen de le hâter est de bien démêler tout ce qui
peut le suspendre, qui connoissent enfin les bornes de notre esprit & de nos efforts, & les
obstacles que la nature oppose à nos recherches : espèce de lecteurs à laquelle seule les Savans
doivent faire attention, & non cette partie du public indifférente & curieuse, qui plus avide du
nouveau que du vrai, use tout en se contentant de tout effleurer ”38.
Ni ailleurs, voir Schofield, Méchanism and Materialism, Princeton, 1970 et Simon Schaffer,
“ Natural Philosophy ”, The Ferment of Knowledge,
37
38
Encyclopédie, tome VI, 761b, 1756, identique à la Préface du troisième tome des Recherches sur le
système du monde, 1756
8
2. La réorganisation perpétuelle de ce qui serait une “ Table raisonnée des principales matières
que de pareils Eléments [de philosophie] doivent contenir ”39 est renforcée par l'importance des
recherches de mécanique céleste effectuées en 174-56, où la pensée de D’Alembert oscille entre
la recherche particulière de méthodes performantes et la généralisation possible de ces
méthodes. Ce type de raisonnement est par exemple mis à l'oeuvre dans le très long article
“ Figure de la Terre ” conclu par un "savoir attendre et douter", à rapprocher du "hâter
lentement" de l’Essai.
—3 Le rôle épistémologique de la formulation mathématique : la seconde édition du Traité de
dynamique (1758) qui insiste sur le principe fondamental de la dynamique, en tentant d'en
exclure définitivement la notion de force, prend acte du désintérêt des géomètres pour la
causalité (voir aussi l’ Essai ) 40 De plus, la notion de principe (ou d'élément) primitif et de
principe de second ordre41, si obscure me semble-t-il dans l'Essai est éclairée par l'importance,
dans la dynamique de D’Alembert, du concept de "corps dur". Il joue le rôle de principe à
l'intersection de deux ordres de raisonnement : la dureté comme "qualité", que le sens commun
peut apprécier, fait empirique, et de ce fait situé à l’extrémité “sensible” de la chaîne
d'interprétation, mais aussi comme "propriété" dont la cause tient de près à celle de
l'impénétrabilité, ce qui en fait un principe primitif de la mécanique, et par ailleurs permet une
mesure, donc une géométrisation, tout en étant essentielle aux particules des corps42
Les interprétations historiographiques mentionnées au début de cet article, auxquelles il
faut ajouter celles qui reprochent à D’Alembert son manque de systématicité, voire de rigueur
déductive, n’ont pas pris en compte sa subtile mise en place d’un ensemble d'interactions
contraignantes entre mathématique et physique, ou, plus généralement encore, entre méthodes
d'analyse et représentations du monde. Cette organisation chaînée du savoir pourrait s’appeler
aujourd'hui rigueur scientifique43, laquelle n’a plus besoin de plaider aujourd’hui que “ son
éloquence est la précision, sa parure la vérité ”.44
“ Préface ” de l’édition des Mélangesde 1759, p. vj.
Sur l’importance du Traité de dynamique dans l’épistémologie de D’Alembert, voir M. Paty
et V. Le Ru. Plus particulièrement sur l’évolution dans la seconde édition, voir P. Quintili
“ D’Alembert traduit Chambers. Les articles de mécanique, de la Cyclopaedia à
l’Encyclopédie ”, Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n°21, octobre 1996, p. 84-85.
41 Voir V. Le Ru et F. De Gandt dans Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n°21,
octobre 1996.
42 Voir J. Viard et I. Youssouf dans “ les relations entre élasticité et dureté dans le Traité de
dynamique sont-elles compatibles avec celles de l’Encyclopédie ? ”, p. 123-145, Recherches
sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n°22, avril 1997
43 Voir M. Paty, D’Alembert, Paris, 1998.
44 “ Préface ” de l’édition des Mélangesde 1759, p. vij.
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