ALTERNATIVES ÉCONOMIQUES no 261 septembre 2007 DOSSIER 50 ans d'économie française 50 ans d'économie: comment la France a changé Une croissance ralentie, mais plus riche en emplois Inflation et désinflation Le pouvoir d'achat en berne Une consommation toujours très industrielle Une économie plus ouverte A la fois plus et moins d'Etat Le pouvoir aux actionnaires Une croissance ralentie, mais plus riche en emplois Alors qu'elle dépassait les 5 % par an pendant les Trente Glorieuses, la croissance peine aujourd'hui à atteindre les 2 %. L'économie française produit aujourd'hui 4,6 fois plus de richesses qu'en 1959 (1). Certes, entre-temps, la population s'est accrue de 37 %, passant de 46 millions d'habitants à 63, si bien que par tête la richesse nationale n'a été multipliée «que» par trois (davantage toutefois qu'au Royaume-Uni et aux EtatsUnis, des modèles si souvent enviés, où elle n'a été multipliée que par 2,6). Cette croissance n'a pas eu que des vertus: dégradation de l'environnement, modes de vie anxiogènes, dégâts du progrès, frustrations pour ceux qui ne peuvent accéder à ce qui est devenu une norme sociale implicite... Mais, en même temps, l'espérance de vie a progressé, le niveau de formation également et de nombreux biens et services réservés naguère à une élite sont devenus accessibles au plus grand nombre. La croissance économique a en tout cas profondément transformé le pays et la façon de vivre de ses habitants. 1 Depuis 1959, son rythme annuel a cependant considérablement ralenti: du temps des Trente Glorieuses, c'est-à-dire avant le premier choc pétrolier de 1973, il dépassait nettement les 5 % par an (+ 5,8 % en moyenne entre 1959 et 1973 inclus), alors que, depuis, il atteint péniblement les 2 %, donnant le sentiment de faire du surplace à ceux qui ont connu cette période de forte croissance. Mais en raisonnant ainsi, on oublie que 2 % aujourd'hui font grossir le produit intérieur brut (PIB) de 35 milliards d'euros, alors que 6 % en 1959 ne l'augmentaient que de... 20 milliards (2). Globalement, la croissance intervenue depuis cinquante ans doit peu à l'augmentation du nombre de travailleurs. Certes, celui-ci a progressé dans des proportions non négligeables: 25,3 millions de personnes occupent un emploi en 2006, contre environ 20 millions en 1959, soit une hausse d'un peu plus d'un quart. Mais, dans le même temps, le PIB a été multiplié par 4,6. Autant dire que l'essentiel - près des trois quarts – de la croissance observée est dû à une augmentation de l'efficacité du travail fourni, ce que l'on appelle les gains de productivité apparente du travail. Pourquoi apparente? Parce que le surplus d'efficacité n'est pas entièrement lié à la formation, au savoir-faire ou à l'expérience des travailleurs, mais aussi aux équipements de production dont ils se servent et aux économies d'échelle que permet toute production répétitive. Les équipements : il s'agit de ce que la comptabilité nationale appelle la formation brute de capital fixe (3), dont le volume a été multiplié par 5,1 durant la période qui nous occupe, soit une progression plus rapide que celle du PIB. Quant aux économies d'échelle, elles sont liées au fait que la production d'une unité supplémentaire du même bien ou du même service nécessite en général moins de travail que chacune des unités précédentes; Ce n'est pas seulement une question d'apprentissage; lorsque les 2 rotatives d'imprimerie sont réglées, imprimer un exemplaire supplémentaire d'Alternatives Economiques ne coûte guère que le prix du papier et de l'encre. Les services au secours de l'emploi On observe cependant un glissement significatif; les gains de productivité (4), qui expliquaient plus de 80 % de la croissance des richesses produites au cours des années 60, 70 et encore 80, n'en représentent plus que 55 % depuis le début des années 2000. Autrement dit, à niveau de croissance donné, on crée aujourd'hui beaucoup plus d'emplois supplémentaires qu'au cours des Trente Glorieuses. C'est d'abord le résultat de la tertiarisation croissante de l'économie: les services qui pesaient 56% du PIB en 1970 en représentent 76 % aujourd'hui. Or, la productivité progresse nettement moins vite dans ce secteur : entre 1970 et 2005, la quantité de richesses produite par chaque salarié de l'industrie a été multipliée par 3,7, quand celle de leurs collègues des services n'augmentait que de 50 %. La productivité des coiffeurs n'a en effet que peu changé depuis la plus haute Antiquité... Ce phénomène a été de plus amplifié par les politiques publiques en faveur du développement du travail à temps partiel et par la réduction du temps de travail. Cette évolution a permis de limiter l'effet du ralentissement de la croissance sur les créations d'emplois. Et même de l'inverser: depuis le début des années 2000, on a créé en moyenne deux fois plus d'emplois en France chaque année qu'au cours des années 60. Essentiellement du fait de l'impact positif massif des 35 heures en 2000 et 2001. Cet «enrichissement de la croissance en emplois », comme disent les économistes, a eu en revanche des répercussions négatives sur l'évolution des salaires. Seuls, les gains de productivité permettent en effet d'accroître leur pouvoir d'achat sans déséquilibrer l'économie: si les hausses de 3 salaires excédaient régulièrement l'augmentation des richesses produites par chaque employé, cela signifierait que les profits des entreprises diminuent. Notes (1) Pour comparer 1959 et aujourd'hui, l'Insee a retravaillé les données des années les plus anciennes selon les normes de comptabilité nationale appliquées depuis le début des années 2000. Il a ramené les montants à la valeur qu'ils auraient eue en l'an 2000, afin de compenser la hausse des prix intervenue depuis. Dans le jargon des statisticiens, on dit que ces comptes nationaux sont établis en« base 2000). (2) En euros constants 2006, c'est-à-dire en supposant le niveau des prix des années précédentes identique à celui de 2006. (3) la FBCF inclut également les bâtiments, ainsi que les logiciels informatiques. (4) Il s'agit de la quantité de richesse produite par emploi. Du fait du développement du travail à temps partiel et de la réduction du temps de travail, la productivité horaire a évolué de façon sensiblement différente. 4 Inflation et désinflation La France a jugulé la poussée inflationniste amorcée après les chocs pétroliers. Mais au détriment de la croissance. Au cours des années 60, les prix montaient bon an mal an de 4 % par an. En 1974, une poussée de fièvre inflationniste avait porté la hausse des prix à 14 % après le premier choc pétrolier, puis à nouveau en 1981, dans la foulée du second choc pétrolier de 1978. Certes, ces taux restaient très éloignés des 1000 % ou plus qu'ont régulièrement connus des pays comme l'Argentine ou le Brésil. Mais les salariés commençaient à devoir renégocier leurs rémunérations plusieurs fois par an ; les plus faibles de la société, notamment les retraités, voyaient leur pouvoir d'achat fondre, faute de pouvoir obtenir un rattrapage suffisamment rapide de la hausse des prix; les acteurs économiques ne savaient plus prévoir les coûts auxquels ils auraient à faire face demain... Cette inflation pénalisait également lourdement les produits fabriqués en France vis-à-vis des pays qui connaissaient une hausse des prix plus faible, notamment vis à-vis de l'Allemagne, notre principal partenaire commercial. Mais tout aussi spectaculaire a été la vitesse avec laquelle cette inflation a disparu après le tournant de la rigueur engagé en 1983 : en l'espace de cinq années, le rythme annuel de la hausse des prix est revenu en dessous de ceux des années 60. Pour se stabiliser à moins de 2 % par an dans les années 90, un niveau historiquement bas. Et y rester dans les années 2000, même si les prix ont tendance à accélérer un peu de nouveau ces dernières années, sous la pression de la hausse des matières premières nourrie par le développement spectaculaire de l'économie chinoise. Effets pervers Cette cure de désinflation a été menée dans tous les pays développés au cours des années 80. Mais la France est un de ceux où elle a été la plus radicale. Et cela 5 n'a pas été sans difficultés. En particulier parce que la désinflation a été obtenue grâce à une hausse elle aussi massive des taux d'intérêt. En augmentant le niveau des taux, on dissuade en effet les entreprises et les particuliers de s'endetter, l'endettement étant l'un des principaux carburants de la dynamique inflationniste: les entreprises sont obligées alors de contrôler leurs coûts (notamment salariaux) et de rétablir leur rentabilité (ou de disparaître), car elles n'ont plus la possibilité de poursuivre une fuite en avant en s'endettant pour couvrir leurs pertes. On assainit ainsi le tissu productif, mais on risque aussi d'étouffer la croissance. Et on favorise une redistribution des richesses aux profits des rentiers. C'est ce qui s'est passé en France. Dans les années 60 et 70, le taux de croissance nominal de l'économie (c'est-à-dire la hausse de la valeur des richesses produites chaque année, y compris celle qui résulte de la hausse des prix) était nettement supérieur aux taux d'intérêt. Autrement dit, ceux qui produisaient des biens et des services au sein de l'économie réelle avaient a priori de bonnes chances de voir leurs revenus s'accroître davantage que ceux des financiers, qui se contentaient de leur prêter de l'argent. Ce ne fut plus le cas dans les années 80 et surtout 90 : en moyenne, sur cette décennie, les taux d'intérêt ont été deux fois plus élevés que le taux de croissance nominal de l'économie. Un écart considérable. Pas étonnant, dans ces conditions, que les entreprises investissent peu et que les consommateurs ne s'endettent pas pour acheter des voitures ou des maisons... Depuis le milieu des années 90, au fur et à mesure que la perspective de l'euro devenait crédible, les taux d'intérêt ont reflué à des niveaux historiquement bas, inférieurs même à ceux des années 60. Ce relâchement, certes tardif mais néanmoins massif, des contraintes financières n'a cependant pas suffi à entraîner un rebond durable de la croissance au-delà de la brève éclaircie des années 19982001. Un signe indubitable que l'économie française rencontre des problèmes structurels importants. 6 Le pouvoir d'achat en berne Alors que le nombre de salariés a fortement augmenté, la part des salaires nets dans les revenus n'a quasiment pas bougé en cinquante ans. En 1959, les activités non salariées fournissaient encore 30 % des revenus des Français (1). Cette proportion est tombée à 10 % aujourd'hui, après la disparition de très nombreux agriculteurs et petits commerçants. Parallèlement, le poids des revenus financiers a, lui, doublé, passant de 6 % à 12 % du total des revenus. Mais cette part, qui avait culminé à 14 % en 1993, est en léger recul depuis: les ménages qui possèdent de l'épargne ont subi les effets de la forte baisse des taux d'intérêt (voir ci-dessus). Un effet qui n'a pas été totalement compensé par la montée des dividendes reçus des sociétés. Les revenus tirés des loyers (2) pèsent, eux aussi, de plus en plus lourds, et ce de façon remarquablement continue depuis cinquante ans: 13 % des revenus l'an dernier, contre 5 % en 1959. Les prestations sociales ont également vu leur part quasiment doubler dans les revenus: elles en représentaient 30 % l'an dernier, contre 17 % en 1959. Mais cette part stagne, voire baisse légèrement, depuis maintenant dix ans; Enfin, la part des salaires nets n'a quasiment pas bougé; ils fournissent 51 % des revenus en 2006, contre 49 % en 1959. Et cela bien que neuf personnes sur dix qui occupent un emploi soient désormais salariées, contre seulement sept il y a cinquante ans, signe de la montée en puissance des autres formes de revenus. Cette stabilité globale aux deux extrémités de la période masque cependant des évolutions plus heurtées au cours des cinquante dernières années. Dans un premier temps, la part des salaires nets dans les revenus était montée régulièrement jusqu'en 1977, suivant la salarisation croissante de la population 7 active. Avant de baisser par la suite jusqu'en 1995. Puis de se redresser rapidement pour atteindre un nouveau point haut en 2000. Un redressement lié au passage aux 35 heures : les salaires individuels ont peu progressé, mais le nombre de salariés a fortement augmenté, entraînant un gonflement spectaculaire de la masse salariale globale. Coup de frein Entre 1959 et 1975, la progression du pouvoir d'achat avait été forte, avec un rythme moyen de 4 % par an et par ménage. Les 21 années qui ont suivi ont été bien moins flamboyantes: ce rythme est devenu un peu inférieur à 0,8 %. Avec, en outre, des années de baisse, chose qui ne s'était jamais vue durant les Trente Glorieuses: en 1979 et 1980 (ce qui explique sans doute en partie l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981), puis, encore plus sévèrement entre 1983 et 1985. Durant ces années de rigueur, le pouvoir d'achat moyen par ménage a diminué de 4,2 %. Ce sera encore le cas entre 1993 et 1996 (1995 excepté) et, plus récemment, en 2003. Alors que le pouvoir d'achat des salaires nets (3) progressait plus vite que la moyenne des revenus au cours des années 60 et 70, ils se sont mis à progresser plus lentement à partir des années 80, n'augmentant que de 0,5 % par an et par salarié durant cette décennie. Fait majeur pour expliquer le succès du « travailler plus pour gagner plus », le gain de pouvoir d'achat des salaires a été encore plus faible depuis le début des années 2000, qu'il ne l'était durant les années 90. Les prestations sociales ont connu un coup de frein encore plus spectaculaire. Leur pouvoir d'achat progressait de 8 % par an en moyenne dans les années 60. Tout en ralentissant beaucoup ensuite, le gain de pouvoir d'achat des prestations sociales était resté supérieur à celui de l'ensemble des revenus jusqu'à la fin des 8 années 90. Mais depuis le début des années 2000, ces gains sont au contraire, comme pour les salaires, devenus inférieurs à la moyenne. Prime aux chanceux et aux héritiers Les moyennes, comme toujours, cachent d'énormes disparités. Pour les ménages les moins bien lotis, les vingt-cinq dernières années ont été particulièrement difficiles. Ce qui explique la crainte éprouvée par beaucoup de tomber dans le trou noir de la paupérisation, suite à un licenciement, un accident de santé ou une séparation familiale. Quand le rythme annuel moyen de progression du pouvoir d'achat est de 4 %, celui-ci double en dix-sept ans et quadruple en trente cinq ans. Dans les couches populaires, chacun, en commençant sa vie active, peut alors espérer terminer sa carrière professionnelle avec le niveau de vie des couples aisés qu'il côtoie. Mais quand le rythme moyen n'est plus que de 1 % chaque année, il faut soixante-dix ans pour que le niveau de vie double: autant dire l'éternité. Dans le même temps, le rythme des innovations est devenu plus rapide, suscitant l'apparition constante de nouveaux biens et services souvent coûteux (ordinateurs, écrans plats, Internet haut débit..), et pourtant rapidement considérés socialement comme indispensables. Du coup, le sentiment qui prévaut est celui de fins de mois sans cesse plus difficiles. Or, au même moment, les ménages dotés de portefeuilles d'actions suffisamment gonflés perçoivent des dividendes en forte hausse; ceux qui possèdent des logements en tirent des avantages de plus en plus importants, qu'ils les louent ou les habitent eux-mêmes. Alors que les Trente Glorieuses récompensaient le travail, c'est désormais en héritant, en gagnant au loto ou en percevant des stockoptions que l'on gagne plus. 9 Notes (1) Il s'agit ici de ce que les statisticiens appellent le revenu disponible des ménages, c'est-à-dire après prestations sociales, impôts et cotisations sociales. (2) Ces revenus incluent ce que les statisticiens appellent les « loyers fictifs », c'est-à-dire le loyer qu'économisent ceux qui sont propriétaires de leur propre logement en considérant en quelque sorte qu'ils se le versent à eux-mêmes. Ces loyers fictifs représentent 95 % de ce poste de revenus. (3) Il s'agit ici des salaires nets moyens par emploi. Compte tenu de la réduction du temps de travail et du développement du temps partiel, les salaires horaires ont connu des évolutions assez différentes. Encadré Ménages et pouvoir d'achat Depuis 1959, le produit intérieur brut (PIB) a été multiplié par 4,6. Mais pas le pouvoir d'achat moyen de chaque ménage. Parce que la population a elle-même progressé de 37 % et surtout parce que le nombre de ménages a augmenté encore plus fortement : + 86 %. Au total, entre 1959 et 2006, le pouvoir d'achat par ménage n'a donc été multiplié que par 2.4, C'est bien sûr considérable, mais néanmoins nettement moins impressionnant que la croissance du PIB. Allongement de la durée de la vie, veuvage et transformations familiales ont multiplié en effet les ménages de petite taille (une ou deux personnes). On pourrait se dire que, en ce qui concerne le pouvoir d'achat, cela n'a pas d'incidence: les ménages sont peut-être plus nombreux mais, en contrepartie, ils sont plus petits. Pas du tout. Que l'on soit seul ou quatre à vivre dans un ménage, certaines dépenses sont en effet les mêmes ou quasiment: l'assurance du logement, la location des compteurs, l'achat du réfrigérateur, de la machine à laver ou d'une voiture. C'est ce qu'apprennent vite les couples qui divorcent... 10 Une consommation toujours très industrielle Les ménages d'aujourd'hui consacrent une part plus faible de leurs revenus à l'achat de biens industriels. Ils en achètent pourtant beaucoup plus qu'avant. Les biens industriels représentaient presque les deux tiers des achats des ménages en 1959 ; ils n'en constituent plus qu'un peu moins de la moitié. Une proportion qui reste cependant considérable et amène à relativiser ce qu'on entend souvent sur la dématérialisation des économies développées. C'est, sans surprise, le poids des achats liés à l'alimentation qui a le plus fortement chuté, passant de 34 % des dépenses des ménages en 1959 à 18 % l'an dernier, Ainsi que les achats de textile et d'habillement qui comptaient pour 12 % de leur budget il y a cinquante ans et n'en mobilisent plus que 5 % aujourd'hui. Des postes comme l'automobile, les carburants ou encore l'eau, le gaz et l'électricité ont connu des évolutions parallèles: après avoir vu leur poids augmenter dans la consommation jusqu'à la fin des années 80, celui-ci stagne ou décroît depuis. Du côté des hausses, on observe ces dernières années une montée impressionnante des dépenses de télécommunications, quoique leur niveau global reste encore modeste: elles représentaient (avec les dépenses pour le courrier postal) 2,6 % du total en 2006, contre 0,5 % en 1959, une multiplication par cinq. Des écarts considérables Mais ce sont surtout les loyers qui expliquent la montée des services dans la consommation des ménages: alors qu'ils ne pesaient que 5,5 % des dépenses en 1959, ils en représentent 19 % aujourd'hui, presque quatre fois plus (1). Un effet non seulement de la hausse des prix de l'immobilier, mais aussi de la réduction de la taille des ménages. Ces chiffres ne traduisent cependant pas tout ce que les Français et les Françaises consomment: une partie significative des 11 services dont ils profitent n'y sont pas inclus, car ils sont fournis dans le cadre de services publics, comme l'école ou la police, financés par l'impôt. Les évolutions des différents postes de consommation sont fortement liées à celles des prix des biens et des services concernés. Sur une période aussi longue que cinquante ans, le suivi de ces évolutions est délicat, car la nature des biens a souvent profondément changé: un téléviseur noir et blanc de 1959 permettant de voir deux chaînes et une télévision à écran plat d'aujourd'hui connectée à la TNT et/ou à un satellite n'ont plus grand-chose en commun. Or, les statisticiens ont beaucoup de mal à prendre en compte ces différences. Malgré ces réserves, la comparaison des évolutions de prix reste instructive: elle révèle en effet des écarts considérables. Depuis 1959, les prix ont été globalement multipliés par 9, selon l'Insee, mais ceux des services aux particuliers, du bâtiment ou encore des hôtels-restaurants ont été multipliés par 20, plus de deux fois la moyenne. A l'inverse, les prix des produits industriels n'ont été multipliés que par 6. Ces différences reflètent, d'une part, les écarts en matière de gains de productivité entre les différents secteurs de l'économie et, d'autre part, l'impact croissant des importations en provenance des pays à bas coûts. Si on corrige les différences d'évolution des prix, la consommation de produits industriels a été multipliée par 4,6 depuis 1959, comme les services. Les ménages ne consomment cependant pas tous leurs revenus, ils en épargnent aussi une partie. Et même une partie importante: les ménages de l'Hexagone figurent en effet parmi ceux qui adoptent le plus un comportement de « fourmis » au sein des pays développés. Cette part s'est cependant un peu réduite: elle n'était plus que de 15,3 % des revenus l'an dernier, contre de l'ordre de 18 % dans les années 60, et 20 % dans les années 70. Au sein de ce total, c'est l'épargne non financière (qui correspond à l'investissement immobilier des 12 ménages) qui a eu tendance à se réduire, tandis que l'épargne financière (livrets d'épargne, actions ou obligations) restait stable, oscillant autour de 6 % des revenus. A l'exception d'un plongeon à la fin des années 80. Note (1) Y compris les loyers fictifs que se versent les propriétaires à eux-mêmes. 13 Une économie plus ouverte Les échanges extérieurs ont beaucoup augmenté. Et la spécialisation de la France a changé. Les importations ont représenté 28 % du produit intérieur brut (PIB) en 2006, contre 12 % en 1959. Et les exportations ont suivi une dynamique analogue (1). Et cela bien que l'économie soit désormais aux trois quarts tertiarisée. Or, ce sont toujours les produits industriels qui forment l'essentiel des flux commerciaux: l'an dernier, ils ont compté pour 83 % des importations françaises. Un ratio illustre la formidable explosion des échanges industriels: en 1970, importations et exportations de produits industriels représentaient chacune à peu près la moitié de la valeur ajoutée produite par l'industrie française; en 2006, elles pesaient près de deux fois plus. Entre 1959 et l'an dernier, les importations d'automobiles ont ainsi été multipliées par 23, celles d'habillement par 9, celles d'équipements du foyer par 7, etc., rapporté au volume des richesses produites chaque année. Sur le demi-siècle écoulé, la France a dégagé des excédents pendant 29 ans et connu des déficits au cours de 19 années seulement. Et ces déficits extérieurs sont toujours demeurés limités par rapport à ceux que connaissent actuellement les Etats-Unis (plus de 6 % du PIB): ils n'ont excédé 3 % du PIB qu'une seule fois, en 1982, suite à la relance de l'économie engagée par la gauche après sa victoire en 1981, alors que l'économie de nos voisins ralentissait, entraînant un afflux d'importations et un reflux des exportations. 29 ans d'excédents Ces excédents extérieurs fréquents n'ont cependant pas été le signe d'une santé florissante: ils ont souvent correspondu au contraire aux périodes où la 14 croissance a été particulièrement lente, comme dans les années 90, traduisant davantage la faiblesse de la demande intérieure hexagonale que l'excellence de ses produits... Depuis 2003, ces excédents ont disparu pour laisser place à des déficits significatifs, sans que la croissance ait significativement rebondi. Déficits pétrolier et industriel Cette dégradation résulte pour une part de l'aggravation du déficit pétrolier: ce poste, qui occasionnait à lui seul un trou de plus de 4 points de PIB entre 1980 et 1985 dans la balance commerciale française, a recommencé à plomber sérieusement les comptes avec la nouvelle hausse des cours du pétrole. Mais le déficit récent traduit aussi une aggravation rapide des déséquilibres des échanges industriels: ils dégageaient un excédent de 2,6 points de PIB en 1959 et enregistrent désormais un déficit de 2,4 points. Le cas du textile-habillement est bien connu: excédentaire à hauteur de 1,2 point de PIB en 1959, le secteur est désormais déficitaire à hauteur de 0,5 point. Et la France importe deux fois plus qu'elle n'exporte (en valeur, car en volume l'écart est bien plus important compte tenu du bas coût des produits importés). De même, les équipements du foyer qui dégageaient un excédent de 0,3 point de PIB il y a cinquante ans, creusent désormais un trou de 0,7 point dans la balance commerciale française avec, là aussi, deux fois plus d'importations que d'exportations. Le secteur des machines a connu également une dégradation analogue. En face de ces secteurs de plus en plus déficitaires, on trouve cependant quelques activités où les positions de l'économie française se sont au contraire renforcées. En 1959, agriculture et industries agro-alimentaires affichaient un déficit important, correspondant à 2 points de PIB, Ce n'est que depuis 1980 que les excédents sont réguliers dans ce secteur. Depuis dix ans, ils ont cependant tendance à se réduire. Autres secteurs où les excédents français se sont accrus: 15 la chimie, la pharmacie et l'aéronautique. En revanche, l'automobile est de moins en moins le grand fournisseur d'excédents extérieurs qu'elle a été assez régulièrement depuis cinquante ans. Notes (1) Il faut utiliser ces ratios avec précaution car les deux termes ne sont pas comparables: exportations et importations correspondent à un chiffre d'affaires, tandis que le PIB ne totalise que des valeurs ajoutées. 16 A la fois plus et moins d'Etat L'Etat employeur-producteur recule tandis que l'Etat redistributeur s'étend. En 1959, les administrations publiques (Etat central, collectivités locales, administrations de sécurité sociale) fournissaient 11 % de tous les biens et services produits en France; aujourd'hui elles comptent pour 16 % de cette production. Mais c'est surtout au cours des années 60 et 70 que leur poids a augmenté. La part des administrations publiques dans le produit intérieur brut (PIB) a culminé en effet à 16,4 % du PIB en 1984. Elle s'est stabilisée depuis et oscille au gré de la conjoncture. Au sein des pouvoirs publics, le poids des différentes composantes s'est cependant profondément modifié. En 1959, les collectivités locales ne pesaient que 1,7 % du PIB. On en est aujourd'hui à 4,6 %, un quasi-triplement. Il en va de même pour les administrations de sécurité sociale (essentiellement l'hôpital public). Dans le même temps, le poids de l'Etat central a diminué, passant de 8,4 % du PIB en 1959 à 7,8 % en 2006. Après avoir culminé en 1982, avant que n'interviennent les premières grandes réformes de décentralisation. Cependant, il s'agit là des administrations publiques au sens strict. Pour apprécier le poids réel de l'Etat dans l'économie, il faut y ajouter les entreprises publiques. En 1985, au maximum de l'expansion du secteur public, 3 058 entreprises étaient détenues par l'Etat et elles employaient 1856 000 personnes, soit 10,5 % des salariés. En 2005, ces entreprises n'étaient plus que 1143 avec 864 000 employés, soit 3,9 % des salariés. Depuis vingt ans, le poids de l'Etat a donc fortement reculé en tant qu'employeur et producteur. 17 Etat redistributeur Ce n'est pas le cas, en revanche, dans sa fonction de redistribution des richesses. L'activité des pouvoirs publics consiste en effet notamment à percevoir de l'argent sous forme de taxes, d'impôts ou de cotisations sociales, pour le rendre immédiatement aux ménages et aux entreprises (mais pas forcément les mêmes que ceux qui avaient été taxés initialement) sous la forme de prestations sociales ou de subventions. En 2006, l'Etat n'a utilisé qu'un peu plus du tiers des prélèvements obligatoires pour son propre fonctionnement, comme en 1959. Il y a cinquante ans, ces prélèvements représentaient en tout un peu moins du tiers des richesses produites ; aujourd'hui, avec 46 % du PIB, on s'approche de la moitié. La part des impôts sur la production (essentiellement la TVA et les droits de douane) a légèrement fléchi, passant de 17 % du PIB en 1959 à 15 % aujourd'hui. Tandis que les impôts sur le revenu et le patrimoine (surtout l'impôt sur le revenu des ménages et celui sur les bénéfices des entreprises, ainsi que la contribution sociale généralisée, CSG) sont passés de 6 % du PIB à 12 %, un doublement. Les cotisations sociales forment le plus gros morceau, avec 18 % du PIB, alors qu'elles ne pesaient que 10 % en 1959. Leur niveau a cependant sensiblement diminué depuis 1996, où elles avaient culminé à 21 % du PIB, du fait du basculement d'une part croissante du financement de la protection sociale vers l'impôt, via la CSG. Cette hausse de la part des prélèvements obligatoires dans le PIB est un phénomène que connaissent tous les pays développés. Dans des sociétés et des économies de plus en plus complexes, et donc fragiles, il faut corriger de plus en plus souvent les défaillances du marché et fournir de plus en plus de « 18 biens publics », comme disent les économistes : sécurité physique et juridique, qualité de l'infrastructure et de l'environnement... Ce mouvement donne souvent l'impression que les richesses laissées à l'initiative privée reculent. Ce n'est pas du tout le cas: les 54 % du PIB qui échappaient aux prélèvements obligatoires en 2006 représentent 3,7 fois plus de richesses que les 67 % de 1959. Encadré La dette publique est-elle de droite ou de gauche? Les dépenses publiques ont excédé les recettes de l'Etat pendant 34 des 48 dernières années. Si les dépenses financées par ces déficits servent à doper la croissance, cela ne pose pas de problème: les recettes qui découlent de cette croissance permettent de rembourser les emprunts antérieurs. Les entreprises fonctionnent d'ailleurs de la même façon: elles ont aussi été en « déficit» pendant 43 des 48 dernières années, ayant recours à l'épargne des ménages pour se financer. Mais avec le ralentissement de la croissance, ce cercle vertueux ne s'est pas mis en place et la dette publique a explosé, au point d'atteindre 64 % du produit intérieur brut (PIB) en 2006. La légende voudrait que cette dette publique n'ait cessé de s'accroître depuis l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, sous l'effet de l'impéritie gestionnaire de cette dernière et de son goût immodéré pour les déficits. La réalité est quelque peu différente. D'abord, en 1978, sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing, la dette publique pesait déjà 210 milliards d'euros 2006 (en euros 2006), soit 21 % du PIB de l'époque. Et si on fait le bilan, sur toute la période 1981- 2006, durant les 14 années de gauche, la progression de la dette publique a été de 420 milliards d'euros 2006. Et durant les 12 années de droite, de 512 milliards d'euros. 19 Le pouvoir aux actionnaires Les sociétés sont de plus en plus étroitement contrôlées par les marchés financiers. En 1959, la rémunération des salariés, y compris les cotisations sociales et les avantages annexes, absorbait 68,4 % de la valeur ajoutée produite dans les entreprises (1), et les propriétaires en recevaient 31,6 % pour à la fois renouveler les équipements, rembourser les emprunts éventuels et distribuer des dividendes. La part des salaires a été ensuite orientée à la hausse, jusqu'à atteindre 74,2 % en 1982, avant de tomber à un minimum de 63,6 % en 1998. En 2006, elle est de 65.8 %. Sur longue période, si l'on excepte la « bosse» des années 1975-1985 liée à une période de crise aigüe, les salariés ont donc perdu 2 à 3 points de valeur ajoutée au bénéfice du capital. Il faut toutefois corriger ce constat. Le système productif est devenu entre-temps plus capitalistique : chaque travailleur, pour produire, utilise aujourd'hui davantage d'équipements qu'il y a cinquante ans. Des équipements qu'il a fallu financer, puis amortir au fur et à mesure qu'ils s'usaient. Ainsi, la consommation de capital fixe (c'est-à-dire le montant des amortissements) représentait 13,4 % de la valeur ajoutée en 1978. Ce ratio atteint 15,2 % en 2006. Autrement dit, la hausse de la part des profits correspond pour l'essentiel à l'intensité accrue de l'utilisation d'équipements. Un usage différent des profits S'il est difficile, de ce fait, de soutenir la thèse d'un déplacement significatif du partage des richesses aux dépens des salariés, l'usage que font les entreprises de leurs profits a cependant été profondément transformé. Entre 1959 et 1994, les actionnaires percevaient, sous forme de dividendes ou de revenus similaires, 20 de 11 % à 16 % des profits bruts avant amortissements et impôts (2). Depuis, cette proportion ne cesse de progresser: elle a frôlé les 28 % en 2006, soit 76 milliards. Certes, une part de cette hausse des dividendes compense la diminution des sommes que les entreprises versent à d'autres apporteurs de capitaux: les créanciers qui leur prêtent de l'argent. Du fait de la forte baisse des taux d'intérêt, la part des profits bruts que les entreprises consacrent à rémunérer leurs créanciers a en effet diminué de 21 % en 1993 à 9,9 % l'an dernier. Il n'empêche, le total intérêts + dividendes représentait 38 % des profits des entreprises l'an dernier, contre 26 % en 1959. Qu'est-ce à dire? Tout simplement que les sociétés distribuent désormais la quasi-totalité de ce qu'elles gagnent, une fois prise en compte l'usure des équipements et les impôts sur les bénéfices. Alors que les profits conservés par les entreprises permettaient traditionnellement aux sociétés de financer par ellesmêmes une large partie de leurs investissements, elles doivent désormais recourir à l'emprunt ou aux augmentations de capital. Le taux d'autofinancement des sociétés non financières, c'est-à-dire la fraction des investissements qu'elles financent avec leurs profits, est tombé à 60 % en 2006. Il faut remonter aux années de forte croissance d'avant 1968 ou à la période de crise aigüe entre 1975 et 1983 pour trouver des taux aussi bas. Certes, une partie de l'explication est conjoncturelle. Le coût des emprunts ayant diminué, les firmes en profitent pour emprunter peu cher afin de financer des investissements qui rapportent nettement plus. Mais s'il ne s'agissait que de cet effet de levier, les investissements des sociétés augmenteraient sensiblement, ce qui n'est pas vraiment le cas. L'explication centrale concerne plutôt le pouvoir nouveau des actionnaires: ils sont devenus les arbitres des secteurs ou des entreprises qu'il convient de développer et de ceux condamnés au déclin... ou aux délocalisations. 21 Notes (1) Il s'agit ici des sociétés dites" non financières » en comptabilité nationale. (2) Ces profits bruts correspondent à ce que la comptabilité nationale nomme « l'excédent brut d'exploitation ». En outre, les dividendes et les intérêts pris en compte ici sont ceux versés par les entreprises après déduction de ceux qu'elles ont perçus, de leurs filiales en particulier. Denis Clerc et Guillaume Duval POUR EN SAVOIR PLUS Les comptes nationaux sont accessibles sur le site de l'Insee: www.insee.fr/fr/indicateur/cnat_annu/base_2000/cnat_annu_2000.htm 22 23