Variations sur l’ordre européen du XVIIe au XXe siècle Professeur B.Bruneteau La notion d’ordre La notion d’ordre aspire à échapper au chaos et à l’harmonie des valeurs, des structures (tant économiques que sociales), ainsi que des techniques. Cette recherche de l’ordre est très ancienne : déjà dans l’antiquité sous le règne de Périclès, puis sous le règne de Louis XIV, comme à la Belle Epoque, on a voulu instaurer un certain ordre en Europe. Un ordre est cependant éphémère et peut se décomposer en trois étapes principales : l’Age d’or, le déclin et la mort , la « momification » de l’ordre. Pour De la Farge, l’ordre est un ensemble plus ou moins cohérent, plus ou moins stable de principes, de règles et de pratiques qui sont intériorisés par les acteurs dans leur ensemble (individus, communautés, Etats) ; la garantie de leur respect étant assurée par des sanctions. Les types d’ordres Il en existe principalement trois : l’ordre par l’empire avec une ambition d’universalité et un centre hégémonique. On peut évoquer ici l’Empire romain, l’Empire chinois, l’Empire américain mais aussi l’ordre nouveau nazi dans un tout autre régistre. La seconde catégorie d’ordre est l’ordre par l’équilibre, dont l’objectif est de le maintenir par un blocage de toute tentation hégémonique, par le biais de concertations et de compromis. La dernière catégorie consacre l’existence d’un ordre par le droit, par la démocratie fédérative, d’inspiration ancienne (siècle des lumières). Kant y a contribué avec son projet de paix perpétuelle. Cet ordre est fondé sur les ruines de l’ordre parl’équilibre. La création de la Société des Nations après la Première Guerre mondiale, puis la construction communautaire après la Seconde Guerre mondiale en sont deux illustrations. L’ordre européen a traversé les trois étapes. Il a été successivement un ordre par l’empire au temps de la Communauté chrétienne au Moyen-Age, un ordre par l’équilibre du XVIè siècle jusqu’au Traité de Versailles de 1919, puis un ordre par la démocratie depuis 1945 avec la construction communautaire. I.La naissance de l’ordre par équilibre : XVIè-début XVIIIè siècle A. La rupture dela Res Publica Christiana Cette naissance marque une rupture avec l’idéal de l’ordre par l’Empire. Il résulte de l’affrontement entre les différents souverains européens, entre les papes et les empereurs. L’ordre par l’équilibre ne peut apparaître que dans le cadre d’une Communauté internationale structurée par des valeurs communes et unitaires (même organisation politique, mêmes valeurs religieuses…), mais également par des pratiques communes car universelles. Cela a par exemple été le cas avec le Saint Empire romain germanique. Au XVIè siècle, l’idée d’empire laisse peu à peu la place aux monarchies nationales et technocratiques, ainsi qu’à l’éclatement des valeurs religieuses jusqu’ici communes, avec l’apparition notamment du mouvement de la Réforme. Des blocs antagonistes apparaissent donc, en même temps que l’idée de Souveraineté de Jean Bodin. Ainsi, désormais pour les princes européens et pour les Etats, l’objectif principal est de survivre et de préserver leur Souveraineté et leur indépendance. Dans ce but, on assiste à l’apparition d’alliances et de coalitions visant à briser toutes tentatives hégémoniques pour conserver l’équilibre. C’est ce qui s’est passé après la Guerre de Cent Ans pour freiner l’expansion de la France, mais aussi au XVIè siècle sous le règne de Charles Quint, au XVIIIè siècle contre la Prusse, au XIX è siècle contre Guillaume II et, plus récemment en 1940-45 contre l’Allemagne nazie d’Hitler. B. La définition pragmatique du système de l’équilibre Les traités de Westphalie de 1648 et le traité d’Utrecht de 1713 constituent « la loi nouvelle de l’Europe » (Chavigny), la base du système politique de l’Europe (J.J. Rousseau). 1.Les traités de Westphalie ou la fin de l’idée impériale La Guerre de trente ans avait pour but de briser la tentative hégémonique de l’Empereur Ferdinand II, sous le couvert d’une guerre de religion. Les traités de Westphalie marquent ainsi la fin de l’idée impériale et la base de la construction européenne jusqu’en 1789. Ces traités comprennent des clauses territoriales et politiques (morcellement de l’Allemagne en près de 300 entités), mais également des clauses religieuses. Les traités de Westphalie ont trois caractéristiques principales : D’abord l’absence de principes supérieurs. Ensuite l’effacement de l’unité impériale de l’Europe en faveur d’un équilibre des forces, d’un ordre international garanti par les puissances et d’un droit international que régit les relations internationales. Enfin la suprématie du pouvoir civil sur tous les autres pouvoirs et en particulier sur le pouvoir religieux. Pour l’Eglise et la papauté, ces traités sont, encore aujourd’hui, une catastrophe historique. 2.Le traité d’Utrecht de 1713 ou l’émergence de l’arbitrage anglais Faisant suite à la Guerre de succession d’Espagne (1700-1713), qui aurait consacré la suprématie et l’hégémoniefrançaises en Europe, remettant ainsi en cause l’ordre européen par l’équilibre, le Traité d’Utrecht consacre le concept nouveau de « Balance of Powers » ou d’équilibre des pouvoirs. L’Angleterre, membre d’une coalition depuis 1702 légitime son entrée en guerre par ce concept, qui pose le principe du juste équilibre des puissances et autorise une réelle organisation du continent européen. C. La théorisationdu système de l’équilibre La doctrine tenta de définir la notion de Communauté internationale. L’équilibre suppose une première prise de conscience de l’Europe, d’une Société des nations européennes. Sully proposa ainsi un projet d’organisation de l’Europe constituée de 15 Etats de force égale. Au début du XVIIè siècle, Grotius, dans son « traité du droit de la guerre et de la paix » de 1625, condamne les conquérant illégitimes. II. L’apogée de l’équilibre européen : début XVIIIè-fin XIXè siècle A.L’équilibre des forces de l’Europe du XVIIIè siècle L’équilibre est difficile à réaliser car la géo-politique européenne voit des mouvements divergents et violents. En effet, la Suède cesse à cette époque de compter dans l’ordre européen en tant que puissance. La Russie et la Prusse en profitent. La puissance de la France de Louis XV décline également suite au traité de Paris de 1763. Parallèlement, l’Angleterre s’affirme de plus en plus en tant que puissance maritime mondiale et les autres puissances européennes font appel à son arbitrage. B.1789-1815 : crise et redéfinition de l’équilibre 1- La Révolution française et l’Empire : un exemple de déséquilibre massif La Révolution française et l’aventure impériale qui suivit furent les causes d’un déséquilibre massif de l’ordre européen pour deux raisons. D’abord parce que la France s’avère être un colosse démographique (28 Mhab, contre 9 Mhab en Angleterre et 30 Mhab en Russie). Enfin parce que la France se réfère désormais à des règles différentes et antagoniques vis-à-vis des autres puissances européennes : il s’agit en particulier du concept nouveau de légitimité nationale dont l’enjeu n’est plus la maîtrise de l’équilibre mais la recherche d’un ordre social, contre une Europe fidèle à la Souveraineté de droit divin. La France a certes été vaincue par la coalition, mais ses idées se diffusent. 2- L’ambition metternichienne de « l’ équilibre politique » Metternich distingue équilibre politique et équilibre des forces. Il veut établir de nouvelles normes pour restructurer le système européen, n transcendant le système « prédateur » antérieur pour un ordre politique qui assurerait la paix perpétuelle (Metternich ne renie pas l’influence kantienne). Metternich souhaite limiter la violence et instaurer un droit qui régirait les relations internationales. Son concept d’équilibre politique sera concrétisé dans les « concertations » qui se tiendront après 1815. C.Les beaux jours du Concert Européen : 1815-1870 L’ordre harmonieux établi par la pratique des concerts européens se desagrège après 1830. A partir de 1848, on assiste à l’émergence du principe des nationalités qui destabilise l’ordre européen établi. Les monarques intègrent ces nouvelles idées (pourtant causes de déséquilibre) pour mieux les maîtriser et les contrôler (voir par exemple Bismarck). III. La condamnation de l’équilibre européen : 1871-1919 Quatre facteurs ont accéléré la fin de l’équilibre européen à la fin du XIXè siècle A.Le système bismarckien et la cristallisation des alliances Bismarck ne croit pas à l’Europe fédérative, mais croit à une Société des Etats européens. Il souhaite préserver la prédominance allemande après la victoire de 1871, et instaure donc un système d’alliance défensif et préventif visant à rendre impossible tout retour de l’hégémonie française. Cette nouvelle conception d’alliance européenne met fin au concert européen en instaurant un équilibre rigide (deux blocs antagonistes) régi par un système d’alliance automatique. Bismarck met ainsi un terme au rêve metternicien. B.Le triomphe des nationalismes A partir de 1870, apparaît un néo-nationalisme biologique et populaire (sans point commun avec le nationalisme libéral de 1789), qui se caractérise par un darwinisme social et un culte de la guerre. Le néo-nationalisme biologique prône la « lutte pour la vie », et donc la loi du plus fort qui contribue au déséquilibre massif de l’ordre européen instauré. C’est la fin des compromis : « Il n’y a pas de compromis entre la terre et les morts ». C.La mondialisation des plans de paix La mondialisation des plans de paix consacre une nouvelle conception mondiale du pacifisme due en partie à la colonisation, à la montée en puissance des Etats Unis, du Japon… L’idée d’une Société des nations mondiale fait son chemin en France d’abord (F. Bourgeois), en Angleterre ensuite. D.Le traité de Versailles ou l’acte de décès de l’ordre paréquilibre La Première Guerre mondiale et le Traité de Versailles, véritable diktat des vainqueurs aux vaincus, sanctionnent la mort de cet ordre par l’équilibre. -1918 est la victoire d’un bloc (France et Grande Bretagne) grâce à un pays extra-européen, les Etats Unis, nouveau gardien et arbitre de la paix en Europe. -L’ordre européen consacre l’Europe des vainqueurs contre l’Europe des vaincus. -Le traité de Versailles officialise le morcellement politique de l’Europe en mettant en application le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et son corollaire, le principe de l’autodétermination, souhaités par le Président américain Wilson. En Europe cohabitent désormais des Etats vainqueurs, des Etats vaincus et des Etats nouveaux. -L’après guerre révèle un déclin de l’Europe, déclin confirmé par la nouvelle prédominance américaine. -La SDN instaure un nouvel ordre mondial qui n’est plus exclusivement européen. Conclusion A.L’aspiration à un ordre européen par la démocratie (fédérative) Dans l’Entre-deux-guerres, une nouvelle idée d’un ordre par le droit, par la démocratie fait son apparition, idée confirmée notamment par la création de la SDN et par le projet européen d’Aristide Briand en 1930, restaurant la coopération en Europe. Le nouvel ordre européen par la démocratie fédérative ne se fera pourtant qu’après 1945, à la disparition de l’ordre nouveau de l’Allemagne nazie. B.L’ordre européen par l’équilibre a-t-il vécu après 1945 ? Voir les ouvrages de H. Contamine L’Europe est derrière nous, 1953 et H. Kissinger Diplomatie, 1995. Pour ce dernier, l’ordre par l’équilibre est le seul ordre possible. L’idée de coopération européenne semble aujourd’hui se situer au-delà de l’équilibre. Pourtant, sous certains aspects, l’équilibre demeure en Europe, entre l’Europe et les Etats Unis, entre la France et l’Allemagne, entre les grands Etats et les petits Etats, entre le Nord et le Sud, entre le « noyau dur » et les autres… Compte rendu : Edwige Tucny