S’élever aux questions supérieures
« La neutralité religieuse à l’école », La Dépêche, 23 juin 1889. La neutralité de
l’école publique ne s’oppose pas à un enseignement philosophique chargé d’éclairer
les consciences individuelles. Il est même indispensable selon Jaurès.
Mais voici un grand problème : est-ce que la neutralité, est-ce que le respect absolu
de toutes les croyances et de toutes les consciences interdit à l’instituteur de s’élever
aux questions supérieures ? Peut-il ou ne peut-il pas, sans manquer à la neutralité,
traiter devant les enfants ces grandes et nécessaires questions : y a-t-il un Dieu et
quel est ce Dieu ? Qu’est-ce que l’âme, qu’est-ce que l’esprit ? D’où vient le monde
et où va-t-il? Quelle est sa marche ? Est-il en progrès ou tourne-t-il éternellement
dans le même cercle ? Est-il conduit par la bonté vers la justice et vers la vie, où est-
il conduit par le hasard vers le hasard? Certes, il serait terrible pour les maîtres de
l’enfance d’être obligés de renoncer à ces problèmes. Nous ne nous apercevons pas
trop, dans la fièvre de progrès social et matériel qui nous travaille, de la place que
ces problèmes tiennent dans la vie ; mais la démocratie militante elle-même ne
tardera pas à la sentir. Pour moi, j’ai la conviction absolue, non seulement que ces
problèmes s’imposent, mais qu’ils peuvent être rendus accessibles au peuple et aux
enfants mêmes. L’enseignement public serait singulièrement amoindri s’il n’y
pouvait toucher. Mais est-ce donc impossible, et le respect de la liberté est-il à ce
prix ?
Ah ! oui, si toutes ces choses devaient être enseignées au nom de l’Etat comme des
formules officielles de vérités absolues, comme des dogmes nouveaux ; si les
enfants étaient dressés à s’incliner devant elles comme devant un nouveau
catéchisme, à les murmurer tête basse comme des articles de foi ; oui, il y aurait
atteinte à la liberté ; mais c’est ici que la méthode générale de l’enseignement laïque
trouve sa plus belle application et sa plus belle récompense.
Quelle est cette méthode ? C’est de ne faire appel en toutes choses qu’à la raison et à
la liberté de l’enfant. S’agit-il de science ? Le maître s’applique à mettre l’enfant en
état de vérifier lui-même les résultats obtenus. S’agit- il de morale ? Le maître aide
l’enfant à retrouver dans les inspirations naïves de sa conscience les principes
supérieurs de la conduite humaine.
Par là, l’enfant, jusque dans les vérités qui ne sont pas sujettes à contestation, a le
sentiment de sa liberté ; il comprend ce qu’est la libre recherche de la raison
humaine avec ses chances d’erreur et ses moyens de certitude. Dès lors, le maître
peut s’adresser à des enfants ainsi préparés et leur dire : « Il n’y a pas seulement ces
questions d’arithmétique et de physique, où les mains et les yeux peuvent vérifier ce
que trouve l’esprit ; il n’y a pas seulement ces questions de morale où toutes les
consciences sont spontanément d’accord; il y a d’autres questions plus importantes
en un sens, mais où les hommes ne sont point d’accord, parce qu’elles ne tombent
pas sous les yeux, et parce qu’il ne suffit pas d’avoir bon cœur pour les résoudre.
Peut-être, à force de chercher en toute liberté et en se respectant les uns les autres,
les hommes finiront-ils par s’accorder dans quelques grandes croyances sur le
monde et sur l’esprit. En attendant, cherchons ensemble ; vous pouvez m’aider
comme je peux vous aider, car toute âme humaine porte en soi des lueurs d’infini.