Interview parue dans la revue Acteurs en avril 1982 Les troupes de la Cartoucherie Le foyer théâtral qu’a peu à peu formé la Cartoucherie de Vincennes depuis une quinzaine d’années est un phénomène majeur de notre théâtre. Un style, un public se sont formés, rares et nombreux : tout cela, cette extraordinaire réussite, ce rassemblement s’est fait autour de compagnies et de troupes celle : d’Ariane Mnouchkine avec le théâtre du Soleil en tout premier lieu, bien sûr, et puis l’Aquarium (la troupe en ce moment est divisée, elle se remet en question : nous parlerons plus tard de l’Aquarium), ensuite l’Epée de Bois (au Chaudron, c’est variable ; la Tempête d’après Jean-Marie Serreau est un théâtre d’accueil). Nous avons demandé à Philippe Caubère d’évoquer la troupe d’Ariane Mnouchkine, celle d’avant Richard II, qui a disparu, en entier. André Gintzburger évoque la tribu de l’Epée de Bois, qu’il connaît depuis toujours. De la vie collective au one-man show : Philippe Caubère : sept ans au Soleil Acteurs — Vous avez longtemps appartenu à la troupe du théâtre du Soleil et, aujourd’hui, vous jouez au théâtre Edouard VII, La danse du diable, une pièce dont vous êtes à la fois l’auteur, le metteur en scène, l’unique interprète, et la “matière”. Ce passage du travail collectif à la création individuelle vous donne une expérience très riche pour parler de la notion de troupe. Quelle a été votre formation de comédien ? Philippe Caubère — Je ne suis pas du tout parisien, je suis marseillais. Après le bachot, je suis arrivé à Aix-en-Provence pour faire des études de lettres. Depuis longtemps déjà je voulais faire du théâtre et je me suis inscrit, comme tout le monde, dans un cours qui s’appelait le cours Molière. C’était en novembre 1968. Je suis arrivé dans un cours qui était tout à fait le cours de province tel qu’on peut se l’imaginer mais qui était en pleine effervescence, en pleine panique, parce qu’il y avait eu mai 1968... C’étaient des dames qui s’occupaient du cours, des amateurs, des filles qui avaient fait du théâtre lorsqu’elles étaient jeunes. Je le raconte dans La danse du diable. Il y avait déjà deux choses qui se profilaient. Micheline, une de ces dames que j’adorais — je les adorais toutes les deux — enseignait le théâtre aux gens comme elle l’avait appris c’étaient des poèmes, des textes... Et puis, il y avait l’autre, qui était plus jeune, qui avait été à Avignon en 1968. Quant j’étais arrivé, elle m’avait donné La formation de l’acteur de Stanislavski — je n’avais d’ailleurs rien compris du tout — en me disant “Il faut lire cela, c’est un livre très important, vous verrez”. Et puis en même temps “Vous savez, il y a des tas de choses qui changent dans le théâtre”… Moi j’étais naïf, j’étais allé à Avignon en 1968, deux jours, parce que j’habitais à côté, mais je suis arrivé là avec des idées naïves : je voulais être Gérard Philipe ! Avec, en plus, les problèmes de famille les plus classiques, les plus banals. Cette femme, Marlène, avait fait elle-même un stage avec Eugenio Barba. C’était l’époque de Grotowski, que Bourseiller avait fait venir à Aix. A ce moment, très vite, à Aix qui est une petite ville très bourgeoise, très fermée, il y avait cette espèce d’effervescence. Finalement, à partir du cours, puis en dehors du cours, on s’est retrouvé avec une bande de copains et de copines à faire quelque chose ensemble, à faire des spectacles nous-mêmes. C’était autour d’Eric Eychenne qui a créé le théâtre d’essai d’Aix-en-Provence, le Tex. Cela a duré trois ans, cette histoire, ce qui est long ! On a créé quinze ou vingt spectacles, qui parfois ne duraient que trois jours. — Ce sont des spectacles que vous écriviez vous-mêmes ? — On inventait des pièces. Parfois on était obligé de gagner de l’argent pour vivre, on avait fait une vie de Molière, Eric faisait des spectacles sur les Cathares. Parfois pas du tout : on avait une pièce à partir des Surréalistes, Le plaisir des morts, c’est de moisir à plat. On avait fait une pièce sur les festivals de pop music qui se passaient dans la région à cette époque-là. Moi, j’avais écrit une pièce qui s’appelait Le cercle, et qui était très cérébralo-machintruc... — A chaque fois il y avait un auteur ou était-ce déjà un travail collectif ? — Non, non, cela se faisait ensemble. Il y avait toujours un auteur, mais il n’avait pas le droit de le dire ! C’est toujours Eric Eychenne qui était le chef, même si on le contestait sans arrêt. Ça, c’était aussi 1968... Il s’est passé quelque chose de passionnant — être obligé de faire du théâtre tout de suite, et très vite d’en vivre, parce que cela suscitait des problèmes épouvantables par rapport à ma famille, qu’il a fallu que je choisisse et que je parte — et en même temps quelque chose de très fatigant et de très épuisant, qui était justement le laxisme de cette époque-là : il n’y avait pas de chef, pas de metteur en scène... — Il y avait une grande part d’improvisation ? — Oui, d’improvisation, de n’importe quoi... Et parfois des choses tout à fait passionnantes auxquelles je repense souvent. C’était pour moi une espèce de bouillon de culture. On voyait de grands spectacles Bourseiller, c’était important — c’est lui qui a produit Richard II monté par Chéreau, à Marseille. Mais nous, on faisait un truc complètement à nous. Et puis en 1970, on est devenu plus théâtre politique, théâtre d’agitation. On travaillait avec la Ligue communiste de l’époque. C’est ça, ma formation. Et c’est comme cela qu’on a rencontré ensemble — on était trois — le Soleil, un jour, à Lyon où ils étaient en tournée. Nous leur avons joué un spectacle sur la Commune de Paris, et Ariane Mnouchkine nous a proposé d’entrer tous les trois au théâtre du Soleil. Je suis arrivé au théâtre du Soleil en 1971, pour un an, comme ça, pour apprendre notre métier (je sentais vraiment qu’il fallait que j’apprenne, qu’il me manquait un métier). Les idées, c’était très bien, mais cela ne suffisait pas. On est entré là-dedans pour un an... et puis, on est resté sept ans ! — Est-ce dur d’entrer dans une troupe préconstituée ? — C’est très dur : mais notre chance a été d’arriver à trois. D’abord, on s’est fait détester de tout le monde car à trois dans une troupe, on fait bloc, on se referme on se protégeait. Ce qui a été très important, bien sûr, c’est qu’Ariane, au niveau du travail, nous a dissociés. Elle s’adressait à Philippe Caubère, à Maxime Lombard ou à Jean-Claude Bourbault. On était toujours habitués à être “nous, nous, nous”... Une troupe, c’est “nous” et c’est “je”. Il y a une Philippe Caubère - Archives – interview revue Acteurs – 1982 – Page 1/4 difficile dialectique entre les deux. Et Ariane, très vite, comme ça, sans jamais intervenir dans ce qui nous liait, en critiquant ce qui nous liait, mais en nous critiquant avec tendresse, tout de suite dans le travail, par la force des choses, nous a obligés à être sur le même plan que les autres. Chacun devait travailler et montrer s’il avait quelque chose à apporter ou pas. — Au théâtre du Soleil, y avait-il un noyau permanent, beaucoup d’entrées et de sorties ? — Il y eut longtemps un noyau permanent. Cela fait longtemps maintenant que le théâtre du Soleil existe, depuis 1964 et même avant. C’est une troupe qui a vingt ans maintenant. Il y a eu plusieurs histoires du théâtre du Soleil, et sans doute des histoires très différentes. Moi, j’ai envie de dire que le noyau du théâtre du Soleil, c’est Ariane. C’est un peu restrictif, mais c’est quand même ça : c’est Ariane, et les relations des gens qui travaillent avec elle, ou ceux qui ont travaillé avec elle, avec qui elle retravaille ou ne retravaille pas. — Comment se combine la personnalité d’Ariane Mnouchkine et la place faite au travail collectif ? — Je crois qu’au début du théâtre du Soleil, il n’y avait pas du tout d’idée de travail collectif. Il y avait une idée de responsabilité collective, au niveau de l’entreprise. Je vous dis des choses que je n’ai pas vécues, mais qu’on m’a racontées... Cela passait par Ariane : il fallait que cette fille fasse des mises en scène, qu’elle ait les moyens de faire des mises en scène, quelque prix que cela coûte, y compris dans la vie... C’est certainement une des clés de la réussite du théâtre du Soleil, c’est le meilleur départ qui puisse exister. Et puis ils étaient amis bien sûr... Ils ont eu la sagesse de rester un groupe assez fragile, pas totalement constitué dans un centre dramatique ou une structure administrative pesante, ils étaient libres, ils ont pu, au niveau de la création, c’est ça qui est très important, assumer le bouleversement de 68 et le traduire en termes de spectacle, ce qui finalement a été assez rare. Cela a donné Les clowns et surtout, trois ans plus tard 1789. Le travail collectif, ils l’ont fait à leur manière, d’abord en se passant d’auteur ; alors qu’ils avaient toujours monté des auteurs ; soudain, ils ont décidé qu’ils n’en monteraient plus. Cela voulait dire qu’eux devenaient les auteurs... Et c’est devenu cette sorte de système : Ariane leur proposait un sujet à partir duquel les acteurs improvisaient. Tout ce matériau d’improvisation servait à Ariane de point de départ pour composer un spectacle. Bien entendu, je crois que c’est Ariane qui a suscité le travail collectif, peut-être même l’a-t-elle imposé, je n’en sais rien, je n’étais pas là. Quand je suis arrivé ça y était, c’est après 89. Jusqu’à L’Âge d’or, qui a été le dernier spectacle de création collective, après lequel elle a repris vraiment en main son rôle de metteur en scène avec Molière, avec Méphisto. Depuis Molière, les choses ont changé. — Le travail de création collective n’implique-t-il pas une grande lenteur entre les spectacles ? — Si, c’est cauchemardesque... J’ai calculé qu’en sept ans au théâtre du Soleil, si je compte Dom Juan, le spectacle que j’ai monté comme metteur en scène, j’ai participé à la création de quatre spectacles et repris 89 : j’ai créé 93, L’Âge d’or, et la même année le film sur Molière et Dom Juan. C’est très lent à concevoir, très lent à faire et, une fois fait, ça a été tellement long et épuisant qu’il faut le jouer très longtemps, pour s’en remettre et pour penser à autre chose, mais aussi pour l’amortir du point de vue financier. — Est-ce qu’un succès n’est pas également un peu “lourd” pour les comédiens qui doivent jouer des centaines de fois la même pièce ? — Moi, j’aime bien jouer un spectacle très longtemps. Je ne sais pas ce que c’est, le “métier”, mais je suis sûr que quand on joue un spectacle 200 fois, on apprend quelque chose de son métier. Car cela veut dire qu’on va passer par des périodes d’euphorie, de désespoir, d’ennui, de cauchemar... On ne peut pas se dire que le cauchemar va s’arrêter, parce que l’on sait que cela va continuer. Il faut trouver des moyens en soi-même ou chez les autres pour que cela recommence, que le plaisir revienne. Au niveau du métier concret, je crois que jouer beaucoup, mais tout le temps des choses différentes, cela veut dire que tout le temps on passera à côté du problème. Le problème, il arrive au bout de 100 représentations quand on n’en peut plus, qu’on en a marre. Là, tout ce qui a été triché, tout ce qui a été mauvais, apparaît. Tout ce qui est authentique et vrai de soi-même, c’est là-dessus, brusquement qu’on est obligé de s’appuyer. — Mais en même temps les spectacles ne se déglinguent-ils pas très souvent ? — Si, tout le temps. Un spectacle c’est vivant. L’âge d’or cela donnait des résultats catastrophiques parfois, des choses aberrantes, horribles. Il faut répéter, recommencer... — Comment se faisait le choix des pièces, au Soleil ? Il y avait une discussion sur les enjeux ? — Oui, c’était plus qu’une discussion, c’était une maturation. — Y avait-il beaucoup de fausses pistes, de projets abandonnés ? — Avant Les clowns, donc avant de décider de se passer d’auteur, ils ont travaillé plus de six mois sur une pièce de Brecht, Baal, c’était presque fait, puis sur des Shakespeare... Après 93, on a travaillé trois mois pour un spectacle sur 1936. Finalement, c’est devenu Méphisto, quatre ans plus tard. Mais on avait beaucoup travaillé sur 36, sur le Front Populaire, la guerre, le fascisme, à partir de documents, de livres. On avait fait des claquettes, car cela devait se passer dans les bals. — Et pourquoi le spectacle n’a-t-il pas abouti ? — Ça ne s’est pas fait parce qu’Ariane et nous n’avons pas eu suffisamment envie de le faire... Le projet doit venir d’elle. C’est obligé. Si. ça ne vient pas d’elle, cela ne marche pas. Il faut que, quand elle parle de son projet, les yeux des gens fassent ding-ding. C’est plus qu’une discussion. Le projet qui va se faire, c’est quand brusquement, à la fin de la réunion, tout le monde se met à picoler et à sentir que ça y est ! Pour 36, cela me faisait chier ce projet, d’abord faire des claquettes j’avais horreur de cela. Et puis on était plusieurs à dire : 36 c’est bien, mais pourquoi ne fait-on pas un spectacle sur l’époque contemporaine ? Ariane disait qu’on n’était pas prêts, pas mûrs. On l’a fait plus tard, on a fait L’âge d’or et c’était beau... — Quelle est l’organisation de la troupe ? — Je n’y suis plus depuis trois ans et à chaque spectacle ou presque, tous les deux spectacles pour être plus réaliste, le théâtre du Soleil change parce qu’il change de gens. Moi, je ne fais plus partie du théâtre du Soleil, quels que soient mes attachements avec le théâtre du Soleil, avec Ariane, quels que soient mes sentiments, ce n’est plus moi du tout. Le théâtre du Soleil, ce sont les gens qui le font maintenant, que je ne connais pas. La richesse, l’intelligence, la force d’Ariane c’est de savoir tromper ses amours, c’est de savoir aller ailleurs, trouver d’autres gens et faire d’autres choses. Ça implique des tas de problèmes humains, évidemment, parfois des déchirements, mais ça fait partie du jeu et à la limite, du plaisir, et surtout d’une nécessité artistique. Si, à un certain moment, j’ai eu une critique fondamentale à faire au Soleil, c’est que c’était toujours les mêmes qui jouaient. Il y a un moment où ça doit être d’autres gens. — Inversement, le Soleil a pu servir de “modèle” à d’autres troupes. — Je ne crois pas que modèle soit le terme qui convienne. C’est une source... Le propre des grands créateurs c’est qu’ils font leur œuvre et qu’ils essaiment, ils donnent naissance à autre chose. Quand on parle de Jouvet, de Dullin, ce sont des gens qui sont venus de la même source qui était Copeau. Barrault était l’élève de Dullin... Si quelqu’un n’essaime pas, c’est que sa création transporte sa propre mort. Ariane est vraiment quelqu’un qui donne naissance à beaucoup de choses — que cela lui plaise ou pas, c’est un autre problème. C’est bien fait pour elle ! — Comment s’est fait pour vous le passage du théâtre au cinéma avec le Molière ? — Il s’est fait assez naturellement. On s’est dit on va faire un spectacle, mais ce sera du cinéma, parce que cette histoire-là il faut qu’elle soit racontée au cinéma, parce qu’Ariane avait envie de faire un film et beaucoup de gens avec elle. — Il n’y a pas eu de problèmes avec le mélange de deux équipes très différentes ? — Non, ça s’est très bien passé. Au début, c’était dur, bien sûr. Ils se demandaient qui on était et nous, on les regardait... Mais finalement les techniciens de cinéma ce sont des artisans comme nous. Une reconnaissance s’est faite très vite. — Vous aviez gardé vos méthodes théâtrales ? — Transposées pour le cinéma. Philippe Caubère - Archives – interview revue Acteurs – 1982 – Page 2/4 — En répétant beaucoup ? — Avant les prises, pendant les prises, on recommençait parfois dix-huit fois les prises... Et puis on parlait entre nous de choses qu’on connaissait. — C’étaient des discussions collectives ? — C’est plus simple et naturel que cela, c’est beaucoup plus tribal ou primitif. Cela ne se passe pas comme dans un parti politique ou un symposium. On parle avec tout le monde quand c’est le monde, on parle avec une personne quand c’est une personne, on s’engueule, on se tombe dans les bras. C’est beaucoup plus familial Ça m’amuse toujours quand on me demande : “ Mon Dieu, comment as-tu pu faire pour rester sept ans au Soleil et supporter cela ? “ Non seulement je l’ai très bien supporté, j’étais très heureux, pas tout le temps bien sûr mais en fait, ce n’est pas un kolkhoze ! Par exemple, il n’y a pas de contrat, c’est très important : les gens quand ils en ont marre, ils s’en vont, ils peuvent partir quand ils veulent. J’ai vu des comédiens partir pendant les représentations — on les remplaçait dans l’après-midi... S’ils restent c’est qu’ils ont envie de rester. Alors évidemment, il y a tous les problèmes que l’on peut imaginer, les problèmes de pouvoir. Ariane ne dirige pas le théâtre du Soleil comme une copine gentille, c’est un chef, et ce n’est pas possible autrement. C’est peut-être ma plus grande leçon, après le texte : on dirige une troupe, on dirige un travail théâtral, on dirige un film. Ça ne se fait pas avec tout le monde autour d’une table qui discute. C’est Renoir qui disait que pour faire un film il faut que tout le monde creuse dans le même trou. L’art le plus difficile au théâtre, c’est d’être directeur de troupe, c’est ce qui est le plus rare. Diriger une troupe, c’est infernal, ça doit être passionnant, mais c’est extrêmement difficile. Faire de la mise en scène c’est facile, jouer c’est déjà très dur, écrire aussi... — Vous pensez qu’on peut diriger une troupe sans être soi-même acteur ? — C’est une question de talent. On ne peut pas diriger une troupe sans les acteurs, contre les acteurs. Cela arrive parfois, c’est normal, quelqu’un qui n’est pas acteur va essayer de diriger une troupe sans les acteurs, mais il se plantera, c’est sûr. Au bout du compte, ce sont les acteurs qui doivent, devant le public, gagner la partie. Si on rate cela, on rate toute l’entreprise. — Est-ce que le vedettariat que vous a apporté le film, avec le rôle principal, votre nom connu de tout le monde, est-ce que cela a entraîné un changement dans votre statut au sein de la troupe ? — Il n’y avait pas de noms dans le film non plus, puisqu’il n’y avait pas de générique, chose qui m’a d’ailleurs fait chier énormément. Là, c’est aussi quelque chose qui m’a gêné, à un certain moment, au théâtre du Soleil, cette peur de mettre des noms sur la tête des acteurs. Pour moi, troupe ne veut pas dire anonymat, sinon je m’enfuis. Je crois que dans une troupe tout le monde n’est pas pareil, il y a des gens plus forts, moins forts, cela dépend aussi des moments. Il y a des gens qui méritent plus que d’autres d’avoir leur nom. Moi, quand je suis arrivé au théâtre du Soleil, j’aurais trouvé ridicule qu’on mette mon nom en gros parce qu’il y avait des acteurs qui étaient bien plus forts que moi et qui avaient des rôles plus importants. Par contre quand j’ai joué Molière, je trouvais tout à fait normal qu’on mette mon nom ou celui de Joséphine Derenne... Dans la troupe de Vilar, au TNP, les gens avaient des noms ! — Votre mise en scène de Dom Juan était le prolongement de votre travail de réflexion pour le film ? — Oui, j’avais surtout envie depuis longtemps de faire la mise en scène d’une pièce écrite. Travailler sur Molière et relire Dom Juan, comme les autres pièces, m’a rappelé des tas de choses, et puis j’avais une distribution dans la tête, avec des acteurs qui étaient au Soleil et avec qui j’avais envie de travailler. Après, cela a été un concours de circonstances. Ariane travaillait à son montage, je lui ai proposé mon projet et elle a été d’accord. — Que faisaient les autres comédiens de la troupe pendant ce temps ? — Il y en avait une partie avec moi sur Dom Juan, une partie avec Jean-Claude Penchenat dans le théâtre du Campagnol qui jouait David Copperfield et une partie qui était au chômage ou qui travaillait ailleurs... — Après vous avez été en Belgique ? — Il y a eu d’abord un an où je n’ai rien fait. J’ai suivi Molière en tournée, lorsque le film est sorti en province, j’ai été discuter avec le public pendant quatre-cinq mois. Et puis je suis entré à l’Atelier théâtral de Louvain pour travailler avec Krejca sur Lorenzaccio et Les trois sœurs. — Pendant ce temps-là Méphisto démarrait ? — Ils ont commencé à répéter trois mois avant que je parte. — L’Atelier de Louvain, c’est aussi une troupe ? — C’est très différent. D’abord l’Atelier a été créé pour Lorenzaccio. C’est encore en gestation, mais ça fonctionne d’une manière plus traditionnelle, comme un Centre dramatique, avec des comédiens. Les salaires sont différents... C’est une équipe autour de deux têtes : Armand Delcampe qui est le directeur du théâtre et Otomar Krejca qui est le directeur artistique. Cela fonctionne à l’allemande, avec dramaturge, directeur... — Avez-vous eu des problèmes d’acclimatation ? — Je ne me suis pas du tout fait à la structure humaine. J’aime beaucoup Krejca, c’était très important de travailler avec lui, j’aime bien Armand aussi, mais c’est une structure qui ne m’intéresse pas du tout, parce que cela exclut des tas de choses qui me paraissent très importantes, comme l’amitié... On prend des acteurs pour une distribution, ensuite ce ne sont plus ceux-là, c’est comme partout... Moi je ne me sentais pas bien. Dans une troupe il y a une question d’amitié qui joue, une question passionnelle. C’était d’ailleurs critiqué au théâtre du Soleil : on dit toujours qu’Ariane a des relations passionnelles avec les gens, c’est vrai, mais c’est cela qui m’intéresse. Sans relations, il n’y a pas de création possible. — Comment avez-vous créé votre propre spectacle, La danse du diable, après cette expérience de l’Atelier théâtral de Louvain ? — C’est parti un an plus tard. J’ai joué Lorenzaccio à Avignon, puis en tournée ainsi que Les trois sœurs. J’avais un contrat d’un an qui s’arrêtait au mois de mai 1980. Et là, vraiment, je voulais écrire une pièce. C’est devenu La danse du diable. — Vous l’avez écrite seul ? — Seul d’abord, puis avec un ami Jean-Pierre Tailhade — qui est d’ailleurs un des fondateurs du théâtre du Soleil et par qui j’ai rencontré le Soleil, mais il était déjà parti quand je suis arrivé dans la troupe — et avec Clémence Massart, une comédienne avec qui je vis et qui travaille au Magic Circus. On a travaillé comme cela, l’un, l’autre, et seul pendant un an. — Vous arrivez à travailler seul ? — C’est très difficile, très cruel, mais j’avais besoin de cela. Je ne crois pas qu’on puisse faire du théâtre sans troupe humaine, quelle que soit la nature de la troupe, mais je ne crois pas qu’on peut faire du théâtre sans savoir être seul parfois, sans garder son individualité, sans travailler aussi avec son individualité, sans savoir comment on est quand on est tout seul, ce qu’on a envie de raconter. C’est pour cela que j’ai fait ce spectacle. Au départ, je ne devais pas le jouer seul, je voulais l’écrire pour plusieurs acteurs, mais je n’y suis pas arrivé et je me suis rendu compte que le thème de mon spectacle me contraignait à jouer seul ! C’est comme cela qu’il aurait un sens, s’il avait un sens. Je ne voulais pas que ce soit un spectacle de metteur en scène — même en étant le metteur en scène, comme Dom Juan est un spectacle de metteur en scène — ni un spectacle de dramaturge... Je voulais que ce soit un spectacle écrit et mis en scène par un acteur, qui ne cesse d’avouer et de proclamer qu’il est acteur, que son langage est un langage d’acteur... — Votre rapport avec le public doit être très différent lorsque vous vous trouvez seul en scène, au lieu de jouer au milieu d’une troupe ? — Cela dépend du spectacle, bien sûr. Là, ce qui est une surprise formidable, c’est que le spectacle est porté par le public les trois-quarts du temps. C’est un plaisir extraordinaire. C’est très différent de jouer seul, c’est vrai, cela fait aussi beaucoup plus peur. Il y a eu un moment à la fin des Trois sœurs où je m’emmerdais prodigieusement (pour la première fois de ma vie). Je ne supporte pas cela, ça me rend malade de m’ennuyer en jouant, je préfère faire autre chose, vivre au chômage, glander... Et là, j’ai vraiment retrouvé quelque chose que j’avais perdu depuis longtemps, c’est le plaisir de jouer, donc aussi la peur. Je n’avais plus peur, je n’avais plus le trac, rien... Là, j’ai peur. Quand je joue le soir, toute la journée je décroche mon téléphone et j’ai la trouille. Pour des tas de raisons débiles, physiques: pour que je ne me fasse pas mal parce que si j’ai la voix cassée, il n’y a rien. J’ai peur aussi parce que, à Ivry, les Philippe Caubère - Archives – interview revue Acteurs – 1982 – Page 3/4 gens venaient parce qu’on leur avait dit que c’était bien, alors il ne fallait pas qu’ils soient déçus. Brusquement je retrouve des sensations très primitives comme cela, mais qui font aussi que le plaisir est fantastique quand ça marche ! C’est une explication entre un acteur et le public, sans rien qui gêne, ni décor, ni troupe... Et en plus avec une histoire, l’histoire d’un acteur. — Vous pourriez écrire autre chose ? — J’ai essayé de fuir cela. Il n’y a rien de plus casse-gueule que d’écrire l’histoire d’un adolescent qui rêve de faire du théâtre, c’est tellement banal. J’ai essayé de raconter cela autrement, mais Tailhade m’a vu dans un tel état d’angoisse qu’il m’a dit : c’est ça que tu veux raconter et tu dois le raconter ! Et tout de suite les gens ont compris, parce qu’ils ont compris que c’était leur histoire. Un gamin qui veut faire du théâtre parce qu’il rêve de gloire, ou une mère qui a du souci parce que son fils s’enferme dans sa chambre et qu’il va faire du théâtre, mais pas dans les beaux théâtres, dans des endroits pourris. C’est l’histoire de tout le monde. 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