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Philippe Caubère - Archives – interview revue Acteurs – 1982 – Page 3/4
— En répétant beaucoup ?
— Avant les prises, pendant les prises, on
recommençait parfois dix-huit fois les prises...
Et puis on parlait entre nous de choses qu’on
connaissait.
— C’étaient des discussions collectives ?
— C’est plus simple et naturel que cela, c’est
beaucoup plus tribal ou primitif. Cela ne se
passe pas comme dans un parti politique ou un
symposium. On parle avec tout le monde quand
c’est le monde, on parle avec une personne
quand c’est une personne, on s’engueule, on se
tombe dans les bras. C’est beaucoup plus
familial Ça m’amuse toujours quand on me
demande : “ Mon Dieu, comment as-tu pu faire
pour rester sept ans au Soleil et supporter
cela ? “ Non seulement je l’ai très bien supporté,
j’étais très heureux, pas tout le temps bien sûr
mais en fait, ce n’est pas un kolkhoze ! Par
exemple, il n’y a pas de contrat, c’est très
important : les gens quand ils en ont marre, ils
s’en vont, ils peuvent partir quand ils veulent.
J’ai vu des comédiens partir pendant les
représentations — on les remplaçait dans
l’après-midi... S’ils restent c’est qu’ils ont envie
de rester. Alors évidemment, il y a tous les
problèmes que l’on peut imaginer, les
problèmes de pouvoir. Ariane ne dirige pas le
théâtre du Soleil comme une copine gentille,
c’est un chef, et ce n’est pas possible autrement.
C’est peut-être ma plus grande leçon, après le
texte : on dirige une troupe, on dirige un travail
théâtral, on dirige un film. Ça ne se fait pas avec
tout le monde autour d’une table qui discute.
C’est Renoir qui disait que pour faire un film il
faut que tout le monde creuse dans le même
trou. L’art le plus difficile au théâtre, c’est
d’être directeur de troupe, c’est ce qui est le plus
rare. Diriger une troupe, c’est infernal, ça doit
être passionnant, mais c’est extrêmement
difficile. Faire de la mise en scène c’est facile,
jouer c’est déjà très dur, écrire aussi...
— Vous pensez qu’on peut diriger une troupe
sans être soi-même acteur ?
— C’est une question de talent. On ne peut pas
diriger une troupe sans les acteurs, contre les
acteurs. Cela arrive parfois, c’est normal,
quelqu’un qui n’est pas acteur va essayer de
diriger une troupe sans les acteurs, mais il se
plantera, c’est sûr. Au bout du compte, ce sont
les acteurs qui doivent, devant le public, gagner
la partie. Si on rate cela, on rate toute
l’entreprise.
— Est-ce que le vedettariat que vous a
apporté le film, avec le rôle principal, votre
nom connu de tout le monde, est-ce que cela a
entraîné un changement dans votre statut au
sein de la troupe ?
— Il n’y avait pas de noms dans le film non
plus, puisqu’il n’y avait pas de générique, chose
qui m’a d’ailleurs fait chier énormément. Là,
c’est aussi quelque chose qui m’a gêné, à un
certain moment, au théâtre du Soleil, cette peur
de mettre des noms sur la tête des acteurs. Pour
moi, troupe ne veut pas dire anonymat, sinon je
m’enfuis. Je crois que dans une troupe tout le
monde n’est pas pareil, il y a des gens plus forts,
moins forts, cela dépend aussi des moments. Il y
a des gens qui méritent plus que d’autres d’avoir
leur nom. Moi, quand je suis arrivé au théâtre du
Soleil, j’aurais trouvé ridicule qu’on mette mon
nom en gros parce qu’il y avait des acteurs qui
étaient bien plus forts que moi et qui avaient des
rôles plus importants. Par contre quand j’ai joué
Molière, je trouvais tout à fait normal qu’on
mette mon nom ou celui de Joséphine Derenne...
Dans la troupe de Vilar, au TNP, les gens
avaient des noms !
— Votre mise en scène de Dom Juan était le
prolongement de votre travail de réflexion
pour le film ?
— Oui, j’avais surtout envie depuis longtemps
de faire la mise en scène d’une pièce écrite.
Travailler sur Molière et relire Dom Juan,
comme les autres pièces, m’a rappelé des tas de
choses, et puis j’avais une distribution dans la
tête, avec des acteurs qui étaient au Soleil et
avec qui j’avais envie de travailler. Après, cela a
été un concours de circonstances. Ariane
travaillait à son montage, je lui ai proposé mon
projet et elle a été d’accord.
— Que faisaient les autres comédiens de la
troupe pendant ce temps ?
— Il y en avait une partie avec moi sur Dom
Juan, une partie avec Jean-Claude Penchenat
dans le théâtre du Campagnol qui jouait David
Copperfield et une partie qui était au chômage
ou qui travaillait ailleurs...
— Après vous avez été en Belgique ?
— Il y a eu d’abord un an où je n’ai rien fait.
J’ai suivi Molière en tournée, lorsque le film est
sorti en province, j’ai été discuter avec le public
pendant quatre-cinq mois. Et puis je suis entré à
l’Atelier théâtral de Louvain pour travailler avec
Krejca sur Lorenzaccio et Les trois sœurs.
— Pendant ce temps-là Méphisto démarrait ?
— Ils ont commencé à répéter trois mois avant
que je parte.
— L’Atelier de Louvain, c’est aussi une
troupe ?
— C’est très différent. D’abord l’Atelier a été
créé pour Lorenzaccio. C’est encore en
gestation, mais ça fonctionne d’une manière
plus traditionnelle, comme un Centre
dramatique, avec des comédiens. Les salaires
sont différents... C’est une équipe autour de
deux têtes : Armand Delcampe qui est le
directeur du théâtre et Otomar Krejca qui est le
directeur artistique. Cela fonctionne à
l’allemande, avec dramaturge, directeur...
— Avez-vous eu des problèmes
d’acclimatation ?
— Je ne me suis pas du tout fait à la structure
humaine. J’aime beaucoup Krejca, c’était très
important de travailler avec lui, j’aime bien
Armand aussi, mais c’est une structure qui ne
m’intéresse pas du tout, parce que cela exclut
des tas de choses qui me paraissent très
importantes, comme l’amitié... On prend des
acteurs pour une distribution, ensuite ce ne sont
plus ceux-là, c’est comme partout... Moi je ne
me sentais pas bien. Dans une troupe il y a une
question d’amitié qui joue, une question
passionnelle. C’était d’ailleurs critiqué au
théâtre du Soleil : on dit toujours qu’Ariane a
des relations passionnelles avec les gens, c’est
vrai, mais c’est cela qui m’intéresse. Sans
relations, il n’y a pas de création possible.
— Comment avez-vous créé votre propre
spectacle, La danse du diable, après cette
expérience de l’Atelier théâtral de Louvain ?
— C’est parti un an plus tard. J’ai joué
Lorenzaccio à Avignon, puis en tournée ainsi
que Les trois sœurs. J’avais un contrat d’un an
qui s’arrêtait au mois de mai 1980. Et là,
vraiment, je voulais écrire une pièce. C’est
devenu La danse du diable.
— Vous l’avez écrite seul ?
— Seul d’abord, puis avec un ami Jean-Pierre
Tailhade — qui est d’ailleurs un des fondateurs
du théâtre du Soleil et par qui j’ai rencontré le
Soleil, mais il était déjà parti quand je suis
arrivé dans la troupe — et avec Clémence
Massart, une comédienne avec qui je vis et qui
travaille au Magic Circus. On a travaillé comme
cela, l’un, l’autre, et seul pendant un an.
— Vous arrivez à travailler seul ?
— C’est très difficile, très cruel, mais j’avais
besoin de cela. Je ne crois pas qu’on puisse faire
du théâtre sans troupe humaine, quelle que soit
la nature de la troupe, mais je ne crois pas qu’on
peut faire du théâtre sans savoir être seul
parfois, sans garder son individualité, sans
travailler aussi avec son individualité, sans
savoir comment on est quand on est tout seul, ce
qu’on a envie de raconter. C’est pour cela que
j’ai fait ce spectacle. Au départ, je ne devais pas
le jouer seul, je voulais l’écrire pour plusieurs
acteurs, mais je n’y suis pas arrivé et je me suis
rendu compte que le thème de mon spectacle me
contraignait à jouer seul ! C’est comme cela
qu’il aurait un sens, s’il avait un sens. Je ne
voulais pas que ce soit un spectacle de metteur
en scène — même en étant le metteur en scène,
comme Dom Juan est un spectacle de metteur
en scène — ni un spectacle de dramaturge... Je
voulais que ce soit un spectacle écrit et mis en
scène par un acteur, qui ne cesse d’avouer et de
proclamer qu’il est acteur, que son langage est
un langage d’acteur...
— Votre rapport avec le public doit être très
différent lorsque vous vous trouvez seul en
scène, au lieu de jouer au milieu d’une
troupe ?
— Cela dépend du spectacle, bien sûr. Là, ce
qui est une surprise formidable, c’est que le
spectacle est porté par le public les trois-quarts
du temps. C’est un plaisir extraordinaire. C’est
très différent de jouer seul, c’est vrai, cela fait
aussi beaucoup plus peur. Il y a eu un moment à
la fin des Trois sœurs où je m’emmerdais
prodigieusement (pour la première fois de ma
vie). Je ne supporte pas cela, ça me rend malade
de m’ennuyer en jouant, je préfère faire autre
chose, vivre au chômage, glander... Et là, j’ai
vraiment retrouvé quelque chose que j’avais
perdu depuis longtemps, c’est le plaisir de jouer,
donc aussi la peur. Je n’avais plus peur, je
n’avais plus le trac, rien... Là, j’ai peur. Quand
je joue le soir, toute la journée je décroche mon
téléphone et j’ai la trouille. Pour des tas de
raisons débiles, physiques: pour que je ne me
fasse pas mal parce que si j’ai la voix cassée, il
n’y a rien. J’ai peur aussi parce que, à Ivry, les