Le rôle de la surconsommation de l'eau dans le chaos climatique
Notes pour le Sommet Féministe international du Climat et de la Terre.
New York, 20-23 septembre 2013
Une composante cruciale manque à la fois dans l'analyse actuelle du chaos climatique et dans
les solutions qui sont proposées pour y répondre. La plupart des universitaires spécialisés sur le
climat et des activistes voient le chaos climatique comme résultant presque uniquement des
émissions de gaz à effet de serre issus de la combustion des carburants fossiles ainsi que de la
pollution par le méthane des industries extractives et de l'élevage. La solution à la crise serait de
réduire les émissions de CO2 et d'autres polluants dans l'air et de passer aux sources d'énergie
alternatives et durables.
Je souscris pleinement aux apports de la science à cette analyse et je les soutiens. Je rejoins les
autres activistes du climat dans la lutte contre l'usage croissant des carburants fossiles, surtout
ceux venant de la fracturation hydraulique et de l'exploitation des sables bitumineux dans mon
propre pays, le Canada. Mais je ressens fortement qu'il manque une pièce au puzzle, qui doit
être prise en compte si nous voulons comprendre correctement la vraie nature de la crise. Ce
morceau manquant est notre sur-exploitation de l'eau, sa mauvaise gestion et son détournement.
Quand nous parlons du changement climatique et de l'eau, c'est d'habitude pour considérer que
le réchauffement a un impact sérieux et négatif sur les ressources en eau douce dans le monde.
Effectivement, c'est le cas. Des conditions climatiques plus chaudes amènent une évaporation
plus rapide des lacs et des rivières, des chutes de neige réduites, la baisse de l'étendue des
glaciers et leur fonte. Tout cela représente un tribut terrible sur les systèmes hydriques de la
planète.
Ce qui est moins compris, c'est que notre traitement cavalier de l'eau douce est aussi une
cause majeure du chaos climatique et du réchauffement global. Ceci a besoin d'être
pris en compte par notre mouvement. Si nous voulons analyser correctement le changement
climatique, il est temps d'inclure une analyse de la façon dont notre surconsommation d'eau est
un facteur additionnel dans l'apparition du réchauffement global. Les solutions à la crise doivent
inclure la protection de l'eau et la restauration des bassins versants.
L'humanité moderne a largement perdu son rapport avec l'eau à l'état naturel. Au lieu de voir l'eau
comme l'élément essentiel des bassins versants vivants qui nous donne la vie à tous, nous considérons
l'eau comme une ressource nous procurant confort, plaisir et profits. Alors nous déversons des polluants
dans nos bassins versants, sur-exploitons à mort nos rivières et pompons les eaux souterraines fossiles
anciennes plus vite que la nature ne peut les reconstituer. Des fleuves n'atteignent plus l'océan, des
aquifères sont asséchés, les déserts se développent. Cinq cents scientifiques ont récemment averti que
notre surconsommation collective de l'eau a fait entrer la planète dans un "nouvel âge géologique” -
une "transformation planétaire” qui n'est pas sans rappeler le retrait des glaciers il y a 11.000 ans.
Ce mauvais traitement de l'eau affecte le climat de deux manières.
La première est le déplacement de l'eau de l'endroit où elle participe à des écosystèmes sains, qui
contribuent à leur tour à des cycles hydrologiques en bonne santé. Les sociétés modernes
déplacent régulièrement des ressources locales en eau pour répondre à leurs besoins. Les villes sont
construites au-dessus de rivières et de ruisseaux enterrés. L'eau est massivement canalisée et détournée
pour répondre à nos objectifs. L'eau est déplacée de son emplacement naturel (qui nous est accessible)
dans les bassins versants et aquifères, que ce soit par l'irrigation intensive pour la production de
nourriture où une grande partie de l'eau est perdue par évaporation ou pour fournir la soif vorace
des mégapoles, où elle est en général déversée comme un déchet dans des réseaux d'assainissement la
conduisant finalement à l'océan.
L'humanité a tellement pollué les eaux de surface de la planète que nous sommes maintenant amenés à
exploiter les nappes phréatiques bien plus vite que celles-ci peuvent être renouvelées par la nature. Les
prélèvements globaux d'eau ont augmenté de 50 pour cent dans les dernières décades et continuent
d'augmenter de façon spectaculaire. Grâce à la technologie des forages de puits qui n'existait pas il y a
une centaine d'années, les humains extraient maintenant sans relâche les eaux souterraines. Le pompage
des eaux souterraines dans le monde a plus que doublé entre 1960 et 2000 et est responsable d'une part
significative de la hausse du niveau des mers.
Quand l'eau ne peut pas retourner aux champs, aux prairies, aux zones humides et aux cours d'eau suite
à l'étalement urbain, aux mauvaises pratiques agricoles, au sur-pâturage et à la suppression des
capacités de rétention d'eau des sols, la quantité réelle d'eau dans le cycle hydrologique local diminue,
conduisant à la désertification des terres autrefois vertes.
Quand on retire l'eau du sol, le sol se réchauffe et échauffe l'air à proximité.
L'eau est également perdue pour les écosystèmes à la suite du « commerce virtuel » à travers de l'eau
utilisée pour la production de cultures ou de produits manufacturés qui sont ensuite exportés.
Plus de 20% de l'eau utilisée quotidiennement pour les besoins humains sont exportés hors des
bassins versants de cette façon. L'eau est également acheminée sur de longues distances pour des
besoins industriels, laissant derrière elle des paysages arides.
La deuxième façon dont notre intervention dans les bassins versants affecte le climat est l'élimination
de la végétation nécessaire à un cycle hydrologique sain. L'urbanisation, la déforestation et la
destruction des zones humides détruit largement la capacité de rétention d'eau des milieux naturels et
conduit à un déclin des précipitations sur les zones concernées. Tout à fait logiquement, s'il n'y a plus
rien de vert pour attirer la pluie, les systèmes nuageux vont plus loin, en créant un désert là où existait
un écosystème vivant. Des études récentes confirment que lorsque les forêts sont abattues, les
précipitations locales diminuent. Nous savons tous que le « Dust Bowl »
1
a été causée par l'élimination
rapide des prairies herbeuses, laissant la terre superficielle sèche, qui a ensuite été emportée par le vent.
Mais nous ne pensons pas que cette sécheresse a été une infortune ou un acte inopportun de Dieu. Pas
du tout. Des études montrent que l'élimination de l'eau des sols amplifie la baisse naturelle des
précipitations et transforme un cycle de sécheresse ordinaire en une catastrophe.
1
Dust Bowl Bassin de poussière ») est le nom donné à une série de tempêtes de poussière, véritable catastrophe
écologique qui a touché, pendant près d'une décennie, la région des Grandes Plaines aux États-Unis et au Canada dans
les années trente.
Le scientifique slovaque Michal Kravcik et ses collègues expliquent que le milieu vivant
influe sur le climat principalement par la régulation du cycle de l'eau avec les énormes flux d'énergie
qui y sont liés. Les plantes, sujettes à l'évapo-transpiration, surtout des forêts, travaillent comme une
sorte de pompe biologique, aspirant l'air humide des océans et le transférant à la terre sèche. Si la
végétation est enlevée de la terre, le système naturel de régulation de la biosphère est interrompu. Le
sol est érodé, réduisant la teneur en matière organique dans le sol, ce qui diminue sa capacité à retenir
l'eau. Le sol sec qui a perdu sa végétation piège la chaleur solaire, ce qui augmente considérablement la
température locale et cause une réduction des précipitations sur la région concernée. Ce processus
détruit également la séquestration naturelle du carbone dans le sol et cause une perte de matière
carbonée.
Bien sûr, ces deux façons dont notre sur-exploitation de l'eau affecte le climat sont profondément liées.
Tout comme la suppression de la végétation d'un écosystème asséchera le sol, l'élimination de l'eau d'un
écosystème signifiera une végétation réduite ou inexistante. Comme l'explique Kravcik, le jaune du
soleil combiné au bleu de l'eau crée le vert de notre monde vivant. Retirer soit le bleu soit le vert de la
terre, et la chaleur du soleil va tout changer.
Pris ensemble, ces deux facteurs accélèrent le désertification de la planète et intensifient le
réchauffement climatique. Kravcik dit que nous ne serons pas en mesure d'arrêter le changement
climatique si nous ne nous occupons pas de l'impact sur la planète de notre sur-exploitation de l'eau,
même si nous solutionnons et inversons l'augmentation des émissions de gaz à effet de serre ainsi que
notre dépendance aux combustibles fossiles. Nous ne restaurerons pas la santé du climat tant que nous
n'apporterons pas une réponse collective à la crise de l'eau douce et à notre traitement cavalier des
systèmes hydriques dans le monde.
Restauration des bassins versants
La solution à cette crise concernant l'eau est la restauration de bassins versants. Il faut faire revenir
l'eau dans les territoires desséchés. Il faut restituer l'eau qui a disparu en conservant autant que possible
l'eau de pluie dans l'écosystème afin que l'eau puisse pénétrer le sol, reconstituer les nappes
phréatiques, puis retourner à l'atmosphère pour réguler les températures et renouveler le cycle
hydrologique. Toute activité humaine, industrielle ou agricole doit se conformer à cet impératif. Ce
projet pourrait par ailleurs employer des millions de personnes et réduire la pauvreté dans les pays du
Sud. Nos villes doivent être entourées de zones vertes conservant l'eau. Nous devons restaurer les forêts
et les zones humides - les poumons et les reins de l'eau douce.
Pour que cela soit couronné de succès, trois lois fondamentales de la nature doivent être respectées.
Tout d'abord, il est nécessaire de créer des conditions qui permettent à l'eau de pluie de rester
dans les bassins versants locaux. Cela signifie qu'il faut restaurer les espaces naturels où l'eau de pluie
peut tomber et où elle peut s'écouler. La rétention de l'eau peut être réalisée à tous niveaux : en
prévoyant des toitures végétalisées sur les habitations et les immeubles de bureaux, en préconisant dans
la planification urbaine de capter l'eau de pluie et les eaux d'orage pour les rendre à la terre, en
récupérant l'eau au cours de la production de denrées alimentaires, en récupérant l'eau qui est évacuée
quotidiennement pour la restituer à la terre une fois propre, afin de ne pas faire monter les océans.
Deuxièmement, nous ne pouvons pas continuer à exploiter les nappes souterraines à un rythme
supérieur à celui de leur reconstitution naturelle. Si nous le faisons, il n'y aura pas assez d'eau pour la
prochaine génération. Les extractions ne peuvent pas dépasser les recharges de même qu'on ne peut pas
prélever un compte en banque sans y mettre de nouveaux dépôts. Partout, les gouvernements doivent
entreprendre des recherches intensives sur les réserves d'eau souterraine et réglementer les
prélèvements d'eau souterraine avant que leurs réserves ne disparaissent. Ceci peut
signifier un changement dans la politique d'exportation de la production nationale et locale.
Troisièmement, nous devons arrêter de polluer nos sources d'eau superficielle et souterraine. Nous
devons transcrire cette intention dans une législation stricte. La sur-exploitation de l'eau dans
l'extraction de pétrole, la production de gaz méthane et l'exploitation minière doivent cesser. Nous
devons nous débarrasser des pratiques de l'agriculture industrielle à base de produits chimiques et
écouter les nombreuses voix sonnant l'alarme autour de la ruée vers les cultures agricoles pour les
biocarburants qui sont gourmandes en eau. Nous devons promouvoir la «subsidiarité», de sorte que les
politiques nationales et les règles commerciales internationales puissent soutenir la production
alimentaire locale afin de protéger l'environnement et promouvoir une agriculture locale durable.
Ces politiques devraient également décourager le commerce d' « eau virtuelle ». Les pays pourraient
interdire ou limiter le transfert de masses d'eau par pipeline. Les investissements gouvernementaux
dans les infrastructures d'eau douce et d'eau usée devraient permettre de sauver d'énormes volumes
d'eau perdus chaque jour à cause de réseaux vétustes ou inexistants. Les lois nationales devraient faire
respecter des pratiques de collecte d'eau à tous les niveaux.
Vers un monde sécurisé au niveau de l'eau
De toute évidence, les gouvernements à travers le monde doivent reconnaître la crise de l'eau à laquelle
ils sont confrontés et la part que la sur-exploitation de l'eau joue dans l'assèchement de la planète pour
pouvoir réussir ce plan de sauvetage. Cela signifie que les ressources en eau des nations
doivent être prises en compte dans les diverses politiques des gouvernements à tous les niveaux.
Les nations doivent entreprendre des études intensives pour s'assurer du bon état des bassins versants,
de l'emplacement et de la taille des réserves d'eau souterraine. Toutes les activités qui ont un impact sur
l'eau doivent être conformes à une nouvelle éthique conformément à la loi visant à protéger les
ressources en eau de la pollution et des prélèvements excessifs. Ceci représentera probablement un défi
considérable pour les politiques gouvernementales qui favorisent une croissance économique mondiale
illimitée.
Près de deux milliards de personnes vivent dans des régions du globe soumises au stress hydrique.
Jusqu'à maintenant, la plupart des gouvernements se sont penchés sur cette terrible réalité avec un
programme d'exploitation croissante des ressources en eau souterraine. Mais les niveaux actuels de ces
prélèvements d'eau souterraine ne sont pas viables. Réaliser vraiment le droit universel à l'eau et
protéger en même temps l'eau pour la nature, entraîne une révolution dans la façon dont nous traitons
les ressources en eau finies du monde. Il n'y a pas de temps à perdre.
Maude Barlow
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