mai 1890 - Fi

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DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
mai 1890
André Antoine
«
«
Le Théâtre Libre»
Avant-propos » et « Causes de la crise actuelle » in Le Théâtre Libre, mai 1890, p. I-IV et 23-27.
AVANT--PROPOS
Le Théâtre Libre, dont la première soirée remonte seulement au 30 mars 1887, achève sa
troisième saison.
A cette heure, la tentative qu'il représente atteint le maximum du développement dont elle était
susceptible. Avec sa forme embryonnaire, ses moyens limités, impossibles à développer
davantage en l'état actuel des choses, elle a donné, dépassé tous les résultats espérés.
Après les trois années de tâtonnements et d'essais que la nouvelle scène a permis d'effectuer, la
presse tout entière [ ... ] constate nettement l'utilité du rôle joué par le Théâtre Libre, l'existence
effective d'une nouvelle génération d'auteurs dramatiques et la nécessité absolue d'un
rajeunissement des formules théâtrales.
La crise matérielle aiguë dans laquelle se débattent les scènes françaises démontre également
l'urgence d'une tentative pratique après les tâtonnements purement théoriques des soirées du
Théâtre Libre.
C'est cet état de choses qui pousse aujourd'hui M. Antoine à développer son œuvre et à fonder
un théâtre public, où les mêmes expériences seront poussées plus avant et plus complètement
et, en un mot, soumises à l'appréciation d'un grand public.
Avant tout, le lecteur est prié de vouloir bien croire que nous sommes ici en face d'une chose
grave, d'utilité publique, puisque l'art dramatique, dont il s'agit de favoriser le plein
épanouissement, est l'une de nos supériorités les plus incontestées.
Qu'il soit donc bien entendu, de suite, et pour n'y plus revenir: qu'il ne s'agit pas de lancer
une affaire;
que l'instigateur, ainsi qu'on va le voir, ne cherche là aucun profit personnel ;
qu'en élargissant sa tâche, il ne fait qu'obéir à la nécessité de suivre la voie tracée par les
événements;
qu'enfin, le Théâtre Libre, dans sa forme nouvelle, restera comme par le passé une œuvre
d'intérêt général, ignorante des bas trafics où s'enlise peu à peu 1'« industrie théâtrale ».
Transformé matériellement, le Théâtre Libre vivra, comme il a vécu depuis trois ans, par l'art et
pour l'art.
Baptisés à la fin du siècle « théâtres à côté », les théâtres irréguliers ne donnaient que des manifestations
occasionnelles où il leur était interdit de faire directement recette; ils étaient contraints d'adopter un système
d'abonnement ce qui leur offrait l'avantage d'être exonérés des lourdes taxes d'exploitation dont étaient frappés les
théâtres professionnels avec pignon sur rue, et d'être moins assujettis à la censure. Fondé en 1887, le Théâtre Libre
a représenté la première initiative de « théâtre à côté » à appeler à un renouveau du théâtre en se faisant l'apôtre d'une
formule artistique nouvelle. Une troupe amateur prétendait régénérer le théâtre professionnel par l'exemple. Dans un
souci de vérité et d'authenticité, André Antoine a appliqué les idées de Zola. Eteignant la salle durant le spectacle, il a
débarrassé la scène de ses vieilles habitudes et favorisé la découverte d'une nouvelle génération d'auteurs dramatiques.
La réussite permet à Antoine de pousser plus avant ses ambitions, et d'espérer pouvoir implanter son théâtre dans un
lieu fixe à vocation régulière et désormais professionnelle. Souhaitant ériger la pratique et les choix de sa troupe en «
modèle d'intérêt public », vivant « par et pour la littérature française », André Antoine entreprend de rénover de fond
en comble l'organisation interne du travail thé6tral, pour que celui-ci soit susceptible de composer un ensemble
harmonieux, capable de fonctionner dons un esprit de coopération et de solidarité. Son modèle de troupe va très vite
se diffuser à travers l'Europe, jusqu'à Moscou où il inspirera Stanislavski.
p.11
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
CAUSES DE LA CRISE ACTUELLE
I
La crise actuelle a des causes faciles à résumer.
D'abord, lassitude du public en présence de spectacles toujours pareils, la production
dramatique étant limitée à une quinzaine d'auteurs qui font la navette de théâtre en théâtre,
monopolisent l'affiche et servent toujours au spectateur la même mixture, dissimulée sous un
simple changement d'étiquette. Chacun a sa « marque» assez semblable, d'ailleurs, à celle du
voisin, chacun fait constamment la même pièce, un peu plus mal à chaque récidive parce que
l'âge vient et que le tour de main s'alourdit. les directeurs ne se lassent pas d'offrir au public ces
ftuits de la décrépitude, mais le public, saturé, s'en détourne et passe son chemin.
Donc, cause première de la crise, un impérieux besoin de nouveau.
Ensuite, incommodité des salles actuelles. [ ... ] Tous nos théâtres, - disons presque tous pour
ne décourager personne, - sont construits et aménagés dans des conditions d'insécurité et
d'inconfortable absolument évidentes.
Troisième cause, la cherté des places. [ ... ] En dehors du billet de faveur, - cette plaie que les
directeurs, tenanciers avides mais maladroits, ont fait naître, qu'ils ont complaisamment
développée et dont ils souffrent aujourd'hui au point de lui attribuer naïvement toutes leurs
infortunes, - en dehors du billet de faveur, le théâtre qui était autrefois un plaisir possible, à la
portée de toutes les bourses, est devenu un véritable « luxe », restreignant ainsi peu à peu sa
clientèle, diminuant ses recettes à mesure qu'il augmentait ses prix, et chassant lentement le
grand public vers les cafés-concerts et les spectacles acrobatiques.
Quatrième cause de décadence, la désorganisation des troupes de comédiens. Ici encore, nous
nous heurtons à une maladresse qui désarmerait toute critique si elle n'avait d'aussi désastreuses
conséquences.
Alors que l'interprétation d'un ouvrage exige, avant tout, une qualité tellement essentielle qu'elle
dispense des autres, l'ensemble, condition sans laquelle l'œuvre littéraire est défigurée et
massacrée comme le serait une œuvre musicale dont les exécutants ne joueraient pas en mesure, les directeurs,
substituant au système de l'ensemble le système des étoiles, mettent en vedette un ou deux noms
connus et cotés, pur-sang dont ils paient à prix d'or la course plus ou moins brillante, et
entourent ces grands favoris souvent fatigués mais tenant toujours la corde, de malheureux
acteurs recrutés au hasard pour servir de repoussoirs aux têtes d'affiches. De cette interprétation
hétéroclite résulte une absolue déformation de l'œuvre, d'où nouvelle et irrémédiable cause de
répulsion pour le public indigent.
En résumé, le théâtre actuel offre au spectateur des Pièces sans intérêt, dans des salles déplorablement
agencées, à des prix exorbitants, avec des troupes sans cohésion.
Il
Tels sont les principaux vices à réformer, tels sont les points essentiels sur lesquels nous
allons insister de façon à conclure énergiquement que les quatre réformes suivantes sont
devenues indispensables :
Pièces nouvelles, salle confortable, places tarifées à bon marché, troupe d'ensemble.
Là est le programme de tentative qui fait l'objet de ces réflexions.
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DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
Paul
Fort
«
Fondation du Théâtre d'Art »
1891
Lt:ttre in L'Echo de Paris, 24 février 1891
Le Théâtre d'An est aujourd'hui un théâtre pauvre ... Demain,
ce sera le Théâtre de Verlaine, de Maeterlinck, celui de
Mallarmé, de Charles Morice, de Moréas, d'Henri de
Régnier, de Vielé-Griffin; les fous et les exaspérés auront
peut-être attiré des réputations plus solides ... Jusqu'à demain,
ô déesse des pures gloires, protégez-nous je vous prie contre
l'Inconnu Commanditaire qui engagera les actrices sur la
simple inspection de leurs mollets ...
élite d'esthètes cultivant l'hermétisme et le raffinement ennemis de tout
une chance oux ombitions du jeune Poul Fort qui, tout en oyant été un
fervent admirateur du Thé6tre Libre, trouve là une place à saisir: se
présentant comme le chompion du Symbolisme,
il s'érige en concurrent direct du Thé6tre Libre. En fondant le Théê1tre
d'Art il convie peintres, musiciens, poètes,
à venir concourir sons aucune préséonce. Si le Thé6tre Libre a mis en
opplication les idées préconisées par Zola, le Thé6tre d'Art se réfère
quont
à lui oux idées de Stéphone Mallarmé; « Nommer un obje~ c'est
supprimer les trois quorts de la jouissance du poème qui est faite de
deviner peu à peu; le suggérer. voilà le réve. »
13
Le Thé6tre Libre a ouvert la voie.
Mais on accuse Antoine, qui entendait
pourtant foire de son théâtre une
tribune pour toutes les écoles
littéraires, de favoriser l'accession de
la trivialité ou théâtre en faisont la part
trop belle aux grivoiseries des «
comédies rosses ». A l'encontre des
préoccupations
réalistes,
les
symbolistes s'affirment comme une
prosaïsme qui les éloignerait de l'art,
traduction d'une quête d'idéal, soif d'«
échoppée vers des ou-delà ». Ce
contexte
offre
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
27 août 1891
Pierre
Quillard
Un
périodique,
Théâtre d'Art
Argument de la mise en scène pour La Fille aux mains couPées
in Théâtre d'Art, programme du 27 août 1891, première au « Théâtre d'Art
d'Asnières » d'une « série de représentations parallèle à celle de Paris ».
La collaboration des peintres, tels
Bonnard, Vuillard, Denis,
Vallotton ou Ranson permet à la
scène de se rendre perméable aux
inruences d'une esthétique
picturale en pleine évolution: les
Nabis ne peuvent qu'être attirés par
la recherche d'un espace scénique
conçu comme lieu de visions ou
de prophéties.
Cependant, dons la mesure où la
scène doit demeurer une zone
étrange, être perçue comme un
lieu imaginaire où apparaissent et
disparaissent des fant!Jmes,
l'acteur ne peut manquer de se
heurter à la difficulté de figurer un
fant!Jme de papier ou d'incarner
une idée, sons décevoir par la
matérialité de son corps. Les
animateurs du ThééJtre d'Art, qui
ont la conviction que
celui-ci n'est encore qu'un «
brouillon de l'avenir », ont
conscience de se confronter ainsi
aux limites de l'art thééJtral.
14
L'ordonnance scénique de ce poème est pour laisser toute sa valeur à la
parole lyrique empruntant seul le précieux instrument de la voix humaine qui
vibre à la fois dans l'âme de plusieurs auditeurs assemblés négligeant
l'imparfait leurre des décors et autres procédés matériels. Utiles quand on
veut traduire par une imitation fidèle la vie contemporaine, ils seraient
impuissants dans les œuvres de rêve, c'est-à-dire de réelle vérité.
On s'est fié à la parole pour évoquer le décor, et le faire surgir en l'esprit du
spectateur, comptant obtenir, par le charme verbal, une illusion entière et
dont nulle contingence inexacte viendra troubler l'abstraction.
Aussi le dialogue en vers est-il enchâssé dans une prose continue qui dévoile
les changements de lieu et de temps, indique les êtres, révèle les faits et
laisse ainsi au vers sa fonction essentielle et exclusive: exprimer lyriquement
l'âme des personnages. La prose assidue du coryphée suit l'action, elle la
débarrasse de tout récit, de toute explication qui gênerait ou alourdirait son
vol. Le chant ne contient que le chant.
Le Théâtre d'Art représente sur fond d'or La Fille aux mains couPées.
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
Auguste Linert : « Théâtre ci' Art social,
12 mars 1893
spectacle ci' essai»
Extrait du programme, in L'Art social, 1re année
(11011 datée), p. 7.
Trouvant notre théâtre trop spécialiste, trop analytique, j'ai tenté un essai
Vl;rs un genre plus large, plus théâtral, plus fécond, vers la synthèse en
un III ot.
Notre drame moderne est une photographie prise à l'instantané et rehaussée de retouches au pinceau du poète ou fouillée des pointes sèches du
psychologue.
C'est aller à l'encontre de l'art dramatique, je crois, que de viser seulement, exclusivement, à la vérité, à la reconstitution exacte d'un milieu, à
"étude naturelle d'un caractère, au développement logique de la vie,
puisque tout est factice au théâtre, depuis le sol, plancher vulgaire, jusqu'au ciel, vagues frises.
La commedia dell'arte serait la seule et bonne tranche de vie - et encore !
Le théâtre étant de l'humanité artificielle, je bâtis franchement ma pièce
en pleine convention, je l'échafaude avec des accessoires nécessaires, et
malgré cela - ou plutôt, grâce à cela - j'espère produire une impression de
réalisme dans l'esprit du spectateut.
Mon sérieux est basé sur le burlesque. En un mot, je veux retourner sincèrement à la source du théâtre, revenir à la voie primitive; je saute des
siècles pour arriver aux grossières moralités, réminiscences du drame
antique, le seul qui fut à la fois philosophique et humain.
L'art dramatique doit surtout viser à la synthèse, généraliser la vie et les
aspirations d'un peuple.
C'est ainsi qu'il a été chrétien aux siècles de la foi sincère, guerrier au
temps des rouges apothéoses; il est bourgeois en notre époque monnayée,
où toutes les scènes se résument en ceci: propriété; vol, trafic matrimonial, cocuage, adultère, héritage, testaments et contrats.
Il doit être social aux jours de revendications populaires et exprimer surtout la lutte de ces antagonistes : le capital et le travail, la banque et
l'atelier.
Aussi deux symboles dominent dans ma pièce: le coffre-fort, armure des
chevaliers modernes, la ... cloche de Caïn, tocsin des frères maudits ...
En apportant au titre de Paul Fort un
ajout significatif, le Thé6tre d'Art
Social se veut ouvertement
polémique. Le
12 mars 189], Auguste Linert
annonce de la sorte un spectacle
d'essai et place en exergue de son
programme la motion suivante: « La
parole est à l'Art.» Il ne donnera
qu'une seule représentation. qui n'a
sans doute pas répondu aux
intentions de ses fondateurs. Ses
attaques visent aussi bien le thé6tre
« conventionnel et bourgeois» que le
Thé6tre Libre et le Thé6tre d'Art de
Poul Fort conjugués.
Il ne s'agit pas de calquer la réalité
mais de développer une dimension
fantaisiste de la fable. Comme des
marionnettes, les personnages
doivent représenter des types de
caractère semblables à ceux de la
Commedia dell'arte, donnée pour
exemple. Portant du principe que tout
est factice au thé6tre, il s'agit de
mettre en évidence la convention, et
retourner ainsi vers
« les voies primitives ». De telles
intentions ne s'avèrent-efles pas
annonciatrices du thé6tre d'Alfred
Jarry avec son Père Ubu ou du
thé6tre de foire du docteur
Dappertuto, alias Meyerhold?
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
saison 1895-1896
Aurélien LugnéPoe 1 nternationale »
« Manifeste
de
L'Œuvre
septembre 1895.
Après des débuts comme régisseur
et acteur au 7hédtre Ubre, LugnéPoe a rejoint le Thédtre d'Art de
Paul Fort dont il a pris en 1 893 la
succession en (ondant l'Œuvre. Au
cours d'incessantes tournées à
travers l'Europe, il entreprend de
s'implanter simultanément à Paris,
Bruxelles et Amsterdam où il
souhaite organiser dans chacune de
ces villes une
« Maison d'Art ». Comptant sur la
collaboration d'amis belges et
hollandais, il espère également
trouver des appuis à Londres et à
La Haye. Bien que ce projet trop
ambitieux ait finalement échoué,
Lugné-Poe profitera dès 1 900 de la
notoriété de Suzanne Després et la
Duse pour multiplier les tournées à
l'étranger. qui feront vivre la troupe.
Ces voyages (notamment dans les
pays scandinaves, en Orient, en
A(rique et en Amérique du Sud),
permettront à cet inlassable
« découvreur» de constituer un
impressionnant répertoire, des plus
éclectiques. Soucieux d'établir «
une liaison entre tous les gens
touchant
le thédtre de tous les pays du monde
», il contribuera également à (aire
venir à Paris des troupes illustres
telles le Thédtre d'Art de Moscou
ou celle de Max Reinhardt ...
Illustré d'une lithographie de
Toulouse-Lautrec et de dessins de
Maurice Denis, Edouard Vuillard, A
de la Gandara et Valloton, ce
mani(este était rédigé en (ronçais,
en anglais et en hollandais.
16
Le Théâtre de l'Œuvre s'est imposé par son éclectisme et la bonne volonté
de ses efforts pour l'Art, à Paris comme à l'étranger. Lors de sa fondation,
il fut déclaré qu'il serait la maison de tous les efforts artistiques: il va
donc tenter, pour le 1er janvier 1896, de répondre à toute la largeur de
son appellation: {{ l'Œuvre»! subsistant intact dans sa forme de théâtre, à
Paris comme à Bruxelles dès le 1er octobre 1895.
C'est-à-dire que nos huit soirées auront lieu comme par le passé pour tous
nos membres honoraires. Cette saison, ce seront huit grands cycles du
théâtre: chinois, hindou, grec, Moyen Age, Renaissance anglaise et espa gnole, mouvement contemporain (félibres et Nord); mais, implicitement,
nos membres honoraires, sans aucun accroissement de cotisation, feront
partie de {{ l'Œuvre Internationale », fédération jeune, artistique, reliant
les unes aux autres les diverses tentatives d'art, françaises, belges, hollandaises et anglaises, tout en laissant à chacun son individualité.
Il est donc entendu:
Que le théâtre parisien de {{ l'Œuvre » reste i~tact, poursuit sa route vers
le Beau en puisant, en 1895-1896, aux grandes sources de l'Histoire, de la
Chine à Aristophane, de l'Inde à Calderon, et que nos membres
honoraires restent ses abonnés. Que, d'autre part, l'Œuvre Internationale
» se fonde dès le 1er janvier 1896, tribune de toutes les manifestations des
quatre pays dont le Théâtre de « l'Œuvre » ne sera qu'une des voix, norre
théâtre ne prenant lui-même que la place que lui assignera une
conférence plénière des membres actifs des quatre pays (conférence qui
aura lieu sans vote, blessant la bonne volonté d'un chacun, aux premiers
jours de janvier. Nos membres honoraires qui nous aidèrent à fonder le
théâtre sont évidemment déjà ceux ides fêtes parisiennes de « l'Œuvre
Internationale »). La grande concentration de la pensée artistique jeune
des quatre pays aura donc ses manifestations en représentations
dramatiques françaises ou étrangères dans les quatre villes (paris,
Londres, La"Haye, Bruxelles), en grandes auditions musicales, en
expositions d'art plastique ou décoratif, en périodiques semestriels
(critique, poésie dans les trois langues).
Nous espérons, comme autrefois, que toutes les bonnes volontés d'art et
de goût voudront bien se grouper autour de cette pensée d'union, et nous
aider dans cette nouvelle tentative avec autant de désintéressement que
pour le Théâtre de « l'Œuvre ».
<{
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
Stanislavski et Némirovitch-Dantchenko
Moscou, 1898
« Protocole du Théâtre d'Art, accessible
à tous»
in C. Stanislavski, Ma vie dans l'art, trad. Denise Yoccor,
I.ausanne, L'Age d'Homme, 1980, p. 239.
Il Il 'y a pas de petits rôles, il n'y a que de petits acteurs.
Aujourd'hui Hamlet, demain figurant, mais toujours, même comme figul'ant, serviteur de l'art.
Le poète, l'acteur, le peintre, le costumier, le machiniste servent un seul et
même but, celui que le poète a pris pour pierre angulaire de son œuvre. Tout
ce qui trouble la vie créatrice du théâtre est un crime.
Retard, paresse, caprice, crise de nerfs, mauvais caractère, rôle mal su,
obligation de répéter deux fois la même chose: tout cela nuit au travail et
doit être banni.
En (ondant le Thédtre d'Art de
Moscou, Stanislavski et
NémirovitchDantchenko révent de
construire un thédtre basé sur de
nouvelles (ondations. L'un et
l'outre sont irrités de voir s'abîmer
les rares
« authentiques talents ii dons
un
thédtre
soumis
à
l'affairisme des « buffetiers ii
ou des
« bureaucrates ii. Il s'agit de
(ormer une troupe composée des
« meilleurs artistes amateurs ii du
cercle de Stanislavski et des « élèves
les plus doués ii de NémirovitchDantchenko. Afin de « béJtir un
temple sur ce qui n'est qu'une
baraque (oraine », il importe en
premier lieu de préparer « un lieu
convenable, adopté à la vie d'une
personne cultivée» de sorte qu'il
soit ensuite possible « de (aire port
aux acteurs d'un certain nombre
d'exigences en accord avec ce
genre de vie ». Ouvert le 14 octobre
1898, le Thédtre d'Art est inauguré
sous la devise suivante: « Travail
collectif, travail exigeant la
collaboration de tous. »
17
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
1901 Constantin
«
Stanislavski:
Le talent seul ne suffit pas au théâtre»
«A
Alexandre Borodouline », Saint-Pétersbourg, 11 mars 1901, in C. Stanislavki 1863-1963, trad. Cyrilla
Falk,
Moscou, Editions du Progrès, 1963, p. 246-247.
Stanislavski répond ou
jeune Alexandre
Borodouline, qui lui
demande de foire partie de
la troupe du Thédtre d'Art.
18
Savez-vous pourquoi j'ai abandonné mes affaires personnelles et me suis
consacré au théâtre? Mais parce que le théâtre est la tribune la plus puissante qui soit, et que son influence est supérieure même à celle des livres
et de la presse. Cette tribune est tombée sous la coupe des rebuts du genre
humain, qui en ont fait un lieu de débauche. Ma tâche consiste à purifier,
dans la mesure de mes forces, la famille des artistes, à en bannir les ignorants, les illettrés et les exploiteurs. Ma tâche consiste à faire comprendre,
dans la mesure de mes moyens, à la génération actuelle que l'acteur est
propagateur de la beauté et de la vérité. A cette fin, il doit être au-dessus
de la foule par son talent, par son instruction et par ses autres mérites.
L'acteur doit être avant tout un homme cultivé, pour pouvoir comprendre,
pénétrer les œuvres des plus grands maîtres de la littérature.
Voilà pourquoi, à mon avis, il n'y a pas d'acteurs. Sur mille nullités,
ivrognes et ignares qui se prétendent acteurs, il faut en rejeter neuf cent
quatre-vingt dix-neuf pour n'en retenir qu'un, digne de ce nom. Ma troupe
se compose d'universitaires, de techniciens sortis d'écoles secondaires et
supérieures, et c'est ce qui fait la force de notre théâtre.
Vous avez senti naître en vous l'amour du théâtre. Commencez par lui
faire des sacrifices, car servir la cause de l'art consiste précisément à s'im moler à lui ·sans calcul. Etudiez ... Lorsque vous serez devenu un homme
cultivé et instruit, venez me trouver, si mon travail vous plaît toujours.
Soyez prêt alors, oubliant la gloire et n'aimant que votre art, à suivre avec
mes camarades et moi un chemin rude, pénible, parsemé de ronces. Bien
entendu, tout ceci n'est réalisable que si vous avez du talent ... Mais le
talent seul ne suffit pas au théâtre, surtout au XXe siècle. Le répertoire du
théâtre nouveau se composera d'œuvres dont les auteurs seront, par leur
portée philosophique et sociale, des Ibsen à la deuxième puissance, et
leurs pièces pourront être jouées seulement par des gens cultivés. Le
temps est révolu des braillards et des histrions de province ...
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
Valery
Brioussov
«
Une vérité inutile»
Nenuznaja pravda », in Mir Iskousstva (Le Monde de l'art), na 4, 1902, trad.
Claudine Amiard-Chevrel et publié dans son ouvrage, Les symbolistes m.rses et
le théâtre, L'Age d'Homme, Lausanne, 1994, p.181-188.
«
L'art commence à l'instant où un artiste s'efforce d'éclairer pour
lui-même ses sensations secrètes, troubles. Sans cet
éclaircissement, point de création; sans mystère dans le
sentiment, point d'art. Dans son œuvre, l'artiste éclaire sa propre
âme - en cela la création lui procure une jouissance. En prenant
connaissance d'une œuvre d'art, nous reconnaissons l'âme de
l'artiste - en cela l'art nous procure une jouissance, une
jouissance esthétique. ( ... J le seul fait de savoir dessiner ce qui
l'entoure ne fait en aucun cas l'artiste. L'imitation de la nature est
un procédé de l'art, non son but. la duplication de la réalité, si
elle a un sens quelconque en soi, n'est que d'ordre scientifique.
( ... J On distingue les arts de création et les arts d'interprétation,
mais cette différence est purement extérieure. ( ... J On peut
désigner l'activité du poète, du peintre, du compositeur, etc., par
les termes d'art permanent et laisser à celle du chanteur, du
pianiste, de l'acteur, etc., la dénomination d'art d'interprétation
ou d'exécution. la particularité des arts du premier genre est que
leurs créations demeurent pour longtemps le patrimoine de
l'humanité ( ... J. la création d'un art d'exécution n'a d'existence
que pour ceux qui sont présents à l'instant même de la création;
l'artiste-interprète doit recommencer, encore et encore, chaque
fois qu'il veut la rendre accessible aux autres. Au fond, ces deux
genres d'art sont identiques. Tous deux n'ont qu'un seul objectif:
exprimer l'âme de l'artiste.
L'interprète est aussi un créateur. le comédien sur la scène est
comme le sculpteur devant sa motte d'argile: il doit incarner
dans une forme palpable le même contenu que le sculpteur -les
élans et les sensations de son âme. les sons de l'instrument sur
lequel il joue servent de matériau au pianiste; sa voix au
chanteur, et à l'acteur son propre corps, son élocution, sa
mimique, ses gestes. (' .. J Tout ce que nous exigeons d'un
écrivain, nous sommes en droit de l'exiger d'un acteur. Qu'il soit,
par sa culture, par la plénitude de sa conception du monde, par
sa conscience de la vie, digne de son titre élevé.
( ... J Chaque œuvre d'art prête à un nombre infini de lectures,
authentiques, sans contradictions avec le dessein de l'auteur,
bien que celui-ci ne les ait pas souvent soupçonnées. Chaque
lecteur comprendra de façon différente, à sa manière, un même
poème. Sur scène, un comédien incarne justement la
compréhension qu'il a, lui, de la pièce. Cela seul a du prix.
1902
Poète symboliste du
groupe moscovite Le
Monde de l'Art Brioussov
entend promouvoir par une
approche concrète de la
scène, un théâtre de type
nouveau qui remet en
couse la démarche réaliste
jusqu'alors suivie par le
Théâtre d'Art. Dans cet
article-manifeste de 1902,
ébauche d'un plus vaste
ouvrage, le Théâtre de
l'avenir (qui ne sera jamais
publié), Brioussov lance
pour la première fois la
formule de « théâtre de
convention consciente»
que
fera
sienne
Meyerhold, l'année même
où ce dernier quitte le
Théâtre d'Art pour mener
ses propres recherches en
province. Lorsqu'en 1905,
Stanislavski confiera à
Meyerhold la direction
d'un Studio, afin de
préparer le Théâtre d'Art à
répondre aux nouvelles
tendances de la littérature
dramatique, Brioussov y
sera
alors
nommé
conseiller littéraire. Plus
tard. Stanislavski fera de
nouveau appel à lui pour
l'assister dons sa recherche
d'un théâtre stylisé.
19
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
L'âme d'un comédien se découvre à nous et nous applaudissons non pas l'auteur (c'est un réflexe), mais
l'interprète. Voilà pourquoi un comédien peut faire une grande création à partir d'une pièce absolument
insignifiante. [. .. }
La jouissance artistique, esthétique, nous la recevons au théâtre de l'interprète, non de la pièce.
L'auteur est le valet des acteurs. [ ... } On peut comparer l'activité de l'acteur avec la critique d'art,
précisément d'art. Il existe un type d'étude rigoureusement scientifique des œuvres littéraires et des
perceptions à partir desquelles elle est effectuée. Il existe aussi une critique créatrice qui élabore sa
propre image de l'écrivain, objectivement infidèle, peut-être, mais véridique dans la mesure où les
œuvres d'art le sont. [ ... } En ce sens on peut dire que les acteurs commentent le rôle qu'ils jouent. [ ...
} Le savant veut décider une fois pour toutes que tel est le type d'Othello; chaque interprète doit, s'il
est un véritable artiste, créer une image d'Othello toujours imprévue.
La tâche du théâtre est de fournir ce qu'il faut pour que la création de l'acteur apparaisse la plus libre et
soit reçue par les spectateurs dans toute sa plénitude. Aider l'acteur à dévoiler son âme aux spectateurs
- voilà l'unique destination du théâtre.
[ ... } Reproduire dans sa vérité la vie sur scène est impossible. Par sa nature même, la scène est
conventionnelle. On peut remplacer des conventions par d'autres, et c'est tout. Au temps de
Shakespeare, on mettait un écriteau portant le mot « forêt ». Récemment, on se contentait encore chez
nous d'un rideau de fond peint d'une forêt, avec des châssis latéraux représentant des arbres dont les
branches s'entrelaçaient de façon extravagante sur le ciel. Par la suite, on construira une forêt d'arbres
factices, avec des troncs circulaires, du feuillage, ou même une forêt d'arbres vivants dont les racines
seront camouflées dans des cuves sous le plateau ... Ce dernier cri de la technique ne sera pour le
spectateur que le rappel, le symbole d'une forêt. Le spectateur contemporain n'entre pas du tout dans
l'illusion d'un arbre peint: il sait que dans une toile tendue sur un filet il doit voir un arbre. Exactement
comme un spectateur du théâtre élisabéthain voyait une forêt à partir de l'inscription, le spectateur du
futur saura que l'arbre installé sur la scène doit être perçu comme un arbre qui pousse naturellement.
Une décoration n'est qu'une indication pour l'imagination, elle lui dit dans quelle direction celle-ci doit
travailler. Sur les scènes antiques, l'acteur qui représentait un homme venant de l'étranger, entrait au
jardin. Au Théâtre d'Art, on introduit l'acteur dans une petite entrée où il ôte sa pelisse et ses bottes
pour indiquer qu'il vient de loin. Mais quel spectateur oubliera qu'il est sorti des coulisses? En quoi la
convention de retirer sa pelisse est-elle plus fine que celle de l'acteur qui entre au jardin s'il vient de
l'étranger?
Ni le théâtre, ni aucun art ne peut éviter la convention de la forme, ne peut se transformer en
reconstitution de la réalité. [ ... }
En art, au théâtre ou ailleurs, tout nouvel artifice technique ne fait que piquer la curiosité et doit
susciter une méfiance particulière. [ ... } Le Théâtre d'Art, lui, dans Onde Vania fait chanter un grillon,
mais plus le cri-cri est ressemblant, plus l'illusion est mince. Plus tard, les spectateurs s'habitueront à
ces artifices que l'on considère à présent comme une nouveauté et ne les remarqueront même plus. [ ...
} Ne vaudrait-il pas mieux abandonner la lutte stérile et sans perspective contre des conventions
scéniques invincibles, et s'efforcer de les conquérir, de les domestiquer, de les brider, de les
chevaucher avec une force nouvelle, plutôt que de tenter de les faire disparaître ?
p.20
Il y a deux sortes de conventions. L'une provient d'une incapacité à créer véritablement cc' qu'on veut.
Un mauvais poète dit de sa belle: « elle est fraîche comme une rose. » Le poète a peut-être effectivement
compris la fraîcheur printanière de l'âme de cette (c'ml11e, mais il n'a pas su exprimer son sentiment.
Au lieu d'une expression authentique, il a plaqué un cliché, une convention. Sur scène, on désire parler
comme dans la vie, mais on ne le sait pas, on souligne artificiellement les mots, on articule trop les syllabes, etc. Il existe une autre sorte de convention, une convention consciente. [ ... ] Partout où il y a art,
il y a convention. [ ... ] Si l'on veut représenter le vent, point n'est besoin de siffler en coulisse avec un
flûtiau et d'agiter un rideau avec une corde: ce sont les acteurs eux-mêmes qui doivent représenter la
tempête en se comportant comme le (ont toujours les gens pris dans un vent violent. Point n'est besoin
de supprimer la décoration, mais elle doit être consciemment conventionnelle. Elle doit être, pour ainsi
dire, stylisée. [ ... ]
.Jusqu'à un certain point, les auteurs dramatiques doivent eux aussi perfectionner les procédés de leur
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
art. Ils ne sont des artistes souverains que tant qu'on les lit; sur scène, leurs pièces ne sont que des
formes dans lesquelles les acteurs instillent leur contenu. Les auteurs dramatiques doivent refuser le
superflu, l'inutile, mais surtout, tout ce qui ressemble à l'inaccessible copie de la vie. Tout l'aspect
extérieur doit être réduit au minimum, parce qu'il n'est presque pas de la compétence du drame écrit.
[...] Les sentiments créateurs constituent l'unique réalité véritable sur terre. Tout ce qui est extérieur,
selon les mots du poète, « n'est que rêve, songe éphémère ». Faites que nous soyons au théâtre des
coparticipants à une vérité supérieure, à une réalité profonde. Donnez sa place à l'interprète, placez-le
sur le piédestal de la scène pour qu'il règne sur elle en tant qu'artiste. Par sa création, il donnera un
contenu à la représentation dramatique. Et dans la décoration, ne poursuivez pas la vérité, mais
seulement la vraisemblance. Loin de la vérité inutile des scènes actuelles, j'en appelle à la convention
consciente du théâtre antique.
p.21
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
1904
C'est en tant que référence
incontournable,
parole
initiatrice, que nous présentons
ce texte d'Adolphe Appia
(Genève, 1862 - Nyons, 1928).
L'originalité de sa démarche
vient de ce qu'il s'est tourné vers
le théâtre après avoir d'abord été
attiré par le drame musical
wagnérien. Publiés à Paris et à
Munich, ses projets de mise en
scène annoncent dès 1895 une
réforme radicale de l'art de la
scène : centré sur la présence du
corps plastique et mobile de
l'acteur agissant, évoluant dans
un espace d'ombres et de
lumières.
Une
nouvelle
importance est donnée au texte
dramatique, qui devient moins
objet littéraire que partition
musicale et scénique. Les idées
d'Appia vont être développées
dans l'Europe entière et mises en
pratique, notamment par les
collaborateurs
du
Künstlertheater de Munich, puis
par Max Reinhardt, Meyerhold,
Rouché et Copeau, qui le
considérera comme son maître,
En novembre 1927, Lugné-Poe
écrira: « Si on était honnête les
uns et les autres, on dirait: il y a
eu Adolphe Appia. Un point c'est
tout.» Aujourd'hui encore, ses
esquisses sont une source
intarissable d'inspiration.
p.22
Adolphe Appia :
« Comment réformer notre mise en scène »
in La Revue, vol. I, n° 9, Paris, 1er juin 1904, p. 342-349,
Notre mise en scène moderne est tout entière esclave de la
peinture (la peinture des décors) qui a la prétention de nous
procurer l'illusion de la réalité. Or [...] le principe de
l'illusion par la peinture produite sur les toiles verticales et
celui de l'illusion produite par le corps plastique et vivant de
l'acteur sont sa contradiction. [ ... ]
Il est impossible de transporter sur nos scènes de vrais
arbres, de vraies maisons, etc.; cela serait du reste peu
désirable. Nous nous croyons donc réduits à imiter le plus
fidèlement possible la réalité. Mais l'exécution plastique des
choses est difficile, souvent impossible, et en tout cas très
coûteuse. Cela nous obligerait, semble-t-il, à diminuer le
nombre des choses représentées; pourtant nos metteurs en
scène sont de l'avis contraire: ils estiment que la mise en
scène doit représenter tout ce que bon lui semble et que, par
conséquent, ce qui ne peut être exécuté plastiquement doit
être peint. La peinture permet de montrer au spectateur un
nombre incalculable de choses, cela est incontestable. Elle
semble donner ainsi à la mise en scène la liberté désirée, et
nos metteurs en scène ont arrêté là leur raisonnement. Mais
le principe essentiel de la peinture est de tour réduire sur
une surface plane; comment alors pourrait-elle remplir un
espace - la scène - dans ses trois dimensions ? Sans souci de
résoudre le problème, on a décidé de découper la peinture et
de dresser ses découpures sur le plancher de la scène. [ ... ]
Cette peinture qui devait tour représenter est obligée dès
l'abord de renoncer à représenter le sol [...].
Or c'est justement là qu'évolue l'acteur! Nos metteurs en
scène ont oublié l'acteur; Hamlet sans Hamlet, comme
toujours !
[ ... ] Nous avons commencé par la peinture; voyons
maintenant la direction que prendrait le problème si nous
commencions par l'acteur, par le corps humain plastique et
mobile, envisagé au seul point de vue de son effet sur la
scène, comme nous l'avons fait pour le décor.
Un objet n'est plastique pour nos yeux que par la lumière
qui le frappe, et sa plasticité ne peur être mise
artistiquement en valeur que par un emploi artistique de la
lumière, cela va de soi. Voilà pour la forme. Le mouvement
du corps humain demande des obstacles pour s'exprimer;
tous les artistes savent que la beauté des mouvements du
corps dépend de la variété des points d'appui que lui offrent
le sol et les objets. La mobilité de l'acteur
p.22
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
ne saurait donc être mise anis tique ment en valeur que par une bonne conformation des objets et du
sol.
Les deux conditions primordiales d'une présence artistique du corps humain sur la scène seraient
donc: une lumière qui mette en valeur sa plasticité, et une conformation plastique du décor qui mette
en valeur ses attitudes et ses mouvements. Nous voici bien loin de la peinture !
Dominée par la peinture, la mise en scène sacrifie l'acteur et, de plus, nous l'avons vu, une grande
partie de son effet pictural puisqu'elle doit découper la peinture, ce qui est contraire au principe
essentiel de cet art, et que le plancher ne peut pas participer à l'illusion donnée par les toiles. Qu'en
serait-il si nous la subordonnions à l'acteur ?
Tout d'abord nous pourrons rendre à la lumière sa liberté ! En effet, sous le régime de la peinture,
l'éclairage est complètement absorbé par le décor: les choses représentées sur les toiles verticales
doivent être vues; on éclaire donc des lumières et des ombres peintes ... et c'est, hélas, de cet
éclairage que l'acteur prend ensuite ce qu'il peut ! Dans de pareilles conditions il ne saurait être
question ni de vraie lumière ni, par conséquent, de n'importe quel effet plastique ! L'éclairage est en
soi un élément dont les effets sont illimités; rendu à la liberté, il devient pour nous ce que la palette
est pour le peintre; toutes les combinaisons de couleurs lui sont possibles par projections simples ou
combinées, fixes ou mobiles, par obstruction partielle, par des degrés divers de transparence, etc.,
etc., nous pouvons obtenir des modulations infinies. L'éclairage nous donne ainsi le moyen
d'extérioriser en quelque sorte une grande partie des couleurs et des formes que la peinture figeait
sur ses toiles, et de les répandre vivantes dans l'espace. L'acteur ne se promène plus devant des
ombres et des lumières peintes, mais il est plongé dans une atmosphère qui lui est destinée. Les
artistes comprendront facilement la portée d'une semblable réforme.
Vient maintenant le point sensible, celui de la plasticité du décor nécessaire à la beauté des attitudes
et des mouvements de l'acteur. La peinture a pris la haute main sur nos scènes pour remplacer tout
ce qui ne pouvait pas être réalisé plastiquement, et cela dans le seul but de produire l'illusion de la
réalité.
Les images qu'elle accumule ainsi sur ses toiles verticales sont-elles indispensables ? Aucunement;
[...] demandons-nous ce que nous venons chercher au théâtre. De la belle peinture, nous en avons
ailleurs, et pas découpée, heureusement; la photographie nous permet de parcourir le monde dans
notre fauteuil; la littérature nous suggère les plus séduisants tableaux, et bien peu de gens sont assez
déshérités pour ne pouvoir de temps en temps contempler un beau spectacle de la nature. Non ! Au
théâtre nous venons assister à une action dramatique; c'est la présence des personnages sur la scène
qui motive cette action; sans les personnages il n'y a pas d'action. L'acteur est donc le facteur essentiel de la mise en scène; c'est lui que nous venons voir, c'est de lui que nous attendons l'émotion, et
c'est cette émotion que nous sommes venus chercher. Il s'agit donc à tout prix de fonder la mise en
scène sur la présence de l'acteur et, pour ce faire, de le débarrasser de tout ce qui est en
contradiction, avec cette présence.
[ ... } Notre mise en scène a deux sources distinctes: l'opéra et la pièce parlée. [ ... } Avec les
drames de Wagner l'opéra s'est rapproché de la pièce parlée, et celle-ci cherche (naturalisme à part)
à dépasser les limites d'autrefois, à se rapprocher elle-même du drame
p.23
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
musical. [ ... } Voici par exemple le second acte de Siegfried. Comment représenter sur la scène
une forêt ? D'abord entendons-nous sur ce point: est-ce une forêt avec des personnages, ou bien
des personnages dans une forêt ? Nous sommes au théâtre pour assister à une action dramatique; il
se passe donc quelque chose dans cette forêt qui ne peut évidemment pas être exprimé par la
peinture. Voici donc le point de départ: un tel et un tel font ceci et cela, disent ceci et cela, dans
une forêt. Pour composer notre décor nous n'avons pas à chercher à voir une forêt, mais nous
devons nous représenter minutieusement dans leur suite tous les faits qui se passent dans cette
forêt. La connaissance parfaite de la partition est donc indispensable et la vision qui inspirera le
metteur en scène change ainsi complètement de nature; ses yeux doivent rester rivés aux
personnages; s'il pense alors à la forêt, ce sera à une atmosphère spéciale autour et au-dessus des
acteurs, atmosphère qu'il ne peut saisir autrement que dans ses rapports avec les êtres vivants et
mobiles dont il ne doit pas détourner les yeux. Le tableau ne sera donc plus, à aucun stade de sa
vision, un agencement de peinture inanimée, mais il sera toujours animé. La mise en scène
devient ainsi la composition d'un tableau dans le temps; au lieu de partir d'une peinture
commandée par n'importe qui à n'importe qui pour réserver ensuite à l'acteur les mesquines
installations que l'on sait, nous partons de l'acteur: c'est son jeu que nous voulons mettre
artistiquement en valeur, prêts à tout sacrifier pour cela. [ ... } Nous ne chercherons plus à donner
l'illusion d'une forêt, mais bien l'illusion d'un homme dans l'atmosphère d'une forêt; la réalité ici
c'est l'homme, à côté duquel aucune autre illusion n'a cours. Tout ce que cet homme touche doit
lui être destiné, tout le texte doit concourir à créer autour de lui l'atmosphère indiquée, et si nous
quittons un instant Siegfried de vue et levons les yeux, le tableau scénique n'a plus d'illusion à
nous donner nécessairement: son agencement n'a que Siegfried pour but; et quand la forêt
doucement agitée par la brise attirera les regards de Siegfried, nous, spectateurs, nom regarderons
Siegfried baigné de lumières et d'ombres mouvantes, et non plus des lambeaux découpés mis en
mouvement par des ficelles.
L'illusion scénique c’est la présence vivante de l'acteur.
[ ... } Une tentative de ce genre ne peut manquer de nous enseigner la marche à suivre pour
transformer notre mise en scène rigide et conventionnelle en un matériel artistique, vivant, souple
et propre à réaliser n'importe quelle vision dramatique. Nous serons même surpris d'avoir négligé
si longtemps une branche aussi importante de l'art et de l'avoir abandonnée, comme indigne de
nous occuper directement, à des gens qui ne sont pas des artistes. Notre sentiment esthétique est
encore positivement anesthésié en ce qui concerne la mise en scène; celui qui ne tolérerait pas
dans ses appartements un objet qui ne fût du goût le plus exquis trouve naturel de louer une place
coûteuse dans une salle déjà laide et construite à rebours du bon sens pour assister pendant des
heures à un spectacle auprès duquel les chromolithographies d'un marchand forain sont des
œuvres délicates.
p.24
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
1907
Mécislas Golberg :
« Projet du Nouveau Théâtre d'Art»
in Cahiers, nO 1-2, L'Abbaye, 1907.
En réponse aux idées avancées
par Romain Rolland dans son
Thé6tre du Peuple, Mécislas
Golberg rédige en 1 907 ce projet.
Celui-ci restera
méconnu
jusqu'à
ce
qu'André Rouveyre dénonce «
l'imposture du Vieux-Colombier»
dans le Mercure de France des 1 er
et 1 5 septembre
1 927 : selon lui, Jacques Copeau
aurait plagié le programme élaboré
par Golberg.
Russe de naissance, Golberg s'est
établi à Paris après une jeunesse
passée en Belgique puis en
Suisse, Poète, auteur dramatique et
essayiste, il édite ses oeuvres
dans les Cahiers Mécislas Golberg,
tout en exerçant par ailleurs une
activité de critique artistique. Il est
ami d'Appolinaire et de Matisse,
avec qui il partage souvent ses
réffexions esthétiques. Selon lui. le
thé6tre doit parvenir à trouver une
clientèle démocratique sans (aire
de populisme. Golberg entend tirer
les leçons de l'expérience du
Thé6tre d'Art de Paul Fort tout en
s'appuyant péle-mé/e sur l'exemple
des Meiningen du Thé6tre Libre,
des Artistes Associés et de l'Œuvre.
28
Le Théâtre d'Art a pour but : de créer un abri permanent pour toutes les
manifestations de l'art dramatique, qui, pour des raisons diverses ne trouvent
pas d'hospitalité dans aucun des théâtres existants.
Ces manifestations se réduisent au fond, à quelques faits suivants: 1 °
Simplifier la mise en scène.
2° Interdire sur la scène des manifestations n'ayant aucun rapport direct avec
l'art et qui finissent par le reléguer au second plan: lancement de robes,
chapeaux, cravates, sous prétexte d'un drame.
3° Donner toute l'ampleur à la liberté de l'écrivain, de façon à éloigner le
fantôme de ... « nécessités de la scène » qui n'est qu'un préjugé de directeurs
illettrés, ou un non-sens. Toute pièce, toute œuvre littéraire est jouable dans
certains milieux, et surtout si l'on relève le niveau de l'art de la récitation
devenu soit une simili conversation, soit enfilage monotone d'alexandrins!
4° Deux grands principes de l'art au théâtre sont à relever et à sauvegarder: la
lumière en scène et la musique de la phrase - l'éclairage et la sensation.
Ces deux principes, bien appliqués, vaudront pour l'art du théâtre, les mises
en scène de M. Carré, les chapeaux de Mlle Sorel et les cravates de M. Le
Bargy.
5° L'art compris de cette façon: englober toutes les manifestations de l'art
littéraire, du moment où l'œuvre n'est plus lue ou pensée, mais dite; donc, des
récitations; étudier des morceaux purement littéraires, par exemple la
Gardienne, de Henri de Régnier, La Prière sur l'Al'ropole de Renan.
6° Éviter par J}rincipe les vedettes, les artistes à noms, mais attacher à notre
théâtre d'art de jeunes artistes dévoués à l'art, ignorés, travailleurs, hommes et
femmes qui comprendraient qu'il n'y a pas de premier rôle dans une œuvre
d'art, mais des artistes jouant avec dévouement et compréhension. De cette
façon on formera peu à peu une troupe unie; les vedettes au contraire
désorganisent l'esprit général, démoralisent les volontés et rendent la pièce
unilatérale subordonnée à leur talent. La célèbre troupe allemande des
Meningen ignore les « vedettes », et c'est un théâtre modèle pour jouer aussi
bien Shakespeare que Goethe ou Ibsen.
7° Eloigner toute pièce qui peut trouver son emploi facile dans les théâtres
existants; par conséquent, pièces à thèse facile genre Brieux; pièces à
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
adultères; pièces inexpressives composées de dialogues à ficelle, genre Théâtre du
\!til/cleville.
On aimerait des coups de fouet robustes, à raccourcis même violents, de grandes pièces
d'horreur et de grotesque genre Ubll Roi, de bonne et immortelle mémoire, des pièces
comme celles de Mirbeau: Mauvais Bergers, Les Affaires sont les Affaires, etc.
On trouvera des indications utiles dans le théâtre des XIVe et XVe siècles. Van Bever en a
joué de belles dans son théâtre, autrefois; des pièces dites sociales, mais pas à déclamation
creuse et sans souci d'art: sociales comme Prométhée d'Eschyle ouJlIles César de
Shakespeare; des pièces d'art pur.
Vu ces considérations, le théâtre devrait avoir:
1 ° Des représentations de pièces complètes: la meilleure forme serait une pièce alerte en un
acte et une pièce à longue haleine prise parmi les modernes connus ou inconnus et dans le
théâtre rétrospectif: André Gide, Verhaeren, Maeterlinck, Samain, Villiers, Faramon,
Loyson, Golberg, Gasquet, Pierre Vierge, Jules Bois, Peladan, Ernest Renan, Molière,
théâtre XVe siècle et le Sophocle: PhilOl1ète, Antigone; Eschyle, Prométhée; fragments du
FaltSt de Goethe, Prométhée de Shelley; poèmes dramatiques de Lamartine, de Chénier, de
Byron ... La moisson est immense.
2° Représentations éclectiques composées de récitations des morceaux littéraires (proses et
vers) et d'une représentation sans costumes des pièces dites difficiles (pour améliorer et
rehausser l'art de la" récitation) qu'on reprendrait ensuite en représentation complète. 3°
Représentations en plein air: 1) l'hiver, de décembre à fin mars, Nice, Monte-Carlo; 2) été,
Paris ou banlieue, juillet; 3) à Orange, septembre; 4) à Trouville, août. Ces représentations
doivent être exclusivement consacrées aux pièces à grande allure, que je qualifierai
volontiers d'épiques: genre Sémiramis de Péladan, mon Prométhée, Le Prêtre de Némi, de
Renan, etc. Seules, les pièces de ce genre peuvent supporter les vastes espaces, le plein air.
Le Nouveau Théâtre d'Art doit se préoccuper de la démocratie, mais en éduquant le peuple,
en lui donnant de la saine nourriture et non plus de la bouillie intellectuelle; le peuple a la
tête solide et n'a pas besoin de nourriture intellectuelle de dyspeptique 1. Pour cela, le
Théâtre d'Art se mettra en rapport avec les Universités Populaires, avec les Bourses du
Travail, en mettant à leur disposition une certaine quantité de places avec une très faible
rétribution.
Il mettra des places à la disposition de la Liglle de L'Enseignement, des Amicales
d'Institllieurs, de la Mtmicipalité pour les Ecoles de la Ville, de l'Insttuction Publique pour les
lycées, et des associations d'étudiants.
De cette façon il créera sa foule et sa clientèle démocratique, sans faire du « théâtre
populaire» et en sauvegardant la liberté et la pureté de l'art.
Je m'adresse aux vaillants organisateurs des Universités populaires, à mon ami H. Dagan,
secrétaire des Cahiers de l'Université populaire du Faubourg Saint-Antoine pour leur
soumettre ces idées de Théâtre populaire conçu autrement que celui de M. Briand, triste
survivance des notions impériales sur l'art pour le peuple!
1
2
9
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
1908
sont encore que des facettes différentes mais imparfaites du « Thédtre
de l'Avenir », L'isolement et la précipitotion lui semblent
préjudiciables car il lui importe de séparer le bon grain de l'ivraie, Il
admire par exemple l'organisation et la discipline allemande, son
mécénat écloiré, tout en rejetant son
affairisme; l'éthique de l'acteur russe,
. 30
Craig est le premier à
reconnaître dans les
initiatives parallèles et
ne ~ concertées des
thédtres
d'ort
un
mouvement européen
de
rénovation
scénique,Ayont
interrompu une brillante
carrière d'acteur pour
poursuivre
ses
recherches sur l'art du
thédtre, Craig a en effet
commencé dès 1 904 un
long voyage à travers
l'Europe, après avoir été
invité en Allemagne par
le mécène de Reinhardt
le
comte
Kessler.
Appelé ici ou là pour
prodiguer ses conseils
tel un « consultant
physician », il
découvre les projets des
uns et des outres,
propose des esquisses de
décors ou de costumes
et réalise les mises en
scène qui lui sont tour à
tour commandées, Mais
Craig abandonne la
pluport de ses projets en
cours d'exécution car il
ne
parvient
que
rarement à se préter aux
compromis qu'on lui
demande, Pour lui, les
divers thédtres d'art sont
bel et bien en marche
vers cet « Art du
Thédtre de Demain» qui
n'a
«
pas
encore
d'existence matérielle
», Mais ces foyers ne
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
Edward
Gordon
Craig : « De
certaines
tendances
fâcheuses
du théâtre
moderne»
ou « l'Art du
Théâtre de
Demain »
in The Mask, a
monthly journal of the
art of the theatre, vol.
1, nO 1, march 1908,
texte repris pour
l'édition française de
De l'art du théâtre,
trad. Geneviève
Séligmann-Lui,
Paris, NRF, 1916, p.
95-110.
Les gens de Londres et
de Berlin savent fort peu
ce qui se fait dans les
deux théâtres de Paris.
Ceux de Paris ou de
Londres n'ont guère
entendu
parler
des
tentatives de Berlin. Et à
Berlin comme à Paris',
c'est tout juste si l'on
connaît l'existence de ces
mêmes
théâtres
à
Londres.
Aussi
ces
vaillants petits théâtres
s'épuisent-ils à lutter
journellement
sans
amener
de
progrès
marquants ou durables,
car tout leur effort, leurs
prouesses parfois, s'en
vont en fumée dès que
les quelques milliers de
spectateurs ont quitté la
salle. Et l'Art du théâtre
demeure inconnu.
Ce serait tout autre chose
(et je n'écrirais pas ces
lignes) si l'un quelconque
de ces théâtres avait
découvert les lois de l'Art du théâtre; peu importerait que cette scène
demeurât ignorée du grand nombre, à ceux qui s'appliquent à chercher les
principes sur lesquels repose cet Art. Mais c'est là justement l'une des
fâcheuses tendances du théâtre moderne de négliger entièrement ce point
de vue, de ne viser qu'à faire parler de soi durant quelques mois ou
quelques années, de tenter un effort devant une salle comble pendant
quelques milliers de représentations et de s'en tenir là. Pour vaincre pareil
obstacle ne faudrait-il pas la force colossale de quelque absurde Titan?
[ ... } Voici d'abord le propriétaire du théâtre; le directeur; puis l'administrateur-gérant. En troisième lieu le directeur de la scène ou régisseur (ils
sont parfois trois et quatre). Trois ou quatre hommes d'affaires. Puis les
vedettes, acteur et actrice; les premiers rôles, homme et femme qui viennent aussitôt après les vedettes et les remplaceraient au besoin. Puis la
troupe composée de vingt à soixante comédiens, Voici un monsieur qui
compose les décors; un autre qui dessine les costumes; un troisième qui
s'occupe des éclairages. Un quatrième préposé à la machinerie (c'est
genéralement le plus grand travailleur du théâtre); vient enfin un
personnel variant de vingt à cent machinistes, peintres de décors,
costumiers, électriciens, habilleurs, manœuvres, figurants, ouvreuses,
vendeurs de programmes, etc. Nous voilà servis .
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
Consultons notre liste: cela nous fait sept directeurs et deux membres
influcnts. Sept directeurs au lieu d'un! Neuf avis au lieu d'un seul!
Or une œuvre d'art ne peut être créée si elle n'est dirigée par une pensée
Ilnique; cette raison seule suffirait à expliquer qu'il n'y ait point d'œuvre
d'art au théâtre.
L., .. ] Cependant quelques esprits savent que s'ils découvraient le secret de
cette unité, ils feraient acte de mérite. En Allemagne quelques-uns poursuivent leurs recherches parmi les hautes branches de l'arbre, mais
comme ils ne songent point à en regarder les racines, il commettent
d'étranges erreurs. Ils sont pleins de zèle, mais vont à l'aveuglette. [ ... ]
Du matin au soir, tout le jour, directeur et régisseur sont sur la brèche (je
parle ici des théâtres modernes, théâtres d'avant-garde). Le matin on répète;
l'aprèsmidi : études des rôles, inspection des décors, lecture et réception
des pièces nouvelles; puis c'est un auteur à voir, un critique à renseigner,
un artiste qu'il faut saisir au vol; ce sont d'incessantes querelles à apaiser;
un minimum d'une pièce nouvelle à monter par mois; des capitaux à
trouver, des constructions à diriger ... , une continuelle bousculade.
Quand donc le directeur trouverait-il le temps de reprendre haleine et
méditer sur l'Art du théâtre?
Pour un entrepôt d'huiles, une épicerie en gros, rien de mieux que cette
fièvre: la maison y gagne. Mais lorsqu'il s'agit d'un art, il n'en va pas de
même. La hâte nous fait perdre de vue les principes ou la beauté de cet
art, et le désir de créer unè belle œuvre disparaît.
[ ... ] Les directeurs sont des gens qui ont une certaine compétence en
affaire; nous pourrons à juste titre les désigner sous le nom d'« hommes
d'affaires ». Ces hommes d'affaires emploient un ou deux subalternes lesquels sont capables de distinguer un arbre d'un chat, par exemple, chose
fort utile. Aussi, quand le directeur a besoin d'un arbre, son employé lui en
procure-t-il un. Quoi de plus simple? Est-ce une forêt qu'il lui faut, comme
dans le Songe d'une nuit d'été, Pilr exemple? On lui en apporte une. [ ... ]
Mais le directeur ne se contente pas de planter une forêt, il dit aux acteurs:
« Pourquoi ne marchez-vous et ne parlez-vous pas comme tout le monde?
Du naturel! voyons, du naturel! » Les gaucheries l'enchantent, à condition
qu'elles soient fortuites; qu'un acteur se prenne le pied dans un tapis ou
tOinbe de sa chaise, « Parfait, parfait, » s'écrie-t-il, « voilà qui est naturel.
Faites ça chaque fois. » Tout est bon qui donne l'impression de l'accident,
du hasard. Le trompe-l'œil lui semble stupide alors qu'on peut mettre sous
les yeux du public les choses elles-mêmes. [ ... ] Quelle déraison de croire
que le rôle de l'artiste soit d'imiter les imperfections de la Nature, que sa
vision pénétrante sert à noter les erreurs. Prétendre que les imperfections
sont belles, et charmants les défauts, est un non-sens. Ils peuvent l'être par
ailleurs, mais pas en Art. Ils ne contribuent nullement à rendre une œuvre
intéressante. Ils offrent en soi un certain comique, mais c'est là tout. Le
réalisme aboutit au comique, à la caricature. Le
son « doigté sûr, délicat, magistral
>J, lui paraissent exemplaires, mois
il conteste son attachement ou
réalisme, Dons sa qu~te d'une
impossible synthèse, Craig tente
ainsi d'esquisser un thédtre
modèle, composé des meilleurs
éléments réunis,
31
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
théâtre réaliste aboutira au music-hall, car le réalisme ne peut s'élever, il tend à l'encontre à déchoir, Au bas de la pente ce
sera l'anarchie. Ariel vaincu, Caliban sera le maître.
Je ne crois pas que nous puissions y faire grand-chose; non point que je sois pessimiste en ce qui concerne notre Art; je
suis persuadé, au contraire, qu'il s'imposera de luimême; mais pour le moment si ceux qui sont au pouvoir « agissaient » cela
ne ferait probablement qu'aggraver l'état des choses. On ajouterait la prétention à la banalité. Les jeunes peuvent tenter
quelque chose à condition qu'ils ne subissent pas l'influence de leurs aînés, sinon ils ne seront que de vieux jeunes. [ ... } Si
tous ces petits théâtres travaillaient dans le même sens, avec un commun idéal et le même code de lois, on pourrait
atteindre à une certaine unité, une harmonie, et le théâtre vieillot avec ses décors, ses acteurs serait amélioré.
Souhaiter ce qui devrait avoir lieu; souhaiter que les directeurs de ces divers théâtres se réunissent, et jurent de ne servir
que la Muse de leur Art, de s'affranchir du joug de la littérature et de la peinture, pour ne célébrer que leur propre
patronne, - n'est qu'une chimère, hélas! Car l'homme est égoïste et vain et les lois de l'Art du théâtre ne sont pas encore
écrites. Tant que ces lois n'auront pas été formulées et appliquées, toute tentative restera inutile pour le moment. Il faut
découvrir et publier ces lois; non point ce que chacun tient personnellement pour telles, mais ce qu'elles sont virtuellement.
[ ... } Ce qui manque à l'Art du théâtre, c'est une/orme définie. Elle est flottante, variable, elle n'est point fixée jusqu'ici.
C'est ce qui fait la différence entre le théâtre et les beaux-arts. Où la forme fait défaut, il ne peut y avoir de beauté en art.
Comment arriver à cette forme? En suivant progressivement les lois de l'Art. Et ces lois? Je suis à leur recherche et je crois
en découvrir quelques-unes.
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
Louis Jouvey :
« Manifeste du Théâtre d'Action d'Art»
31 octobre 1909
•
'( Programme du Théâtre d'Action d'Art, manifeste du 31 octobre 1909 ».
U Il « prospectus-programme" est joint au programme proprement dit du Théâtre
d'Action d'Art: il s'agit des Actes des Poètes, « Revue idéaliste d'Action d'Art ".
Ceilli-ci cite le « Premier Appel à la jeunesse du Groupe d'Action d'Art ", daté de
juin 1907 :
« Nous appelons à nous tous ceux qui veulent découvrir la vie. Nous vouIons
rallier toute une pure jeunesse, coordonner des forces vaines, centraI iser les
enthousiasmes épars, nous créons un mouvement d'action d'art pour faire
pénétrer plus de beauté, de clarté et de tendresse dans toutes les formes de
l'activité humaine. »
Le Théâtre d'Action d'Art s'efforcera d'être l'anonymat du talent et le
communisme de la gloire. Il n'y aura pas de vedettes au programme, pas
davantage sur les affiches; l'œuvre est souveraine, la scène appartient au seul
poète. Les interprètes mettent tout leur effort et toute leur gloire à se
conformer à sa pensée, à s'y confondre, à s'y effacer: qu'on la sente vivre et
diminuer en pleine pureté!
Le théâtre est à la fois une église et une école, la salle devrait en avoir le
caractère, l'acteur devrait y exercer un sacerdoce.
NB. - On est prié de ne pas applaudir durant le cours de la pièce. « Le plus
grand bonheur du vrai artiste est d'être compris. »
Le Thé6tre d'Action d'Art marque
en 1908 les débuts de Louis Jouvet
(qui se fait encore appeler Jouvey).
A son tour, il rédige un manifeste
qui énonce le principe d'une troupe
désintéressée, sons vedette.
Avec le Groupe d'Action d'Art et la
collaboration de la revue la Foire
aux Chimères, Louis Jouvet joue et
dirige les pièces suivantes: le 18
juillet 1908 : Dom Juan de Molière,
rdle de Don Louis. Le 30 aoOt 1
908 :
Le Misanthrope, r61e d'Alceste.
Le 4 octobre 1908: Les
Revenants d'Henrick Ibsen, rd/e
d'Oswald.
Le 1 1 novembre 1908 (ou cours
d'un programme du Thé6tre de
Iv Ruche des Arts) : Britannicus
de Racine, rdle de Burrhus. Le
12 avril
1 909, le Thé6tre d'Action d'Art
présente une conférence
consacrée à l'œuvre de Villiers- de
L'Isle-Adam, puis le 22 avril 1909 à
la Société des artistes
indépendants, ou cours d'une
séance intitulée « l'Après-midi des
Poètes », une conférence sur
Guillaume Apollinaire. A partir du 3
1 octobre 1 909, le Thé6tre d'Action
d'Art programme à l'Université
populaire du 157 faubourg SaintAntoine et dons la Petite Salle du
T rocodéro une nouvelle série de
représentations consacrées cette
fois à Balzac, avec Le Faiseur (où
Jouvet joue le rdle de Mercadet).
33
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
1er février 1910
Fritz Erler : « La réforme
scénique au Künstlertheater de
Munich»
Fondé en 1907, et ouvert en 1908,
le Künstlertheater de Munich ne
résulte pas de l'initiative d'un seul
homme, mais est issu de la
coopération du décorateur Fritz
Erler. de Georg Fuchs, de
l'architecte Max Littmann et de
Benno Becker. Lo mise en commun
d'idées réformatrices conçues à
partir de
leurs expériences respectives est à
l'origine de cette entreprise qui s'est
proposée non seulement d'élaborer
un programme artistique mais aussi
de construire un nouveau type
d'édifice. Une démarche à la fois
architecturale et sociologique tente
d'effectuer la synthèse des idées qui
traversent alors l'Allemagne, Fritz
Erler fait ici le bilan de la première
saison, et précise les objectifs
poursuivis, Il s'agit moins de
chercher à rendre crédible une
illusion que de stimuler
l'imagination du spectateur. Tandis
que les symbolistes. en cherchant à
matérialiser leurs réves, sont restés
déçus par une réalité scénique qu'ils
s'efforçaient d'occulter. le
Künstlertheoter affirme au contraire
le concret de la scène comme un
espace de jeu, La scène doit ainsi
reprendre totalement possession
d'elle-méme en s'affirmant moins
comme espace de représentation
que de création, Cette idée de «
rethé6traliser le thé6tre » sera
reprise et développée en Russie par
Meyerhold après le séjour de ce
dernier en Allemagne,
34
in Mercure de France, trad. Marcel Montandon, 1er février 1910,
p. 449-459.
Dans ces questions de réforme théâtrale, il s'agit ainsi que les expériences de
bien des années nous l'apprennent, moins de parole que d'ouvrage pratique. [
... ] Il ne s'est point agi d'expériences arbitraires et fantastiques, de
puritanisme étroit ou encore de la création de tableaux étranges; mais de
propositions dûment pesées; d'ur~e application de logique artistique, à cette
tâche déterminée, qui était de donner, d'une œuvre de scène, la réalisation
plastique la plus satisfaisante possible; dans le cas particulier donc, de donner
de Faust une transcription visuelle. [ ... ] Je sais qu'une petite partie
seulement des effets scéniques cherchés ont pleinement et nettement réussi;
non par manque d'application et de zèle du côté des participants, mais parce
qu'on n'a disposé ni du temps ni des moyens nécessaires aux répétitions, ni la
première année sous la régie du Théâtre Royal, et encore moins bien cette
seconde saison sous la régie de Max Reinhardt. Il faudrait, pour réaliser
complètement nos intentions, une préparation plus longue et plus minutieuse
[ ... ]. J'ai dû me rendre compte à Bayreuth - et combien d'autres l'auront vu
avec moi - que plus les moyens employés étaient dispendieux et compliqués,
moins ils frayaient la voie, moins ils jetaient un pont encre le théâtre et nos
arts plastiques contemporains. Je ne parle ici que des œuvres de grand style
et de ce qu'un œil éduqué peut exiger pour elles, La simple recherche du
moyen pratique d'exécuter Famt malgré ses changements à vue, en quatre
heures de temps, et de façon à faire conserver plus de texte original que de
coutume, aurait dû depuis longtemps faire perdre de vieilles habitudes. Dire
que jadis (dans l'antiquité et au Japon) les Beaux-Arcs purent être fécondés
par la scène! Cela paraît un rêve. Pour l'heure, [ ... ] le théâtre n'exerce que
trop souvent il faut le dire, une influence carrément pernicieuse au point de
vue artistique, sur la masse naïve des spectateurs. [. .. ] Si l'on considère l'art
de parasites qui s'est attaché aux pièces de théâtre de nos grands poètes et qui
s'étale aux devantures des marchands d'arc de la province - ici les
Nibelungen en tricot et en bottines de dames, aupr~s des apôtres de Dürer, là
Gretchen dans l'encoignure vieil allemand d'une Madame la conseillère du
commerce, auprès des « vierges folles» de la cathédrale de Strasbourg, on aura
une fameuse collection d'effets de scène erronés. Non plutôt les simples
effets de Shakespeare, son « pauvre 0 de bois » trop petit pOut le
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
lIombre des « casques d'Azincourt J », que les trucs de ballet, dans un baroque gâté et affildi, que l'on croit devoir défendre
avec indignation.
Dès l'abord il m'apparut évident qu'il fallait conserver au théâtre avant tout son carac1 ère de jeu; que tout devait donc se passer sur une scène, dans le sens propre du mot, de manière qu'elle fût toujours
reconnaissable comme telle. [ ... ] Le professeur Littmann proposa de construire. sur la base de mes indications, la scène
projetée du « Münchener Künstlertheater 1908 », entreprise artistique déjà arrêtée grâce à l'initiative et la coopération
d'hommes comme MM. Fuchs, Littmann, Becker et le directeur Seitz. En lIovembre 1907 nous pouvions présenter, à une
réunion d'artistes et d'amateurs, le modèle tout prêt de cette scène pOut la représentation d'ouverture, le Faust. [ ... ] Le
point de départ de mes efforts fut, avant tout, de faire ressortir claire et distincte la figute du personnage. La question étant:
répond-il comme masque aux intentions du poète? Sera-t-il intelligible dès sa première entrée, par sa forme et sa couleur
avant même d'avoir parlé? Doit-il apparaître petit dans un grand espace ou grand dans un petit espace et, par suite, dès
qu'il devient visible, avant même d'avoir remué, doit-il remplir l'espace d'une façon imposante ou, selon l'intention du
poète, sembler peut-être misérable? Comment doivent être façonnés son entourage, son fonds, ce sur quoi il marche et se
détache, son « outillage », pour que tout cela se rapporte à sa forme et à sa couleur, à son caractère et à ses mouvements,
pour qu'il ne soit pas une figure de remplissage, mais le maître de la situation? Car nous voulons avant tout avoir véritablement affaire à l'être vivant, son aspect sensible, et l'expression de son âme, et non à un monde de fils de fer et de carton, non
plus qu'à des images de champs, de forêts ou de prairies, qui, si réussies soient-elles, peuvent être mieux rendues par le
plus détestable des peintres que jamais ne le fera l'imitation scénique. C'est l'acteur, comme tel, qui doit de nouveau
captiver tout l'intérêt du spectateur, et non ce désert de toile peinte dont on l'entoure, non plus que cet éparpillement
d'accessoires et ces machineries artificielles,. dans lesquels on pulvérise le texte du poète. Je crois que l'importance
attachée par les décorateurs à leurs accessoires est devenue si impérieuse que parfois elle oblige, à contresens, le poète à
s'y plier. [ ... ] Que nous fallait-il donc pour réaliser notre projet d'exécution du mystère de Faust? D'abord un podium
surélevé, dégagé en avant et en arrière, facile à transformer par des moyens simples (ou paraissant simples), de façon à
fournir au jeu des interprètes les milieux caractéristiques; c'est-à-dire modifiable de façon à obtenir rapidement des
indications de tue, d'escalier, de rocher, de rivage, de sommet, de cachot etc. ; et de façon encore à ce que le mime pût s'y
tenir debout, sauter, tomber, se coucher de différentes manières, etc. Mais en même temps il fallait avoir soin que le
podium, sur lequel l'action se passe, demeurât essentiellement podium. On essaierait en vain de donner au sol de planches
une apparence réaliste de sous-bois, de gazon, de plage, etc. Il est préférable de chercher, par des indications délicates,
mais explicites, à exciter l'imagination, et de faire transition au lointain, où les ressources de l'éclairage et au besoin la
peinture compléteront l'illusion ou détermineront le lieu. Car ce lointain constitue avec l'interprète, le second principal
facteur de l'effet à produire. C'est à lui de susciter chez le public, par la puissance de l'éclairage comme en plein air, cha1 Erler
fait ici référence au chœur de Henri V de Shakespeare.
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
cu ne des impressions voulues par le poète, trouble et lourde:, gaie: e:t sc:duisante, du matin, du midi, du soir ou de la nuit.
Troisièmement nous avions besoin d'un système de fermes et de colonnes, plastiques, facilement mobiles, pour réduire
l'espace, resserrer l'action et avant tout donner au jeu de l'acteur de nouvelles ressources. Enfin un proscenium qui permît
de diminuer ou d'agrandir à volonté les dimensions de la scène aux yeux du spectateur, c'est-à-dire situer les personnages
dans l'espace. Si nous ajoutons que l'avant-scène devrait pouvoir se fermer au second plan par des tentures neutres, ou, cas
échéant encore, caractérisées (pour les intermèdes), nous aurons tout le temps nécessaire à notre mise en scène, à condition
que nous ayons soin, par les continuels changements dans les proportions de l'espace et de la lumière, et par les caractères
distinctifs indispensables à chaque scène, de faire paraître le lieu suffisamment changé selon les besoins et ... que ces
moyens employés soient artistiques.
De la plus grande importance me parut tout d'abord la question de l'arrière-plan, sur lequel se détachent les personnages
agissants, en tant que facteur le plus considérable de l'appui que nous nous efforçons de donner au jeu de l'acteur. C 'est
pour l'œil, l'agent même de l'illusion scénique. En éloignant fortement en profondeur toute l'arrière-scène, j'ai rendu possible
un jeu illimité de la lumière sur le lointain et gagné en outre la possibilité d'éclairer les acteurs librement sur le podium,
indépendamment du fond. Cela, toujours dans le même but, de concentrer l'intérêt sur la personne humaine à la scène. [ ...
] En continuant à travailler sans relâche dans ce sens, nous apprendrons bientôt à connaître les moyens de caractériser le
lieu de l'action de la manière la plus simple et la plus frappante. Nous ne pouvons en cela nous reposer sur aucun principe. [
... ] On chercherait en vain à monter fût-ce Peer Gynt ou Florian Geyer, à mon avis, avec les mêmes ressources scéniques
que Les Revenants. Il faut, en artiste et en conscience, aménager la scène d'après le style de l'œuvre. Et ce serait de même,
pure bêtise, de vouloir appliquer les exigences du grand drame à la farce et à l'opérette. Car ici c'est justement l'apparence
des plantations visiblement établies sans grand soin, le caractère d'improvisation, de demi-parodie et même le comique
involontaire qui donne au jeu un charme et un piment dont il ne faudrait pas se priver.
Mais nous nous défendrons contre le genre balourd du panoptique sur la scène, qui répète et souligne enfantinement,
comme dans l'enseignement par l'image, les paroles définitives du poète. Ceux qui estiment « un peu ridicule » dans la «
Promenade de Pâques » de ne pas apercevoir « la Ville et le ruisseau, la prairie et les arbres », ou ceux à qui il manque de voir
réellement « luire » « dans les feux du soleil couchant » les « huttes entourées de verdure », me semblent précisément
démontrer qu'ils ne sont pas à même de s'abandonner sur l'heure, avec passion, à la fantaisie du poète, qu'ils ne saisissent
pas la démarcation entre les Arts plastiques et la Poésie. Ce serait commettre une grossière faute artistique que de chercher
à répéter la description expressément poétique, mais nullement pittoresque, de la natur<i du soir et de l'extase qu'elle
produit, qui baigne les vallées, les montagnes et les mers, par les procédés, soumis à des lois différentes, de la peinture. la
seule chose que je pouvais faire dans la scène finale, c'était montrer les deux silhouettes de Faust et de Wagner sur un ciel
rose du soir, puis en suivant le décours des paroles du poète, de les faire disparaître dans l'obscurité. (Mais ce qui à mon
sentiment, aurait vraiment dû être rendu, et que malheureusement, alors, le
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
l'c.:mps ne permit plus d'obtenir et qui donc demeure à réaliser, c'est l'impression absoIllment nécessaire de printemps à
l'ouverture du rideau. Voilà sur quoi aurait su porter la critique.) Il en va de même, pour citer encore un exemple, avec le
monologue: « Esprit sublime, tu me donnas tout. » Je n'attache pas la moindre importance à ce que cette scène se passe
exactement devant un fond de glacier, on pourrait descendre plus bas et monter des montagnes rocheuses et boisées,
pourvu que l'espace, « l'errance dans le désert » soit sensible. (Contraste avec le réduit de Gretchen dans la scène du rouet
suivante.) Mais je me garderai de vouloir peindre les visages poétiqlles de Faust.
Pour Fallst tout entier, il n'a été fait usage que de deux fermes massives facilement mobiles. En leur donnant l'aspect des
parois en pierre de taille de tons gris différemment colorés, je les ai fait servir à toutes les scènes de FallSt. Elles pouvaient
représenter des murs de prison et de cave, d'église et de maison, et même d'intérieur de chambres du Moyen Age, et j'y
gagnais, outre la rapidité des changements de scène, un motif de couleur uniforme d'un bout à l'autre du Mystère, qui
garantissait l'unité d'impression pour toutes les scènes entre elles et chacune en particulier.
[ ... } J'ai déjà parlé de la commodité de modifier vite et facilement les proportions de l'espace, de scène en scène, grâce au
continuel déplacement des parois, en concordance avec les proscenium mobile. Il ne s'est nullement agi là, pour moi, de
hacher l'action par des changements btusques, et totalement opposés l'un à l'autre, de scène en scène; mais bien au
contraire de faire, presqm comme en rêve, glisser les scènes de l'line en l'alltre, de façon que le lieu parût changé, oui, mais
toujours voisin du précédent.
[ ... } Il est clair que même sous le rapport costume et accessoire il faut viser toujours à produire l'effet à distance. Nous ne
voyons, hélas! que trop souvent des étoffes destinées à l'effet le plus intime, minutieusement plissées, échantillons (vrais
échantillons sans valellr) qui sont peut-être ravissants dans le détail, mais qui de loin ne peuvent faire l'effet que « d'essais
malheureux» ; des contrastes de couleurs qui de loin font gris; des accessoires qui ont l'air de jouets; des armes qui
semblent venir de la chambre des enfants; des parures que l'on ne peut distinguer sans lorgnette. J'ai également tendu à
éviter ces erreurs. Comme par exemple, je veux citer le rouet de Gretchen qui, bien innocemment, a été en butte à des
attaques très incompétentes. Ainsi M. Bierbaum, après avoir vu Gretchen à un rouet « du calibre de ceux qu'emploient les
filatures à vapeur modernes », comme il dit, s'écrie: « Pour l'amour du ciel, que doit faire la pauvre, faible fille, de cette
machine? » [ ... } Le point de vue art seul importait :
Gretchen doit paraître toute seule dans cette scène. Il est indispensable de la montrer au rouet; tout aménagement de la
chambre me patut complètement impropre à la situation, car il ne s'agit à ce moment que d'une effusion lyrique, d'une
apparition à peine réelle. Je choisis donc ce type de rouet, parce que seul il permet à l'interprète, qui ne doit pas rester tout
à fait immobile, quelques gestes, très rares, mais apparents, et que cet instrument, au simple point de vue optique, peut lui
fournir sur la scène vide un appui considérable. Je limitai en outre l'espace en ombrant, comme par hasard, les plans plus
éloignés. Le rouet ne sert donc pas ici à déterminer le milieu; il concourt directement à l'action, et ne doit pas être un petit
joujou, mais bien un instrument que l'on reconnaisse aussitôt, dans la lumière indécise. [ ... }
La protestation de l'accaparement de la scène par les peintres s'est déjà affaiblie. On a
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
fini par se demander s'il n'était pas tout natutel, après tout, qUt: Ic:s dirc:cteurs de Schaubühnen (scènes ou l'on regarde)
s'adressent à des hommes qui par nature et par éducation sont nés pour voir et faits pour regarder.
Nos régisseurs et directeurs les plus doués (je ne rappellerai ici que Reinhardt et Gustave Malher qui fut le premier avec le
précurseur Roller à entreprendre des réformes pratiques en grand) n'ont nullement cru à une profanation parce que le
champ de leur activité propre était préparé, aplani par des artistes. Le pauvre seul, qui a peur de perdre, se montre jaloux,
mais ces avis des pauvres ne font pas la loi en art. [ ... ] Le jeune art plastique conquerra aussi la scène, la vieille scène.
Les peintres munichois auxquels fut confié cette année l'aménagement scénique du Künstlertheater, ont quitté Reinhardt
très mécontents. Non pas qu'artistiquement on ne se soit pas accordé: au contraire, sous ce rapport je n'ai eu vent d'aucune
contestation ni résistance; et je crois que, dans d'autres conditions, l'œuvre commune aurait pu donner de fructueux et
satisfaisants résultats. Mais, par sa constitution, le théâtre de Reinhardt me semble, malgré la meilleure volonté et la très
grande intelligence du directeur, capable certes d'entamer la question et de se saisir du problème de la réforme scénique;
néanmoins et pour le moment, vu la précipitation et la surcharge volontaire ou imposée du répertoire, il demeure tout à fait
impropre à réaliser jusqu'en ses dernières conséquences ce que justement l'on attend du Künstlertheater.
L'acteur génial peut encore, dans le moment le plus pathétique, au besoin improviser; la mise en scène doit être préparée
par un travail patient et un long exercice; et il convient de la maintenir jusqu'au dernier jour à un égal niveau si l'on veut
satisfaire aux espérances plus spécialement exigeantes qu'impliquent les termes de Künstlertheater et de Festspiele.
Certainement une scène comme celle du Künstlertheater aurait la tâche beaucoup plus facile pour réaliser du nouveau, que
nos grands théâtres stables qui sont dans la nécessité de jouer toute l'année tous les jours et qui, encombrés d'un fonds
souvent énorme, tendent, dans des conditions beaucoup plus difficiles, au but que s'est proposé le Künstlertheater, c'est-àdire le perfectionnement et l'affinement des effets scéniques. Bien subventionné, le Künstlertheater, en se bornant à un
petit nombre d'œuvres de grand style aurait grand temps, chaque année, de se consacrer à des tâches que les autres scènes
dans la hâte et la presse dû au jour le jour doivent bien souvent perdre de vue. La direction du théâtre de la Cour de
Munich, et les artistes dont le courageux dévouement aux essais du Künstlertheater a fait faire à cette cause un grand pas
en avant, n'en resteront pas là; il est question de remanier peu à peu tout le répertoire avec le concours de peintres
munichois. Sur d'autres scènes encore, par exemple dans les théâtres de Cour de Dresde et de Stuttgart souffle un esprit
nouveau. Le problême est ainsi à l'étude; et on ne s'arrêtera plus, espérons le, que notre désir ne soit accompli, de voir les
œuvres de nos grands poètes et musiciens présentées enfin en conformité avec nos arts plastiques contemporains - un but
qui ne peut être atteint que là où le régisseur, acteur et artiste œuvrent ensemble sans jalousie ni mésintelligence et où se
trouvent réunies les conditions matérielles qui permettent de mûrir les projets et de multiplier les répétitions.
Veuille le sort le réaliser d'abord à Munich.
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
Jacques Copeau:
« Un essai de rénovation dramatique»
septembre 1 913
in La Nouvelle Revue Française, septembre 1913.
LE THÉÂTRE DUVIEUX COLOMBIER
Au mois d'octobre prochain s'ouvrira à Paris, 21, rue du Vieux-Colombier, un
théâtre nouveau. Il prendra le nom de Théâtre dit Viettx-Colombier. Son
programme sera composé des chefs-d'œuvre classiques européens, de certains
ouvrages modernes déjà consacrés, et de ceux de la jeune génération. Conçu
par un petit groupe d'artistes dont l'entente intellectuelle et un goût commun
de l'action ont fait des compagnons de lutte, ce projet longuement médité
connut bien des alternatives. Il eut à surmonter bien des obstacles. S'il se
réalise enfin, c'est grâce à des dévouements pour lesquels nous ne saurions ici
marquer trop de reconnaissance.
On n'entreprend rien, certes, si ce n'est contre le gré de tous. Et, depuis
quelques années, nous avions dû nous accoutumer au murmure des voix
décourageantes. Nous avons entendu les avertissements ironiques des gens de
métier auxquels la vie n'a rien laissé que leur stérile expérience, les prévisions
pessimistes des timides et des sceptiques, les conseils des satisfaits enclins à
prôner l'excellence des divertissements dont ils se repaissent, les
remontrances des amis sincèrement émus de nous voir exposer notre repos à
d'ingrates tribulations, hasarder toutes nos forces à la poursuite d'une chimère.
Mais les mots n'ont point de prise sur qui s'est délibérément sacrifié à une
idée, et prétend la servir. Par bonheur, nous avons atteint l'âge d'homme sans
désespérer de rien. A des réalités détestées, nous opposons un désir, une
aspiration, une volonté. Nous avons pour nous cette chimère, nous portons en
nous cette illusion qui donne le courage et la joie d'entreprendre. Et si l'on
veut que nous nommions plus clairement le sentiment qui nous anime, la
passion qui nous pousse, nous contraint, nous oblige, à laquelle il faut que
nous cédions enfin: c'est l'indignation.
Une industrialisation effrénée qui, de jour en jour plus cyniquement, dégrade
notre scène française et détourne d'elle le public cultivé; l'accaparement de la
plupart des théâtres par une poignée d'amuseurs à la solde' de marchands
éhontés; partout, et là encore où de grandes traditions devraient sauvegarder
quelque pudeur, le même esprit de cabotinage et de spéculation, la même
bassesse; partout le bluff, la surenchère de toute sorte et l'exhibitionnisme de
toute nature parasitant un art qui se meurt,
Entre Jacques Rouché et
Jacques Copeau existe une
analogie de parcours tout à
(oit étonnante.
En effet le Thé6tre des Arts
(19/0) puis le ThééJtre du VieuxColombier (1913) sont tous deux
des émanations de revues
littéraires:
La Grande Revue pour le premier,
et La Nouvelle Revue Françoise
pour
le second. En 1909, les deux
hommes ont esquissé les
grandes lignes d'un programme
de thééJtre d'art d'où sont
finalement sortis,
« quelques mois après. celui du
ThééJtre des Arts, et quelques
années plus tord, celui du VieuxColombier )J, Selon Copeau, « Jo
seconde entreprise a été dans une
certaine mesure parente et
héritière de la première » cor les
deux projets sont nés un peu de la
méme manière en oyant chacun «
leur racinement intellectuel )J.
Après avoir réuni sa troupe,
composée notamment de
Charles Dullin et de Louis
Jouvet, Jacques Copeau
annonce J'ouverture du
ThééJtre du Vieux-Colombier
le 15 octobre 1 91 3. Il appelle
alors à se mobiliser afin de se
soulever contre
J'abéJtordissement de J'art
thééJtral parisien, en perdition.
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DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
et dont il n'est même plus question; partout veulerie, désordre, indisciplinc, ignorance et sottise, dédain du créateur, haine
de la beauté; une production de plus en plus folle et vaine, une critique de plus en plus consentante, un goût public de plus
en plus égaré: voilà ce qui nous indigne et nous soulève.
Cette indignation, d'autres que nous la ressentent; d'autres, avant nous, l'exprimèrent. Mais, parmi les plus généreux,
combien ont lentement résigné leur colère! Ou bien c'est l'intimidation qui leur ferme la bouche, ou la camaraderie qui les
débauche, ou laJassitude qui leur fait tomber la plume des mains. Des plaintes nouvelles se feront entendre, de jeunes
protestations s'élèveront encore ... Mais suffit-il de protester? Est-ce assez que de batailler pour une cause perdue, que
d'acérer vainement les traits de sa critique, ou de se retrancher dans un égoïste mépris? Nous n'avons que faire d'un
mécontentement qui n'agit point. Tandis que les meilleurs se tiennent pour satisfaits d'affirmer leurs préférences et leurs
répulsions, de maintenir leur goût personnel au-dessus de la corruption générale, le mal gagne autour de nous, et nous
n'aurons plus bientôt, dans ce domaine de notre art, dans cette région qui nous appartient, la place où poser le pied.
Nous pensons qu'il ne suffit même pas, aujourd'hui, de créer des œuvres fortes: en quel lieu trouveraient-elles accueil,
rencontreraient-elles à la fois leur public et leurs interprètes, avec une atmosphère favorable à leur épanouissement? C'est
ainsi que, fatalement, comme une « postulation perpétuelle », s'imposait à nous ce grand problème: élever sur des
fondations absolument intactes un théâtre nouveau; qu'il soit le point de ralliement de tous ceux, auteurs, acteurs,
spectateurs, que tourmente le besoin de restituer sa beauté au spectacle scénique. Un jour verra peut-être ce prodige
réalisé. Alors l'avenir s'ouvrira devant nous.
Car nous n'avons rien à attendre du présent. Nous devons ne compter pour rien ce qui existe. Si nous voulons retrouver la
santé et la vie, il convient que nous repoussions le contact de ce qui est vicié dans sa forme et dans son fond, dans son
esprit, dans ses mœurs. Nous ne méconnaissons pas que des dons de toute sorte, et souvent précieux, se fassent jour dans
la production dramatique contemporaine. Ils y sont fébrilement prodigués, dispersés, gaspillés. Faure d'orientation, de
discipline, faute de sérieux et surtout d'honnêteté, on ne les voit nulle part aboutir à la concentration, à l'accomplissement
d'une œuvre d'art. Considérant les choses d'un peu haut, il est impossible de ne pas reconnaître que plusieurs générations
se sont succédé, sans qu'un artiste véritable ambitionnât, pour y manifester son génie, la forme dramatique. Lors même que
ses facultés semblaient proprement le destiner au théâtre, l'artiste dont nous parlons a toujours cherché refuge en quelque
autre genre, l'estimant plus digne de lui, fût-il moins conforme à sa visée. Est-ce à dire qu'il soit sans ressource et comme
désaffecté, trop fragile dans une main puissante et rebelle à toute nouveauté, l'instrument qu'ont façonné et dont se
conteritèrent les Sophocle et les Shakespeare, les Racine, les Molière, les Ibsen? Non. Mais il a dégénéré parmi les
pratiques infâmes, et l'usage en paraît interdit à quiconque prétend, de nos jours, faire librement œuvre de beauté.
Nous avons vu, depuis trente ans, quelques vrais talents se porter vers la scène. Nous avons vu les uns, peut-être à leur
insu, prendre insensiblement et garder ce pli de complaisance que les premiers succès laissent aux âmes faciles; de leurs
dons exploités, déformés, ils ont tiré ce creux prestige qu'ils exercent désormais sur la foule. Nous avons vu les autres,
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
jeux défendus par la fermeté du caractère et le respect de leur art, déserter un théâtre qui IH: les eOt accueillis que
pour les corrompre: leur verve s'est ralentie, leur inspiration s'est hrisée. A tous s'est imposée l'alternative ou de se
taire ou d'abdiquer.
Qu'die fasse échec à la puissance de l'artiste: voilà la condamnation sans appel de la 1;c;ène moderne. Et cette
aversion, ce dégoût que l'artiste lui témoigne en retour: voilà qui achève de ravaler le théâtre présent, d'en faire,
comme on l'a trop justement écrit, '( /e fi/US décrié des arts ».
Nous voulons travailler à lui rendre son lustre et sa grandeur. Dans cette entreprise, à défaut de génie, nous
apporterons une ardeur résolue, une force concertée, le désintéressement, la patience, la méthode, l'intelligence et la
culture, l'amour et le besoin de cc qui est bien fait. Et de qui attendrait-on pareil effort, sinon de ceux pour qui il y va
de leur vie même? Non pas des trafiquants, ni des amateurs, ni d'orgueilleux esthètes, mais des ouvriers en leur art,
rompus à la besogne, s'ingéniant à tout faire sortir de leurs mains et de leur cerveau, préparant les matériaux et
concevant le plan selon lequel ils seront assemblés, depuis la fondation jusqu'au faîte. [ ... }
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1. Emplacement. Organisation
L'influence et la portée d'une œuvre rénovatrice sont strictement liées à sa durée. Il importe, avant tout, qu'elle vive.
C'est pourquoi nous avons tenu à ce que l'équilibre de notre entreprise reposât sur une sage économie: petit capital à
rémunérer, faible loyer, limitation rationnelle des frais généraux de tout ordre, des frais de première installation et de
ceux qui concernent le matériel de mise en scène. L'organisation de notre personnel, le recrutement de notre
troupe;toute entière engagée à l'année, l'ingénieuse combinaison de nos décors, les procédés de fabrication de nos
costumes, tout nous permet d'espérer, avec la dépense la plus réduite, un maximum de rendement.
Nous avons cru qu'il serait chimérique d'essayer de se faire une place au milieu des théâtres en vogue, et
d'entreprendre contre eux une concurrence qui bientôt épuiserait nos ressources. Parmi la cohue foraine du
Boulevard, au milieu de tant de cris, d'appels et de discordantes réclames, comment serions-nous entendus? Il fallait,
au contraire, nous écarter de ces lieux où le cinématographe dispute au théâtre sa frivole clientèle. la salle que noUs
ouvrons est située sur la rive gauche, au carrefour de la Croix-Rouge. Voisine des Ecoles, proche d'un quartier riche
et de grandes voies nouvelles qui chaque jour se développent, elle est en outre reliée au reste de la ville par des
moyens de communication nombreux et rapides.
la salle du Théâtre du Vieux-Colombier est petite: environ cinq cent places. C'est-àdire qu'elle n'escompte pas une
énorme affluence, la moyenne de nos frais journaliers nous permettant de vivre et même de prospérer sur une
moyenne de recettes relativement basse. le public que nous nous proposons d'atteindre tout d'abord c'est: « un
"moindre" public, composé en partie d'intelligents amateurs, en partie de gens qui ne veulent plus encourager les
banalités et les faussetés du théâtre commercial, en partie d'un nouveau contingent d'humanité 1 ». Ce public, nous
espérons en recruter les pre-
1
M. Archibald Henderson (à propos du « Court Theatre» de Londres).
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
miers éléments dans notre voisinage, parmi l'élite cultivée, les étudiants, les artistes, les étrangers intellectuels qui ont leur
domicile au vieux quartier latin. Ils constituent une clientèle déjà nombreuse, sans doute prête à seconder les efforts d'un
théâtre où elle sera toujours sûre de trouver des spectacles intéressants, présentés avec goût, et peu coûteux. Le Théâtre du
Vieux-Colombier sera le meilleur marché des théâtres de Paris, son système d'abonnements exerçant des réductions
appréciables sur un tarif normal déjà fort réduit.
Il.Alternance des spectacles
Un théâtre ayant d'autant plus de chances de susciter l'intérêt du public et d'entretenir sa curiosité qu'il variera davantage
ses spectacles, le Théâtre du Vieux-Colombier établit, dès son ouverture, le principe de l'alternance d'au moins trois
spectacles par semaine. Cette disposition nous permettra de ne jamais faire dépendre notre fortune du succès d'une pièce
unique, de maintenir constamment le niveau de notre répertoire, d'offrir au public des œuvres d'une nouveauté hardie,
capables de s'imposer à la longue, mais qui, sans le secours de l'alternance ne sauraient tout d'abord se maintenir sur l'affiche. l'alternance présente enfin cet avantage de tenir sans relâche les comédiens en haleine, de les assouplir et de les
rompre à toutes les exigences de l'interprétation.
III. Répertoire
Répertoire classique. J'ai déjà écrit qu'avant de tenter utilement sur le théâtre une réforme quelconque, il faudrait l'assainir,
l'honorer, « en y rappelant les grandes œuvres du passé, afin que les poètes d'aujourd'hui, repris d'un filial respect pour cette
scène qu'on leur avait ternie, ambitionnent d'y monter à leur tour ».
Notre premier souci sera de marquer une vénération particulière aux classiques anciens et modernes, français et étrangers.
Il n'est point excessif de dire qu'ils sont ignorés du public. Nous les proposerons comme un constant exemple, comme.
l'antidote au faux goût et des engouements esthétiques, comme l'étalon du jugement critique, comme une leçon rigoureuse
pour ceux qui écrivent le théâtre d'aujourd'hui comme pour ceux qui l'interprètent. Devant ces ouvrages d'autrefois, que les
habitudes mécaniques de certains comédiens et la routine d'une prétendue « tradition» défigurent trop souvent, nous nous
efforcerons de nous remettre en état de sensibilité. Mais nous nous garderons bien de vouloir en « renouveler », c'est-à-dire
en déformer l'esprit. Jamais nous ne nous aviserons - sous prétexte de les rapprocher de nous! - d'accommoder Molière ou
Racine à la mode du jour. Ce serait un plaisant divertissement, en vérité, que d'aller rajeunir par le dehors ce qui est éternel
en son fond, et que d'aller assaisonner d'un peu de vraisemblance à la moderne ce qui déborde de vérité! Nous nous
interdirons ces fantaisies. Toute l'originalité de notre interprétation, si on lui en trouve, ne viendra que d'une connaissance
approfondie des textes.
Reprises. Autant qu'il sera en son pouvoir, le Théâtre du Vieux-Colombier reprendra, parmi les meilleurs pièces de ces
trente dernières années, celles que le temps ne semble pas avoir affaiblies et, d'une façon générale, celles qui marquent une
date dans l'histoire du théâtre, une étape dans l'évolution du genre dramatique.
PièœJ inéditeJ. Comme on vient de le voir, le Théâtre du Vieux-Colombier assure son existence sur un fonds
d'œuvres consacrées. En effet, nous ne nourrissons pas l'illusion qu'en ouvrant un théâtre aux plus sincères
manifestations de l'esprit dramatique, nous allons de ce fait et d'emblée provoquer une renaissance. Et nous
n'imaginons pas qu'il existe actuellement en France toute une armée de jeunes talents méconnus, dignes d'être mi s
en lumière, et qui vont dès demain répondre à notre appel. Au reste, sur les œuvres inédites qui nous seront
soumises, nous nous réservons d'exercer un choix sévère, n'estimant pas qu'on serve utilement un idéal en
encourageant les fausses vocations qui se fourvoient à sa poursuite.
Il arrive que, sous prétexte de style, de pensée, de lyrisme, les écrivains nouveaux pro duisent à la scène des
ouvrages forgés sur plus d'apriorisme littéraire que d'expérience humaine et de nécessité tragique. Les bonnes
intentions, les hautes visées ne suffisent pas. Entre une « idée » de drame et ce drame lui-même, il y a la distance de
l'art tout entier. Le Théâtre du Vieux-Colombier est ouvert à toutes les tentatives, pourvu qu'elles atteignent un
certain niveau, qu'elles soient d'une certaine qualité. Nous entendons: une qualité dramatique.
Quelles que soient nos préférences avouées comme connaisseurs et critiques, notre direc tion personnelle comme
écrivains, cependant nous ne représentons pas une école, dont toute l'autorité risque de déchoir quand s'évanouit
son éphémère attrait de nouveauté. Nous n'apportons pas une formule, avec la certitude que de cet embryon doive
naître et se développer le théâtre de demain. C'est en quoi nous nous distinguons des entreprises qui nous ont
précédés. Celles-ci - on peut le dire sans méconnaître l'apport de la plus notoire d'entre elles: le Théâtre Libre, et
sans déprécier la haute valeur de son chef, M. André Antoine, à qui nous devons tant - celles-ci commirent
inconsciemment l'imprudence de limiter leur champ d'action à l'étroitesse d'un programme révolutionnaire. Nous ne
sentons pas le besoin d'une révolution. Nous avons, pour cela, les yeux fixés sur de trop grands modèles. Nous ne
croyons pas à l'efficacité des formules esthétiques qui naissent et meurent, chaque mois, dans les petits cénacles, et
dont l'intrépidité est faite surtout d'ignorance. Nous ne savons pas ce que sera le théâtre de demain. Nous
n'annonçons rien. Mais nous nous vouons à réagir contre toutes les lâchetés du théâtre contemporain. En fondant le
Théâtre du Vieux-Colombier, nous préparons un lieu d'asile au talent futur.
IV. La troupe
Il n'est pas jusqu'aux compagnies des théâtres subventionnés par l'Etat que le manque de direction, de discipline,
l'âpreté au gain et l'absence d'un idéal commun ne disloquent aujourd'hui. Quant aux théâtres du Boulevard, ils
appartiennent aux grandes « vedettes » qui imposent aux directeurs des dépenses ruineuses, faussent l'équilibre de
l'interprétation, tirent à elles tout l'intérêt que le public ne porte plus à la pièce, et rabaissent le talent des auteuts à
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
ne leur fournir que des occasions de se faire valoir.
La dernière troupe homogène que nous ayons vue en France fut celle du Théâtre Libre. Une foi partagée l'avait
réunie. On sait quel merveilleux parti son directeur en sut tirer. Le Théâtre du Vieux -Colombier groupe à son tour,
sous l'autorité d'un seul homme, une troupe de comédiens jeunes, désintéressés, enthousiastes, dont l'ambition est
de servir l'art auquel ils se consacrent. Décabotiniser l'acteur, créer autour de lui une atmosphère plus propre à son
développement comme homme et comme artiste, le cultiver, lui inspirer la conscience et l'initier à la moralité de son
art : c'est à quoi tendront opiniâtrement nos efforts. Nous aurons toujours en vue l'assouplissement des dons
individuels et leur subordination à l'ensemble. Nous lutterons contre l'envahissement des procédés du métier, contre
toutes les déformations professionnelles, contre l'ankylose de la spécialisation. Enfin nous nous emploierons de
notre mieux à renormaliser ces hommes et ces femmes dont la vocation est de feindre toutes les émotions et tous les
gestes humains. Autant qu'il nous sera possible, nous les appellerons hors du théâtre au contact de la nature et de la
vie!
Depuis deux mois déjà, la troupe du Théâtre du Vieux-Colombier est réunie au complet, et ses travaux ont
commencé. Le 1er juillet, elle a pris ses quartiers d'été dans un hameau de Seine -et-Marne, en pleine campagne. Là,
chaque jour, pendant cinq heures, elle étudie sous la direction de son chef les pièces du répertoire. Deux heures sont
en outre consacrées, en plein air, à des lectures à vue considérées comme exercice d'assou plissement intellectuel et
d'articulation vocale, à des explications de textes (comédies, poèmes, fragments de prose classique), et à des
exercices physiques. Les avantages d'un tel régime ne se feront pleinement apprécier qu'au bout de plusieurs années.
Dès maintenant, ils se laissent pressentir.
Aujourd'hui, 1er septembre, déjà entraînée par un travail commun de deux mois, et possédant une partie de son
répertoire, la troupe rentre à Paris, pour répéter encore pendant un mois et demi, sur la scène, en costumes et dans les
décors.
V. Les élèves-comédiens
Notre effort de renouvellement portant sur le caractère même et la nature d'individus déjà modelés par des influences
antérieures, nous ne doutons pas qu'il se heurte à de fortes résistances. Aussi voudrions-nous, sur ce point, faire
remonter plus haut notre réforme. Il s'agirait de créer, en même temps que le théâtre, à côté de lui et sur le même
plan, une véritable école de comédiens. Elle serait gratuite, et nous y appellerions d'une part de très jeunes gens et même
des enfants, d'autre part des hommes et des femmes ayant l'amour et l'instinct du théâtre, mais qui n'auraient pas
encore compromis cet instinct par des méthodes défectueuses et des habitudes de métier. Un tel contingent de forces
neuves ferait plus tard la grandeur de notre entreprise. Nous y puiserions, dès les premières années, des
collaborateurs capables de remplir les petites rôles d'utilité, et une équipe de figurants insttuits, soucieux de
s'habituer à la scène, très supérieurs enfin à ceux qui sont généralement employés.
Il est à craindre qu'un travail écrasant ne nous permette pas, dès les débuts de l'entreprise, de mettre au point ce
projet d'école. Aussitôt que nous le pourrons, tous nos soins lui seront acquis. Nous exposerons alors, dans un
nouvel article, notre plan d'organisation.
VI. Mise en scène et décoration scénique
Par mise en scène nous entendons: le dessin d'une action dramatique. C'est l'ensemble des mouvements, des gestes et
des attitudes, l'accord des physionomies, des voix et des silences, c'est la totalité du spectacle scénique, émanant d'une
pensée unique qui le conçoit, le règle et l'harmonise. Le metteur en scène invente et fait régner entre les personnages ce
lien secret et visible, cette sensibilité réciproque, cette mystérieuse correspondance des rapports, faute de quoi le drame,
même interprété par d'excellents acteurs, perd la meilleure part de son expression.
A cette mise en scène-là, qui concerne l'interprétation, nous ne saurions apporter trop d'étude. A l'autre, qui a trait aux
décors et aux accessoires, nous ne voulons pas accorder d'importance. Ce n'est point que la laideur ne nous blesse, chaque
fois que nous la rencontrons sur la scène. Ce n'est point que nous soyons insensibles à l'art de créer une atmosphère par le
moyen de la couleur, de la forme et de la lumière. Nous avons applaudi, voici trois ans, à l'heureuse initiative de M.
Jacques Rouché s'efforçant, avec le concours d'excellents peintres, à douer le décor d'une qualité esthétique nouvelle.
Nous avons connu les recherches, nous avons suivi les projets et les réalisations de MM. Meyerhold, Stanislavsky,
Dantchenko en Russie; de MM. Max Reinhardt, Littmann, Fuchs et Etier en Allemagne; de MM. Gordon Craig et
Granville Barker en Angleterre. Certes, il ne paraît pas douteux qu'à l'heure actuelle, dans l'Europe entière, tous les artistes
du théâtre se rencontrent sur un point: condamnation du décor réaliste qui tend à donner l'illusion des choses mêmes,
exaltation d'un décor schématique ou synthétique qui vise à les suggérer. Les nouvelles méthodes remontent déjà trop loin,
elles sont trop connues à l'étranger pour qu'on puisse aujourd'hui, sans ridicule, se faire un mérite de leur application.
Aussi bien, dans cette application même, observerons nous quelque mesure. Nous sommes naturellement ennemis de toute
systématisation outrancière, et pensons ne rien aventurer en dépit du bon sens et du bon goût. Or, il faut l'avouer, les idées
des maîtres que j'ai nommés plus haut ne sont pas toujours sans nous choquer par quelque lourdeur pédantesque. Nous y
relevons un certain parti pris de simplisme qui ne va pas toujours avec la vraie simplicité, et surtout une tendance,
blessante pour la finesse et la modération de notre goût français, à souligner dans un ouvrage, à grossir par des moyens
matériels souvent naïfs, les intentions du poète. Le spectateur cultivé aime à les découvrir, à les surprendre par une
approche plus subtile. Il est à craindre que de tels procédés en s'ajoutant au drame, qu'une telle et si constante recherche de
l'effet - toujours défaillante, d'ailleurs, si elle s'applique aux grands ouvrages classiques - ne favorisent progressivement une
production dramatique tout artificielle, grossière et presque barbare. Et la tare des réformes scéniques étrangères, c'est que,
jusqu'ici du moins, elles ne marchent de pair avec aucun mouvement dramatique caractérisé. Tenir pour telle ou telle
formule décorative, c'est toujours s'intéresser au théâtre par l'à-côté. Se passionner pour des inventions d'ingénieurs ou
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
d'électriciens, c'est toujours accorder à la toile, au carton peint, à la disposition des lumières, une place usurpée; c'est
toujours donner, sous une forme quelconque, dans les trucs. Anciens ou nouveaux, nous les répudions tous. Bonne ou
mauvaise, rudimentaire ou perfectionnée, artificielle ou réaliste, nous entendons nier l'importance de toute machinerie.
On pourra trouver suspecte cette déclaration de principe. On pourra nous représenter que, sur la petite scène du Théâtre du
Vieux-Colombier, force nous est de renoncer aux avantages d'une ample décoration ... Nous pouvons répondre hardiment
que nous nous réjouissons d'avoir à nous accommoder d'une telle pénurie de ressources. Nous en refu
serions l'usage, s'il nous était proposé. Car nous avons la conviction profondede qu'il est désastre ux pour l'art
dramatique de lui ménager un grand nombre de complicités extérieures. Elles énervent, détendent sa force. Elles
favorisent la facilité, le pittoresque, et font verser le drame dans la féerie. Nous ne croyons pas que pour « représenter
l'homme tout entier dans sa vie », il soit besoin d'un théâtre « où les décors puissent surgir par en bas et les
changements être instantanés » ni qu'enfin l'avenir de notre art soit lié à « une question de machinisme 22 ». Gardonsnous de rien relâcher. Il ne faut pas confondre les conventions scéniques avec les conventions dramatiques. Détruire
les unes, ce n'est pas s'affranchir des autres. Bien au contraire! Les servitudes de la scène et son grossier artifice
agiront sur nous à la façon d'une discipline en nous forçant à concentrer toute vérité dans les sentiments et les actions
des personnages. Que les autres prestiges s'évanouissent, et, pour l'œuvre nouvelle, qu'on nous laisse un tréteau nu!
L'exposé qu'on vient de lire, tout imparfait qu'il soit, établit les grandes lignes de notre action prochaine. Un
concours unanime de bonnes volontés pourra seul· la rendre durable et féconde. J'ai dit que nous nous adressions à
un public restreint, choisi: au moins faut-il que celui-là réponde à notre appel. Il ne suffira pas qu'on nous approuve,
qu'on nous encourage avec de bonnes paroles. A tous ceux qui se déclareront en notre faveur, nous demanderons une
preuve tangible, un témoignage actif de leur sympathie. Toutes les collaborations, jusqu'aux plus modestes, dévoué es
à une œuvre comme celle-ci, auront une efficacité réelle. Non seulement les écrivains, les critiques, les journa listes,
et tous ceux qui ont un intérêt professionnel en la matière, peuvent faire cam pagne en notre faveur. Mais les
partisans isolés, les prosélytes disséminés dans la foule peuvent assumer une part dans l'entreprise, et lui conquérir le
succès en exerçant leur influence personnelle dans les milieux, même restreints, qu'ils atteignent. Si déjà les trois
mille lecteurs de La Nouvelle Revue Française, qui depuis plus de quatre ans nous sont fidèles, avaient à cœur de
soutenir notre cause et de lui gagner chacun une dizaine d'adeptes, nous serions en droit de reposer, sur ce premier
contingent de public, les plus hardies espérances ..
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Henry Bataille (Préface du Masque)
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
Les Compagnons de la Chimère « La fondation de la Chimère »
(Groupe de comédiens et d'auteuts, sous la direction de Gaston Baty.) in La Chimère, bulletin d'art dramatique,
saison 1922.
Nous voici quelques-uns à fonder ùn théâtre sur la foi, l'enthousiasme et la pauvreté volontaire. Sans doute paraît-il
d'abord assez vain d'augmenter le nombre de ce qu'on appelle les « théâtres d'art ». Mais nous avons à défendre une
doctrine précise, et c'est afin de la réaliser que patiemment, méthodiquement, avec beaucou p d'humilité pour le
présent et beaucoup d'ambition pour l'avenir, nous posons les premières pierres d'une maison nouvelle.
Pour nous l'art dramatique reste l'art suprême en qui tous les autres s'exaltent, plus beaux d'être réunis. La sculpture
donne l'attitude, le geste, la danse, la peinture, le costume et le décor, la littérature, le texte, la musique, la voix de
l'auteur, les btuits, le chant parfois et souvent la symphonie. Ces multiples moyens s'accordent pour donner du thème
commun l'expression dont chacun est capable, dans un style qui se doit varier avec chaque œuvre. La traduction
visuelle et auditive accepte le même parti pris que l'écriture. Au delà des mots, la pensée achève de s'exprimer par le
geste, la couleur et le son. Cette conception, celle des Grecs et de Shakespeare est celle aussi des drames français du
Moyen Age. Elle implique une vision du monde où la matière d'une part et le surnaturel de l'autre soient considérés
comme aussi « réels » que l'homme. A l'opposé, la Renaissance a intronisé un théâtre cérébral où seul l'animal
raisonnable existe. Cependant, plus loin que l'individu il y a des groupes et autour d'eux les choses, les grandes
forces de la nature, le mystère, l'universelle harmonie: le drame intégral embrasse tout cela. Le mot retrouve sa
place; la mimique reprend son pouvoir; le décor, le costume, la lumière, le bruit redeviennent des acteurs eux aussi.
Après tant de révolutions qui ont modifié les textes, mais non les conceptions mêmes du drame, nous atten dons un
théâtre nouveau.
Il ne recommencera pas plus le théâtre médiéval que celui-ci ne recommençait le théâtre grec mais il vivra des
principes qui l'ont fait vivre. Par delà la Renaissance, se renoue la tradition française. Telle est la foi que nous
voulons servir. Pour y réussir, il nous a paru indispensable d'échapper d'abord à l'emprise de l'argent. Nous partons
les poches vides pour l'aventure; aucun de nous ne sera d'abord rémunéré, sous quelque forme que ce soit. Et nos
précautions sont déjà prises pour l'avenir, si la Chimère
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se développe comme nous l'espérons, pour que personne ne puisse à aucun moment y réaliser de bénéfices. C'est la
condition nécessaire pour qu'un effort comme le nôtre ne dévie jamais.
Le répertoire comprendra des œuvres qui répondent à notre doctrine chez les maîtres d'autrefois, chez ceux d'aujourd'hui et
parmi les nouveaux venus. La Chimère donnera cette première saison quatre spectacles. Pour ces représentations réservées
aux seuls abonnés, et si réduit qu'en soit le nombre, nos ateliers de costumes, de décors et de meubles commenceront de
travailler.
Puisque nous rattachons au théâtre tous les arts, considérés comme les éléments isolés du drame, il est logique que nous
groupions autour des manifestations musicales, plastiques et littéraires. Des lectures, d'une forme nouvelle, nous
permettront de révéler telles œuvres de jeunes qu'il nous serait impossible de représenter. Des expositions réuniront nos
différents adhérents peintres et sculpteurs. Des concerts succéderont à des récitals et des spectacles de danse.
Un bulletin sera consacré à suivre notre effort. Ce programme de début se complétera les saisons prochaines par la
fondation d'une école, d'un bureau d'études, d'une bibliothèque. Il nous suffit de trouver mille abonnés. Quiconque
respecte l'art dramatique se doit à lui-même de nous aider.
saison 1922
En 192l, la compagnie de la Chimère se constitue sous la direction de Gaston Baty. Nourri de l'in~uence de
Reinhardt dont il a suivi en Allemagne les réalisations, Baty vient de signer, après avoir été l'assistant de Gémier,
la mise en scène du Simoun de Lenormand, au cours d'une saison dite expérimentale à la Comédie Montaigne.
Mais cette dernière a connu cinq mois d'exploitation difficile qui ont conduit Gémier à ne pas renouveler
l'expérience.
Cependant Baty est resté convaincu que seule « l'exploitation quotidienne d'un théâtre rend possible la formation
d'un public et assure une in~uence réelle )J. Un an après la fondation de la compagnie, il s'appuie sur l'exemple de
Lugné-Poe et de Copeau pour affirmer qu'un petit thé6tre d'art peut désormais vivre par ses propres moyens: en
effet, la pièce Intimité de Jean Victor Pellerin créée au Théâtre des Mathurins a atteint la cinquantième
représentation sans vedette ni publicité. Aussi décide-t-il d'ouvrir la Baraque de la Chimère. Les Compagnons ont
décidé de ne pas se payer durant le temps nécessaire pour « échapper à toute emprise financière et se tenir à
l'écart des "affaires de théâtre" )J. Il s'agit de perdurer sans faire de « concessions aux goûts ni aux habitudes du
grand public )J. Mais la location d'un vieux thé6tre semble impossible tant la moindre salle de spectacle
parisienne est la proie des spéculateurs. Quelques mécènes permettent à la compagnie de s'installer dans un
hangar « pareil aux abris qu'on élève dons les régions dévastées ». Au 143, bd Saint-Germain, un terrain vague est
ainsi loué à de bonnes conditions afin d'y élever la Baraque, un thé6tre en bois de 350 places, muni d'une façade
foraine.
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
L'aventure de la Chimère se soldera par une faillite après avoir été suivie avec un grand intérét : par sa
formulation ouvertement utopique, le projet est perçu comme un défi.
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
avril
1923
Gaston Baty, :
« Le malaise du théâtre contemporain»
in La Chimère, VIII, avril 1923, p. 121-122.
La guerre a touché ce qui est à la base du théâtre: le public. Auparavant on
pouvait dénombrer trois catégories bien distinctes de spectateurs.
- Le public d'élite qui fréquentait L'Œuvre et les Escholiers.
- Un vaste public moyen, clientèle bourgeoise dont Bernstein et Bataille
étaient les auteurs
favoris. - Un public
populaire.
Aujourd'hui, en raison de certains déplacements de fortune et de profondes
modifications dans l'ordre social, le public « bourgeois» s'est dispersé peu à
peu.
Une partie de ce public s'est porté selon ses goûts vers les théâtres d'art,
renforçant le noyau des fidèles qui formait une clientèle d'élite assez restreinte. Grâce à cette ferveur les scènes irrégulières ont pu se constituer plus
solidement. L'exemple de Copeau au Vieux-Colombier et de LugnéPoe à
l'Œuvre démontrent qu'un petit théâtre d'art peut vivre par ses propres
moyens. Le public d'élite représente aujourd'hui plus de cinq mille
spectateurs réguliers, ce qui est suffisant pour équilibrer le budget d'une
scène d'avant-garde.
L'autre partie de la clientèle bourgeoise s'est déversée dans les rangs du
public populaire, et voici la raison du malaise que vous constatez. La
conséquence de cette dispersion des spectateurs et de cette division en deux
clans au lieu de trois, c'est que l'ancienne formule théâtrale a fini son temps et
perdu son public. Ce qui contente le mieux la foule actuellement, ce sont les
productions faciles qui ne sauraient en aucun cas satisfaire des esprits plus
éclectiques.
Le mouvement théâtral n'est donc plus sur les scènes classées ou sur le
Boulevard, il est tout entier dans l'effort que tentent quelques groupements
novateurs. C'est de là que peut sortir une orientation originale et la
production des œuvres les plus remarquables qu'apporte la jeune génération.
Toutefois le déblayage sera assez lent en raison de la routine commerciale où
s'enlisent la plupart des théâtres. La situation est au fond (nous l'avons décrit
déjà) exactement la même qu'elle était au moment où Antoine fonda le
Théâtre Libre en 1887. [ ... ] Les directeurs de ce tempslà, comme ceux qui
régissent les théâtres d'à présent ne s'étaient point aperçus que le genre qu'ils
offraient au public était usé et qu'il fallait trouver autre chose.
5
0
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
L'exemple du Théâtre Libre leur montra les résultats qu'on pouvait obtenir grâce à une intelligente initiative. Au lieu
d'une formule unique on se trouve aujourd'hui en présence de formules multiples et chaque théâtre d'art réalise son
programme à sa façon. Nous marchons par des sentiers différents vers le même idéal, qui consiste à revigorer ou
même à rénover l'art dramatique.
[ ... } Simultanément, et dans les pays les plus lointains, la même conception esthétique s'est présentée à l'activité des
directeurs. Un mouvement mondial s'est dessiné en même temps que se fondait la Chimère, et malgré la différence
de latitude, la Guilde de New York, l'Intima de Stockholm, la Tribune de Berlin, le Comoedia d'Amsterdam poursuivaient le même programme artistique. Cette idée d'élargir considérablement la formule scénique était donc pour ainsi
dire dans l'air. [ ... } Le théâtre est un monde complet. Le silence, la mimique, le geste, la musique achèveront
d'exprimer ou de souligner ce que le texte ne peut pas dire. l'acteur et la mise en scène jouent le plus souvent un rôle
aussi considérable que la réplique qui sort de la bouche du comédien. De nos sens à notre âme, il y a comme dans la
nature, des sentiers secrets. [ ... } Les arts plastiques apportent à leur tour toutes les ressources dont ils disposent et la
musique peut créer le mystère, l'inconnu divin.
Pour nous créateurs d'un théâtre d'art, il y a les groupements humains dans lesquels l'individu se perd comme un
fleuve dans la mer. Il y a tous les êtres qui vivent, toutes les choses qui sont, toute la matière sacrée et les grandes
forces de la nature. Il yale mystère des âmes et celui de l'infini. Pour nous, répétons le encore, le théâtre est l'art
suprême parce qu'il est seul capable d'exprimer cette universelle harmonie.
Les formules successives de la Chimère
La Chimère, bulletin d'art dramatique, 1922-1923.
- « La
Chimère n'est pas une affaire, mais une œuvre. »
Chimère n'a pas de capitaux, mais une foi. »
- « La Chimère ne se sert pas de l'art, elle le sert. »
- « La Chimère a pour amis tous ses auteurs, mais n'a pas pour auteurs que ses amis.
- « La Chimère n'a pas de nid, mais elle ne se laisse pas mettre en cage. »
- « La Chimère a besoin de vous pour vivre. l'abonnement de 100 F. »
- « La Chimère ne s'est pas servie de l'art, elle l'a servi. »
- « La Chimère avait une foi, mais pas de capitaux. »
- « La
»
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
Charles Dullin
« Les
1923
Essais de rénovation . théâtrale »
Conférence prononcée au Collège de France le 25 mai 1923, au théâtre
de la Chimère le 28 mai, in La Revue Hebdomadaire, juin 1923, p. 294303.
Je ne crois pas au mouvement théâtral moderne. Il y a des efforts
sincères, de nobles dévouements, il y a de vastes espoirs. Nous sommes
quelquesuns décidés à faire l'impossible, mais nous nous donnons
beaucoup plus de mouvement que nous n'en créons. Les polé~iques
littéraires, les enquêtes, les théories ne servent la plupart du temps qu'à
masquer un besoin de réclame assez méprisable. [ ... } Je crois pour ma
part que toutes les polémiques, toutes les théories ne nous mèneront à
rien. En matière de théâtre, je crois à ce que je vois. La pauvreté, le
manque de ressources et de moyens peuvent nous gêner un temps; mais
il faut avoir le courage d'avouer l'imperfection de l'œuvre accomplie.
Notre culture dramatique n'intéresse que nous. Essayons de vivifier nos
idées; exprimons les théâtralement. Qu'elles soient l'âme de tout ce que
nous créons mais n'en parlons pas plus qu'un honnête homme ne parle de
sa conscience. Toute cette littérature contribue à affoler le public et à
l'éloigner des théâtres d'art que par surcroît, on appelle maintenant «
théâtres d'avant-garde» ce qui ne veut rien dire. Ce mot est vide de sens
et bon, tout juste à vider notre caisse quand il y a quelque chose dedans,
ce qui n'est pas le cas chez moi, je l'avoue. Soyons donc le théâtre,
soyons le théâtre tout court, gros théâtre même si nous le pouvons, car
n'avonsnous pas perdu depuis longtemps ce que j'appellerai l'optique
théâtrale? La réaction violente du naturalisme était je crois nécessaire. [
... } André Antoine nous a enseigné le jeu intérieur, tout simplement; il a
opposé à la déclamation vide, à l'odieuse outrecuidance du cabotin, le jeu
en profondeur; au-dessous des mots et au dessous du texte, il a mis en
place les sentiments et les idées. Quand nous parlons aujourd'hui de la
valeur des silences, des temps, nous n'avons rien inventé; c'était le fond
de la technique dramatique d'Antoine. Quand il mettait en scène, ce qu'il
y avait de plus frappant en lui, c'était ce don de pénétration intérieure qui
lui permettait de créer l'atmosphère avec un regard, avec un silence, avec
un rien. Rarement il sacrifiait à un truc, à la trouvaille. Tout l'extérieur
de la mise en scène naturaliste est démodé, mais si aujourd'hui nous
pouvons nous servir de cette expression si juste du « plus vrai que le vrai »,
c'est certainement à ce retour au vrai que nous le devons. Ainsi je crois
qu'il n'y a pas de grand mouvement sans raison profonde, ce n'est pas en
critiquant qu'on
En 1 923, Dullin revient sur les
intentions formulées dons son
premier manifeste de 1 92 1 (voir
page 52). /1 estime que seule la
capacité de « soutenir pendant
des mois J'attention d'un public
blasé» permet de jauger le talent.
/1 se défie maintenant des théories
qui contribuent « à affoler le
public et
à J'éloigner des théc'Jtres d'art ».
Pour cette raison, il refuse
désormais de
se reconnaltre dons les mots «
vides de sens» et « bons tout juste
à vider la caisse» d'« avant-gar
e » et de « laboratoire ». En
occupant le théc'Jtre Montmartre,
Dullin s'installe ou coeur de la vie
populaire parisienne pour y
perpétuer J'esprit de métier. Ne
concevant plus un théc'Jtre forgé
à J'écart ou dons J'éloignement
des turpitudes quotidiennes, il veut
ou contraire tenir compte des «
petits aspects de sa pratique », et
refuse de créer sons tenir compte
de la présence d'un « vrai public
». Ainsi Dullin poursuit la
démarche amorcée chez Copeau,
mois accorde ou travail une vertu
fraternelle qu'il préfère ou dogme
monastique.
53
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
progresse mais en essayant, au contraire, de comprendre les raisolls qui ont suscité tel mouvement et en faisant son
profit de l'exemple.
En 1913, Antoine entenditrespirer un peu. [ ... ] Copeau a ramassé le gant. Copeau est, si je puis dire, « l'Aristo » du
théâtre. Copeau veut une œuvre solide et durable. [ ... ] Sans son intransigeance, sans son prétendu calvinisme, des
œuvres comme les nôtres ne pourraient pas vivre trois mois à l'heure actuelle. Jacques Copeau a nettoyé la scène, il a
ramené la prédominance de l'esprit sur la machine, de la culture vraie sur le vernis littéraire. Il a grouPé un public d'élite
qui suit maintenant nos spectacles. Ayons donc au moins ce qu'on appelle la reconnaissance du ventre et avouons
loyalement qu'une partie de l'élite qui nous suit a été d'abord touchée par lui.
[ ... ] Je viens d'en faire l'expérience, il est beaucoup plus facile de monter un petit spec tacle de temps en temps
même avec des moyens de fortune, que de soutenir pendant des mois l'attention d'un public blasé. Nous avons les
courants les plus opposés, les plus disparates. [ ... ] Quand j'ai fondé « L'Atelier », je croyais pouvoir rompre
complètement avec le théâtre courant, que la grande majorité du public préfère certainement à ce que nous faisons,
ne nous illusionnons pas. J'ai dressé un tréteau. Je suis parti en guerre. Puisqu'il fallait pour des formes d'expression
nouvelles, des comédiens éduqués spécialement j'ai fondé d'abord « L'Atelier », école nouvelle de comédiens,
accompagné d'un manifeste qui a beaucoup vieilli bien que je l'aie publié il y a deux ans. Cela montre bien la
fragilité des théories. Ce manifeste fut publié en août 1921 à Gironville en Seine -et-Marne où j'avais réuni les
premiers éléments de mon école. Nous étions partis de l'improvisation et voici comment. J'avais étudié
particulièrement autrefois l'histoire de la commedia dell'arte. Pendant la guerre je me trouvais aux tranchées avec
quatre camarades extraordinaires. L'un sculpteur sur bois, le quatrième un menuisier du Faubourg Saint-Antoine.
Ces quatre mauvais drôles ne pensaient qu'à rire aux dépens des autres. Leur vie n'était qu'une comédie perpétuelle
qu'ils se donnaient pour leur propre divertissement. Je me joignis à eux et je me mis à régler c es bonnes blagues, à
les mettre en scène. Mes compagnons ne tardèrent pas à devenir des improvisateurs extraordinaires et l'un d'entre
eux, Levinson, était certainement après Charlie Chaplin le farceur le plus authentique que j'aie vu. Il a été tué en
blaguant, et les aurres se sont dispersés. [ ... ] Ce qui m'avait frappé dans leurs improvisations, commedia dell'arte
retrouvée un instant, c'est que cette franchise débridée était du théâtre pur, du théâtre qui existait en soi, qui se passait
de préparation, qui jaillissait où que nous nous trouvions et transformait la cagna la plus misérable en grotte de
féerie. [ ... ] J'avais alors la certitude que l'improvisation était la méthode la pluslQgique, la plus sûre et la plus rapid e
pour former des acteurs au jeu souple, varié et intelligent. En effet, ce travail continuel sur des sentiments et non plus
sur des mots oblige les élèves à jouer en profondeur. Malheureusement le manque de temps, l'obligation de monter
de nombreux spectacles nous ont arrêtés dans cette évolution si passionnante.
Nous présenterons donc bientôt des types modernes qui se rattacheront par leur cocasserie à la lignée des farceurs
italiens. Ces spectacles particuliers demanderont à être présentés dans des conditions exceptionnelles. [00'] Ce que
nous voulons, c'est un théâtre de fantaisie pure. Cela plaira aux uns; cela déplaira aux autres. Nous ne vous disons pas
que nous sommes le théâtre de demain. Nous disons seulement que L:Atelier veut être ce thélÎtre d'exception.
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
[ ... } l'essentiel c'est de faire du beau, du vrai théâtre et d'intéresser le public. Ici je crois que je mets le doigt sur la plaie.
Vous disposez à votre gré de vos loisirs et, quand vous vous marquez une prédilection pour tel spectacle, nous sommes
bien obligés d'admettre que ce spectacle vous plaît. Je dis « vous » et malheureusement vous n'êtes pas le public; vous êtes
une élite et puisque vous êtes ici vous marquez nettement votre choix. Mais ce monstre anonyme qu'est le grand public, ce
grand public qui remplit la caisse et qui pourrait nous donner les moyens de faire de grandes choses, en admettant que nous en
soyons capables, ce grand public que veur-il? Où va-t-il? Peur-on l'atteindre? Peut-on l'éduquer? Je n'en crois rien.
Il choisit lui aussi; souvent mal mais il choisit et quand il va au Palace ou aux FoliesBergère, il y va pour son plaisir. Est-ce
notre faute, à nous qui sacrifions nos plus belles années à défendre une cause, si on préfère aux spectacles que nous
donnons, ces amusements faciles? [ ... } Si chaque année se perd un peu plus le goût de la vraie culture, si Paris devient
peu à peu cette « vache multicolore» dont parle Zarathoustra, est-ce notre faure? Si j'étais malin, je vous dirais: « Le public
va aux Folies-Bergère parce qu'il y trouve de temps en temps cette divine fantaisie que nous poursuivons. Donc j'ai raison,
le mouvement moderne, c'est la revue, le cirque, la parade. Et fondant "l'Atelier-MusicHall", j'ai raison! » Hélas, je ne suis
pas malin ...
[ ... } Ce dont je reste convaincu c'est qu'un grand mouvement dramatique moderne ne sera valable que lorsqu'il aura
suscité les mêmes enthousiasmes qu'ont suscité les premiers films de Charlie Chaplin, de Douglas et de William Hart. Le
cinéma a créé un mouvement, un mouvement réel. Malgré tout le cinéma reste le grand favori. Le peuple a besoin de son
cinéma; le cinéma fait partie de sa vie quotidienne. Il économisera pour payer sa place. Mais à nous, il ne vient
qu'exceptionnellement. [ ... } Le mouvement dramatique moderne existe dans les revues d'art et dans notre cerveau; mais il
n'existe pas sur la scène. Peut-être arriverons-nous à remonter le courant; je l'espère: un jour viendra certainement où nous
triompherons mais quand? Je n'en sais rien.
En attendant, nos rêves nous coûtent cher; car ces temps sont particulièrement durs à l'artiste. La guerre, je crois, a bien
tué le romantisme. La rêverie, les loisirs charmants, n'ont plus de place sur ce marché qu'est devenu la vie. Quand je lis les
manuscrits des jeunes, des vrais jeunes, ce qui m'étonne le plus c'est l'aridité et sécheresse des personnages qu'ils mettent
en scène; on dirait qu'ils les souhaitent immunisés à jamais contre toute souffrance. Dans ces conditions, pour les êtres
sensibles, le refuge du théâtre c'est la farce; car le rire restera toujours divin. Ce qui m'affole parfois c'est de penser qu'un
jour ou l'autre on pourrait nous défendre de rire et que le monde entier ressemblerait tout à coup à ces dancings américains
où l'on danse des heures avec le même visage impassible. Le matin je ne fais qu'une seule prière: c'est d'avoir l'occasion de
rire au moins une fois dans ma journée. [ ... } C'est la face déchaînée, la blague sans amertume qui nous sauveront. Voilà,
me semble-t-il, pour un prétendu calviniste comme moi, un manuel dramatique assez plaisant. C'est le seul auquel je
puisse croire et je n'en veux pas d'autre.
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
juin 1924
Charles
Dullin
«
Théâtre ci' Art
»
in Paris-Soir, 24 juin
1924.
5
6
Je voudrais dédier cette chronique aux financiers qui m'ont prédit la
ruine, aux auteurs qui m'ont couvert d'injures, à tous ceux qui ont cherché
à me décourager, mais la dédicace serait plus longue que la chronique. Je
suis paraît-il le directeur le plus pauvre de Paris. On le dit. Je le répète. Je
n'en ressens ni honte, ni fierté, ni amertume. Ma pauvreté ne fur jamais
volontaire, vous vous en doutez.
Si j'ai fondé un théâtre d'art, c'est que je ne pouvais pas trouver de satis factions réelles en faisant autre chose. J'avoue d'ailleurs n'avoir jamais
bien compris ce que signifiait ce mot théâtre d'art. Les « gens de théâtre »
n'avouent-ils pas là, ingénument qu'ils n'ont jamais considéré le théâtre
comme un art? Quand on y regarde de près, on comprend cela assez bien.
Pour moi, il yale théâtre que j'aime évidemment plus que moi-même.
C'est donc par amour que j'ai fondé L'Atelier.
Quand un artiste fonde un théâtre d'art il a déjà contre lui cette appellation
qui, pour beaucoup de spectateurs, évoque des pièces ennuyeuses, des
essais littéraires. Il a contre lui tous ceux qui passent leur vie à démolir ce
qui demande à vivre et qui louent sans réserves ce qu'ils ont à démolir.
(Cette espèce-là passe sa vie dans un cimetière avec des fleurs à la main;
ce sont les croque-morts littéraires). Il a pour lui l'armée des auteurs refusés autre part qui deviendronr ses pires ennemis quand il les aura évincés
lui aussi. Les financiers à qui il va demander de l'argent haussent les
épaules, les snobs l'ignorent. Le spectateur qui n'hésite pas à dépenser
soixante ou quatre-vingts francs pour assister à un défilé de femmes nues
ou pour voir une vraie piscine avec de l'eau véritable sur une scène de
music-hall n'ose pas risquer cinquante francs pour un abonnement et participer ainsi à la vie de ce théâtre. Le spectateur en général si résigné est
prêt à toutes les concessions dès qu'il s'agit d'un théâtre d'art. Il trouve
qu'il n'en a jamais pour son argent, réclame, s'indigne et quand il n'a pas
compris une œuvre, dit qu'on a voulu se moquer de lui.
Le jeune téméraire qui fonde un théâtre d'art a contre lui les amis trop
zélés qui veulent à tout prix diriger son théâtre parce que ça ne va jamais
à leur idée. Ils viennent au malheureux chapeau bas, les yeux navrés,
toujours comme s'il y avait un mort dans un coin de la scène. Quand la
pièce tombe ils disent « je l'avais prédit ». Si elle réussit, ils disent: « Ah!
s'il voulait toujours m'écouter! »
Enfin le jeune fou a une compagnie d'acteurs à diriger. L'Atelier est dans
ce sens un théâtre privilégié. On y travaille dans une atmosphère de cam
a-
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
raderie assez rare, mais malgré cela rien n'est plus difficile que la direction d'une com pagnie de comédiens. Le
théâtre est peut-être l'art où on rencontre le plus d'abnégation, de générosité naturelle. Les comédi<,;ns en général
sont de grands enfants capables de tous les sacrifices momentanés et qui btusquement, si on les laisse faire,
démolissent en quelques jours ce qu'ils ont mis des mois à consttuire.
Pourquoi? Ils ne le savent pas eux-mêmes. Ce qu'on appelle le cabotinage n'est pas seulement la vanité stupide dont
beaucoup d'entre nous heureusement sont exempts et qui d'ailleurs n'a jamais été plus laide dans notre corporation
que dans toutes les autres: c'est aussi le lâchage brusque, le désordre, dans le travail, la lassitude de jouer un même
rôle, le souci de tel effort que souligne le public, la distraction inévitable.
Le système de la vedette est une coutume déplorable qui se retournera de plus en plus contre les directeurs qui l'ont
constitué. Le jeune acteur pour se défendre doit subir cette loi. On mesure au centimètre son fromage blanc. On
pose des conditions ridicules. C'est la lutte, l'intrigue, les concessions. C'est l'industrie, le marchandage prenant le
pas sur l'art. Calcul misérable. Le public a encouragé cela. Il l'a voulu. C'est lui le grand coupable. Mais cet état de
choses a créé un état d'esprit qu'il faut combattre au jour le jour et qui ajoute aux difficultés extérieures le poids
d'une direction intérieure toujours délicate et souvent périlleuse.
Notre époque pour qui sait regarder est hallucinante: elle contient toutes les autres. C'est un bric -à-brac tenu par un
vieux juif à lunettes d'or. Il faut se donner la peine de regarder et de ne pas se fier aux apparences.
Le mouvement théâtral qui se dessine dans le monde entier et qui partout revêt le même caractère s'épanouira avec
les générations qui viennent. Il réclame un théâtre pur, un théâtre où domine la fantaisie, où la vie n'est pas
simplement photographiée mais interprétée; il réclame un spectacle qui nous arrache à nos préoccupations
quotidiennes, au grand spleen de ce siècle d'argent. L'homme moderne n'est pas gai. Il est fatigué, blasé. Il faut tenir
compte de cela. Il faut être comme le photographe qui fait poser un enfant et qui lui ment pour qu'il regarde
l'appareil. Le mensonge est plus nécessaire à l'homme que la vérité. Le mensonge est au fond de tout ce qui fait
aimer la vie, et le théâtre n'estil pas le palais féerique du mensonge?
.•..
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
1925
Le Théâtre des Jeunes Auteurs
Théâtre du Vieux-Colombier. Réouverture. Théâtre des Jeunes Auteurs
», in La Petite Illustration, Paris, 31 octobre 1925.
«
En , 924, Copeau s'est retiré du
Vieux-Colombier « pour mettre au
point les condiûons essentielles de
création )J, loin du public parisien,
En Bourgogne, il pense trouver un
public neuf auprès de qui il pourra
expérimenter la Comédie Nouvelle
qu'il tente d'esquisser depuis
plusieurs années. Il se consacrera
dès lors à former de jeunes
acteurs, les Copiaux, qui plus tard
seront à leur tour les animateurs
d'une nouvelle génération de
thé6tres d'art tels les Compagnons
de Notre-Dame d'Henri Ghéon, la
Compagnie des
Comédiens Routiers de Léon
Chancerel et surtout la Compagnie
des Quinze de Michel Saint-Denis.
Hubert Gignoux et Jean Dasté font
également partie de cette aventure
où figurent la plupart des futurs
pionniers de la décentralisation
thé6trale.
En octobre 1925, le Thé6tre des
Jeunes Auteurs annonce la «
réouverture du Thé6tre du VieuxColombier)J ...
58
Si, à toutes les époques, c'est par l'effort des jeunes que s'est renouvelée la
littérature, il est certain que le théâtre contemporain, après avoir subi la
coupure de la guerre, a témoigné, depuis ces dernières années, des tentatives les plus intéressantes pour s'affranchir des anciens genres et de l'imitation stérile des prédécesseurs. Sous l'égide de compagnies dramatiques
ou sur des scènes d'avant-garde, des œuvres nombreuses ont surgi, qui ont
retenu, par leur originalité et leur valeur, l'attention et l'estime d'une élite
lettrée. Il est même arrivé que plusieurs d'entre elles aient atteint, d'emblée, le grand public. De tout jeunes gens, comme M. Jean Sarment ou M.
Jacques Natanson, ont acquis du premier coup et dès avant leur vingtcinquième année une réputation que peuvent leur envier leurs aînés. Il
n'en est pas moins vrai que les conditions actuelles de l'art dramatique ne
sont toujours pas favorables à l'éclosion de talents nouveaux, surtout
quand ces talents s'efforcent de s'écarter des chemins battus. Les
directeurs de théâtre, dont l'exploitation commerciale devient de plus en
plus difficile, hésitent souvent, et l'on ne saurait leur en faire un grief, à
monter une pièce qui déconcerte les habitudes. Ils lui préfèrent telle
comédie de tout repos, coulée dans un moule connu et d'une formule
éprouvée. D'autre part, la foule, qui fait seule les succès matériels,
n'encourage guère les initiatives des novateurs. C'est ainsi qu'une
distinction semble s'être établie entre les théâtres tout court, qui peuvent
gagner de l'argent en flattant les goûts de leur clientèle, et les théâtres
d'art, qui en perdent généralement. Au lieu d'agir en ordre dispersé,
pourquoi les jeune; auteurs ne chercheraient-ils pas à se grouper et à
présenter eux-mêmes leurs œuvres au public? C'est ce qu'ils ont fait.
L'association qu'ils ont formée compte soixante-six noms. Il en est, sur ce
nombre, plusieurs de fort connus déjà. D'autres le sont moins. Le terme
de « jeunes» ne doit pas être pris dans un sens trop strier. En littérature ou
en art, on reste jeune tant que l'on est capable encore de progrès et
d'enrichissement de sa personnalité. Les « jeunes auteurs» ne représentent
pas une école. Ils n'ont pas de principes communs, hormis celui de ne
point répéter ce qu'ont fait leurs aînés. Par leurs tempéraments et
tendances, ils diffèrent singulièrement les uns des autres. Cela n'a pas
empêché leur union. Bien des obstacles se présentaient devant eux. Ils les
ont surmontés. Des collaborations précieuses leur ont été apportées. M.
Henry Bidou, le critique dramatique du JOI/rnal des Débats, dont
l'indépendance égale la compétence et le discernement, a
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
accepté de lire les manuscrits et de décider, seul, des pièces qui seraient représentées. M. Gaston Baty et M. Edmond
Roze se sont offerts comme metteurs en scène. Le théâtre du Vieux-Colombier, momentanément abandonné par M.
Jacques Copeau, a fourni la salle. Des acteurs de premier plan ont prêté leur concours. C'est dans ces conditions
qu'un premier spectacle a pu être présenté, le 24 septembre.
Il comprenait deux pièces: la Chapelle ardente, de Gabriel Marcel, et Simili, de Claude Roger-Marx.
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
Madrid, 1935
Federico Garcia
Lorca
«
»
Une fête d'art
in Heraldo de Madrid, 2 février 1935. Article intitulé: « Une fête d'art apothéose - au Teatro Espanol. Margarita Xirgu offre une représentation
extraordinaire de Yerma le magnifique poème dramatique de Lorca, à ses
camarades, les artistes des théâtres de Madrid, Texte intégral de la formidable proclamation du jeune et illustre auteur dramatique. »
En 1 931, la proclamation de la
deuxième République espagnole a
répondu à une volonté de réformes
profondes qui libère les énergies
accumulées sous des années de
dictature. Poète, auteur et homme
de
théc'Jtre adulé, Federico Garda
Lorca propte de sa notoriété pour
s'engager publiquement du c6té des
plus défavorisés, au moment où
l'Espagne se coupe en deux
politiquement. Avec Eduardo
Ugarte et de jeunes universitaires,
il fonde, dans le cadre des «
missions pédagogiques» lancées
par le ministère de l'Instruction
publique, une troupe itinérante, Il
La Barraca », dont les tournées
dans les villages les plus reculés
visent à rehausser le niveau
culturel du pays en faisant
connaltre partout le répertoire
classique espagnol, tiré « du fond
des bibliothèques », arraché « aux
érudits », et rendu de la sorte « à la
lumière du soleil et au plein air des
villages ». Il s'agit de permettre au
thééJtre de « reconquérir ses
anciens droits 1) et d'éduquer le
public pour que celui-ci puisse
ensuite accéder plus facilement
aux essais avant-gardistes les plus
audacieux qui constituent le
terreau du « théc'Jtre de demain ».
Garda Lonca se présente alors
comme directeur de thééJtre : en
guise de prologue à ses spectacles,
il parle aux paysans qui l'écoutent
en plein air sur les places, aux
intellectuels et à la bourgeoisie
éclairée dans les grandes salles de
Madrid ou de Barcelone.
70
l'exigence et la lutte, fondée sur un amour sévère, trempent l'âme de l'artiste,
alors que la flatterie facile l'amollit et le gâte. Les théâtres sont pleins de
fallacieuses sirènes, couronnées de roses de serre, et le public, satisfait,
applaudit aux cœurs bonrrés de son et aux dialogues de vent qu'on lui offre.
Mais le poète dramatique, s'il veut se sauver de l'oubli, ne doit pas oublier les
champs de pierres trempés du matin, où peinent les paysans, ni ce pigeon,
blessé par un cbasseur mystérieux, qui agonise entre les joncs sans que
personne n'écoute sa plainte. [H'] Le théâtre est un des instruments les plus
expressifs, les plus utiles à l'éducation d'un pays; le baromètre qui enregistre
sa grandeur ou son déclin. Un théâtre sensible et bien orienté à tous ses
niveaux, de la tragédie au vaudeville, peut transformer en quelques années la
sensibilité du peuple. Tandis qu'un théâtre dégradé, où le sabot fourchu
remplace les ailes, peut gâter et endormir une nation entière. Le théâtre est
une école de larmes et de rire, une tribune libre où l'on peut défendre des
morales anciennes ou équivoques et dégager, au moyen d'exemples vivants,
les lois éternelles du cœur et des sentiments de l'homme.
Un peuple qui n'aide pas, qui ne favorise pas son théâtre est moribond, s'il
n'est déjà mort; de même, un théâtre qui ne recueille pas la pulsation sociale,
la pulsation historique, le drame de son peuple, et la couleur authentique de
son paysage et de son esprit, avec son rire et ses larmes, ce théâtre-là n'a pas
le droit de s'appeler théâtre, mais « salle de divertissement », local tout juste
bon pour cette horrible chose qui s'appelle « tuer le temps ». [H'] Tant que les
acteurs et les auteurs dépendront d'entreprises totalement commerciales,
libres de toute espèce de contrôle littéraire ou officiel, dépourvues de tout
critère et n'offrant aucune sorte de garantie, les acteurs, les auteurs et le
théâtre tout entier tomberont toujours plus bas, sans salut possible. ['H] Le
théâtre doit s'imposer au public et non le public au théâtre. [H'] C'est ce qu'il
faut faire pour le bien du théâtre, pour sauvegarder la gloire et la dignité
sociale des interprètes. Nous devons garder une attitude digne, avec la
certitude qu'elle sera largement récompensée. Faire le contraire, c'est
trembler de peur derrière les portants, tuer la fantaisie, l'imagination et la
grâce du théâtre, qui est
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
toujours, toujours, un art, et qui sera toujours un art insigne, bien qu'il y ait eu un temps où l'on appelait art tout ce
qui ne nous plaisait pas, pour avilir l'atmosphère, détruire la poésie et faire de la scène une foire d'empoigne.
Un art avant toute chose. Un art infiniment noble. Et vous, chers acteurs, des artistes par-dessus tout. Des artistes des
pieds à la tête, puisque par amour et par vocation, vous avez accédé au monde fictif et douloureux de la scène. Des
artistes par métier et par passion. Partout, du théâtre le plus modeste au plus orgueilleux, il faut graver le mot « art »
dans les salles et dans vos loges, si l'on ne veut pas y mettre le mot « commerce », ou un autre que je n'ose dire. Et
dignité, discipline, sacrifice et amour.
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
1939
Gaston Baty: « Les théâtres d'art
doivent-ils renoncer à leur mission? »
in Excelsior, 13 janvier 1939.
Avec la conviction qu'« une
entreprise d'art doit toujours être
déficitaire », Lugné-Poe a pré(éré
(ermer ses portes en 1929 pour ne
pas « devenir un marchand de
thédtre ». Louis Jouvet adopte une
démarche plus pragmatique et
déclare en 1 935 que « le thédtre
doit d'abord être une affaire, une
entreprise commerciale florissante
».
Dullin, Baty et Copeau ne cessent
plus quant à eux de pousser des
cris d'alarme. La tentative de
prouver qu'une production de
qualité peut échapper au joug
économique leur paraît maintenant
une vaine utopie puisque le droit à
l'essai ne leur est
plus permis. Mais ils ne se
contentent pas de lancer
régulièrement dans la presse des
appels désespérés: au fil des
déclarotions, ils tentent
publiquement
d'esquisser
des
solutions. I/s recherchent des
(ormes nouvel/es de mécénat et
s'évertuent à trouver les raisons
qui pourraient engager l'Etat
à soutenir les œuvres de création.
René Rocher propose de
systématiser un enregistrement
radiophonique des pièces dont la
diffusion non seulement
permettrait de promouvoir le
thédtre d'art mais le soutiendrait
par les droits qu'il pourrait ainsi
percevoir.
72
Voyez-vous ce qu'il y a de terrible à présent c'est que les théâtres d'art ont
des frais d'exploitation si lourds qu'ils ne peuvent plus remplir leur véritable office. Cet office, c'est de monter des pièces intéressantes, hardies,
alors même qu'on n'est pas absolument certain de leur réussite commerciale.
Il y a quelques années encore nous avions la possibilité de risquer une
trentaine de mille francs pour monter une de ces œuvres. Aujourd'hui,
l'échec d'une pièce représente une perte globale d'environ cent cinquante
mille francs. Nous ne pouvons plus engager une pareille dépense, hélas!
sans compromettre parfois définitivement la vie de notre théâtre.
Je connais cinq à six pièces qui me semblent excellentes que j'aurais
jouées il y a une dizaine d'années et que je ne monterai pas hélas! Nous
sommes dans un siècle vicieux. Il faut des théâtres d'essai et pour former
des comédiens et pour apprendre leur métier aux auteurs. Les théâtres
d'art tout désignés pour cette fonction et qui la remplissaient jadis
allégrement ne peuvent à présent se payer le luxe d'un échec. C'est triste!
Si l'on m'apportait maintenant une pièce de la valeur de Têtes de rechanges
de JeanVictor Pellerin qui a marqué une date dans l'histoire du théâtre, la
jouerais-je? Je n'en sais rien. J'hésiterais longtemps. Peut-être en fin de
compte ne me déciderais-je pas. Voilà où nous en sommes. Il faut avoir le
courage de le dire. Dites-le. Voilà, c'est fait.
En écho, l'Excelsior publie la réaction de Dullin:
En art, dès qu'on n'avance plus, on recule; il faut donc au risque de se
tromper, chercher constamment alors qu'on en a plus la possibilité.
Vient ensuite cette déclaration de René Rocher, administrateur de L'Atelier:
Un seul insuccès, c'est la catastrophe. On n'ose plus lire de manuscrits,
par peur de se laisser tenter. Il faut avoir la possibilité de se tromper. Un
vrai théâtre devrait être une affaire d'Etat, mais l'Etat n'a pas à lancer de
jeunes auteurs, l'Etat n'a pas à glisser ses rouages administratifs dans les
affaires d'art. Il faudrait éviter aux jeunes gens qui ont fait preuve de
qualités, qui se sont battus pendant des années parfois durement, de
succomber au premier insuccès à la première erreur vénielle. Mais quoi
l'Etat a de moins en moins les moyens d'encourager, de soutenir les
entreprises d'art.
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
Karolos Koun
Athènes, 1943
(extrait de conférence donnée en 1943),
Nous ne faisons pas du théâtre pour le théâtre, Nous ne faisons pas du théâtre
pour vivre. Nous faisons du théâtre pour nous enrichir nousmêmes et le
public qui suit nos efforts, et tous ensemble, nous aidons à créer, dans notre
pays, une civilisation de grande envergure, psychiquement riche et intégrale.
Le Théâtre d'Art c'est ensemble vous et nous.
Le Théâtre ci' Art (1942-1977),
...
oaSIS artIstIque
Allocution prononcée lors de la « Célébration du 35e anniversaire du
Théâtre d'Art de Karolos Koun », Paris, 28 novembre 1977.
Quand en 1942, débuta le Théâtre d'Art, notre grande préoccupation était de
savoir comment former et conserver un théâtre collectif, avec des artistes
destinés à servir des œuvres de qualité et nous assurer un public
numérairement satisfaisant qui puisse assister à ces représentations et
entretenir un théâtre de cette forme.
Trente-cinq ans se sont écoulés depuis cette date. Aujourd'hui encore notre
préoccupation demeure la même, Au début nous jouions Ibsen, Strindberg,
Pirandello, et tout ce que les forces d'occupation nous permettaient.
Aujourd'hui nous jouons Ionesco, Beckett, Brecht, les classiques, le théâtre
grec ancien et néohellénique. Les problèmes qu'envisage notre théâtre restent
inchangés.
En ce temps-là, le Boulevard régnait ainsi que les comédies légères.
Aujourd'hui le grand public préfère encore le même répertoire.
Dès que certains acteurs se distinguaient, les théâtres les plus « riches » les
détachaient de nous ou bien se tournaient vers ce qui leur assurait une mise
en vedette et plus de bénéfice. Aujourd'hui c'est toujours la même chose. Il y
a le cinéma commercial et la télévision, Il est bien difficile que le cercle d'un
travail collectif demeure ininterrompu, Il est bien difficile
Fondé en 1942 sous l'occupotion
ollemande, dans un climot de
marasme économique et de terreur,
le Thé6tre d'Art de Karolos Koun
est d'emblée perçu comme une «
oasis artistique dans le désert total
de l'époque JJ. L'ambition de Koun
est précisément d'opporter « une
source lumineuse dans l'obscurité
complète qui règne n. Né en 1909,
d'origine grecque, polonaise et
juive, Koun a grandi dans un milieu
cultivé et cosmopolite. 1/ passe son
enfance à Istanbul où il reçoit une
éducation onglo-saxonne, puis il
séjourne à Paris en 1928 et y suit
des cours d'Esthétique en Sorbonne,
Professeur d'anglais au collège
américain d'Athènes, il dirige la
troupe omateur de l'école et
présente des pièces d'Aristophane,
Euripide et Shokespeare sur des
principes de travail d'ensemble et
de jeu en droite ligne inspirés de
Stanislavski et de Vakhtangov.
Après avoir su intelligemment tirer
les leçons d'expériences pionnières,
Kaun va également importer dans
son pays les idées de Jacques
Copeau qu'il adaptera au
tempérament grec en y joignant un
immense talent de metteur en scène
et surtout de pédagogue, Qu'ils
soient acteurs, metteurs en scène,
auteurs, scénographes, les plus
fortes personnalités du monde
thé6tral grec contemporain (tels
Dirnitris Hadjimarcos, Maya
Uberopoulou , Vassilis
Papavassiliou, Lefteris Voyatzis)
auront débuté sur les planches de la
scène et sur les bancs de l'école de
Koun.
73
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
de réduire la distance qui sépare le grand public de l'art. Les conditiolls dt: I"t:spaet: théâtral ne peuvent pas changer
facilement. Même le monde du théâtre ne change pas dans sa structure. Ce serait une utopie que de croire le contraire.
C'est un sentimentalisme inutile que de nous affliger à ce sujet. Ce qui est, reste tel qu'il est.
Face à cette réalité du théâtre et sous ces conditions, le Théâtre d'Art a essayé de garder sa marche qu'il avait tracée dès le
début en 1942. Après Ibsen, Tchékhov et Pirandello, il présenta Lorca et les américains Tennessee Williams, Wilder,
Miller et tout ce que, de plus digne, offrait le théâtre mondial de cette époque.
Grâce à son école dramatique et l'aide de ses anciens collaborateurs, Hadjimarcos, Lasanis, il a pu renouveler ses forces et
conserver un ensemble homogène d'artistes capables de s'adapter aux exigences et aux évolutions du théâtre contemporain.
Notre répertoire allait du théâtre populaire grec, avec Erophile, Alceste, Ploutos, au théâtre de Tchékhov, d'Ibsen, et d'autres
plus près de nous, pour l'interprétation desquels Stanislavski et Vakhtangov étaient à l'époque les plus grands maîtres.
Aujourd'hui encore ce sont les mêmes qui demeurent pour nous, sur de nombreux plans, les guides précieux du théâtre
contemporain.
Dans l'école dramatique du Théâtre d'Art, au sein de laquelle nous sommes tous des élèves, nous formons sans arrêt des
modes renouvelés d'expression théâtrale. Le théâtre onirique nous révèle des aspects du théâtre ancien. Celui-ci nous aide
à interpréter le théâtre épique et le théâtre cérémonial. Et le théâtre de l'absurde nous ouvre des voies vers le théâtre
antique et les classiques. Les poètes Brecht, Ionesco, Beckett et Pinter nous rapprochent de Shakespeare, d'Eschyle et
d'Aristophane, et eux-mêmes pénètrent dans l'espace du théâtre contemporain.
Ayant comme ressources notre expérience et notre travail, nous nous sentons, maintenant, plus mûrs pour contribuer à la
création dans notre pays d'un foyer vivant composé d'auteurs dramatiques grecs. Chaque pièce nous ouvre une perspective
différente et devient pour nous une nouvelle expérience, une nouvelle découverte, une nouvelle incantation.
C'est une joie pour les poètes qui existent et pour leur œuvres, une joie de pouvoir nous donner à ces œuvres, une joie de
pouvoir partager la joie de nos spectateurs. C'était ainsi en 1942, de 1942 à 1977, et il en sera ainsi de 1977 aux années à
venir.
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
Otomar Krejca
« Le théâtre en tant qu'atelier »
Prague, juin 1968
in Otomar Krejca et le Théâtre Za Branou de Prague,
Supplément à Travail théâtral, L'Age d'Hoimme, Lausanne, 1972, p.
94-99.
Il est évident qu'une SClSSlOn se produit dans les cultures théâtrales
actuelles, - en particulier dans les plus avancées - divisant les théâtres en deux
catégories, ceux que nous pouvons qualifier d'ateliers et les autres qui, dans
les conditions de la société industrialisée, se sont développés en des sortes d'«
usines ». Moi, je préfère les désigner sous le nom de théâtres-producteurs.
Néanmoins toute comparaison est inadéquate.
POut notre distinction, le critère de la collaboration entre les différents
éléments de l'expression scénique ne sera sûr que lorsque nous l'autons formulé de manière plus précise. Le théâtre actuel ne peut se passer de la
coopération du metteut en scène, de l'acteur et du scénographe. Cette
constatation est d'une telle banalité qu'il serait inutile d'en discuter à moins
d'avoir quelques soupçons sur cette évidence. Or, le fait même de la
collaboration ne laisse aucun doute.
Le problème et le conflit apparaissent seulement lorsqu'on commence à
s'interroger sur le genre, le degré et l'intensité de cette collaboration. Où se
trouvent ses limites? Où finit la liberté de l'individualité créatrice engagée
dans la collaboration à l'œuvre scénique? Comment la personnalité artistique
se transcende-t-elle dans l'acte compétitif de la coopération scénique? Où se
trouve exactement la limite à partir de laquelle seulement une vraie
coopération a lieu?
C'est la pratique quotidienne de tous les théâtres du monde qui fournit la
réponse à ces questions et à d'autres semblables. Dans certains théâtres, peutêtre même pour la plupart, ces problèmes ne se posent pas de manière très
urgente. Un compromis supportable s'y est instauré; l'évolution et l'habitude,
l'activité syndicale, l'effort entrepris pour rendre effective la production
artistique, l'autorité directoriale, tout cela a contribué à définir exactement des
droits et devoirs mutuels. Le metteur en scène renonce d'avance aux
exigences excessives, les acteurs après tout donnent satisfaction de bonne
grâce, le scénographe respecte le goût du public ainsi que le budget, et le
directeur littéraire cherche à se frayer un chemin entre les exigences que
posent la mise en valeur de la troupe, l'ambition du metteur en scène, le
conservatisme des abonnés et les prétentions des snobs et des critiques en
vogue.
Parce qu'il se plaignait de
l'organisation trop
systématique du Thé6tre
national de Prague,
étroitement contr61é par ses
dramaturges officiels, Krejca
a démissionné de son poste de
directeur du secteur dramatique
pour fonder en 1965 le Thé6tre Za
Branou, avec le dramaturge Karel
Kraus. En ouvrant un nouveau
thé6tre, subventionné par l'Etat
il s'érige contre la
dérive institutionnelle
qui conduit,
en Allemagne fédérale
notamment à la « perfection
stérile» des
« fabriques de mises en scène ».
« Despote éclairé », Krejca
s'affirme poète de la scène.
Par ses personnalités aussi
talentueuses que dévouées, le
Thé6tre Za Branou souhaite
garantir une authenticité de
création qui le distingue d'« un
institut de recherche en art
dramatique », d'« une usine
à spectacles» ou d'« une entreprise
de prét-à-porter de luxe ».
Malgré les protestations
internationales, il sera
fermé
en 1 972, après l'éviction de
Krejca de la présidence de
l'Union tchécoslovaque des
artistes dramatiques.
77
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
Dans ces théâtres il est facile d'atteindre l'âge de la retraite. Les (ollllilS lIaissellt plutôt de l'incapacité administrative de la
direction et de la vanité outrée de quelques vedettes. On voit donc qu'on peut considérer les problèmes de coopération
comme une ligne qui sépare les différents types de théâtre. D'un côté nous trouvons les théâtres où l'essentiel des conflits
dans les rapports de coopération est étouffé ou existe que de manière latente et où l'on s'adapte aux besoins d'une marche
sans à-coups de l'entreprise. De l'autre, les théâtres qui cherchent à résoudre les problèmes de coopération lors de chaque
nouvelle mise en scène, péniblement, mais systématiquement et dès le niveau des principes.
Dans la plupart des pays le premier type est encore considéré - du moins de l'extérieurcomme le représentant officiel de la
culture nationale. Le second type - celui des théâtres-ateliers - vit plutôt à la périphérie de l'officialité, mais il concentre en
luimême la plupart des forces capables d'assurer le développement de la culture dramatique. Nous voyons donc qu'il est
possible par la « coopération » de déterminer comme de différencier - notre attitude, notre rapport fondamental à l'art
dramatique et, par là, d'indiquer notre place sur la carte du monde théâtral.
[Mais tout cela reste incomplet si l'on} n'indique pas le nom de celui qui met en mouvement tout ce qui se passe sur la
scène, qui donne son sens à notre travail et à notre coopération. Même de nos jours l'auteur, le dramaturge, le poète est le
personnage clé de l'art du théâtre, peut-être même son destin. Je suis loin de n'envisager que le théâtre littéraire, le théâtre
d'auteur. Puisque même là où l'acteur ne s'exprime que par un geste, par son corps, même là où le spectateur se voit invité
à participer d'une façon active à l'événement théâtral, à le coréaliser, le poète est présent partout, bien que ce soit l'acteur
ou le spectateur, le metteur en scène ou le scénographe qui suppléent sa fonction. Le théâtre est toujours un poème. Et le
théâtre actuel est généralement encore un poème dramatique, c'est-à-dire l'incarnation scénique d'un texte.
Nous avons acquis une méfiance envers les mots, nous avons appris leur traîtrise, nous savons qu'ils ont creusé un fossé de
malentendu, de haine, d'illusions et d'idéologies. Et pourtant c'est la parole qui est notre dernier espoir. La parole
réhabilitée par la raison et la connaissance poétique. La scène a la faculté et l'obligation d'examiner la vérité des mots. Et
inversement la parole porte jugement sur la vérité de nos actions scéniques.
[ ... } C'est le dialogue créateur avec l'auteur dramatique qui est l'axe et l'issue de la coopération de tous les éléments
scéniques. Peu importe qu'il s'agisse d'un auteur vivant ou mort. Nous disons un Shakespeare comme un Topol, nous
efforçant de les comprendre l'un comme l'autre, résolus à nous identifier à eux. Je sais que nous n'y réussirons
qu'incomplètement, par l'interprétation qui ne sera toujours que notre profession de foi personnelle. Le problème des
différents niveaux de collaboration dans la réalisation d'une œuvre scénique se pose donc dans toute son ampleur lors de la
rencontre du poète avec le metteur en scène. Car, dans le théâtre contemporain, le metteur en scène se porte garant de
l'organisation aussi bien spirituelle que matérielle de la représentation, il est à l'origine de la mise en évidence de sa
signification, il est le responsable de l'incarnation scénique de la parole. C'est au metteur en scène que l'évolution du
théâtre contemporain accorde le premier rang dans la hiérarchie des éléments scéniques, et de ce fait elle lui réserve une
communion directe et en quelque sorte intime avec l'auteur. Cette position avancée du metteur en scène et son fort
engagement dans le processus de la réa-
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
lisation scénique du texte constituent naturellement la source d'un accroissement de tension entre deux conceptions,
celle de l'auteur et celle du metteur en scène. La tension peut déchoir en un simple conflit, mais elle peut tout aussi
bien devenir une source d'énergie libératrice de nouvelles significations, de nouvelles images, de nouveaux rapports.
C'est le résultat de la tension productive entre la mise en scène et le texte qui détermine en pre mier lieu le cours et le
résultat de la réalisation scénique d'une œuvre dramatique.
[ ... } Lorsque je dis que la fonction du metteur en scène domine les autres éléments de l'ex pression scénique,
j'entends avant tout souligner sa responsabilité, mais je n'oublie pas que c'est l'acteur qui est le véritable porteur des
significations théâtrales, c'est lui qui interprète le message du poète dans le sens primitif, riche et nuancé du mot,
c'est-à-dire qui le transmet au public, qui le livre au peuple réuni, renouvelle et enfante, recrée, élève, cultive et
conserve. Le metteur en scène interprète donc le poète par un moyen matériel qui est capable de se former lui même,
qui lui-même recrée.
Cela signifie que le metteur en scène doit toujours revendiquer à nouveau et justifier sa fonction de médiateur et
d'organisateur vis-à-vis du poète, dont l'œuvre est autonome, et vis-à-vis de l'acteur, qui dispose de ses moyens
propres d'incarnation. Pour assurer la réussite d'une œuvre scénique il est indispensable - et extrêmement difficile d'établir un rapport de vraie collaboration entre deux volontés artistiques. C'est un mystère, un miracle aussi bien
qu'un écueil constant du théâtre. C'est une valeur morale qui associe de la manière la plus sûre divers artistes, fondée
sur le service commun à la cause du poète. Au triple rapport de coopération, le plus important existant dans le théâtre
contemporain, à savoir celui du poète, du metteur en scène et de l'acteur, accède encore en géné raI le scénographe (je
ne mentionne pas ici toute une série de personnes qui interviennent ultérieurement dans la réalisation scénique). De
par leur rôle, le metteur en scène ou l'acteur peuvent, du moins dans certains cas, suppléer à celui du scénographe.
Par la nature de son travail et ses modes d'expression, le scénographe ne s'impose pas immé diatement dans le triple
rapport de base. Il ne participe pas activement et de façon aussi importante à chaque instant du processus de
réalisation scénique de l'œuvre, car il n'est pas directement engagé à tous les stades du développement ininterrompu
des significations qui aboutit à l'interprétation scénique et dramatique du poète, interprétation réa lisée par le metteur
en scène et l'acteur. L'espace de jeu créé par le scénographe est en un certain sens toujours global, il n'est pas
l'interprétation directe du drame, mais sa transposition ou, si l'on veut, la confrontation assez ouverte d'une idée
plastique avec l'œuvre littéraire et la conception du metteur en scène. Je ne voudrais à aucun prix sous estimer la
fonction du scénographe, mais plutôt regretter que jusqu'à présent il n'ait pas été incorporé dans le processus de la
réalisation scénique de manière suffisamment organique. Souvent il ne l'aborde que de loin, moins intéressé et moins
fondé à le faire que ne le sont les autres responsables du spectacle. Je pense qu'il en est ainsi, même si justement
l'élément plastique a plus d'une fois cherché à dominer la hiérarchie des élé ments scéniques et à se soumettre ou à
absorber tout à la fois le poète, le metteur en scène et l'acteur. Je pense qu'il en est ainsi même si, a u cours des
dernières décennies, les analyses critiques des mises en scène ont porté avant tout sur l'élément plastique. Je ne pense
pas que le véritable motif de cette attention particulière doive être cherché dans l~ valeur fonctionnelle de la
scénographie, mais dans le fait qu'il est possible de la
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
saisir, de la décrire, de l'atteindre par les méthodes de l'esthétiqlll': propre: aux arts plastiques, et sans aucun doute cette
attention tient-elle aussi au fait que la scénographie est compréhensible internationalement.
La dramaturgie occupe une place essentiellement différente dans le système de la collaboration théâtrale. [ ... ] Parce
qu'elle n'est pas une branche artistique, qu'elle ne dispose pas de moyens d'expression propres qui lui permettraient de se
réaliser sur la scène de façon visible. Je me risquerais également à dire que le théâtre n'a créé la fonction de directeur
littéraire, dans le sens actuel du terme, qu'à l'époque où il s'est institué sous sa forme de théâtre-producteur. Le directeur
littéraire est chargé de procurer à la machine le combustible dans la composition demandée. On l'entretient au fond comme
un artiste du compromis qui s'efforce d'équilibrer l'offre artistique et la demande des consommateurs. La tâche du directeur
littéraire - elle n'est pas enviable - est de procurer des pièces de théâtre susceptibles de satisfaire les goûts de
l'administration et du public, les ambitions des metteurs en scène et celle des acteurs, de répandre la culture et d'emplir la
caisse. Le directeur littéraire finit généralement par être un entremetteur, alors qu'il aimerait être un artiste. Dans un théâtre
répondant à notre concept imagé d'atelier créateur, le rôle de directeur littéraire sera exercé par une personne qui, à la suite
de son activité directe sur la scène, déterminera le profil artistique de la troupe. [ ... ]
J'ai cherché à tracer à grands traits le schéma des rapports entre les différents collaborateurs d'un théâtre qui ne se contente
pas de la routine et dont les efforts tendent à la création artistique. Je n'avais nullement l'intention de vous présenter
l'image d'un mécanisme fonctionnant parfaitement, mais d'appeler plutôt votre attention sur la fragilité du matériel qui est
à l'origine de nombreuses perturbations, voire d'avaries. Car le matériel humain de l'organisme théâtral n'est pas formé de
gens facilement maniables, mais de personnalités artistiques, dont l'inadaptabilité et l'individualité sont directement
proportionnelles à leurs capacités créatrices. [ ... ] Le travail dans les théâtres-ateliers n'a ni mécanique, ni méthode
conformes aux règles communes: il reste toujours un essai qui présente un risque. D'ailleurs il ne faut pas s'en plaindre: en
art les échecs honnêtes ont une plus grande valeur que les victoires faciles de la routine. [ ... ] Mais je suis persuadé qu'il
existe une certaine possibilité de cohérence et de convergence dans la collaboration, même si les présuppositions n'en sont
apparemment qu'idéales.
Les théâtres-ateliers se trouveront toujours d'un côté de la barrière, au pays de l'Art. De l'autre côté de cette ligne
infranchissable resteront les théâtres pour lesquels l'Art n'est qu'un élément parmi d'autres, et non le plus essentiel, les
autres étant l'argent, le côté représentatif, l'idéologie, la popularité, la sécurité matérielle, le prestige ou bien la facili té.
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
Mario Apollonio, Paolo Grassi,
Milan
Giorgio Strehler, Virgilio Tosi :
«
Programme du Piccolo Teatro »
in Il Piccolo Teatro d'Arte, quarant'anni di lavoro teatrale 1947-1987, Milano,
Electa, 1988, p. 33-34. (trad. Bernard Poysat)
Ce théâtre, qui est le nôtre et qui est le vôtre, le premier théâtre communal
d'Italie qui pose et résout à la fois des problèmes de locaux, de fonds, de
subventions et bien d'autres encore, a surgi de l'initiative de certains hommes
d'art et d'étude; il a reçu l'approbation et le sourien de l'autorité compétente,
responsable de l'organisation sociale dans la vie de la Cité. Nous exposons ici
les raisons qui ont poussé les hommes de théâtre à prendre l'initiative de ce
projet et convaincu les administrateurs de la commune de son bien-fondé,
confiants en ce qu'il en paraîtra de même à ce cercle plus élargi dont nous
sollicitons l'attention:
aux spectateurs de demain, auxquels nous demandons de s'ouvrir à des
images de vie humaine parfois douloureuses, parfois libératrices, mais
toujours intègres;
aux hommes qui, investis de pouvoir, se sentent responsables de la vie
morale d'aurres hommes, afin qu'ils mettent au profit de cette institution leur
aurorité politique ou leur puissance économique;
à tous les citoyens milanais, à la dignité desquels nous voulons
répondre par la beauré et la bonté de notre effort.
Nous aurres, nous ne croyons pas que le théâtre soit une simple survivance
d'habitudes mondaines, ou bien même un hommage abstrait à la culture.
Nous ne cherchons et n'offrons ni un lieu de rencontre pour les loisirs, ni
l'occasion d'une oisiveté, quand bien même elle serait dignement réalisée, ni
le miroir d'une société qui se fait belle : nous aimons le repos, et non
l'oisiveté, la fête et non le divertissement. Et nous ne pensons pas non plus le
théâtre comme une anthologie d'œuvres passées mémorables, ou d'œuvres
présentes remarquables, ni comme l'instrument d'une information hâtive ou
curieuse.
Nous ne croyons pas que le théâtre soit sur son déclin, sous le simple prétexte qu'aujourd'hui le cinéma isole et fait mieux ressortir la valeur du
moindre geste, qu'aujourd'hui la radio isole et fait mieux ressortir la valeur de
la parole proférée, dissociant pour ainsi dire des éléments dont la fusion
même fait l'unicité de l'acte scénique.
C'est en /972, à l'occasion de
son retour au Piccolo Teatro de
Milan, qu'il avait quitté avec
(racas en
1968, que Strehler réhabilite la
notion de thé6tre d'art, disparue du
vocabulaire après avoir été
abondamment usitée pendant un
demi-siècle. Tout en se réclamant
l'héritier direct de Berto/t Brecht, il
(ait alors directement ré(érence à
ceux qu'il présente comme ayant
été ses maltres, Jacques Copeau et
Louis Jouvet. Dès lors, Strehler
utilisera tant6t l'expression «
thé6tre d'art public )J, tant6t celle
de « thé6tre d'art. pour tous )J dans
une intention ouvertement
polémique: revendiquer la
primauté de l'exigence artistique
au sein d'une institution fixe,
implantée au cœur de la cité,
susceptible de garantir « les
moyens de travailler avec le
maximum de stabilité, le maximum
de tranquillité, le maximum de
concentration )J.
81
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
Le théâtre répond toujours aux intentions profondes de ses crt:ateul'S, i\ sa nécessité première : le lieu où la communauté,
se rassemblant en un commun accord pour contempler et revivre, se révèle à elle-même; le lieu où cette communauté
s'ouvre à une disponibilité plus grande, à une vocation plus profonde: le lieu où l'on fait l'expérience d'une parole à
accepter ou à rejeter; d'une parole qui, acceptée, deviendra demain un nouveau foyer, suggérant rythme et mesure aux
jours à venir.
Au théâtre, derrière le jeu magique de la forme, nous cherchons la loi qui anime l'homm'e;
le poète, qui ne peut offrir une image nécessaire qu'après l'avoir cherchée dans les profondeurs de sa substance vive;
l'acteur qui, en donnant vie à un personnage de fantaisie l'investit de sa propre exigence de créature humaine;
et surtout les spectateurs qui, parfois même sans en être conscients, en tirent quelque chose qui les aide dans les
choix de leur vie personnelle et dans la responsabilité de leur vie sociale.
En découle le programme suivant :
1) Le parterre, centre du théâtre.
En d'autres temps, et sous d'autres formes de vie sociale, le théâtre a cherché ses origines et sa justification dans le texte
littéraire : son centre était le cabinet de travail de l'auteur.
En d'autres temps et sous d'autres formes de vie sociale, a prévalu l'acteur, et son centre était la scène.
Bien sûr nous ne voulons pas, par simple goût du paradoxe, gommer l'image qu'avec les mots et les didascalies le poète
suggère aux réalisations futures; et pas moins réduire l'acteur à un simple porte-voix ou à un simple instrument: ainsi nous
demandons aussi bien au poète qu'à l'acteur de s'engager totalement dans leur recherche. Mais évitons que celle-ci ne se
limite à un acte de suffisance, le poète se contentant de ses mots et l'acteur de son jeu: la parole est le premier temps, le jeu
le second d'un processus qui ne trouve son incandescence que parmi les spectateurs; à eux de décider si l'œuvre de théâtre
est vivante ou non. Que le centre du théâtre soit donc les spectateurs, chœur tacite et attentif.
2) Nous tenons à préciser ceci :
Déplacer le théâtre au cœur du parterre signifie aussi pour les hommes de théâtre assumer la responsabilité de ce qui est
soumis aux spectateurs.
Nous refusons les eXpérimentations de pure littérature.
Nous refusons l'aspect décoratif de ce qui n'est que pure scénographie. Nous refusons l'aval gratuit de la
mode.
Nous refusons toute concession à la sensualité bon marché.
Nous refusons les phrases toutes faites, les lieux communs, le conformisme des habitudes politiques et sociales.
Nous demandons au chœur de se sentir responsable de la vie morale.
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
C'est donc avec sévérité que nous exclurons tout éclectisme qui ne porterait que sur des formes vides soit parce qu'elles
appartiennent au catalogue du passé, soit parce qu'elles sont à la 'mode. Et notre attitude envers le texte et le spectacle
suivra le même élan de dignité que celui que nous croyons contenu dans l'acte dramaturgique.
3) Italiens et étrangers.
Ce théâtre n'a pas besoin de revendiquer un caractère national: nous le réaliserons concrètement à partir de la substance
vive d'un cercle social qui recueillera spontanément l'hérédité commune de l'histoire et des coutumes, dans la mesure où il
se dispose à les intégrer en profondeur. Même si nous ferons dans un premier temps appel à des paroles prononcées
autrefois et ailleurs par d'autres peuples, nous mettrons en relief la donnée universellement humaine qui se révèle dans ces
œuvres, selon des conditions ou des situations que nous pouvons faire nôtres en tant qu'Italiens. Nous ne renoncerons pas
à nous entichir des ressources universelles de la parole humaine : seulement nous la traduirons spécialement pour nous,
nous la porterons entre nous. Et pour cela, nous demanderons au traducteur d'être un interprète, presque un deuxième
auteur, un poète ajouté au poète.
4) Les nouveaux auteurs.
Nous déplorons aujourd'hui l'absence d'auteurs; sauf exceptions, les uns s'éloignent du théâtre, les autres s'y précipitent
sans raison. Ouverts à la culture nouvelle, engendrant à travers les réalisations scénographiques et les mises en scène les
ftuits d'une nouvelle conception de l'art, d'une sensibilité neuve, d'un langage nouveau, nous pouvons espérer que de
nouveaux auteurs viendront à notre rencontre. Nous voulons édicter pour cette nouvelle littérature dramatique des
conditions qui peuvent sembler insuffisantes, mais qui sont cependant nécessaires.
5) Civilisation du spectacle.
Quand on demande tout, on doit être prêt à tout donner: pour cela nous repoussons l'idée, si souvent de mise chez les
hommes de théâtre, de compenser à l'aide des ressources de l'art le manque de substance d'un texte. Non seulement nous
rejetons la vacuité du décorum, mais nous préférons aussi, à la vérité enfouie sous les fastes de la rhétorique, la parole nue:
tout en sachant que ce n'est pas un choix facile. Mais si nous détestons l'excès, nous nous garderons aussi du manque.
Nous ne demanderons jamais, ni à nous-mêmes ni aux autres, de se fier aux intentions proclamées. Ce qui est inadéquat,
en art, est sans aucun doute laid, donc faux, donc mauvais. Mais nous voudrions, par cette voie, influer sur les habitudes
du peuple, l'accoutumer à être vigilant quant aux divergences entre la parole et les intentions, l'habituer ou le réhabituer à
la dignité et à la cohérence, à une intégrité de vie qui abolisse les lacunes, les insuffisances, les approximations.
6) Technique.
Tout programme suppose un quantum de dilettantisme, mais l'épreuve des faits nous démontrera si nous avons réussi à
donner une forme vivante à nos intentions. Vous ver-
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
rez alors en nous ce qui peur-être n'apparaissait pas à travers nos paroles: dt:s tt:chniciens du spectacle. Et nous aurons
renoncé en rien à la dignité promise; et même, nous l'aurons intégrée.
7) Pourquoi un petit théâtre.
C'est la limite qui nous est offerte, et imposée. Mais nous nous proposons de trouver dans cette limite même une incidence
heureuse. Après les slogans du théâtre de masse et le conformisme de la propagande, nous croyons qu'il est temps de
remplacer l'uniforme par la diversité, et travailler dans un premier temps en profondeur pour pouvoir, dans une seconde
phase, gagner en extension. Le groupe que constituent nos spectateurs formera peut-être un noyau d'agrégation plus large:
si nous ne nous trompons pas, toute civilisation se réalise au long d'un processus d'intégration qui font se côtoyer deux
groupes puis un autre, et celle-ci est d'autant plus riche qu'elle est multiple. Pour cela, nous irons chercher nos spectateurs,
dans la mesure du possible, dans les écoles et dans les couches populaires avec des formules d'abonnement susceptibles de
solliciter et de permettre une fréquentation assidue.
Il n'est donc pas question de théâtre expérimental, ouvert sur l'indéfini, sur le possible et l'impossible; ni même de théâtre
d'exception restreint à un cercle d'initiés. Nous avons l'ambition d'être exemplaires: demain, chaque commune grande et
petite pourrait imiter notre « Piccolo Teatro ».
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
1 J 1111f Mnouchkine
«
un artisanat de l'art»
1984
". 11" "II la vie », (extrait de l'entretien réalisé le 7 avril 1984) /II Il'' '/ l,
juin 1984, p. 202-209.
1"'(' Il, Il, tomme tout artiste, est un explorateur; c'est quelqu'un qui, 1111 tir
.rllmé, plus souvent désarmé qu'armé, s'avance dans un tunnel 1,,"1', III H
profond, très étrange, très noir parfois, et qui, tel un III IIIIII""C; des cailloux
: parmi ces cailloux, il va devoir trouver et 1 1. tI 1111 liant. Je crois que c'est
cela que les comédiens appellent 111111"- ". Descendre dans l'âme des êtres,
d'une société, et en reve•• , l" l'l'c'rnière partie de l'aventure. La deuxième partie
de l'aven, '.1 '1'lIInd il s'agit de tailler les diamants sans les casser; trouver 1.
'Idlloll la forme originelle du diamant.
1 1. l ,i II~" 'lue le théâtre, le jeu de l'acteur, dépendent de la clarté d'une 10111
1\ l''"~ les moments. Pour que l'acteur puisse jouer, il faut qu'il ait, !. 1"1.
1IIIt' Vile claire des choses, mais des visions claires, au sens visionl, ,III' ,"III
H', pas seulement au sens « projet ,> du terme (bien sûr il faut 1 1 1111 l'IO;.·t
clair), mais l'acteur lui, est toujOutS au présent; il doit
1 1111 l, 1"'~M'nt du personnage à chaque instant. C'est la façon dont nous '"
ttlll,,"". I.·acteur doit avoir la force et la musculature imaginative pour j 1/,. 1""
Il' cngendrer des visions; puis pour les transformer en images hill' • 1"1111'
les autres; il ne peut le faire que si lui-même sait recevoir des 1 1,,"_, ,II'~
(:rats, des émotions, très clairs.
1 le 11111111 fi l'enfance, oui, je crois qu'il faut jouer comme des enfants, 1 Il'''
", '1liC ça veut dire? Cela veut dire, d'abord, y croire, aussi simple!lIt "' '1111'
,da: jouer vraiment au roi, jouer vraiment à la reine. Une des donil ,III il'II, du
théâtre, c'est le plaisir, la joie d'être là, la joie de se transI 1IIIIt', tI"
s'habiller, de se déguiser, d'être aimé, de savoir que pendant
1".11" 11I'III'C5, on va répondre à un besoin, Et ce besoin est réciproque.
A ,1. 111'11 l'CS et demie du soir, il y a six cent personnes qui viennent
donner '111,1'1111' •. hose, et, de l'autre côté cinquante personnes, dont la vie
entière, le II00V,I11 ,'micr est dirigé vers cet instant. Il est miraculeux qu'il y
ait des gens 11111 , It"isissent de payer, de se déplacer, de se débarrasser, de
se désencom1"" 1111 lI\oment de leur vie, pour venir écouter et voir une
histoire.
1
1 1 )IIIIS le théâtre, ce sont toujours plusieurs histoires qui se racontent.
Il Il'Y Il l'as de spectacle de théâtre sans histoire du théâtre à l'intérieur. Et
111/11111' qlland un spectacle raconte l'histoire d'une catastrophe, une
histoire ,,,llr'lIll1', qui décrit la noirceur de la lignée humaine, il n'empêche
que, du 11111 IIIP.II\C que cette pièce existe, et que des êtres humains sont
en train de III 1iIIIi'I', il Y a déjà de l'Espoir dans l'Humanité. Il n'est pas
possible de
t,
En entrant au Thé6tre du Soleil, le
comédien inscrit son travail dans
une période précise de l'histoire de
la compagnie, et sa recherche est
guidée par une double mémoire
collective; 10 référence aux
témoignages des grands pionniers
de l'Histoire thé6trale, et la leçon
des expériences qui ont marqué la
troupe depuis sa fondation en
1964. Cette mémoire est
entretenue et ravivée por Ariane
Mnouchkine qui défend l'idée d'«
un artisanat de
l'art ». Le souci de ne pas
démériter de 10 fidélité du public
impose de
« placer chaque fois la barre
plus haut », aussi est-il exigé de
l'acteur une entière disponibilité
et un investissement
extrémement rigoureux de toute
sa personne.
Dons le méme temps, Mnouchkine
est soucieuse de fournir à l'acteur
de « beaux outils» qui lui
permettront de travailler avec la
plus gronde méticulosité. Tout en
se situant dans une recherche
esthétique proche de Meyerhold, il
lui importe également de défendre
des principes éthiques qui furent
ceux de Stanislavski car le
spectacfe thé6tral est en soi un
« chemin vers la culture », une
invitation à partager le plaisir
d'entrevoir, dons la beauté des
passions exprimées, un nouvel art
de vivre. Par ailleurs, l'urgence de
constituer un modèle qui fosse
école est devenue pour
Mnouchkine une priorité. Comme
pour Copeau, la nécessité de
développer et de transmettre une
tradition de l'acteur n'a cessé de
prendre de l'importance;
l'hypothèse de voir se perdre la
spécificité thé6trole de son art par
manque de discernement et
surtout par oubli d'une discipline
de base lui paraÎt intolérable.
85
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
faire du théâtre si l'on n'est pas conscient de cela. Il y a des gens qui peuvent penser que: « la nature humaine, il n'y a rien à
en tirer» ; mais leur présence ici le dément! Le fait que le Théâtre du Soleil existe, le dément. Ce n'est pas parce qu'au bout
de vingt ou trente ans, on disparaîtra, que l'on pourra faire que nous n'avons pas existé. Cela veut dire qu'à chaque instant,
des gens ont accepté de payer le prix - tout à fait légitime de l'art. Pour l'art il y a un prix très lourd à payer, toujours.
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
Antoine
« Aimer nos acteurs
1984
Vitez
»
in Le Journal de Chaillot, nO 18, juillet 1984.
En trois années, Chaillot a retrouvé dans Paris un visage singulier. Nous
avons joué des centaines de fois, pour des milliers de gens. Quand on dressera la liste des œuvres, des auteurs, des artistes, de ceux qui sont ici toute
l'année, on mesurera l'étrangeté de ce phénomène: soudain, comme des
fourmis, des centaines de gens se sont rendus en ce lieu naguère déserté,
délabré, et s'acharnent à y vivre et faire vivre leurs simulacres - images du
monde.
Il est vrai que nous l'avons fait, et que le public est venu en nombre nous voir
et nous entendre. Nous avons osé prendre cette responsabilité: proposer à
d'aurres nos contes, et ils nous ont écoutés.
Si je regarde ces trois saisons accomplies, si je cherche à en trouver le sens,
ou les mots qui conviennent pour les désigner, je reprendrai une expression
ancienne, une idée d'avant-guerre, « théâtre d'art» ; nos aînés l'employaient.
Je l'aime pour ce qu'elle a de provocant. Il est aisé de faire salle pleine, les
procédés sont connus, le tout est de savoir que la mode change, mais ce qui
est demandé à un théâtre national, sa mission, est de rassembler autour de lui
sur un petit nombre de principes des gens qui se reconnaîtront en lui,
l'aimeront et le distingueront, le soutiendront parce qu'il sera le lieu d'une
expérience unique, originale. C'est cela que contiennent les mots de « théâtre
d'art » (auxquels Stanislavski ajoutait justement ces autres mots: « accessible à
tous »), et c'est bien de ce théâtre-là que Vilar fut ici même le continuateur. Il
sur résoudre l'énigme éternellement posée aux artistes: faire de la recherche
l'objet même de la production, et de cette recherche ainsi produite l'objet du
rassemblement public.
Trente ans plus tard, la recherche ne porte plus sur les mêmes points, mais la
question qui nous est posée n'a pas changé, nous y répondrons de même
manière, en affrontant l'apparent paradoxe. Voilà la difficulté et le sens de
notre travail: gagner autour de soi cette fraction du public prête à prendre les
risques de la nouveauté. Cela fait beaucoup de monde, car l'audace est bien
partagée. Mais il faut le savoir: le spectateur ici convié est appelé, lui aussi, à
prendre part à une œuvre.
« Elitaire pour tous», disais-je il y a douze ans à Ivry, et je reprenais ces mots
ici, commençant mon travail en ce lieu. Quelles confusions n'ai-je pas alors
provoquées! Certains, feignant de ne pas comprendre, voulurent voir là un
aveu, et d'autres n'y voyaient qu'un bon mot. Et pourtant, c'est bien une
définition de tout le « théâtre d'art » que je donnais là, je n'y
En 1984, Antoine Vitez dresse
un bilan des trois saisons
accomplies en tant que directeur
du Thédtre National de Chaillot.
Dans ce lieu symboliquement
chargé, Vitez ne parle pas de «
thédtre populaire» mais de «
thédtre d'art n, Naguère. Jean Vilar
avait lui aussi dressé un bilan de
sa première saison à Chaillot en
présentant ainsi son programme: «
le but du thédtre, c'est d'étre du
peuple avant tout n, Le « jeu
obligataire n d'un thédtre national
et populaire reposait pour lui sur «
l'élaboration d'un lieu qui ne soit
plus distingué, up to date, ou de
l'élite, mais simple et familier n.
Or Vitez, qui affirme poursuivre
à Chaillot une aventure
commencée en /920 et souhaite «
épouser l'utopie de l'édifice n,
complète
la mention « thédtre d'art n par
l'expression de Schiller qu'iI avait
énoncée après 68 : « Elitaire
pour tous. Il
87
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
changerai rien: méprisé par les formes lourdes de la reproduction massive:::, il ne travaille jamais que pour peu de
monde à la fois. Qu'est-ce que c'est que Bercy comble? Une misère encore, à côté d'un poste de télévision!
Nous ne singerons pas les arts techniques, mais ce que nous savons, c'est que nous avons le pouvoir de retenir à nous
des courants de goûts et de pensée au sein du peuple, des gens que rien d'autre ne lie que le plaisir de cet art, et que
nous devons être leur société secrète.
Aussi l'action que nous attendons de la politique (et les raisons qui nous mènent à tel engagement plutôt qu'à cet
autre) est qu'elle permette l'élargissement du « cercle des connaisseurs » dont parlait Brecht, par la diminution du
temps de travail et la transformation de la vie des gens, oui, cela, le théâtre est en droit de le demander à la poli tique
- mais là s'arrête évidemment l'affaire de la politique: le cercle des connaisseurs, élargi, jugera bien lui -même du
choix de ses plaisirs. Et nous, cercle dans le cercle, nous avons à rencontrer ceux qui peuvent se reconnaître dans nos
recherches, aimer nos acteurs.
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
Antoine Vitez,
«
L'Art du théâtre »
1985
in L'Art du théâtre, nO 1, printemps 1985, Actes Sud/Théâtre national
de Chaillot, p. 7-9.
Quand tout sera passé, on regardera ce temps-ci - ces trente ou quarante
années - comme un âge d'or du théâtre en France. Rarement on aura vu
naître tant d'expériences, et s'affronter tant d'idées sur ce que doit être la
scène, et sur ses pouvoirs. Illusion ou allusion, culte du sens ou
détournement, relecture ou dépoussiérage des classiques, vertu
révolutionnaire ou dérisoire innocuité, fiefs et baronnies de théâtre,
légendes des grands hommes, publics sans théâtre, théâtres sans public,
tout cela mêlé dans la confusion.
Ici vient la nécessité de la revue, et l'on ne dira pas: encore une, car le
nombre des revues vouées à l'illustration de l'art du théâtre aura été, dans
ce même temps, bien petit, comparé à la profusion du théâtre lui-même.
Ce n'est assurément pas sans raison que cette revue-ci porte l'art dans son
titre. Outre l'hommage à Gordon Craig, il s'agit bien de ce qui distingue
le faire et le refaire, par quoi se manifeste l'art, et celui-ci
particulièrement. Au fond, aurons-nous d'autre sujet qu'examiner les
chemins où passe l'artiste de théâtre, quelle que soit sa place dans la
fabrication de la pièce, pour reproduire chaque soir, ou d'une saison à
l'autre, le même objet, à peine changeant ?
Dans cet à peine-là gît le plaisir, la poésie même du théâtre. Plus la forme
est fixée, rigide, plus le public est attentif aux variations infimes du jeu.
L'opéra chez nous, au Japon le nô, donnent l'exemple d'un art qui est
celui de la variation infinie. Et de même, le retour perpétuel de la mise en
scène aux œuvres connues, le bêchage incessant de ce terrain-là, n'est pas
autre chose que la recherche sans fatigue des variantes d'interprétation.
La tradition conserve, oui, mais par le changement, dont l'obligation nous
vient d'un commandement secret, obscur, une sorte de damnation ou
condamnation à ne pas perdre la mémoire.
Nous écrirons donc de la Tradition, et s'il nous faut un patron nous prendrons Louis Jouvet. Celui qui fut en France le dernier metteur en scène
de l'ancienne époque, et le premier de la nouvelle, c'est-à-dire encore
artisan du théâtre comme œuvre continue composée d'une suite
d'ouvrages, et déjà fabricant d'œuvres uniques, châteaux de sables faits
de signes délicatement assemblés, portait en lui avec une conscience
aiguë, la contradiction entre figures archaïques, issues du temps, et
apparences modernes. Son travail sur la mémoire des rôles nous inspire.
On s'apercevra· que les familles d'interprétation d'Hermione, ou de
Hamlet, ou de Nina, ou de Courage, sont en nombre clos, non point infini
Tandis qu'il réhabilite la
notion de
« thé6tre d'art il, Vitez
réunit des collaborateurs
pour fonder une revue:
LArt du théâtre. Quinze
ons après la création de
la revue Travail théâtral,
l'équipe de rédaction se
donne pour premier
principe de
« parler de tout ce que
le thé6tre donne à voir comme art, comme
institution. Du visible
plus que de l'invisible.
De l'œuvre plus que du
processus. De l'art plus
que du travail.»
89
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
comme on pouvait le croire il y a peu, et que les choix de mise en scène aussi sont limités à quelques types
essentiels. On essaiera patiemment de les découvrir, et de comprendre l'apparition des modes et des styles, la
raison des engouements, les puissances sociales qui se cachent derrière les goûts artistiques.
Car le théâtre est un champ de forces, très petit, mais où se joue toujours toute l'his toire de la société, et qui,
malgré son exiguïté, sert de modèle à la vie des gens, spectateurs ou pas. Laboratoire des conduites humaines,
conservatoire des gestes et des voix, lieu d'expérience pour de nouveaux gestes, de nouvelles façons de dire comme le rêvait Meyerhold -, pour que change l'homme ordinaire, qui sait?
Après tout, protester contre une image humaine renvoyée à satiété par le jeu unifié des acteurs tel qu'on
l'appréhende sur tous les écrans de télévision du monde, c'est la tâche du théâtre. Il y réussit, malgré la
disproportion des forces.
Cette protestation des apparences doit s'étendre à la protestation des écrits. Le texte de théâtre n'aura de
valeur pour nous qu'inattendu, et - proprement - injouable. L'œuvre dramatique est une énigme que le théâtre
doit résoudre. Il y met parfois beaucoup de temps. Nul ne savait comment jouer Claudel au commencement,
ni Tchékhov, mais c'est d'avoir à jouer l'impossible qui transforme la scène et le jeu de l'acteur; ainsi le poète
dramatique est-il à l'origine des changements formels du théâtre; sa solitude, son inexpérience, son
irresponsabilité même nous sont précieuses. Qu'avons-nous à faire d'auteurs chevronnés prévoyant les effets
d'éclairage et la pente des planchers? Le poète ne sait rien, ne prévoit rien, c'est bien aux artistes de jouer.
Alors, avec le temps, Claudel, que l'on croyait obscur, devient clair; Tchékhov, que l'on ju geait languissant,
apparaît vif et bref. L'art du théâtre est une affaire de traduction: la difficulté du modèle, son opacité, pro voque le traducteur à l'invention dans sa propre langue, l'acteur dans son corps et sa voix. Et la traduction
proprement dite des œuvres théâtrales donne un exemple de la misère par la prolifération des pratiques
paresseuses d'adaptation, destinées à satisfaire on ne sait quel goût du public. Il est vrai que le goût supposé
de la majorité a ses garants et ses défenseurs.
Nous parlerons de la critique de théâtre. Si souvent faible soit-elle en France, si borné soit son horizon, si
pauvres ses mobiles et si petite son instruction, elle nous intéresse toujours, l'examen des tendances dont elle
donne en creux témoignage nous éclaire à tout moment sur la situation politique où nous nous trouvons. Nous
ne la négligerons pas; elle fait partie du théâtre, lieu impur, où les actions sont toujours polémiques: on joue
pour qui ? contre qui ? pour régler quel compte? vider quelle querelle? Certains succès n'ont pas d'autre
raison que la perte décidée d'un groupe par un courant hostile, et chaque fois les uns sont utilisés contre les
autres, puis les rôles changent. Rien n'est nouveau là, mais nous voulons au moins le savoir, le montrer, dire
que nous n'en sommes pas dupes. C'est le travail de la revue, sa vocation.
Enfin on défendra la fonction, l'existence même de la mise en scène, aujourd'hui à nou veau contestée dans son
principe. On ne se laissera pas enfermer dans le rapport ineffable de l'acteur au texte et au public. On ne
permettra pas que le théâtre soit dépouillé d'une conquête historique, fondatrice de ce qu'on nommait le théâtre
d'art. Le chemin est étroit entre le gros bon sens conservateur et la démagogie populiste. Ce que nous cherchons,
c'est la conscience du temps, et notre position sur la durée.
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