DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. mai 1890 André Antoine « « Le Théâtre Libre» Avant-propos » et « Causes de la crise actuelle » in Le Théâtre Libre, mai 1890, p. I-IV et 23-27. AVANT--PROPOS Le Théâtre Libre, dont la première soirée remonte seulement au 30 mars 1887, achève sa troisième saison. A cette heure, la tentative qu'il représente atteint le maximum du développement dont elle était susceptible. Avec sa forme embryonnaire, ses moyens limités, impossibles à développer davantage en l'état actuel des choses, elle a donné, dépassé tous les résultats espérés. Après les trois années de tâtonnements et d'essais que la nouvelle scène a permis d'effectuer, la presse tout entière [ ... ] constate nettement l'utilité du rôle joué par le Théâtre Libre, l'existence effective d'une nouvelle génération d'auteurs dramatiques et la nécessité absolue d'un rajeunissement des formules théâtrales. La crise matérielle aiguë dans laquelle se débattent les scènes françaises démontre également l'urgence d'une tentative pratique après les tâtonnements purement théoriques des soirées du Théâtre Libre. C'est cet état de choses qui pousse aujourd'hui M. Antoine à développer son œuvre et à fonder un théâtre public, où les mêmes expériences seront poussées plus avant et plus complètement et, en un mot, soumises à l'appréciation d'un grand public. Avant tout, le lecteur est prié de vouloir bien croire que nous sommes ici en face d'une chose grave, d'utilité publique, puisque l'art dramatique, dont il s'agit de favoriser le plein épanouissement, est l'une de nos supériorités les plus incontestées. Qu'il soit donc bien entendu, de suite, et pour n'y plus revenir: qu'il ne s'agit pas de lancer une affaire; que l'instigateur, ainsi qu'on va le voir, ne cherche là aucun profit personnel ; qu'en élargissant sa tâche, il ne fait qu'obéir à la nécessité de suivre la voie tracée par les événements; qu'enfin, le Théâtre Libre, dans sa forme nouvelle, restera comme par le passé une œuvre d'intérêt général, ignorante des bas trafics où s'enlise peu à peu 1'« industrie théâtrale ». Transformé matériellement, le Théâtre Libre vivra, comme il a vécu depuis trois ans, par l'art et pour l'art. Baptisés à la fin du siècle « théâtres à côté », les théâtres irréguliers ne donnaient que des manifestations occasionnelles où il leur était interdit de faire directement recette; ils étaient contraints d'adopter un système d'abonnement ce qui leur offrait l'avantage d'être exonérés des lourdes taxes d'exploitation dont étaient frappés les théâtres professionnels avec pignon sur rue, et d'être moins assujettis à la censure. Fondé en 1887, le Théâtre Libre a représenté la première initiative de « théâtre à côté » à appeler à un renouveau du théâtre en se faisant l'apôtre d'une formule artistique nouvelle. Une troupe amateur prétendait régénérer le théâtre professionnel par l'exemple. Dans un souci de vérité et d'authenticité, André Antoine a appliqué les idées de Zola. Eteignant la salle durant le spectacle, il a débarrassé la scène de ses vieilles habitudes et favorisé la découverte d'une nouvelle génération d'auteurs dramatiques. La réussite permet à Antoine de pousser plus avant ses ambitions, et d'espérer pouvoir implanter son théâtre dans un lieu fixe à vocation régulière et désormais professionnelle. Souhaitant ériger la pratique et les choix de sa troupe en « modèle d'intérêt public », vivant « par et pour la littérature française », André Antoine entreprend de rénover de fond en comble l'organisation interne du travail thé6tral, pour que celui-ci soit susceptible de composer un ensemble harmonieux, capable de fonctionner dons un esprit de coopération et de solidarité. Son modèle de troupe va très vite se diffuser à travers l'Europe, jusqu'à Moscou où il inspirera Stanislavski. p.11 DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. CAUSES DE LA CRISE ACTUELLE I La crise actuelle a des causes faciles à résumer. D'abord, lassitude du public en présence de spectacles toujours pareils, la production dramatique étant limitée à une quinzaine d'auteurs qui font la navette de théâtre en théâtre, monopolisent l'affiche et servent toujours au spectateur la même mixture, dissimulée sous un simple changement d'étiquette. Chacun a sa « marque» assez semblable, d'ailleurs, à celle du voisin, chacun fait constamment la même pièce, un peu plus mal à chaque récidive parce que l'âge vient et que le tour de main s'alourdit. les directeurs ne se lassent pas d'offrir au public ces ftuits de la décrépitude, mais le public, saturé, s'en détourne et passe son chemin. Donc, cause première de la crise, un impérieux besoin de nouveau. Ensuite, incommodité des salles actuelles. [ ... ] Tous nos théâtres, - disons presque tous pour ne décourager personne, - sont construits et aménagés dans des conditions d'insécurité et d'inconfortable absolument évidentes. Troisième cause, la cherté des places. [ ... ] En dehors du billet de faveur, - cette plaie que les directeurs, tenanciers avides mais maladroits, ont fait naître, qu'ils ont complaisamment développée et dont ils souffrent aujourd'hui au point de lui attribuer naïvement toutes leurs infortunes, - en dehors du billet de faveur, le théâtre qui était autrefois un plaisir possible, à la portée de toutes les bourses, est devenu un véritable « luxe », restreignant ainsi peu à peu sa clientèle, diminuant ses recettes à mesure qu'il augmentait ses prix, et chassant lentement le grand public vers les cafés-concerts et les spectacles acrobatiques. Quatrième cause de décadence, la désorganisation des troupes de comédiens. Ici encore, nous nous heurtons à une maladresse qui désarmerait toute critique si elle n'avait d'aussi désastreuses conséquences. Alors que l'interprétation d'un ouvrage exige, avant tout, une qualité tellement essentielle qu'elle dispense des autres, l'ensemble, condition sans laquelle l'œuvre littéraire est défigurée et massacrée comme le serait une œuvre musicale dont les exécutants ne joueraient pas en mesure, les directeurs, substituant au système de l'ensemble le système des étoiles, mettent en vedette un ou deux noms connus et cotés, pur-sang dont ils paient à prix d'or la course plus ou moins brillante, et entourent ces grands favoris souvent fatigués mais tenant toujours la corde, de malheureux acteurs recrutés au hasard pour servir de repoussoirs aux têtes d'affiches. De cette interprétation hétéroclite résulte une absolue déformation de l'œuvre, d'où nouvelle et irrémédiable cause de répulsion pour le public indigent. En résumé, le théâtre actuel offre au spectateur des Pièces sans intérêt, dans des salles déplorablement agencées, à des prix exorbitants, avec des troupes sans cohésion. Il Tels sont les principaux vices à réformer, tels sont les points essentiels sur lesquels nous allons insister de façon à conclure énergiquement que les quatre réformes suivantes sont devenues indispensables : Pièces nouvelles, salle confortable, places tarifées à bon marché, troupe d'ensemble. Là est le programme de tentative qui fait l'objet de ces réflexions. p.12 DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. Paul Fort « Fondation du Théâtre d'Art » 1891 Lt:ttre in L'Echo de Paris, 24 février 1891 Le Théâtre d'An est aujourd'hui un théâtre pauvre ... Demain, ce sera le Théâtre de Verlaine, de Maeterlinck, celui de Mallarmé, de Charles Morice, de Moréas, d'Henri de Régnier, de Vielé-Griffin; les fous et les exaspérés auront peut-être attiré des réputations plus solides ... Jusqu'à demain, ô déesse des pures gloires, protégez-nous je vous prie contre l'Inconnu Commanditaire qui engagera les actrices sur la simple inspection de leurs mollets ... élite d'esthètes cultivant l'hermétisme et le raffinement ennemis de tout une chance oux ombitions du jeune Poul Fort qui, tout en oyant été un fervent admirateur du Thé6tre Libre, trouve là une place à saisir: se présentant comme le chompion du Symbolisme, il s'érige en concurrent direct du Thé6tre Libre. En fondant le Théê1tre d'Art il convie peintres, musiciens, poètes, à venir concourir sons aucune préséonce. Si le Thé6tre Libre a mis en opplication les idées préconisées par Zola, le Thé6tre d'Art se réfère quont à lui oux idées de Stéphone Mallarmé; « Nommer un obje~ c'est supprimer les trois quorts de la jouissance du poème qui est faite de deviner peu à peu; le suggérer. voilà le réve. » 13 Le Thé6tre Libre a ouvert la voie. Mais on accuse Antoine, qui entendait pourtant foire de son théâtre une tribune pour toutes les écoles littéraires, de favoriser l'accession de la trivialité ou théâtre en faisont la part trop belle aux grivoiseries des « comédies rosses ». A l'encontre des préoccupations réalistes, les symbolistes s'affirment comme une prosaïsme qui les éloignerait de l'art, traduction d'une quête d'idéal, soif d'« échoppée vers des ou-delà ». Ce contexte offre DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. 27 août 1891 Pierre Quillard Un périodique, Théâtre d'Art Argument de la mise en scène pour La Fille aux mains couPées in Théâtre d'Art, programme du 27 août 1891, première au « Théâtre d'Art d'Asnières » d'une « série de représentations parallèle à celle de Paris ». La collaboration des peintres, tels Bonnard, Vuillard, Denis, Vallotton ou Ranson permet à la scène de se rendre perméable aux inruences d'une esthétique picturale en pleine évolution: les Nabis ne peuvent qu'être attirés par la recherche d'un espace scénique conçu comme lieu de visions ou de prophéties. Cependant, dons la mesure où la scène doit demeurer une zone étrange, être perçue comme un lieu imaginaire où apparaissent et disparaissent des fant!Jmes, l'acteur ne peut manquer de se heurter à la difficulté de figurer un fant!Jme de papier ou d'incarner une idée, sons décevoir par la matérialité de son corps. Les animateurs du ThééJtre d'Art, qui ont la conviction que celui-ci n'est encore qu'un « brouillon de l'avenir », ont conscience de se confronter ainsi aux limites de l'art thééJtral. 14 L'ordonnance scénique de ce poème est pour laisser toute sa valeur à la parole lyrique empruntant seul le précieux instrument de la voix humaine qui vibre à la fois dans l'âme de plusieurs auditeurs assemblés négligeant l'imparfait leurre des décors et autres procédés matériels. Utiles quand on veut traduire par une imitation fidèle la vie contemporaine, ils seraient impuissants dans les œuvres de rêve, c'est-à-dire de réelle vérité. On s'est fié à la parole pour évoquer le décor, et le faire surgir en l'esprit du spectateur, comptant obtenir, par le charme verbal, une illusion entière et dont nulle contingence inexacte viendra troubler l'abstraction. Aussi le dialogue en vers est-il enchâssé dans une prose continue qui dévoile les changements de lieu et de temps, indique les êtres, révèle les faits et laisse ainsi au vers sa fonction essentielle et exclusive: exprimer lyriquement l'âme des personnages. La prose assidue du coryphée suit l'action, elle la débarrasse de tout récit, de toute explication qui gênerait ou alourdirait son vol. Le chant ne contient que le chant. Le Théâtre d'Art représente sur fond d'or La Fille aux mains couPées. DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. Auguste Linert : « Théâtre ci' Art social, 12 mars 1893 spectacle ci' essai» Extrait du programme, in L'Art social, 1re année (11011 datée), p. 7. Trouvant notre théâtre trop spécialiste, trop analytique, j'ai tenté un essai Vl;rs un genre plus large, plus théâtral, plus fécond, vers la synthèse en un III ot. Notre drame moderne est une photographie prise à l'instantané et rehaussée de retouches au pinceau du poète ou fouillée des pointes sèches du psychologue. C'est aller à l'encontre de l'art dramatique, je crois, que de viser seulement, exclusivement, à la vérité, à la reconstitution exacte d'un milieu, à "étude naturelle d'un caractère, au développement logique de la vie, puisque tout est factice au théâtre, depuis le sol, plancher vulgaire, jusqu'au ciel, vagues frises. La commedia dell'arte serait la seule et bonne tranche de vie - et encore ! Le théâtre étant de l'humanité artificielle, je bâtis franchement ma pièce en pleine convention, je l'échafaude avec des accessoires nécessaires, et malgré cela - ou plutôt, grâce à cela - j'espère produire une impression de réalisme dans l'esprit du spectateut. Mon sérieux est basé sur le burlesque. En un mot, je veux retourner sincèrement à la source du théâtre, revenir à la voie primitive; je saute des siècles pour arriver aux grossières moralités, réminiscences du drame antique, le seul qui fut à la fois philosophique et humain. L'art dramatique doit surtout viser à la synthèse, généraliser la vie et les aspirations d'un peuple. C'est ainsi qu'il a été chrétien aux siècles de la foi sincère, guerrier au temps des rouges apothéoses; il est bourgeois en notre époque monnayée, où toutes les scènes se résument en ceci: propriété; vol, trafic matrimonial, cocuage, adultère, héritage, testaments et contrats. Il doit être social aux jours de revendications populaires et exprimer surtout la lutte de ces antagonistes : le capital et le travail, la banque et l'atelier. Aussi deux symboles dominent dans ma pièce: le coffre-fort, armure des chevaliers modernes, la ... cloche de Caïn, tocsin des frères maudits ... En apportant au titre de Paul Fort un ajout significatif, le Thé6tre d'Art Social se veut ouvertement polémique. Le 12 mars 189], Auguste Linert annonce de la sorte un spectacle d'essai et place en exergue de son programme la motion suivante: « La parole est à l'Art.» Il ne donnera qu'une seule représentation. qui n'a sans doute pas répondu aux intentions de ses fondateurs. Ses attaques visent aussi bien le thé6tre « conventionnel et bourgeois» que le Thé6tre Libre et le Thé6tre d'Art de Poul Fort conjugués. Il ne s'agit pas de calquer la réalité mais de développer une dimension fantaisiste de la fable. Comme des marionnettes, les personnages doivent représenter des types de caractère semblables à ceux de la Commedia dell'arte, donnée pour exemple. Portant du principe que tout est factice au thé6tre, il s'agit de mettre en évidence la convention, et retourner ainsi vers « les voies primitives ». De telles intentions ne s'avèrent-efles pas annonciatrices du thé6tre d'Alfred Jarry avec son Père Ubu ou du thé6tre de foire du docteur Dappertuto, alias Meyerhold? DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. saison 1895-1896 Aurélien LugnéPoe 1 nternationale » « Manifeste de L'Œuvre septembre 1895. Après des débuts comme régisseur et acteur au 7hédtre Ubre, LugnéPoe a rejoint le Thédtre d'Art de Paul Fort dont il a pris en 1 893 la succession en (ondant l'Œuvre. Au cours d'incessantes tournées à travers l'Europe, il entreprend de s'implanter simultanément à Paris, Bruxelles et Amsterdam où il souhaite organiser dans chacune de ces villes une « Maison d'Art ». Comptant sur la collaboration d'amis belges et hollandais, il espère également trouver des appuis à Londres et à La Haye. Bien que ce projet trop ambitieux ait finalement échoué, Lugné-Poe profitera dès 1 900 de la notoriété de Suzanne Després et la Duse pour multiplier les tournées à l'étranger. qui feront vivre la troupe. Ces voyages (notamment dans les pays scandinaves, en Orient, en A(rique et en Amérique du Sud), permettront à cet inlassable « découvreur» de constituer un impressionnant répertoire, des plus éclectiques. Soucieux d'établir « une liaison entre tous les gens touchant le thédtre de tous les pays du monde », il contribuera également à (aire venir à Paris des troupes illustres telles le Thédtre d'Art de Moscou ou celle de Max Reinhardt ... Illustré d'une lithographie de Toulouse-Lautrec et de dessins de Maurice Denis, Edouard Vuillard, A de la Gandara et Valloton, ce mani(este était rédigé en (ronçais, en anglais et en hollandais. 16 Le Théâtre de l'Œuvre s'est imposé par son éclectisme et la bonne volonté de ses efforts pour l'Art, à Paris comme à l'étranger. Lors de sa fondation, il fut déclaré qu'il serait la maison de tous les efforts artistiques: il va donc tenter, pour le 1er janvier 1896, de répondre à toute la largeur de son appellation: {{ l'Œuvre»! subsistant intact dans sa forme de théâtre, à Paris comme à Bruxelles dès le 1er octobre 1895. C'est-à-dire que nos huit soirées auront lieu comme par le passé pour tous nos membres honoraires. Cette saison, ce seront huit grands cycles du théâtre: chinois, hindou, grec, Moyen Age, Renaissance anglaise et espa gnole, mouvement contemporain (félibres et Nord); mais, implicitement, nos membres honoraires, sans aucun accroissement de cotisation, feront partie de {{ l'Œuvre Internationale », fédération jeune, artistique, reliant les unes aux autres les diverses tentatives d'art, françaises, belges, hollandaises et anglaises, tout en laissant à chacun son individualité. Il est donc entendu: Que le théâtre parisien de {{ l'Œuvre » reste i~tact, poursuit sa route vers le Beau en puisant, en 1895-1896, aux grandes sources de l'Histoire, de la Chine à Aristophane, de l'Inde à Calderon, et que nos membres honoraires restent ses abonnés. Que, d'autre part, l'Œuvre Internationale » se fonde dès le 1er janvier 1896, tribune de toutes les manifestations des quatre pays dont le Théâtre de « l'Œuvre » ne sera qu'une des voix, norre théâtre ne prenant lui-même que la place que lui assignera une conférence plénière des membres actifs des quatre pays (conférence qui aura lieu sans vote, blessant la bonne volonté d'un chacun, aux premiers jours de janvier. Nos membres honoraires qui nous aidèrent à fonder le théâtre sont évidemment déjà ceux ides fêtes parisiennes de « l'Œuvre Internationale »). La grande concentration de la pensée artistique jeune des quatre pays aura donc ses manifestations en représentations dramatiques françaises ou étrangères dans les quatre villes (paris, Londres, La"Haye, Bruxelles), en grandes auditions musicales, en expositions d'art plastique ou décoratif, en périodiques semestriels (critique, poésie dans les trois langues). Nous espérons, comme autrefois, que toutes les bonnes volontés d'art et de goût voudront bien se grouper autour de cette pensée d'union, et nous aider dans cette nouvelle tentative avec autant de désintéressement que pour le Théâtre de « l'Œuvre ». <{ DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. Stanislavski et Némirovitch-Dantchenko Moscou, 1898 « Protocole du Théâtre d'Art, accessible à tous» in C. Stanislavski, Ma vie dans l'art, trad. Denise Yoccor, I.ausanne, L'Age d'Homme, 1980, p. 239. Il Il 'y a pas de petits rôles, il n'y a que de petits acteurs. Aujourd'hui Hamlet, demain figurant, mais toujours, même comme figul'ant, serviteur de l'art. Le poète, l'acteur, le peintre, le costumier, le machiniste servent un seul et même but, celui que le poète a pris pour pierre angulaire de son œuvre. Tout ce qui trouble la vie créatrice du théâtre est un crime. Retard, paresse, caprice, crise de nerfs, mauvais caractère, rôle mal su, obligation de répéter deux fois la même chose: tout cela nuit au travail et doit être banni. En (ondant le Thédtre d'Art de Moscou, Stanislavski et NémirovitchDantchenko révent de construire un thédtre basé sur de nouvelles (ondations. L'un et l'outre sont irrités de voir s'abîmer les rares « authentiques talents ii dons un thédtre soumis à l'affairisme des « buffetiers ii ou des « bureaucrates ii. Il s'agit de (ormer une troupe composée des « meilleurs artistes amateurs ii du cercle de Stanislavski et des « élèves les plus doués ii de NémirovitchDantchenko. Afin de « béJtir un temple sur ce qui n'est qu'une baraque (oraine », il importe en premier lieu de préparer « un lieu convenable, adopté à la vie d'une personne cultivée» de sorte qu'il soit ensuite possible « de (aire port aux acteurs d'un certain nombre d'exigences en accord avec ce genre de vie ». Ouvert le 14 octobre 1898, le Thédtre d'Art est inauguré sous la devise suivante: « Travail collectif, travail exigeant la collaboration de tous. » 17 DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. 1901 Constantin « Stanislavski: Le talent seul ne suffit pas au théâtre» «A Alexandre Borodouline », Saint-Pétersbourg, 11 mars 1901, in C. Stanislavki 1863-1963, trad. Cyrilla Falk, Moscou, Editions du Progrès, 1963, p. 246-247. Stanislavski répond ou jeune Alexandre Borodouline, qui lui demande de foire partie de la troupe du Thédtre d'Art. 18 Savez-vous pourquoi j'ai abandonné mes affaires personnelles et me suis consacré au théâtre? Mais parce que le théâtre est la tribune la plus puissante qui soit, et que son influence est supérieure même à celle des livres et de la presse. Cette tribune est tombée sous la coupe des rebuts du genre humain, qui en ont fait un lieu de débauche. Ma tâche consiste à purifier, dans la mesure de mes forces, la famille des artistes, à en bannir les ignorants, les illettrés et les exploiteurs. Ma tâche consiste à faire comprendre, dans la mesure de mes moyens, à la génération actuelle que l'acteur est propagateur de la beauté et de la vérité. A cette fin, il doit être au-dessus de la foule par son talent, par son instruction et par ses autres mérites. L'acteur doit être avant tout un homme cultivé, pour pouvoir comprendre, pénétrer les œuvres des plus grands maîtres de la littérature. Voilà pourquoi, à mon avis, il n'y a pas d'acteurs. Sur mille nullités, ivrognes et ignares qui se prétendent acteurs, il faut en rejeter neuf cent quatre-vingt dix-neuf pour n'en retenir qu'un, digne de ce nom. Ma troupe se compose d'universitaires, de techniciens sortis d'écoles secondaires et supérieures, et c'est ce qui fait la force de notre théâtre. Vous avez senti naître en vous l'amour du théâtre. Commencez par lui faire des sacrifices, car servir la cause de l'art consiste précisément à s'im moler à lui ·sans calcul. Etudiez ... Lorsque vous serez devenu un homme cultivé et instruit, venez me trouver, si mon travail vous plaît toujours. Soyez prêt alors, oubliant la gloire et n'aimant que votre art, à suivre avec mes camarades et moi un chemin rude, pénible, parsemé de ronces. Bien entendu, tout ceci n'est réalisable que si vous avez du talent ... Mais le talent seul ne suffit pas au théâtre, surtout au XXe siècle. Le répertoire du théâtre nouveau se composera d'œuvres dont les auteurs seront, par leur portée philosophique et sociale, des Ibsen à la deuxième puissance, et leurs pièces pourront être jouées seulement par des gens cultivés. Le temps est révolu des braillards et des histrions de province ... DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. Valery Brioussov « Une vérité inutile» Nenuznaja pravda », in Mir Iskousstva (Le Monde de l'art), na 4, 1902, trad. Claudine Amiard-Chevrel et publié dans son ouvrage, Les symbolistes m.rses et le théâtre, L'Age d'Homme, Lausanne, 1994, p.181-188. « L'art commence à l'instant où un artiste s'efforce d'éclairer pour lui-même ses sensations secrètes, troubles. Sans cet éclaircissement, point de création; sans mystère dans le sentiment, point d'art. Dans son œuvre, l'artiste éclaire sa propre âme - en cela la création lui procure une jouissance. En prenant connaissance d'une œuvre d'art, nous reconnaissons l'âme de l'artiste - en cela l'art nous procure une jouissance, une jouissance esthétique. ( ... J le seul fait de savoir dessiner ce qui l'entoure ne fait en aucun cas l'artiste. L'imitation de la nature est un procédé de l'art, non son but. la duplication de la réalité, si elle a un sens quelconque en soi, n'est que d'ordre scientifique. ( ... J On distingue les arts de création et les arts d'interprétation, mais cette différence est purement extérieure. ( ... J On peut désigner l'activité du poète, du peintre, du compositeur, etc., par les termes d'art permanent et laisser à celle du chanteur, du pianiste, de l'acteur, etc., la dénomination d'art d'interprétation ou d'exécution. la particularité des arts du premier genre est que leurs créations demeurent pour longtemps le patrimoine de l'humanité ( ... J. la création d'un art d'exécution n'a d'existence que pour ceux qui sont présents à l'instant même de la création; l'artiste-interprète doit recommencer, encore et encore, chaque fois qu'il veut la rendre accessible aux autres. Au fond, ces deux genres d'art sont identiques. Tous deux n'ont qu'un seul objectif: exprimer l'âme de l'artiste. L'interprète est aussi un créateur. le comédien sur la scène est comme le sculpteur devant sa motte d'argile: il doit incarner dans une forme palpable le même contenu que le sculpteur -les élans et les sensations de son âme. les sons de l'instrument sur lequel il joue servent de matériau au pianiste; sa voix au chanteur, et à l'acteur son propre corps, son élocution, sa mimique, ses gestes. (' .. J Tout ce que nous exigeons d'un écrivain, nous sommes en droit de l'exiger d'un acteur. Qu'il soit, par sa culture, par la plénitude de sa conception du monde, par sa conscience de la vie, digne de son titre élevé. ( ... J Chaque œuvre d'art prête à un nombre infini de lectures, authentiques, sans contradictions avec le dessein de l'auteur, bien que celui-ci ne les ait pas souvent soupçonnées. Chaque lecteur comprendra de façon différente, à sa manière, un même poème. Sur scène, un comédien incarne justement la compréhension qu'il a, lui, de la pièce. Cela seul a du prix. 1902 Poète symboliste du groupe moscovite Le Monde de l'Art Brioussov entend promouvoir par une approche concrète de la scène, un théâtre de type nouveau qui remet en couse la démarche réaliste jusqu'alors suivie par le Théâtre d'Art. Dans cet article-manifeste de 1902, ébauche d'un plus vaste ouvrage, le Théâtre de l'avenir (qui ne sera jamais publié), Brioussov lance pour la première fois la formule de « théâtre de convention consciente» que fera sienne Meyerhold, l'année même où ce dernier quitte le Théâtre d'Art pour mener ses propres recherches en province. Lorsqu'en 1905, Stanislavski confiera à Meyerhold la direction d'un Studio, afin de préparer le Théâtre d'Art à répondre aux nouvelles tendances de la littérature dramatique, Brioussov y sera alors nommé conseiller littéraire. Plus tard. Stanislavski fera de nouveau appel à lui pour l'assister dons sa recherche d'un théâtre stylisé. 19 DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. L'âme d'un comédien se découvre à nous et nous applaudissons non pas l'auteur (c'est un réflexe), mais l'interprète. Voilà pourquoi un comédien peut faire une grande création à partir d'une pièce absolument insignifiante. [. .. } La jouissance artistique, esthétique, nous la recevons au théâtre de l'interprète, non de la pièce. L'auteur est le valet des acteurs. [ ... } On peut comparer l'activité de l'acteur avec la critique d'art, précisément d'art. Il existe un type d'étude rigoureusement scientifique des œuvres littéraires et des perceptions à partir desquelles elle est effectuée. Il existe aussi une critique créatrice qui élabore sa propre image de l'écrivain, objectivement infidèle, peut-être, mais véridique dans la mesure où les œuvres d'art le sont. [ ... } En ce sens on peut dire que les acteurs commentent le rôle qu'ils jouent. [ ... } Le savant veut décider une fois pour toutes que tel est le type d'Othello; chaque interprète doit, s'il est un véritable artiste, créer une image d'Othello toujours imprévue. La tâche du théâtre est de fournir ce qu'il faut pour que la création de l'acteur apparaisse la plus libre et soit reçue par les spectateurs dans toute sa plénitude. Aider l'acteur à dévoiler son âme aux spectateurs - voilà l'unique destination du théâtre. [ ... } Reproduire dans sa vérité la vie sur scène est impossible. Par sa nature même, la scène est conventionnelle. On peut remplacer des conventions par d'autres, et c'est tout. Au temps de Shakespeare, on mettait un écriteau portant le mot « forêt ». Récemment, on se contentait encore chez nous d'un rideau de fond peint d'une forêt, avec des châssis latéraux représentant des arbres dont les branches s'entrelaçaient de façon extravagante sur le ciel. Par la suite, on construira une forêt d'arbres factices, avec des troncs circulaires, du feuillage, ou même une forêt d'arbres vivants dont les racines seront camouflées dans des cuves sous le plateau ... Ce dernier cri de la technique ne sera pour le spectateur que le rappel, le symbole d'une forêt. Le spectateur contemporain n'entre pas du tout dans l'illusion d'un arbre peint: il sait que dans une toile tendue sur un filet il doit voir un arbre. Exactement comme un spectateur du théâtre élisabéthain voyait une forêt à partir de l'inscription, le spectateur du futur saura que l'arbre installé sur la scène doit être perçu comme un arbre qui pousse naturellement. Une décoration n'est qu'une indication pour l'imagination, elle lui dit dans quelle direction celle-ci doit travailler. Sur les scènes antiques, l'acteur qui représentait un homme venant de l'étranger, entrait au jardin. Au Théâtre d'Art, on introduit l'acteur dans une petite entrée où il ôte sa pelisse et ses bottes pour indiquer qu'il vient de loin. Mais quel spectateur oubliera qu'il est sorti des coulisses? En quoi la convention de retirer sa pelisse est-elle plus fine que celle de l'acteur qui entre au jardin s'il vient de l'étranger? Ni le théâtre, ni aucun art ne peut éviter la convention de la forme, ne peut se transformer en reconstitution de la réalité. [ ... } En art, au théâtre ou ailleurs, tout nouvel artifice technique ne fait que piquer la curiosité et doit susciter une méfiance particulière. [ ... } Le Théâtre d'Art, lui, dans Onde Vania fait chanter un grillon, mais plus le cri-cri est ressemblant, plus l'illusion est mince. Plus tard, les spectateurs s'habitueront à ces artifices que l'on considère à présent comme une nouveauté et ne les remarqueront même plus. [ ... } Ne vaudrait-il pas mieux abandonner la lutte stérile et sans perspective contre des conventions scéniques invincibles, et s'efforcer de les conquérir, de les domestiquer, de les brider, de les chevaucher avec une force nouvelle, plutôt que de tenter de les faire disparaître ? p.20 Il y a deux sortes de conventions. L'une provient d'une incapacité à créer véritablement cc' qu'on veut. Un mauvais poète dit de sa belle: « elle est fraîche comme une rose. » Le poète a peut-être effectivement compris la fraîcheur printanière de l'âme de cette (c'ml11e, mais il n'a pas su exprimer son sentiment. Au lieu d'une expression authentique, il a plaqué un cliché, une convention. Sur scène, on désire parler comme dans la vie, mais on ne le sait pas, on souligne artificiellement les mots, on articule trop les syllabes, etc. Il existe une autre sorte de convention, une convention consciente. [ ... ] Partout où il y a art, il y a convention. [ ... ] Si l'on veut représenter le vent, point n'est besoin de siffler en coulisse avec un flûtiau et d'agiter un rideau avec une corde: ce sont les acteurs eux-mêmes qui doivent représenter la tempête en se comportant comme le (ont toujours les gens pris dans un vent violent. Point n'est besoin de supprimer la décoration, mais elle doit être consciemment conventionnelle. Elle doit être, pour ainsi dire, stylisée. [ ... ] .Jusqu'à un certain point, les auteurs dramatiques doivent eux aussi perfectionner les procédés de leur DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. art. Ils ne sont des artistes souverains que tant qu'on les lit; sur scène, leurs pièces ne sont que des formes dans lesquelles les acteurs instillent leur contenu. Les auteurs dramatiques doivent refuser le superflu, l'inutile, mais surtout, tout ce qui ressemble à l'inaccessible copie de la vie. Tout l'aspect extérieur doit être réduit au minimum, parce qu'il n'est presque pas de la compétence du drame écrit. [...] Les sentiments créateurs constituent l'unique réalité véritable sur terre. Tout ce qui est extérieur, selon les mots du poète, « n'est que rêve, songe éphémère ». Faites que nous soyons au théâtre des coparticipants à une vérité supérieure, à une réalité profonde. Donnez sa place à l'interprète, placez-le sur le piédestal de la scène pour qu'il règne sur elle en tant qu'artiste. Par sa création, il donnera un contenu à la représentation dramatique. Et dans la décoration, ne poursuivez pas la vérité, mais seulement la vraisemblance. Loin de la vérité inutile des scènes actuelles, j'en appelle à la convention consciente du théâtre antique. p.21 DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. 1904 C'est en tant que référence incontournable, parole initiatrice, que nous présentons ce texte d'Adolphe Appia (Genève, 1862 - Nyons, 1928). L'originalité de sa démarche vient de ce qu'il s'est tourné vers le théâtre après avoir d'abord été attiré par le drame musical wagnérien. Publiés à Paris et à Munich, ses projets de mise en scène annoncent dès 1895 une réforme radicale de l'art de la scène : centré sur la présence du corps plastique et mobile de l'acteur agissant, évoluant dans un espace d'ombres et de lumières. Une nouvelle importance est donnée au texte dramatique, qui devient moins objet littéraire que partition musicale et scénique. Les idées d'Appia vont être développées dans l'Europe entière et mises en pratique, notamment par les collaborateurs du Künstlertheater de Munich, puis par Max Reinhardt, Meyerhold, Rouché et Copeau, qui le considérera comme son maître, En novembre 1927, Lugné-Poe écrira: « Si on était honnête les uns et les autres, on dirait: il y a eu Adolphe Appia. Un point c'est tout.» Aujourd'hui encore, ses esquisses sont une source intarissable d'inspiration. p.22 Adolphe Appia : « Comment réformer notre mise en scène » in La Revue, vol. I, n° 9, Paris, 1er juin 1904, p. 342-349, Notre mise en scène moderne est tout entière esclave de la peinture (la peinture des décors) qui a la prétention de nous procurer l'illusion de la réalité. Or [...] le principe de l'illusion par la peinture produite sur les toiles verticales et celui de l'illusion produite par le corps plastique et vivant de l'acteur sont sa contradiction. [ ... ] Il est impossible de transporter sur nos scènes de vrais arbres, de vraies maisons, etc.; cela serait du reste peu désirable. Nous nous croyons donc réduits à imiter le plus fidèlement possible la réalité. Mais l'exécution plastique des choses est difficile, souvent impossible, et en tout cas très coûteuse. Cela nous obligerait, semble-t-il, à diminuer le nombre des choses représentées; pourtant nos metteurs en scène sont de l'avis contraire: ils estiment que la mise en scène doit représenter tout ce que bon lui semble et que, par conséquent, ce qui ne peut être exécuté plastiquement doit être peint. La peinture permet de montrer au spectateur un nombre incalculable de choses, cela est incontestable. Elle semble donner ainsi à la mise en scène la liberté désirée, et nos metteurs en scène ont arrêté là leur raisonnement. Mais le principe essentiel de la peinture est de tour réduire sur une surface plane; comment alors pourrait-elle remplir un espace - la scène - dans ses trois dimensions ? Sans souci de résoudre le problème, on a décidé de découper la peinture et de dresser ses découpures sur le plancher de la scène. [ ... ] Cette peinture qui devait tour représenter est obligée dès l'abord de renoncer à représenter le sol [...]. Or c'est justement là qu'évolue l'acteur! Nos metteurs en scène ont oublié l'acteur; Hamlet sans Hamlet, comme toujours ! [ ... ] Nous avons commencé par la peinture; voyons maintenant la direction que prendrait le problème si nous commencions par l'acteur, par le corps humain plastique et mobile, envisagé au seul point de vue de son effet sur la scène, comme nous l'avons fait pour le décor. Un objet n'est plastique pour nos yeux que par la lumière qui le frappe, et sa plasticité ne peur être mise artistiquement en valeur que par un emploi artistique de la lumière, cela va de soi. Voilà pour la forme. Le mouvement du corps humain demande des obstacles pour s'exprimer; tous les artistes savent que la beauté des mouvements du corps dépend de la variété des points d'appui que lui offrent le sol et les objets. La mobilité de l'acteur p.22 DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. ne saurait donc être mise anis tique ment en valeur que par une bonne conformation des objets et du sol. Les deux conditions primordiales d'une présence artistique du corps humain sur la scène seraient donc: une lumière qui mette en valeur sa plasticité, et une conformation plastique du décor qui mette en valeur ses attitudes et ses mouvements. Nous voici bien loin de la peinture ! Dominée par la peinture, la mise en scène sacrifie l'acteur et, de plus, nous l'avons vu, une grande partie de son effet pictural puisqu'elle doit découper la peinture, ce qui est contraire au principe essentiel de cet art, et que le plancher ne peut pas participer à l'illusion donnée par les toiles. Qu'en serait-il si nous la subordonnions à l'acteur ? Tout d'abord nous pourrons rendre à la lumière sa liberté ! En effet, sous le régime de la peinture, l'éclairage est complètement absorbé par le décor: les choses représentées sur les toiles verticales doivent être vues; on éclaire donc des lumières et des ombres peintes ... et c'est, hélas, de cet éclairage que l'acteur prend ensuite ce qu'il peut ! Dans de pareilles conditions il ne saurait être question ni de vraie lumière ni, par conséquent, de n'importe quel effet plastique ! L'éclairage est en soi un élément dont les effets sont illimités; rendu à la liberté, il devient pour nous ce que la palette est pour le peintre; toutes les combinaisons de couleurs lui sont possibles par projections simples ou combinées, fixes ou mobiles, par obstruction partielle, par des degrés divers de transparence, etc., etc., nous pouvons obtenir des modulations infinies. L'éclairage nous donne ainsi le moyen d'extérioriser en quelque sorte une grande partie des couleurs et des formes que la peinture figeait sur ses toiles, et de les répandre vivantes dans l'espace. L'acteur ne se promène plus devant des ombres et des lumières peintes, mais il est plongé dans une atmosphère qui lui est destinée. Les artistes comprendront facilement la portée d'une semblable réforme. Vient maintenant le point sensible, celui de la plasticité du décor nécessaire à la beauté des attitudes et des mouvements de l'acteur. La peinture a pris la haute main sur nos scènes pour remplacer tout ce qui ne pouvait pas être réalisé plastiquement, et cela dans le seul but de produire l'illusion de la réalité. Les images qu'elle accumule ainsi sur ses toiles verticales sont-elles indispensables ? Aucunement; [...] demandons-nous ce que nous venons chercher au théâtre. De la belle peinture, nous en avons ailleurs, et pas découpée, heureusement; la photographie nous permet de parcourir le monde dans notre fauteuil; la littérature nous suggère les plus séduisants tableaux, et bien peu de gens sont assez déshérités pour ne pouvoir de temps en temps contempler un beau spectacle de la nature. Non ! Au théâtre nous venons assister à une action dramatique; c'est la présence des personnages sur la scène qui motive cette action; sans les personnages il n'y a pas d'action. L'acteur est donc le facteur essentiel de la mise en scène; c'est lui que nous venons voir, c'est de lui que nous attendons l'émotion, et c'est cette émotion que nous sommes venus chercher. Il s'agit donc à tout prix de fonder la mise en scène sur la présence de l'acteur et, pour ce faire, de le débarrasser de tout ce qui est en contradiction, avec cette présence. [ ... } Notre mise en scène a deux sources distinctes: l'opéra et la pièce parlée. [ ... } Avec les drames de Wagner l'opéra s'est rapproché de la pièce parlée, et celle-ci cherche (naturalisme à part) à dépasser les limites d'autrefois, à se rapprocher elle-même du drame p.23 DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. musical. [ ... } Voici par exemple le second acte de Siegfried. Comment représenter sur la scène une forêt ? D'abord entendons-nous sur ce point: est-ce une forêt avec des personnages, ou bien des personnages dans une forêt ? Nous sommes au théâtre pour assister à une action dramatique; il se passe donc quelque chose dans cette forêt qui ne peut évidemment pas être exprimé par la peinture. Voici donc le point de départ: un tel et un tel font ceci et cela, disent ceci et cela, dans une forêt. Pour composer notre décor nous n'avons pas à chercher à voir une forêt, mais nous devons nous représenter minutieusement dans leur suite tous les faits qui se passent dans cette forêt. La connaissance parfaite de la partition est donc indispensable et la vision qui inspirera le metteur en scène change ainsi complètement de nature; ses yeux doivent rester rivés aux personnages; s'il pense alors à la forêt, ce sera à une atmosphère spéciale autour et au-dessus des acteurs, atmosphère qu'il ne peut saisir autrement que dans ses rapports avec les êtres vivants et mobiles dont il ne doit pas détourner les yeux. Le tableau ne sera donc plus, à aucun stade de sa vision, un agencement de peinture inanimée, mais il sera toujours animé. La mise en scène devient ainsi la composition d'un tableau dans le temps; au lieu de partir d'une peinture commandée par n'importe qui à n'importe qui pour réserver ensuite à l'acteur les mesquines installations que l'on sait, nous partons de l'acteur: c'est son jeu que nous voulons mettre artistiquement en valeur, prêts à tout sacrifier pour cela. [ ... } Nous ne chercherons plus à donner l'illusion d'une forêt, mais bien l'illusion d'un homme dans l'atmosphère d'une forêt; la réalité ici c'est l'homme, à côté duquel aucune autre illusion n'a cours. Tout ce que cet homme touche doit lui être destiné, tout le texte doit concourir à créer autour de lui l'atmosphère indiquée, et si nous quittons un instant Siegfried de vue et levons les yeux, le tableau scénique n'a plus d'illusion à nous donner nécessairement: son agencement n'a que Siegfried pour but; et quand la forêt doucement agitée par la brise attirera les regards de Siegfried, nous, spectateurs, nom regarderons Siegfried baigné de lumières et d'ombres mouvantes, et non plus des lambeaux découpés mis en mouvement par des ficelles. L'illusion scénique c’est la présence vivante de l'acteur. [ ... } Une tentative de ce genre ne peut manquer de nous enseigner la marche à suivre pour transformer notre mise en scène rigide et conventionnelle en un matériel artistique, vivant, souple et propre à réaliser n'importe quelle vision dramatique. Nous serons même surpris d'avoir négligé si longtemps une branche aussi importante de l'art et de l'avoir abandonnée, comme indigne de nous occuper directement, à des gens qui ne sont pas des artistes. Notre sentiment esthétique est encore positivement anesthésié en ce qui concerne la mise en scène; celui qui ne tolérerait pas dans ses appartements un objet qui ne fût du goût le plus exquis trouve naturel de louer une place coûteuse dans une salle déjà laide et construite à rebours du bon sens pour assister pendant des heures à un spectacle auprès duquel les chromolithographies d'un marchand forain sont des œuvres délicates. p.24 DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. 1907 Mécislas Golberg : « Projet du Nouveau Théâtre d'Art» in Cahiers, nO 1-2, L'Abbaye, 1907. En réponse aux idées avancées par Romain Rolland dans son Thé6tre du Peuple, Mécislas Golberg rédige en 1 907 ce projet. Celui-ci restera méconnu jusqu'à ce qu'André Rouveyre dénonce « l'imposture du Vieux-Colombier» dans le Mercure de France des 1 er et 1 5 septembre 1 927 : selon lui, Jacques Copeau aurait plagié le programme élaboré par Golberg. Russe de naissance, Golberg s'est établi à Paris après une jeunesse passée en Belgique puis en Suisse, Poète, auteur dramatique et essayiste, il édite ses oeuvres dans les Cahiers Mécislas Golberg, tout en exerçant par ailleurs une activité de critique artistique. Il est ami d'Appolinaire et de Matisse, avec qui il partage souvent ses réffexions esthétiques. Selon lui. le thé6tre doit parvenir à trouver une clientèle démocratique sans (aire de populisme. Golberg entend tirer les leçons de l'expérience du Thé6tre d'Art de Paul Fort tout en s'appuyant péle-mé/e sur l'exemple des Meiningen du Thé6tre Libre, des Artistes Associés et de l'Œuvre. 28 Le Théâtre d'Art a pour but : de créer un abri permanent pour toutes les manifestations de l'art dramatique, qui, pour des raisons diverses ne trouvent pas d'hospitalité dans aucun des théâtres existants. Ces manifestations se réduisent au fond, à quelques faits suivants: 1 ° Simplifier la mise en scène. 2° Interdire sur la scène des manifestations n'ayant aucun rapport direct avec l'art et qui finissent par le reléguer au second plan: lancement de robes, chapeaux, cravates, sous prétexte d'un drame. 3° Donner toute l'ampleur à la liberté de l'écrivain, de façon à éloigner le fantôme de ... « nécessités de la scène » qui n'est qu'un préjugé de directeurs illettrés, ou un non-sens. Toute pièce, toute œuvre littéraire est jouable dans certains milieux, et surtout si l'on relève le niveau de l'art de la récitation devenu soit une simili conversation, soit enfilage monotone d'alexandrins! 4° Deux grands principes de l'art au théâtre sont à relever et à sauvegarder: la lumière en scène et la musique de la phrase - l'éclairage et la sensation. Ces deux principes, bien appliqués, vaudront pour l'art du théâtre, les mises en scène de M. Carré, les chapeaux de Mlle Sorel et les cravates de M. Le Bargy. 5° L'art compris de cette façon: englober toutes les manifestations de l'art littéraire, du moment où l'œuvre n'est plus lue ou pensée, mais dite; donc, des récitations; étudier des morceaux purement littéraires, par exemple la Gardienne, de Henri de Régnier, La Prière sur l'Al'ropole de Renan. 6° Éviter par J}rincipe les vedettes, les artistes à noms, mais attacher à notre théâtre d'art de jeunes artistes dévoués à l'art, ignorés, travailleurs, hommes et femmes qui comprendraient qu'il n'y a pas de premier rôle dans une œuvre d'art, mais des artistes jouant avec dévouement et compréhension. De cette façon on formera peu à peu une troupe unie; les vedettes au contraire désorganisent l'esprit général, démoralisent les volontés et rendent la pièce unilatérale subordonnée à leur talent. La célèbre troupe allemande des Meningen ignore les « vedettes », et c'est un théâtre modèle pour jouer aussi bien Shakespeare que Goethe ou Ibsen. 7° Eloigner toute pièce qui peut trouver son emploi facile dans les théâtres existants; par conséquent, pièces à thèse facile genre Brieux; pièces à DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. adultères; pièces inexpressives composées de dialogues à ficelle, genre Théâtre du \!til/cleville. On aimerait des coups de fouet robustes, à raccourcis même violents, de grandes pièces d'horreur et de grotesque genre Ubll Roi, de bonne et immortelle mémoire, des pièces comme celles de Mirbeau: Mauvais Bergers, Les Affaires sont les Affaires, etc. On trouvera des indications utiles dans le théâtre des XIVe et XVe siècles. Van Bever en a joué de belles dans son théâtre, autrefois; des pièces dites sociales, mais pas à déclamation creuse et sans souci d'art: sociales comme Prométhée d'Eschyle ouJlIles César de Shakespeare; des pièces d'art pur. Vu ces considérations, le théâtre devrait avoir: 1 ° Des représentations de pièces complètes: la meilleure forme serait une pièce alerte en un acte et une pièce à longue haleine prise parmi les modernes connus ou inconnus et dans le théâtre rétrospectif: André Gide, Verhaeren, Maeterlinck, Samain, Villiers, Faramon, Loyson, Golberg, Gasquet, Pierre Vierge, Jules Bois, Peladan, Ernest Renan, Molière, théâtre XVe siècle et le Sophocle: PhilOl1ète, Antigone; Eschyle, Prométhée; fragments du FaltSt de Goethe, Prométhée de Shelley; poèmes dramatiques de Lamartine, de Chénier, de Byron ... La moisson est immense. 2° Représentations éclectiques composées de récitations des morceaux littéraires (proses et vers) et d'une représentation sans costumes des pièces dites difficiles (pour améliorer et rehausser l'art de la" récitation) qu'on reprendrait ensuite en représentation complète. 3° Représentations en plein air: 1) l'hiver, de décembre à fin mars, Nice, Monte-Carlo; 2) été, Paris ou banlieue, juillet; 3) à Orange, septembre; 4) à Trouville, août. Ces représentations doivent être exclusivement consacrées aux pièces à grande allure, que je qualifierai volontiers d'épiques: genre Sémiramis de Péladan, mon Prométhée, Le Prêtre de Némi, de Renan, etc. Seules, les pièces de ce genre peuvent supporter les vastes espaces, le plein air. Le Nouveau Théâtre d'Art doit se préoccuper de la démocratie, mais en éduquant le peuple, en lui donnant de la saine nourriture et non plus de la bouillie intellectuelle; le peuple a la tête solide et n'a pas besoin de nourriture intellectuelle de dyspeptique 1. Pour cela, le Théâtre d'Art se mettra en rapport avec les Universités Populaires, avec les Bourses du Travail, en mettant à leur disposition une certaine quantité de places avec une très faible rétribution. Il mettra des places à la disposition de la Liglle de L'Enseignement, des Amicales d'Institllieurs, de la Mtmicipalité pour les Ecoles de la Ville, de l'Insttuction Publique pour les lycées, et des associations d'étudiants. De cette façon il créera sa foule et sa clientèle démocratique, sans faire du « théâtre populaire» et en sauvegardant la liberté et la pureté de l'art. Je m'adresse aux vaillants organisateurs des Universités populaires, à mon ami H. Dagan, secrétaire des Cahiers de l'Université populaire du Faubourg Saint-Antoine pour leur soumettre ces idées de Théâtre populaire conçu autrement que celui de M. Briand, triste survivance des notions impériales sur l'art pour le peuple! 1 2 9 DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. 1908 sont encore que des facettes différentes mais imparfaites du « Thédtre de l'Avenir », L'isolement et la précipitotion lui semblent préjudiciables car il lui importe de séparer le bon grain de l'ivraie, Il admire par exemple l'organisation et la discipline allemande, son mécénat écloiré, tout en rejetant son affairisme; l'éthique de l'acteur russe, . 30 Craig est le premier à reconnaître dans les initiatives parallèles et ne ~ concertées des thédtres d'ort un mouvement européen de rénovation scénique,Ayont interrompu une brillante carrière d'acteur pour poursuivre ses recherches sur l'art du thédtre, Craig a en effet commencé dès 1 904 un long voyage à travers l'Europe, après avoir été invité en Allemagne par le mécène de Reinhardt le comte Kessler. Appelé ici ou là pour prodiguer ses conseils tel un « consultant physician », il découvre les projets des uns et des outres, propose des esquisses de décors ou de costumes et réalise les mises en scène qui lui sont tour à tour commandées, Mais Craig abandonne la pluport de ses projets en cours d'exécution car il ne parvient que rarement à se préter aux compromis qu'on lui demande, Pour lui, les divers thédtres d'art sont bel et bien en marche vers cet « Art du Thédtre de Demain» qui n'a « pas encore d'existence matérielle », Mais ces foyers ne DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. Edward Gordon Craig : « De certaines tendances fâcheuses du théâtre moderne» ou « l'Art du Théâtre de Demain » in The Mask, a monthly journal of the art of the theatre, vol. 1, nO 1, march 1908, texte repris pour l'édition française de De l'art du théâtre, trad. Geneviève Séligmann-Lui, Paris, NRF, 1916, p. 95-110. Les gens de Londres et de Berlin savent fort peu ce qui se fait dans les deux théâtres de Paris. Ceux de Paris ou de Londres n'ont guère entendu parler des tentatives de Berlin. Et à Berlin comme à Paris', c'est tout juste si l'on connaît l'existence de ces mêmes théâtres à Londres. Aussi ces vaillants petits théâtres s'épuisent-ils à lutter journellement sans amener de progrès marquants ou durables, car tout leur effort, leurs prouesses parfois, s'en vont en fumée dès que les quelques milliers de spectateurs ont quitté la salle. Et l'Art du théâtre demeure inconnu. Ce serait tout autre chose (et je n'écrirais pas ces lignes) si l'un quelconque de ces théâtres avait découvert les lois de l'Art du théâtre; peu importerait que cette scène demeurât ignorée du grand nombre, à ceux qui s'appliquent à chercher les principes sur lesquels repose cet Art. Mais c'est là justement l'une des fâcheuses tendances du théâtre moderne de négliger entièrement ce point de vue, de ne viser qu'à faire parler de soi durant quelques mois ou quelques années, de tenter un effort devant une salle comble pendant quelques milliers de représentations et de s'en tenir là. Pour vaincre pareil obstacle ne faudrait-il pas la force colossale de quelque absurde Titan? [ ... } Voici d'abord le propriétaire du théâtre; le directeur; puis l'administrateur-gérant. En troisième lieu le directeur de la scène ou régisseur (ils sont parfois trois et quatre). Trois ou quatre hommes d'affaires. Puis les vedettes, acteur et actrice; les premiers rôles, homme et femme qui viennent aussitôt après les vedettes et les remplaceraient au besoin. Puis la troupe composée de vingt à soixante comédiens, Voici un monsieur qui compose les décors; un autre qui dessine les costumes; un troisième qui s'occupe des éclairages. Un quatrième préposé à la machinerie (c'est genéralement le plus grand travailleur du théâtre); vient enfin un personnel variant de vingt à cent machinistes, peintres de décors, costumiers, électriciens, habilleurs, manœuvres, figurants, ouvreuses, vendeurs de programmes, etc. Nous voilà servis . DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. Consultons notre liste: cela nous fait sept directeurs et deux membres influcnts. Sept directeurs au lieu d'un! Neuf avis au lieu d'un seul! Or une œuvre d'art ne peut être créée si elle n'est dirigée par une pensée Ilnique; cette raison seule suffirait à expliquer qu'il n'y ait point d'œuvre d'art au théâtre. L., .. ] Cependant quelques esprits savent que s'ils découvraient le secret de cette unité, ils feraient acte de mérite. En Allemagne quelques-uns poursuivent leurs recherches parmi les hautes branches de l'arbre, mais comme ils ne songent point à en regarder les racines, il commettent d'étranges erreurs. Ils sont pleins de zèle, mais vont à l'aveuglette. [ ... ] Du matin au soir, tout le jour, directeur et régisseur sont sur la brèche (je parle ici des théâtres modernes, théâtres d'avant-garde). Le matin on répète; l'aprèsmidi : études des rôles, inspection des décors, lecture et réception des pièces nouvelles; puis c'est un auteur à voir, un critique à renseigner, un artiste qu'il faut saisir au vol; ce sont d'incessantes querelles à apaiser; un minimum d'une pièce nouvelle à monter par mois; des capitaux à trouver, des constructions à diriger ... , une continuelle bousculade. Quand donc le directeur trouverait-il le temps de reprendre haleine et méditer sur l'Art du théâtre? Pour un entrepôt d'huiles, une épicerie en gros, rien de mieux que cette fièvre: la maison y gagne. Mais lorsqu'il s'agit d'un art, il n'en va pas de même. La hâte nous fait perdre de vue les principes ou la beauté de cet art, et le désir de créer unè belle œuvre disparaît. [ ... ] Les directeurs sont des gens qui ont une certaine compétence en affaire; nous pourrons à juste titre les désigner sous le nom d'« hommes d'affaires ». Ces hommes d'affaires emploient un ou deux subalternes lesquels sont capables de distinguer un arbre d'un chat, par exemple, chose fort utile. Aussi, quand le directeur a besoin d'un arbre, son employé lui en procure-t-il un. Quoi de plus simple? Est-ce une forêt qu'il lui faut, comme dans le Songe d'une nuit d'été, Pilr exemple? On lui en apporte une. [ ... ] Mais le directeur ne se contente pas de planter une forêt, il dit aux acteurs: « Pourquoi ne marchez-vous et ne parlez-vous pas comme tout le monde? Du naturel! voyons, du naturel! » Les gaucheries l'enchantent, à condition qu'elles soient fortuites; qu'un acteur se prenne le pied dans un tapis ou tOinbe de sa chaise, « Parfait, parfait, » s'écrie-t-il, « voilà qui est naturel. Faites ça chaque fois. » Tout est bon qui donne l'impression de l'accident, du hasard. Le trompe-l'œil lui semble stupide alors qu'on peut mettre sous les yeux du public les choses elles-mêmes. [ ... ] Quelle déraison de croire que le rôle de l'artiste soit d'imiter les imperfections de la Nature, que sa vision pénétrante sert à noter les erreurs. Prétendre que les imperfections sont belles, et charmants les défauts, est un non-sens. Ils peuvent l'être par ailleurs, mais pas en Art. Ils ne contribuent nullement à rendre une œuvre intéressante. Ils offrent en soi un certain comique, mais c'est là tout. Le réalisme aboutit au comique, à la caricature. Le son « doigté sûr, délicat, magistral >J, lui paraissent exemplaires, mois il conteste son attachement ou réalisme, Dons sa qu~te d'une impossible synthèse, Craig tente ainsi d'esquisser un thédtre modèle, composé des meilleurs éléments réunis, 31 DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. théâtre réaliste aboutira au music-hall, car le réalisme ne peut s'élever, il tend à l'encontre à déchoir, Au bas de la pente ce sera l'anarchie. Ariel vaincu, Caliban sera le maître. Je ne crois pas que nous puissions y faire grand-chose; non point que je sois pessimiste en ce qui concerne notre Art; je suis persuadé, au contraire, qu'il s'imposera de luimême; mais pour le moment si ceux qui sont au pouvoir « agissaient » cela ne ferait probablement qu'aggraver l'état des choses. On ajouterait la prétention à la banalité. Les jeunes peuvent tenter quelque chose à condition qu'ils ne subissent pas l'influence de leurs aînés, sinon ils ne seront que de vieux jeunes. [ ... } Si tous ces petits théâtres travaillaient dans le même sens, avec un commun idéal et le même code de lois, on pourrait atteindre à une certaine unité, une harmonie, et le théâtre vieillot avec ses décors, ses acteurs serait amélioré. Souhaiter ce qui devrait avoir lieu; souhaiter que les directeurs de ces divers théâtres se réunissent, et jurent de ne servir que la Muse de leur Art, de s'affranchir du joug de la littérature et de la peinture, pour ne célébrer que leur propre patronne, - n'est qu'une chimère, hélas! Car l'homme est égoïste et vain et les lois de l'Art du théâtre ne sont pas encore écrites. Tant que ces lois n'auront pas été formulées et appliquées, toute tentative restera inutile pour le moment. Il faut découvrir et publier ces lois; non point ce que chacun tient personnellement pour telles, mais ce qu'elles sont virtuellement. [ ... } Ce qui manque à l'Art du théâtre, c'est une/orme définie. Elle est flottante, variable, elle n'est point fixée jusqu'ici. C'est ce qui fait la différence entre le théâtre et les beaux-arts. Où la forme fait défaut, il ne peut y avoir de beauté en art. Comment arriver à cette forme? En suivant progressivement les lois de l'Art. Et ces lois? Je suis à leur recherche et je crois en découvrir quelques-unes. DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. Louis Jouvey : « Manifeste du Théâtre d'Action d'Art» 31 octobre 1909 • '( Programme du Théâtre d'Action d'Art, manifeste du 31 octobre 1909 ». U Il « prospectus-programme" est joint au programme proprement dit du Théâtre d'Action d'Art: il s'agit des Actes des Poètes, « Revue idéaliste d'Action d'Art ". Ceilli-ci cite le « Premier Appel à la jeunesse du Groupe d'Action d'Art ", daté de juin 1907 : « Nous appelons à nous tous ceux qui veulent découvrir la vie. Nous vouIons rallier toute une pure jeunesse, coordonner des forces vaines, centraI iser les enthousiasmes épars, nous créons un mouvement d'action d'art pour faire pénétrer plus de beauté, de clarté et de tendresse dans toutes les formes de l'activité humaine. » Le Théâtre d'Action d'Art s'efforcera d'être l'anonymat du talent et le communisme de la gloire. Il n'y aura pas de vedettes au programme, pas davantage sur les affiches; l'œuvre est souveraine, la scène appartient au seul poète. Les interprètes mettent tout leur effort et toute leur gloire à se conformer à sa pensée, à s'y confondre, à s'y effacer: qu'on la sente vivre et diminuer en pleine pureté! Le théâtre est à la fois une église et une école, la salle devrait en avoir le caractère, l'acteur devrait y exercer un sacerdoce. NB. - On est prié de ne pas applaudir durant le cours de la pièce. « Le plus grand bonheur du vrai artiste est d'être compris. » Le Thé6tre d'Action d'Art marque en 1908 les débuts de Louis Jouvet (qui se fait encore appeler Jouvey). A son tour, il rédige un manifeste qui énonce le principe d'une troupe désintéressée, sons vedette. Avec le Groupe d'Action d'Art et la collaboration de la revue la Foire aux Chimères, Louis Jouvet joue et dirige les pièces suivantes: le 18 juillet 1908 : Dom Juan de Molière, rdle de Don Louis. Le 30 aoOt 1 908 : Le Misanthrope, r61e d'Alceste. Le 4 octobre 1908: Les Revenants d'Henrick Ibsen, rd/e d'Oswald. Le 1 1 novembre 1908 (ou cours d'un programme du Thé6tre de Iv Ruche des Arts) : Britannicus de Racine, rdle de Burrhus. Le 12 avril 1 909, le Thé6tre d'Action d'Art présente une conférence consacrée à l'œuvre de Villiers- de L'Isle-Adam, puis le 22 avril 1909 à la Société des artistes indépendants, ou cours d'une séance intitulée « l'Après-midi des Poètes », une conférence sur Guillaume Apollinaire. A partir du 3 1 octobre 1 909, le Thé6tre d'Action d'Art programme à l'Université populaire du 157 faubourg SaintAntoine et dons la Petite Salle du T rocodéro une nouvelle série de représentations consacrées cette fois à Balzac, avec Le Faiseur (où Jouvet joue le rdle de Mercadet). 33 DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. 1er février 1910 Fritz Erler : « La réforme scénique au Künstlertheater de Munich» Fondé en 1907, et ouvert en 1908, le Künstlertheater de Munich ne résulte pas de l'initiative d'un seul homme, mais est issu de la coopération du décorateur Fritz Erler. de Georg Fuchs, de l'architecte Max Littmann et de Benno Becker. Lo mise en commun d'idées réformatrices conçues à partir de leurs expériences respectives est à l'origine de cette entreprise qui s'est proposée non seulement d'élaborer un programme artistique mais aussi de construire un nouveau type d'édifice. Une démarche à la fois architecturale et sociologique tente d'effectuer la synthèse des idées qui traversent alors l'Allemagne, Fritz Erler fait ici le bilan de la première saison, et précise les objectifs poursuivis, Il s'agit moins de chercher à rendre crédible une illusion que de stimuler l'imagination du spectateur. Tandis que les symbolistes. en cherchant à matérialiser leurs réves, sont restés déçus par une réalité scénique qu'ils s'efforçaient d'occulter. le Künstlertheoter affirme au contraire le concret de la scène comme un espace de jeu, La scène doit ainsi reprendre totalement possession d'elle-méme en s'affirmant moins comme espace de représentation que de création, Cette idée de « rethé6traliser le thé6tre » sera reprise et développée en Russie par Meyerhold après le séjour de ce dernier en Allemagne, 34 in Mercure de France, trad. Marcel Montandon, 1er février 1910, p. 449-459. Dans ces questions de réforme théâtrale, il s'agit ainsi que les expériences de bien des années nous l'apprennent, moins de parole que d'ouvrage pratique. [ ... ] Il ne s'est point agi d'expériences arbitraires et fantastiques, de puritanisme étroit ou encore de la création de tableaux étranges; mais de propositions dûment pesées; d'ur~e application de logique artistique, à cette tâche déterminée, qui était de donner, d'une œuvre de scène, la réalisation plastique la plus satisfaisante possible; dans le cas particulier donc, de donner de Faust une transcription visuelle. [ ... ] Je sais qu'une petite partie seulement des effets scéniques cherchés ont pleinement et nettement réussi; non par manque d'application et de zèle du côté des participants, mais parce qu'on n'a disposé ni du temps ni des moyens nécessaires aux répétitions, ni la première année sous la régie du Théâtre Royal, et encore moins bien cette seconde saison sous la régie de Max Reinhardt. Il faudrait, pour réaliser complètement nos intentions, une préparation plus longue et plus minutieuse [ ... ]. J'ai dû me rendre compte à Bayreuth - et combien d'autres l'auront vu avec moi - que plus les moyens employés étaient dispendieux et compliqués, moins ils frayaient la voie, moins ils jetaient un pont encre le théâtre et nos arts plastiques contemporains. Je ne parle ici que des œuvres de grand style et de ce qu'un œil éduqué peut exiger pour elles, La simple recherche du moyen pratique d'exécuter Famt malgré ses changements à vue, en quatre heures de temps, et de façon à faire conserver plus de texte original que de coutume, aurait dû depuis longtemps faire perdre de vieilles habitudes. Dire que jadis (dans l'antiquité et au Japon) les Beaux-Arcs purent être fécondés par la scène! Cela paraît un rêve. Pour l'heure, [ ... ] le théâtre n'exerce que trop souvent il faut le dire, une influence carrément pernicieuse au point de vue artistique, sur la masse naïve des spectateurs. [. .. ] Si l'on considère l'art de parasites qui s'est attaché aux pièces de théâtre de nos grands poètes et qui s'étale aux devantures des marchands d'arc de la province - ici les Nibelungen en tricot et en bottines de dames, aupr~s des apôtres de Dürer, là Gretchen dans l'encoignure vieil allemand d'une Madame la conseillère du commerce, auprès des « vierges folles» de la cathédrale de Strasbourg, on aura une fameuse collection d'effets de scène erronés. Non plutôt les simples effets de Shakespeare, son « pauvre 0 de bois » trop petit pOut le DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. lIombre des « casques d'Azincourt J », que les trucs de ballet, dans un baroque gâté et affildi, que l'on croit devoir défendre avec indignation. Dès l'abord il m'apparut évident qu'il fallait conserver au théâtre avant tout son carac1 ère de jeu; que tout devait donc se passer sur une scène, dans le sens propre du mot, de manière qu'elle fût toujours reconnaissable comme telle. [ ... ] Le professeur Littmann proposa de construire. sur la base de mes indications, la scène projetée du « Münchener Künstlertheater 1908 », entreprise artistique déjà arrêtée grâce à l'initiative et la coopération d'hommes comme MM. Fuchs, Littmann, Becker et le directeur Seitz. En lIovembre 1907 nous pouvions présenter, à une réunion d'artistes et d'amateurs, le modèle tout prêt de cette scène pOut la représentation d'ouverture, le Faust. [ ... ] Le point de départ de mes efforts fut, avant tout, de faire ressortir claire et distincte la figute du personnage. La question étant: répond-il comme masque aux intentions du poète? Sera-t-il intelligible dès sa première entrée, par sa forme et sa couleur avant même d'avoir parlé? Doit-il apparaître petit dans un grand espace ou grand dans un petit espace et, par suite, dès qu'il devient visible, avant même d'avoir remué, doit-il remplir l'espace d'une façon imposante ou, selon l'intention du poète, sembler peut-être misérable? Comment doivent être façonnés son entourage, son fonds, ce sur quoi il marche et se détache, son « outillage », pour que tout cela se rapporte à sa forme et à sa couleur, à son caractère et à ses mouvements, pour qu'il ne soit pas une figure de remplissage, mais le maître de la situation? Car nous voulons avant tout avoir véritablement affaire à l'être vivant, son aspect sensible, et l'expression de son âme, et non à un monde de fils de fer et de carton, non plus qu'à des images de champs, de forêts ou de prairies, qui, si réussies soient-elles, peuvent être mieux rendues par le plus détestable des peintres que jamais ne le fera l'imitation scénique. C'est l'acteur, comme tel, qui doit de nouveau captiver tout l'intérêt du spectateur, et non ce désert de toile peinte dont on l'entoure, non plus que cet éparpillement d'accessoires et ces machineries artificielles,. dans lesquels on pulvérise le texte du poète. Je crois que l'importance attachée par les décorateurs à leurs accessoires est devenue si impérieuse que parfois elle oblige, à contresens, le poète à s'y plier. [ ... ] Que nous fallait-il donc pour réaliser notre projet d'exécution du mystère de Faust? D'abord un podium surélevé, dégagé en avant et en arrière, facile à transformer par des moyens simples (ou paraissant simples), de façon à fournir au jeu des interprètes les milieux caractéristiques; c'est-à-dire modifiable de façon à obtenir rapidement des indications de tue, d'escalier, de rocher, de rivage, de sommet, de cachot etc. ; et de façon encore à ce que le mime pût s'y tenir debout, sauter, tomber, se coucher de différentes manières, etc. Mais en même temps il fallait avoir soin que le podium, sur lequel l'action se passe, demeurât essentiellement podium. On essaierait en vain de donner au sol de planches une apparence réaliste de sous-bois, de gazon, de plage, etc. Il est préférable de chercher, par des indications délicates, mais explicites, à exciter l'imagination, et de faire transition au lointain, où les ressources de l'éclairage et au besoin la peinture compléteront l'illusion ou détermineront le lieu. Car ce lointain constitue avec l'interprète, le second principal facteur de l'effet à produire. C'est à lui de susciter chez le public, par la puissance de l'éclairage comme en plein air, cha1 Erler fait ici référence au chœur de Henri V de Shakespeare. DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. cu ne des impressions voulues par le poète, trouble et lourde:, gaie: e:t sc:duisante, du matin, du midi, du soir ou de la nuit. Troisièmement nous avions besoin d'un système de fermes et de colonnes, plastiques, facilement mobiles, pour réduire l'espace, resserrer l'action et avant tout donner au jeu de l'acteur de nouvelles ressources. Enfin un proscenium qui permît de diminuer ou d'agrandir à volonté les dimensions de la scène aux yeux du spectateur, c'est-à-dire situer les personnages dans l'espace. Si nous ajoutons que l'avant-scène devrait pouvoir se fermer au second plan par des tentures neutres, ou, cas échéant encore, caractérisées (pour les intermèdes), nous aurons tout le temps nécessaire à notre mise en scène, à condition que nous ayons soin, par les continuels changements dans les proportions de l'espace et de la lumière, et par les caractères distinctifs indispensables à chaque scène, de faire paraître le lieu suffisamment changé selon les besoins et ... que ces moyens employés soient artistiques. De la plus grande importance me parut tout d'abord la question de l'arrière-plan, sur lequel se détachent les personnages agissants, en tant que facteur le plus considérable de l'appui que nous nous efforçons de donner au jeu de l'acteur. C 'est pour l'œil, l'agent même de l'illusion scénique. En éloignant fortement en profondeur toute l'arrière-scène, j'ai rendu possible un jeu illimité de la lumière sur le lointain et gagné en outre la possibilité d'éclairer les acteurs librement sur le podium, indépendamment du fond. Cela, toujours dans le même but, de concentrer l'intérêt sur la personne humaine à la scène. [ ... ] En continuant à travailler sans relâche dans ce sens, nous apprendrons bientôt à connaître les moyens de caractériser le lieu de l'action de la manière la plus simple et la plus frappante. Nous ne pouvons en cela nous reposer sur aucun principe. [ ... ] On chercherait en vain à monter fût-ce Peer Gynt ou Florian Geyer, à mon avis, avec les mêmes ressources scéniques que Les Revenants. Il faut, en artiste et en conscience, aménager la scène d'après le style de l'œuvre. Et ce serait de même, pure bêtise, de vouloir appliquer les exigences du grand drame à la farce et à l'opérette. Car ici c'est justement l'apparence des plantations visiblement établies sans grand soin, le caractère d'improvisation, de demi-parodie et même le comique involontaire qui donne au jeu un charme et un piment dont il ne faudrait pas se priver. Mais nous nous défendrons contre le genre balourd du panoptique sur la scène, qui répète et souligne enfantinement, comme dans l'enseignement par l'image, les paroles définitives du poète. Ceux qui estiment « un peu ridicule » dans la « Promenade de Pâques » de ne pas apercevoir « la Ville et le ruisseau, la prairie et les arbres », ou ceux à qui il manque de voir réellement « luire » « dans les feux du soleil couchant » les « huttes entourées de verdure », me semblent précisément démontrer qu'ils ne sont pas à même de s'abandonner sur l'heure, avec passion, à la fantaisie du poète, qu'ils ne saisissent pas la démarcation entre les Arts plastiques et la Poésie. Ce serait commettre une grossière faute artistique que de chercher à répéter la description expressément poétique, mais nullement pittoresque, de la natur<i du soir et de l'extase qu'elle produit, qui baigne les vallées, les montagnes et les mers, par les procédés, soumis à des lois différentes, de la peinture. la seule chose que je pouvais faire dans la scène finale, c'était montrer les deux silhouettes de Faust et de Wagner sur un ciel rose du soir, puis en suivant le décours des paroles du poète, de les faire disparaître dans l'obscurité. (Mais ce qui à mon sentiment, aurait vraiment dû être rendu, et que malheureusement, alors, le DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. l'c.:mps ne permit plus d'obtenir et qui donc demeure à réaliser, c'est l'impression absoIllment nécessaire de printemps à l'ouverture du rideau. Voilà sur quoi aurait su porter la critique.) Il en va de même, pour citer encore un exemple, avec le monologue: « Esprit sublime, tu me donnas tout. » Je n'attache pas la moindre importance à ce que cette scène se passe exactement devant un fond de glacier, on pourrait descendre plus bas et monter des montagnes rocheuses et boisées, pourvu que l'espace, « l'errance dans le désert » soit sensible. (Contraste avec le réduit de Gretchen dans la scène du rouet suivante.) Mais je me garderai de vouloir peindre les visages poétiqlles de Faust. Pour Fallst tout entier, il n'a été fait usage que de deux fermes massives facilement mobiles. En leur donnant l'aspect des parois en pierre de taille de tons gris différemment colorés, je les ai fait servir à toutes les scènes de FallSt. Elles pouvaient représenter des murs de prison et de cave, d'église et de maison, et même d'intérieur de chambres du Moyen Age, et j'y gagnais, outre la rapidité des changements de scène, un motif de couleur uniforme d'un bout à l'autre du Mystère, qui garantissait l'unité d'impression pour toutes les scènes entre elles et chacune en particulier. [ ... } J'ai déjà parlé de la commodité de modifier vite et facilement les proportions de l'espace, de scène en scène, grâce au continuel déplacement des parois, en concordance avec les proscenium mobile. Il ne s'est nullement agi là, pour moi, de hacher l'action par des changements btusques, et totalement opposés l'un à l'autre, de scène en scène; mais bien au contraire de faire, presqm comme en rêve, glisser les scènes de l'line en l'alltre, de façon que le lieu parût changé, oui, mais toujours voisin du précédent. [ ... } Il est clair que même sous le rapport costume et accessoire il faut viser toujours à produire l'effet à distance. Nous ne voyons, hélas! que trop souvent des étoffes destinées à l'effet le plus intime, minutieusement plissées, échantillons (vrais échantillons sans valellr) qui sont peut-être ravissants dans le détail, mais qui de loin ne peuvent faire l'effet que « d'essais malheureux» ; des contrastes de couleurs qui de loin font gris; des accessoires qui ont l'air de jouets; des armes qui semblent venir de la chambre des enfants; des parures que l'on ne peut distinguer sans lorgnette. J'ai également tendu à éviter ces erreurs. Comme par exemple, je veux citer le rouet de Gretchen qui, bien innocemment, a été en butte à des attaques très incompétentes. Ainsi M. Bierbaum, après avoir vu Gretchen à un rouet « du calibre de ceux qu'emploient les filatures à vapeur modernes », comme il dit, s'écrie: « Pour l'amour du ciel, que doit faire la pauvre, faible fille, de cette machine? » [ ... } Le point de vue art seul importait : Gretchen doit paraître toute seule dans cette scène. Il est indispensable de la montrer au rouet; tout aménagement de la chambre me patut complètement impropre à la situation, car il ne s'agit à ce moment que d'une effusion lyrique, d'une apparition à peine réelle. Je choisis donc ce type de rouet, parce que seul il permet à l'interprète, qui ne doit pas rester tout à fait immobile, quelques gestes, très rares, mais apparents, et que cet instrument, au simple point de vue optique, peut lui fournir sur la scène vide un appui considérable. Je limitai en outre l'espace en ombrant, comme par hasard, les plans plus éloignés. Le rouet ne sert donc pas ici à déterminer le milieu; il concourt directement à l'action, et ne doit pas être un petit joujou, mais bien un instrument que l'on reconnaisse aussitôt, dans la lumière indécise. [ ... } La protestation de l'accaparement de la scène par les peintres s'est déjà affaiblie. On a DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. fini par se demander s'il n'était pas tout natutel, après tout, qUt: Ic:s dirc:cteurs de Schaubühnen (scènes ou l'on regarde) s'adressent à des hommes qui par nature et par éducation sont nés pour voir et faits pour regarder. Nos régisseurs et directeurs les plus doués (je ne rappellerai ici que Reinhardt et Gustave Malher qui fut le premier avec le précurseur Roller à entreprendre des réformes pratiques en grand) n'ont nullement cru à une profanation parce que le champ de leur activité propre était préparé, aplani par des artistes. Le pauvre seul, qui a peur de perdre, se montre jaloux, mais ces avis des pauvres ne font pas la loi en art. [ ... ] Le jeune art plastique conquerra aussi la scène, la vieille scène. Les peintres munichois auxquels fut confié cette année l'aménagement scénique du Künstlertheater, ont quitté Reinhardt très mécontents. Non pas qu'artistiquement on ne se soit pas accordé: au contraire, sous ce rapport je n'ai eu vent d'aucune contestation ni résistance; et je crois que, dans d'autres conditions, l'œuvre commune aurait pu donner de fructueux et satisfaisants résultats. Mais, par sa constitution, le théâtre de Reinhardt me semble, malgré la meilleure volonté et la très grande intelligence du directeur, capable certes d'entamer la question et de se saisir du problème de la réforme scénique; néanmoins et pour le moment, vu la précipitation et la surcharge volontaire ou imposée du répertoire, il demeure tout à fait impropre à réaliser jusqu'en ses dernières conséquences ce que justement l'on attend du Künstlertheater. L'acteur génial peut encore, dans le moment le plus pathétique, au besoin improviser; la mise en scène doit être préparée par un travail patient et un long exercice; et il convient de la maintenir jusqu'au dernier jour à un égal niveau si l'on veut satisfaire aux espérances plus spécialement exigeantes qu'impliquent les termes de Künstlertheater et de Festspiele. Certainement une scène comme celle du Künstlertheater aurait la tâche beaucoup plus facile pour réaliser du nouveau, que nos grands théâtres stables qui sont dans la nécessité de jouer toute l'année tous les jours et qui, encombrés d'un fonds souvent énorme, tendent, dans des conditions beaucoup plus difficiles, au but que s'est proposé le Künstlertheater, c'est-àdire le perfectionnement et l'affinement des effets scéniques. Bien subventionné, le Künstlertheater, en se bornant à un petit nombre d'œuvres de grand style aurait grand temps, chaque année, de se consacrer à des tâches que les autres scènes dans la hâte et la presse dû au jour le jour doivent bien souvent perdre de vue. La direction du théâtre de la Cour de Munich, et les artistes dont le courageux dévouement aux essais du Künstlertheater a fait faire à cette cause un grand pas en avant, n'en resteront pas là; il est question de remanier peu à peu tout le répertoire avec le concours de peintres munichois. Sur d'autres scènes encore, par exemple dans les théâtres de Cour de Dresde et de Stuttgart souffle un esprit nouveau. Le problême est ainsi à l'étude; et on ne s'arrêtera plus, espérons le, que notre désir ne soit accompli, de voir les œuvres de nos grands poètes et musiciens présentées enfin en conformité avec nos arts plastiques contemporains - un but qui ne peut être atteint que là où le régisseur, acteur et artiste œuvrent ensemble sans jalousie ni mésintelligence et où se trouvent réunies les conditions matérielles qui permettent de mûrir les projets et de multiplier les répétitions. Veuille le sort le réaliser d'abord à Munich. DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. Jacques Copeau: « Un essai de rénovation dramatique» septembre 1 913 in La Nouvelle Revue Française, septembre 1913. LE THÉÂTRE DUVIEUX COLOMBIER Au mois d'octobre prochain s'ouvrira à Paris, 21, rue du Vieux-Colombier, un théâtre nouveau. Il prendra le nom de Théâtre dit Viettx-Colombier. Son programme sera composé des chefs-d'œuvre classiques européens, de certains ouvrages modernes déjà consacrés, et de ceux de la jeune génération. Conçu par un petit groupe d'artistes dont l'entente intellectuelle et un goût commun de l'action ont fait des compagnons de lutte, ce projet longuement médité connut bien des alternatives. Il eut à surmonter bien des obstacles. S'il se réalise enfin, c'est grâce à des dévouements pour lesquels nous ne saurions ici marquer trop de reconnaissance. On n'entreprend rien, certes, si ce n'est contre le gré de tous. Et, depuis quelques années, nous avions dû nous accoutumer au murmure des voix décourageantes. Nous avons entendu les avertissements ironiques des gens de métier auxquels la vie n'a rien laissé que leur stérile expérience, les prévisions pessimistes des timides et des sceptiques, les conseils des satisfaits enclins à prôner l'excellence des divertissements dont ils se repaissent, les remontrances des amis sincèrement émus de nous voir exposer notre repos à d'ingrates tribulations, hasarder toutes nos forces à la poursuite d'une chimère. Mais les mots n'ont point de prise sur qui s'est délibérément sacrifié à une idée, et prétend la servir. Par bonheur, nous avons atteint l'âge d'homme sans désespérer de rien. A des réalités détestées, nous opposons un désir, une aspiration, une volonté. Nous avons pour nous cette chimère, nous portons en nous cette illusion qui donne le courage et la joie d'entreprendre. Et si l'on veut que nous nommions plus clairement le sentiment qui nous anime, la passion qui nous pousse, nous contraint, nous oblige, à laquelle il faut que nous cédions enfin: c'est l'indignation. Une industrialisation effrénée qui, de jour en jour plus cyniquement, dégrade notre scène française et détourne d'elle le public cultivé; l'accaparement de la plupart des théâtres par une poignée d'amuseurs à la solde' de marchands éhontés; partout, et là encore où de grandes traditions devraient sauvegarder quelque pudeur, le même esprit de cabotinage et de spéculation, la même bassesse; partout le bluff, la surenchère de toute sorte et l'exhibitionnisme de toute nature parasitant un art qui se meurt, Entre Jacques Rouché et Jacques Copeau existe une analogie de parcours tout à (oit étonnante. En effet le Thé6tre des Arts (19/0) puis le ThééJtre du VieuxColombier (1913) sont tous deux des émanations de revues littéraires: La Grande Revue pour le premier, et La Nouvelle Revue Françoise pour le second. En 1909, les deux hommes ont esquissé les grandes lignes d'un programme de thééJtre d'art d'où sont finalement sortis, « quelques mois après. celui du ThééJtre des Arts, et quelques années plus tord, celui du VieuxColombier )J, Selon Copeau, « Jo seconde entreprise a été dans une certaine mesure parente et héritière de la première » cor les deux projets sont nés un peu de la méme manière en oyant chacun « leur racinement intellectuel )J. Après avoir réuni sa troupe, composée notamment de Charles Dullin et de Louis Jouvet, Jacques Copeau annonce J'ouverture du ThééJtre du Vieux-Colombier le 15 octobre 1 91 3. Il appelle alors à se mobiliser afin de se soulever contre J'abéJtordissement de J'art thééJtral parisien, en perdition. 39 DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. et dont il n'est même plus question; partout veulerie, désordre, indisciplinc, ignorance et sottise, dédain du créateur, haine de la beauté; une production de plus en plus folle et vaine, une critique de plus en plus consentante, un goût public de plus en plus égaré: voilà ce qui nous indigne et nous soulève. Cette indignation, d'autres que nous la ressentent; d'autres, avant nous, l'exprimèrent. Mais, parmi les plus généreux, combien ont lentement résigné leur colère! Ou bien c'est l'intimidation qui leur ferme la bouche, ou la camaraderie qui les débauche, ou laJassitude qui leur fait tomber la plume des mains. Des plaintes nouvelles se feront entendre, de jeunes protestations s'élèveront encore ... Mais suffit-il de protester? Est-ce assez que de batailler pour une cause perdue, que d'acérer vainement les traits de sa critique, ou de se retrancher dans un égoïste mépris? Nous n'avons que faire d'un mécontentement qui n'agit point. Tandis que les meilleurs se tiennent pour satisfaits d'affirmer leurs préférences et leurs répulsions, de maintenir leur goût personnel au-dessus de la corruption générale, le mal gagne autour de nous, et nous n'aurons plus bientôt, dans ce domaine de notre art, dans cette région qui nous appartient, la place où poser le pied. Nous pensons qu'il ne suffit même pas, aujourd'hui, de créer des œuvres fortes: en quel lieu trouveraient-elles accueil, rencontreraient-elles à la fois leur public et leurs interprètes, avec une atmosphère favorable à leur épanouissement? C'est ainsi que, fatalement, comme une « postulation perpétuelle », s'imposait à nous ce grand problème: élever sur des fondations absolument intactes un théâtre nouveau; qu'il soit le point de ralliement de tous ceux, auteurs, acteurs, spectateurs, que tourmente le besoin de restituer sa beauté au spectacle scénique. Un jour verra peut-être ce prodige réalisé. Alors l'avenir s'ouvrira devant nous. Car nous n'avons rien à attendre du présent. Nous devons ne compter pour rien ce qui existe. Si nous voulons retrouver la santé et la vie, il convient que nous repoussions le contact de ce qui est vicié dans sa forme et dans son fond, dans son esprit, dans ses mœurs. Nous ne méconnaissons pas que des dons de toute sorte, et souvent précieux, se fassent jour dans la production dramatique contemporaine. Ils y sont fébrilement prodigués, dispersés, gaspillés. Faure d'orientation, de discipline, faute de sérieux et surtout d'honnêteté, on ne les voit nulle part aboutir à la concentration, à l'accomplissement d'une œuvre d'art. Considérant les choses d'un peu haut, il est impossible de ne pas reconnaître que plusieurs générations se sont succédé, sans qu'un artiste véritable ambitionnât, pour y manifester son génie, la forme dramatique. Lors même que ses facultés semblaient proprement le destiner au théâtre, l'artiste dont nous parlons a toujours cherché refuge en quelque autre genre, l'estimant plus digne de lui, fût-il moins conforme à sa visée. Est-ce à dire qu'il soit sans ressource et comme désaffecté, trop fragile dans une main puissante et rebelle à toute nouveauté, l'instrument qu'ont façonné et dont se conteritèrent les Sophocle et les Shakespeare, les Racine, les Molière, les Ibsen? Non. Mais il a dégénéré parmi les pratiques infâmes, et l'usage en paraît interdit à quiconque prétend, de nos jours, faire librement œuvre de beauté. Nous avons vu, depuis trente ans, quelques vrais talents se porter vers la scène. Nous avons vu les uns, peut-être à leur insu, prendre insensiblement et garder ce pli de complaisance que les premiers succès laissent aux âmes faciles; de leurs dons exploités, déformés, ils ont tiré ce creux prestige qu'ils exercent désormais sur la foule. Nous avons vu les autres, DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. jeux défendus par la fermeté du caractère et le respect de leur art, déserter un théâtre qui IH: les eOt accueillis que pour les corrompre: leur verve s'est ralentie, leur inspiration s'est hrisée. A tous s'est imposée l'alternative ou de se taire ou d'abdiquer. Qu'die fasse échec à la puissance de l'artiste: voilà la condamnation sans appel de la 1;c;ène moderne. Et cette aversion, ce dégoût que l'artiste lui témoigne en retour: voilà qui achève de ravaler le théâtre présent, d'en faire, comme on l'a trop justement écrit, '( /e fi/US décrié des arts ». Nous voulons travailler à lui rendre son lustre et sa grandeur. Dans cette entreprise, à défaut de génie, nous apporterons une ardeur résolue, une force concertée, le désintéressement, la patience, la méthode, l'intelligence et la culture, l'amour et le besoin de cc qui est bien fait. Et de qui attendrait-on pareil effort, sinon de ceux pour qui il y va de leur vie même? Non pas des trafiquants, ni des amateurs, ni d'orgueilleux esthètes, mais des ouvriers en leur art, rompus à la besogne, s'ingéniant à tout faire sortir de leurs mains et de leur cerveau, préparant les matériaux et concevant le plan selon lequel ils seront assemblés, depuis la fondation jusqu'au faîte. [ ... } fil 1. Emplacement. Organisation L'influence et la portée d'une œuvre rénovatrice sont strictement liées à sa durée. Il importe, avant tout, qu'elle vive. C'est pourquoi nous avons tenu à ce que l'équilibre de notre entreprise reposât sur une sage économie: petit capital à rémunérer, faible loyer, limitation rationnelle des frais généraux de tout ordre, des frais de première installation et de ceux qui concernent le matériel de mise en scène. L'organisation de notre personnel, le recrutement de notre troupe;toute entière engagée à l'année, l'ingénieuse combinaison de nos décors, les procédés de fabrication de nos costumes, tout nous permet d'espérer, avec la dépense la plus réduite, un maximum de rendement. Nous avons cru qu'il serait chimérique d'essayer de se faire une place au milieu des théâtres en vogue, et d'entreprendre contre eux une concurrence qui bientôt épuiserait nos ressources. Parmi la cohue foraine du Boulevard, au milieu de tant de cris, d'appels et de discordantes réclames, comment serions-nous entendus? Il fallait, au contraire, nous écarter de ces lieux où le cinématographe dispute au théâtre sa frivole clientèle. la salle que noUs ouvrons est située sur la rive gauche, au carrefour de la Croix-Rouge. Voisine des Ecoles, proche d'un quartier riche et de grandes voies nouvelles qui chaque jour se développent, elle est en outre reliée au reste de la ville par des moyens de communication nombreux et rapides. la salle du Théâtre du Vieux-Colombier est petite: environ cinq cent places. C'est-àdire qu'elle n'escompte pas une énorme affluence, la moyenne de nos frais journaliers nous permettant de vivre et même de prospérer sur une moyenne de recettes relativement basse. le public que nous nous proposons d'atteindre tout d'abord c'est: « un "moindre" public, composé en partie d'intelligents amateurs, en partie de gens qui ne veulent plus encourager les banalités et les faussetés du théâtre commercial, en partie d'un nouveau contingent d'humanité 1 ». Ce public, nous espérons en recruter les pre- 1 M. Archibald Henderson (à propos du « Court Theatre» de Londres). DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. miers éléments dans notre voisinage, parmi l'élite cultivée, les étudiants, les artistes, les étrangers intellectuels qui ont leur domicile au vieux quartier latin. Ils constituent une clientèle déjà nombreuse, sans doute prête à seconder les efforts d'un théâtre où elle sera toujours sûre de trouver des spectacles intéressants, présentés avec goût, et peu coûteux. Le Théâtre du Vieux-Colombier sera le meilleur marché des théâtres de Paris, son système d'abonnements exerçant des réductions appréciables sur un tarif normal déjà fort réduit. Il.Alternance des spectacles Un théâtre ayant d'autant plus de chances de susciter l'intérêt du public et d'entretenir sa curiosité qu'il variera davantage ses spectacles, le Théâtre du Vieux-Colombier établit, dès son ouverture, le principe de l'alternance d'au moins trois spectacles par semaine. Cette disposition nous permettra de ne jamais faire dépendre notre fortune du succès d'une pièce unique, de maintenir constamment le niveau de notre répertoire, d'offrir au public des œuvres d'une nouveauté hardie, capables de s'imposer à la longue, mais qui, sans le secours de l'alternance ne sauraient tout d'abord se maintenir sur l'affiche. l'alternance présente enfin cet avantage de tenir sans relâche les comédiens en haleine, de les assouplir et de les rompre à toutes les exigences de l'interprétation. III. Répertoire Répertoire classique. J'ai déjà écrit qu'avant de tenter utilement sur le théâtre une réforme quelconque, il faudrait l'assainir, l'honorer, « en y rappelant les grandes œuvres du passé, afin que les poètes d'aujourd'hui, repris d'un filial respect pour cette scène qu'on leur avait ternie, ambitionnent d'y monter à leur tour ». Notre premier souci sera de marquer une vénération particulière aux classiques anciens et modernes, français et étrangers. Il n'est point excessif de dire qu'ils sont ignorés du public. Nous les proposerons comme un constant exemple, comme. l'antidote au faux goût et des engouements esthétiques, comme l'étalon du jugement critique, comme une leçon rigoureuse pour ceux qui écrivent le théâtre d'aujourd'hui comme pour ceux qui l'interprètent. Devant ces ouvrages d'autrefois, que les habitudes mécaniques de certains comédiens et la routine d'une prétendue « tradition» défigurent trop souvent, nous nous efforcerons de nous remettre en état de sensibilité. Mais nous nous garderons bien de vouloir en « renouveler », c'est-à-dire en déformer l'esprit. Jamais nous ne nous aviserons - sous prétexte de les rapprocher de nous! - d'accommoder Molière ou Racine à la mode du jour. Ce serait un plaisant divertissement, en vérité, que d'aller rajeunir par le dehors ce qui est éternel en son fond, et que d'aller assaisonner d'un peu de vraisemblance à la moderne ce qui déborde de vérité! Nous nous interdirons ces fantaisies. Toute l'originalité de notre interprétation, si on lui en trouve, ne viendra que d'une connaissance approfondie des textes. Reprises. Autant qu'il sera en son pouvoir, le Théâtre du Vieux-Colombier reprendra, parmi les meilleurs pièces de ces trente dernières années, celles que le temps ne semble pas avoir affaiblies et, d'une façon générale, celles qui marquent une date dans l'histoire du théâtre, une étape dans l'évolution du genre dramatique. PièœJ inéditeJ. Comme on vient de le voir, le Théâtre du Vieux-Colombier assure son existence sur un fonds d'œuvres consacrées. En effet, nous ne nourrissons pas l'illusion qu'en ouvrant un théâtre aux plus sincères manifestations de l'esprit dramatique, nous allons de ce fait et d'emblée provoquer une renaissance. Et nous n'imaginons pas qu'il existe actuellement en France toute une armée de jeunes talents méconnus, dignes d'être mi s en lumière, et qui vont dès demain répondre à notre appel. Au reste, sur les œuvres inédites qui nous seront soumises, nous nous réservons d'exercer un choix sévère, n'estimant pas qu'on serve utilement un idéal en encourageant les fausses vocations qui se fourvoient à sa poursuite. Il arrive que, sous prétexte de style, de pensée, de lyrisme, les écrivains nouveaux pro duisent à la scène des ouvrages forgés sur plus d'apriorisme littéraire que d'expérience humaine et de nécessité tragique. Les bonnes intentions, les hautes visées ne suffisent pas. Entre une « idée » de drame et ce drame lui-même, il y a la distance de l'art tout entier. Le Théâtre du Vieux-Colombier est ouvert à toutes les tentatives, pourvu qu'elles atteignent un certain niveau, qu'elles soient d'une certaine qualité. Nous entendons: une qualité dramatique. Quelles que soient nos préférences avouées comme connaisseurs et critiques, notre direc tion personnelle comme écrivains, cependant nous ne représentons pas une école, dont toute l'autorité risque de déchoir quand s'évanouit son éphémère attrait de nouveauté. Nous n'apportons pas une formule, avec la certitude que de cet embryon doive naître et se développer le théâtre de demain. C'est en quoi nous nous distinguons des entreprises qui nous ont précédés. Celles-ci - on peut le dire sans méconnaître l'apport de la plus notoire d'entre elles: le Théâtre Libre, et sans déprécier la haute valeur de son chef, M. André Antoine, à qui nous devons tant - celles-ci commirent inconsciemment l'imprudence de limiter leur champ d'action à l'étroitesse d'un programme révolutionnaire. Nous ne sentons pas le besoin d'une révolution. Nous avons, pour cela, les yeux fixés sur de trop grands modèles. Nous ne croyons pas à l'efficacité des formules esthétiques qui naissent et meurent, chaque mois, dans les petits cénacles, et dont l'intrépidité est faite surtout d'ignorance. Nous ne savons pas ce que sera le théâtre de demain. Nous n'annonçons rien. Mais nous nous vouons à réagir contre toutes les lâchetés du théâtre contemporain. En fondant le Théâtre du Vieux-Colombier, nous préparons un lieu d'asile au talent futur. IV. La troupe Il n'est pas jusqu'aux compagnies des théâtres subventionnés par l'Etat que le manque de direction, de discipline, l'âpreté au gain et l'absence d'un idéal commun ne disloquent aujourd'hui. Quant aux théâtres du Boulevard, ils appartiennent aux grandes « vedettes » qui imposent aux directeurs des dépenses ruineuses, faussent l'équilibre de l'interprétation, tirent à elles tout l'intérêt que le public ne porte plus à la pièce, et rabaissent le talent des auteuts à DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. ne leur fournir que des occasions de se faire valoir. La dernière troupe homogène que nous ayons vue en France fut celle du Théâtre Libre. Une foi partagée l'avait réunie. On sait quel merveilleux parti son directeur en sut tirer. Le Théâtre du Vieux -Colombier groupe à son tour, sous l'autorité d'un seul homme, une troupe de comédiens jeunes, désintéressés, enthousiastes, dont l'ambition est de servir l'art auquel ils se consacrent. Décabotiniser l'acteur, créer autour de lui une atmosphère plus propre à son développement comme homme et comme artiste, le cultiver, lui inspirer la conscience et l'initier à la moralité de son art : c'est à quoi tendront opiniâtrement nos efforts. Nous aurons toujours en vue l'assouplissement des dons individuels et leur subordination à l'ensemble. Nous lutterons contre l'envahissement des procédés du métier, contre toutes les déformations professionnelles, contre l'ankylose de la spécialisation. Enfin nous nous emploierons de notre mieux à renormaliser ces hommes et ces femmes dont la vocation est de feindre toutes les émotions et tous les gestes humains. Autant qu'il nous sera possible, nous les appellerons hors du théâtre au contact de la nature et de la vie! Depuis deux mois déjà, la troupe du Théâtre du Vieux-Colombier est réunie au complet, et ses travaux ont commencé. Le 1er juillet, elle a pris ses quartiers d'été dans un hameau de Seine -et-Marne, en pleine campagne. Là, chaque jour, pendant cinq heures, elle étudie sous la direction de son chef les pièces du répertoire. Deux heures sont en outre consacrées, en plein air, à des lectures à vue considérées comme exercice d'assou plissement intellectuel et d'articulation vocale, à des explications de textes (comédies, poèmes, fragments de prose classique), et à des exercices physiques. Les avantages d'un tel régime ne se feront pleinement apprécier qu'au bout de plusieurs années. Dès maintenant, ils se laissent pressentir. Aujourd'hui, 1er septembre, déjà entraînée par un travail commun de deux mois, et possédant une partie de son répertoire, la troupe rentre à Paris, pour répéter encore pendant un mois et demi, sur la scène, en costumes et dans les décors. V. Les élèves-comédiens Notre effort de renouvellement portant sur le caractère même et la nature d'individus déjà modelés par des influences antérieures, nous ne doutons pas qu'il se heurte à de fortes résistances. Aussi voudrions-nous, sur ce point, faire remonter plus haut notre réforme. Il s'agirait de créer, en même temps que le théâtre, à côté de lui et sur le même plan, une véritable école de comédiens. Elle serait gratuite, et nous y appellerions d'une part de très jeunes gens et même des enfants, d'autre part des hommes et des femmes ayant l'amour et l'instinct du théâtre, mais qui n'auraient pas encore compromis cet instinct par des méthodes défectueuses et des habitudes de métier. Un tel contingent de forces neuves ferait plus tard la grandeur de notre entreprise. Nous y puiserions, dès les premières années, des collaborateurs capables de remplir les petites rôles d'utilité, et une équipe de figurants insttuits, soucieux de s'habituer à la scène, très supérieurs enfin à ceux qui sont généralement employés. Il est à craindre qu'un travail écrasant ne nous permette pas, dès les débuts de l'entreprise, de mettre au point ce projet d'école. Aussitôt que nous le pourrons, tous nos soins lui seront acquis. Nous exposerons alors, dans un nouvel article, notre plan d'organisation. VI. Mise en scène et décoration scénique Par mise en scène nous entendons: le dessin d'une action dramatique. C'est l'ensemble des mouvements, des gestes et des attitudes, l'accord des physionomies, des voix et des silences, c'est la totalité du spectacle scénique, émanant d'une pensée unique qui le conçoit, le règle et l'harmonise. Le metteur en scène invente et fait régner entre les personnages ce lien secret et visible, cette sensibilité réciproque, cette mystérieuse correspondance des rapports, faute de quoi le drame, même interprété par d'excellents acteurs, perd la meilleure part de son expression. A cette mise en scène-là, qui concerne l'interprétation, nous ne saurions apporter trop d'étude. A l'autre, qui a trait aux décors et aux accessoires, nous ne voulons pas accorder d'importance. Ce n'est point que la laideur ne nous blesse, chaque fois que nous la rencontrons sur la scène. Ce n'est point que nous soyons insensibles à l'art de créer une atmosphère par le moyen de la couleur, de la forme et de la lumière. Nous avons applaudi, voici trois ans, à l'heureuse initiative de M. Jacques Rouché s'efforçant, avec le concours d'excellents peintres, à douer le décor d'une qualité esthétique nouvelle. Nous avons connu les recherches, nous avons suivi les projets et les réalisations de MM. Meyerhold, Stanislavsky, Dantchenko en Russie; de MM. Max Reinhardt, Littmann, Fuchs et Etier en Allemagne; de MM. Gordon Craig et Granville Barker en Angleterre. Certes, il ne paraît pas douteux qu'à l'heure actuelle, dans l'Europe entière, tous les artistes du théâtre se rencontrent sur un point: condamnation du décor réaliste qui tend à donner l'illusion des choses mêmes, exaltation d'un décor schématique ou synthétique qui vise à les suggérer. Les nouvelles méthodes remontent déjà trop loin, elles sont trop connues à l'étranger pour qu'on puisse aujourd'hui, sans ridicule, se faire un mérite de leur application. Aussi bien, dans cette application même, observerons nous quelque mesure. Nous sommes naturellement ennemis de toute systématisation outrancière, et pensons ne rien aventurer en dépit du bon sens et du bon goût. Or, il faut l'avouer, les idées des maîtres que j'ai nommés plus haut ne sont pas toujours sans nous choquer par quelque lourdeur pédantesque. Nous y relevons un certain parti pris de simplisme qui ne va pas toujours avec la vraie simplicité, et surtout une tendance, blessante pour la finesse et la modération de notre goût français, à souligner dans un ouvrage, à grossir par des moyens matériels souvent naïfs, les intentions du poète. Le spectateur cultivé aime à les découvrir, à les surprendre par une approche plus subtile. Il est à craindre que de tels procédés en s'ajoutant au drame, qu'une telle et si constante recherche de l'effet - toujours défaillante, d'ailleurs, si elle s'applique aux grands ouvrages classiques - ne favorisent progressivement une production dramatique tout artificielle, grossière et presque barbare. Et la tare des réformes scéniques étrangères, c'est que, jusqu'ici du moins, elles ne marchent de pair avec aucun mouvement dramatique caractérisé. Tenir pour telle ou telle formule décorative, c'est toujours s'intéresser au théâtre par l'à-côté. Se passionner pour des inventions d'ingénieurs ou DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. d'électriciens, c'est toujours accorder à la toile, au carton peint, à la disposition des lumières, une place usurpée; c'est toujours donner, sous une forme quelconque, dans les trucs. Anciens ou nouveaux, nous les répudions tous. Bonne ou mauvaise, rudimentaire ou perfectionnée, artificielle ou réaliste, nous entendons nier l'importance de toute machinerie. On pourra trouver suspecte cette déclaration de principe. On pourra nous représenter que, sur la petite scène du Théâtre du Vieux-Colombier, force nous est de renoncer aux avantages d'une ample décoration ... Nous pouvons répondre hardiment que nous nous réjouissons d'avoir à nous accommoder d'une telle pénurie de ressources. Nous en refu serions l'usage, s'il nous était proposé. Car nous avons la conviction profondede qu'il est désastre ux pour l'art dramatique de lui ménager un grand nombre de complicités extérieures. Elles énervent, détendent sa force. Elles favorisent la facilité, le pittoresque, et font verser le drame dans la féerie. Nous ne croyons pas que pour « représenter l'homme tout entier dans sa vie », il soit besoin d'un théâtre « où les décors puissent surgir par en bas et les changements être instantanés » ni qu'enfin l'avenir de notre art soit lié à « une question de machinisme 22 ». Gardonsnous de rien relâcher. Il ne faut pas confondre les conventions scéniques avec les conventions dramatiques. Détruire les unes, ce n'est pas s'affranchir des autres. Bien au contraire! Les servitudes de la scène et son grossier artifice agiront sur nous à la façon d'une discipline en nous forçant à concentrer toute vérité dans les sentiments et les actions des personnages. Que les autres prestiges s'évanouissent, et, pour l'œuvre nouvelle, qu'on nous laisse un tréteau nu! L'exposé qu'on vient de lire, tout imparfait qu'il soit, établit les grandes lignes de notre action prochaine. Un concours unanime de bonnes volontés pourra seul· la rendre durable et féconde. J'ai dit que nous nous adressions à un public restreint, choisi: au moins faut-il que celui-là réponde à notre appel. Il ne suffira pas qu'on nous approuve, qu'on nous encourage avec de bonnes paroles. A tous ceux qui se déclareront en notre faveur, nous demanderons une preuve tangible, un témoignage actif de leur sympathie. Toutes les collaborations, jusqu'aux plus modestes, dévoué es à une œuvre comme celle-ci, auront une efficacité réelle. Non seulement les écrivains, les critiques, les journa listes, et tous ceux qui ont un intérêt professionnel en la matière, peuvent faire cam pagne en notre faveur. Mais les partisans isolés, les prosélytes disséminés dans la foule peuvent assumer une part dans l'entreprise, et lui conquérir le succès en exerçant leur influence personnelle dans les milieux, même restreints, qu'ils atteignent. Si déjà les trois mille lecteurs de La Nouvelle Revue Française, qui depuis plus de quatre ans nous sont fidèles, avaient à cœur de soutenir notre cause et de lui gagner chacun une dizaine d'adeptes, nous serions en droit de reposer, sur ce premier contingent de public, les plus hardies espérances .. 2 Henry Bataille (Préface du Masque) DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. Les Compagnons de la Chimère « La fondation de la Chimère » (Groupe de comédiens et d'auteuts, sous la direction de Gaston Baty.) in La Chimère, bulletin d'art dramatique, saison 1922. Nous voici quelques-uns à fonder ùn théâtre sur la foi, l'enthousiasme et la pauvreté volontaire. Sans doute paraît-il d'abord assez vain d'augmenter le nombre de ce qu'on appelle les « théâtres d'art ». Mais nous avons à défendre une doctrine précise, et c'est afin de la réaliser que patiemment, méthodiquement, avec beaucou p d'humilité pour le présent et beaucoup d'ambition pour l'avenir, nous posons les premières pierres d'une maison nouvelle. Pour nous l'art dramatique reste l'art suprême en qui tous les autres s'exaltent, plus beaux d'être réunis. La sculpture donne l'attitude, le geste, la danse, la peinture, le costume et le décor, la littérature, le texte, la musique, la voix de l'auteur, les btuits, le chant parfois et souvent la symphonie. Ces multiples moyens s'accordent pour donner du thème commun l'expression dont chacun est capable, dans un style qui se doit varier avec chaque œuvre. La traduction visuelle et auditive accepte le même parti pris que l'écriture. Au delà des mots, la pensée achève de s'exprimer par le geste, la couleur et le son. Cette conception, celle des Grecs et de Shakespeare est celle aussi des drames français du Moyen Age. Elle implique une vision du monde où la matière d'une part et le surnaturel de l'autre soient considérés comme aussi « réels » que l'homme. A l'opposé, la Renaissance a intronisé un théâtre cérébral où seul l'animal raisonnable existe. Cependant, plus loin que l'individu il y a des groupes et autour d'eux les choses, les grandes forces de la nature, le mystère, l'universelle harmonie: le drame intégral embrasse tout cela. Le mot retrouve sa place; la mimique reprend son pouvoir; le décor, le costume, la lumière, le bruit redeviennent des acteurs eux aussi. Après tant de révolutions qui ont modifié les textes, mais non les conceptions mêmes du drame, nous atten dons un théâtre nouveau. Il ne recommencera pas plus le théâtre médiéval que celui-ci ne recommençait le théâtre grec mais il vivra des principes qui l'ont fait vivre. Par delà la Renaissance, se renoue la tradition française. Telle est la foi que nous voulons servir. Pour y réussir, il nous a paru indispensable d'échapper d'abord à l'emprise de l'argent. Nous partons les poches vides pour l'aventure; aucun de nous ne sera d'abord rémunéré, sous quelque forme que ce soit. Et nos précautions sont déjà prises pour l'avenir, si la Chimère p.48 se développe comme nous l'espérons, pour que personne ne puisse à aucun moment y réaliser de bénéfices. C'est la condition nécessaire pour qu'un effort comme le nôtre ne dévie jamais. Le répertoire comprendra des œuvres qui répondent à notre doctrine chez les maîtres d'autrefois, chez ceux d'aujourd'hui et parmi les nouveaux venus. La Chimère donnera cette première saison quatre spectacles. Pour ces représentations réservées aux seuls abonnés, et si réduit qu'en soit le nombre, nos ateliers de costumes, de décors et de meubles commenceront de travailler. Puisque nous rattachons au théâtre tous les arts, considérés comme les éléments isolés du drame, il est logique que nous groupions autour des manifestations musicales, plastiques et littéraires. Des lectures, d'une forme nouvelle, nous permettront de révéler telles œuvres de jeunes qu'il nous serait impossible de représenter. Des expositions réuniront nos différents adhérents peintres et sculpteurs. Des concerts succéderont à des récitals et des spectacles de danse. Un bulletin sera consacré à suivre notre effort. Ce programme de début se complétera les saisons prochaines par la fondation d'une école, d'un bureau d'études, d'une bibliothèque. Il nous suffit de trouver mille abonnés. Quiconque respecte l'art dramatique se doit à lui-même de nous aider. saison 1922 En 192l, la compagnie de la Chimère se constitue sous la direction de Gaston Baty. Nourri de l'in~uence de Reinhardt dont il a suivi en Allemagne les réalisations, Baty vient de signer, après avoir été l'assistant de Gémier, la mise en scène du Simoun de Lenormand, au cours d'une saison dite expérimentale à la Comédie Montaigne. Mais cette dernière a connu cinq mois d'exploitation difficile qui ont conduit Gémier à ne pas renouveler l'expérience. Cependant Baty est resté convaincu que seule « l'exploitation quotidienne d'un théâtre rend possible la formation d'un public et assure une in~uence réelle )J. Un an après la fondation de la compagnie, il s'appuie sur l'exemple de Lugné-Poe et de Copeau pour affirmer qu'un petit thé6tre d'art peut désormais vivre par ses propres moyens: en effet, la pièce Intimité de Jean Victor Pellerin créée au Théâtre des Mathurins a atteint la cinquantième représentation sans vedette ni publicité. Aussi décide-t-il d'ouvrir la Baraque de la Chimère. Les Compagnons ont décidé de ne pas se payer durant le temps nécessaire pour « échapper à toute emprise financière et se tenir à l'écart des "affaires de théâtre" )J. Il s'agit de perdurer sans faire de « concessions aux goûts ni aux habitudes du grand public )J. Mais la location d'un vieux thé6tre semble impossible tant la moindre salle de spectacle parisienne est la proie des spéculateurs. Quelques mécènes permettent à la compagnie de s'installer dans un hangar « pareil aux abris qu'on élève dons les régions dévastées ». Au 143, bd Saint-Germain, un terrain vague est ainsi loué à de bonnes conditions afin d'y élever la Baraque, un thé6tre en bois de 350 places, muni d'une façade foraine. DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. L'aventure de la Chimère se soldera par une faillite après avoir été suivie avec un grand intérét : par sa formulation ouvertement utopique, le projet est perçu comme un défi. DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. avril 1923 Gaston Baty, : « Le malaise du théâtre contemporain» in La Chimère, VIII, avril 1923, p. 121-122. La guerre a touché ce qui est à la base du théâtre: le public. Auparavant on pouvait dénombrer trois catégories bien distinctes de spectateurs. - Le public d'élite qui fréquentait L'Œuvre et les Escholiers. - Un vaste public moyen, clientèle bourgeoise dont Bernstein et Bataille étaient les auteurs favoris. - Un public populaire. Aujourd'hui, en raison de certains déplacements de fortune et de profondes modifications dans l'ordre social, le public « bourgeois» s'est dispersé peu à peu. Une partie de ce public s'est porté selon ses goûts vers les théâtres d'art, renforçant le noyau des fidèles qui formait une clientèle d'élite assez restreinte. Grâce à cette ferveur les scènes irrégulières ont pu se constituer plus solidement. L'exemple de Copeau au Vieux-Colombier et de LugnéPoe à l'Œuvre démontrent qu'un petit théâtre d'art peut vivre par ses propres moyens. Le public d'élite représente aujourd'hui plus de cinq mille spectateurs réguliers, ce qui est suffisant pour équilibrer le budget d'une scène d'avant-garde. L'autre partie de la clientèle bourgeoise s'est déversée dans les rangs du public populaire, et voici la raison du malaise que vous constatez. La conséquence de cette dispersion des spectateurs et de cette division en deux clans au lieu de trois, c'est que l'ancienne formule théâtrale a fini son temps et perdu son public. Ce qui contente le mieux la foule actuellement, ce sont les productions faciles qui ne sauraient en aucun cas satisfaire des esprits plus éclectiques. Le mouvement théâtral n'est donc plus sur les scènes classées ou sur le Boulevard, il est tout entier dans l'effort que tentent quelques groupements novateurs. C'est de là que peut sortir une orientation originale et la production des œuvres les plus remarquables qu'apporte la jeune génération. Toutefois le déblayage sera assez lent en raison de la routine commerciale où s'enlisent la plupart des théâtres. La situation est au fond (nous l'avons décrit déjà) exactement la même qu'elle était au moment où Antoine fonda le Théâtre Libre en 1887. [ ... ] Les directeurs de ce tempslà, comme ceux qui régissent les théâtres d'à présent ne s'étaient point aperçus que le genre qu'ils offraient au public était usé et qu'il fallait trouver autre chose. 5 0 DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. L'exemple du Théâtre Libre leur montra les résultats qu'on pouvait obtenir grâce à une intelligente initiative. Au lieu d'une formule unique on se trouve aujourd'hui en présence de formules multiples et chaque théâtre d'art réalise son programme à sa façon. Nous marchons par des sentiers différents vers le même idéal, qui consiste à revigorer ou même à rénover l'art dramatique. [ ... } Simultanément, et dans les pays les plus lointains, la même conception esthétique s'est présentée à l'activité des directeurs. Un mouvement mondial s'est dessiné en même temps que se fondait la Chimère, et malgré la différence de latitude, la Guilde de New York, l'Intima de Stockholm, la Tribune de Berlin, le Comoedia d'Amsterdam poursuivaient le même programme artistique. Cette idée d'élargir considérablement la formule scénique était donc pour ainsi dire dans l'air. [ ... } Le théâtre est un monde complet. Le silence, la mimique, le geste, la musique achèveront d'exprimer ou de souligner ce que le texte ne peut pas dire. l'acteur et la mise en scène jouent le plus souvent un rôle aussi considérable que la réplique qui sort de la bouche du comédien. De nos sens à notre âme, il y a comme dans la nature, des sentiers secrets. [ ... } Les arts plastiques apportent à leur tour toutes les ressources dont ils disposent et la musique peut créer le mystère, l'inconnu divin. Pour nous créateurs d'un théâtre d'art, il y a les groupements humains dans lesquels l'individu se perd comme un fleuve dans la mer. Il y a tous les êtres qui vivent, toutes les choses qui sont, toute la matière sacrée et les grandes forces de la nature. Il yale mystère des âmes et celui de l'infini. Pour nous, répétons le encore, le théâtre est l'art suprême parce qu'il est seul capable d'exprimer cette universelle harmonie. Les formules successives de la Chimère La Chimère, bulletin d'art dramatique, 1922-1923. - « La Chimère n'est pas une affaire, mais une œuvre. » Chimère n'a pas de capitaux, mais une foi. » - « La Chimère ne se sert pas de l'art, elle le sert. » - « La Chimère a pour amis tous ses auteurs, mais n'a pas pour auteurs que ses amis. - « La Chimère n'a pas de nid, mais elle ne se laisse pas mettre en cage. » - « La Chimère a besoin de vous pour vivre. l'abonnement de 100 F. » - « La Chimère ne s'est pas servie de l'art, elle l'a servi. » - « La Chimère avait une foi, mais pas de capitaux. » - « La » DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. Charles Dullin « Les 1923 Essais de rénovation . théâtrale » Conférence prononcée au Collège de France le 25 mai 1923, au théâtre de la Chimère le 28 mai, in La Revue Hebdomadaire, juin 1923, p. 294303. Je ne crois pas au mouvement théâtral moderne. Il y a des efforts sincères, de nobles dévouements, il y a de vastes espoirs. Nous sommes quelquesuns décidés à faire l'impossible, mais nous nous donnons beaucoup plus de mouvement que nous n'en créons. Les polé~iques littéraires, les enquêtes, les théories ne servent la plupart du temps qu'à masquer un besoin de réclame assez méprisable. [ ... } Je crois pour ma part que toutes les polémiques, toutes les théories ne nous mèneront à rien. En matière de théâtre, je crois à ce que je vois. La pauvreté, le manque de ressources et de moyens peuvent nous gêner un temps; mais il faut avoir le courage d'avouer l'imperfection de l'œuvre accomplie. Notre culture dramatique n'intéresse que nous. Essayons de vivifier nos idées; exprimons les théâtralement. Qu'elles soient l'âme de tout ce que nous créons mais n'en parlons pas plus qu'un honnête homme ne parle de sa conscience. Toute cette littérature contribue à affoler le public et à l'éloigner des théâtres d'art que par surcroît, on appelle maintenant « théâtres d'avant-garde» ce qui ne veut rien dire. Ce mot est vide de sens et bon, tout juste à vider notre caisse quand il y a quelque chose dedans, ce qui n'est pas le cas chez moi, je l'avoue. Soyons donc le théâtre, soyons le théâtre tout court, gros théâtre même si nous le pouvons, car n'avonsnous pas perdu depuis longtemps ce que j'appellerai l'optique théâtrale? La réaction violente du naturalisme était je crois nécessaire. [ ... } André Antoine nous a enseigné le jeu intérieur, tout simplement; il a opposé à la déclamation vide, à l'odieuse outrecuidance du cabotin, le jeu en profondeur; au-dessous des mots et au dessous du texte, il a mis en place les sentiments et les idées. Quand nous parlons aujourd'hui de la valeur des silences, des temps, nous n'avons rien inventé; c'était le fond de la technique dramatique d'Antoine. Quand il mettait en scène, ce qu'il y avait de plus frappant en lui, c'était ce don de pénétration intérieure qui lui permettait de créer l'atmosphère avec un regard, avec un silence, avec un rien. Rarement il sacrifiait à un truc, à la trouvaille. Tout l'extérieur de la mise en scène naturaliste est démodé, mais si aujourd'hui nous pouvons nous servir de cette expression si juste du « plus vrai que le vrai », c'est certainement à ce retour au vrai que nous le devons. Ainsi je crois qu'il n'y a pas de grand mouvement sans raison profonde, ce n'est pas en critiquant qu'on En 1 923, Dullin revient sur les intentions formulées dons son premier manifeste de 1 92 1 (voir page 52). /1 estime que seule la capacité de « soutenir pendant des mois J'attention d'un public blasé» permet de jauger le talent. /1 se défie maintenant des théories qui contribuent « à affoler le public et à J'éloigner des théc'Jtres d'art ». Pour cette raison, il refuse désormais de se reconnaltre dons les mots « vides de sens» et « bons tout juste à vider la caisse» d'« avant-gar e » et de « laboratoire ». En occupant le théc'Jtre Montmartre, Dullin s'installe ou coeur de la vie populaire parisienne pour y perpétuer J'esprit de métier. Ne concevant plus un théc'Jtre forgé à J'écart ou dons J'éloignement des turpitudes quotidiennes, il veut ou contraire tenir compte des « petits aspects de sa pratique », et refuse de créer sons tenir compte de la présence d'un « vrai public ». Ainsi Dullin poursuit la démarche amorcée chez Copeau, mois accorde ou travail une vertu fraternelle qu'il préfère ou dogme monastique. 53 DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. progresse mais en essayant, au contraire, de comprendre les raisolls qui ont suscité tel mouvement et en faisant son profit de l'exemple. En 1913, Antoine entenditrespirer un peu. [ ... ] Copeau a ramassé le gant. Copeau est, si je puis dire, « l'Aristo » du théâtre. Copeau veut une œuvre solide et durable. [ ... ] Sans son intransigeance, sans son prétendu calvinisme, des œuvres comme les nôtres ne pourraient pas vivre trois mois à l'heure actuelle. Jacques Copeau a nettoyé la scène, il a ramené la prédominance de l'esprit sur la machine, de la culture vraie sur le vernis littéraire. Il a grouPé un public d'élite qui suit maintenant nos spectacles. Ayons donc au moins ce qu'on appelle la reconnaissance du ventre et avouons loyalement qu'une partie de l'élite qui nous suit a été d'abord touchée par lui. [ ... ] Je viens d'en faire l'expérience, il est beaucoup plus facile de monter un petit spec tacle de temps en temps même avec des moyens de fortune, que de soutenir pendant des mois l'attention d'un public blasé. Nous avons les courants les plus opposés, les plus disparates. [ ... ] Quand j'ai fondé « L'Atelier », je croyais pouvoir rompre complètement avec le théâtre courant, que la grande majorité du public préfère certainement à ce que nous faisons, ne nous illusionnons pas. J'ai dressé un tréteau. Je suis parti en guerre. Puisqu'il fallait pour des formes d'expression nouvelles, des comédiens éduqués spécialement j'ai fondé d'abord « L'Atelier », école nouvelle de comédiens, accompagné d'un manifeste qui a beaucoup vieilli bien que je l'aie publié il y a deux ans. Cela montre bien la fragilité des théories. Ce manifeste fut publié en août 1921 à Gironville en Seine -et-Marne où j'avais réuni les premiers éléments de mon école. Nous étions partis de l'improvisation et voici comment. J'avais étudié particulièrement autrefois l'histoire de la commedia dell'arte. Pendant la guerre je me trouvais aux tranchées avec quatre camarades extraordinaires. L'un sculpteur sur bois, le quatrième un menuisier du Faubourg Saint-Antoine. Ces quatre mauvais drôles ne pensaient qu'à rire aux dépens des autres. Leur vie n'était qu'une comédie perpétuelle qu'ils se donnaient pour leur propre divertissement. Je me joignis à eux et je me mis à régler c es bonnes blagues, à les mettre en scène. Mes compagnons ne tardèrent pas à devenir des improvisateurs extraordinaires et l'un d'entre eux, Levinson, était certainement après Charlie Chaplin le farceur le plus authentique que j'aie vu. Il a été tué en blaguant, et les aurres se sont dispersés. [ ... ] Ce qui m'avait frappé dans leurs improvisations, commedia dell'arte retrouvée un instant, c'est que cette franchise débridée était du théâtre pur, du théâtre qui existait en soi, qui se passait de préparation, qui jaillissait où que nous nous trouvions et transformait la cagna la plus misérable en grotte de féerie. [ ... ] J'avais alors la certitude que l'improvisation était la méthode la pluslQgique, la plus sûre et la plus rapid e pour former des acteurs au jeu souple, varié et intelligent. En effet, ce travail continuel sur des sentiments et non plus sur des mots oblige les élèves à jouer en profondeur. Malheureusement le manque de temps, l'obligation de monter de nombreux spectacles nous ont arrêtés dans cette évolution si passionnante. Nous présenterons donc bientôt des types modernes qui se rattacheront par leur cocasserie à la lignée des farceurs italiens. Ces spectacles particuliers demanderont à être présentés dans des conditions exceptionnelles. [00'] Ce que nous voulons, c'est un théâtre de fantaisie pure. Cela plaira aux uns; cela déplaira aux autres. Nous ne vous disons pas que nous sommes le théâtre de demain. Nous disons seulement que L:Atelier veut être ce thélÎtre d'exception. DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. [ ... } l'essentiel c'est de faire du beau, du vrai théâtre et d'intéresser le public. Ici je crois que je mets le doigt sur la plaie. Vous disposez à votre gré de vos loisirs et, quand vous vous marquez une prédilection pour tel spectacle, nous sommes bien obligés d'admettre que ce spectacle vous plaît. Je dis « vous » et malheureusement vous n'êtes pas le public; vous êtes une élite et puisque vous êtes ici vous marquez nettement votre choix. Mais ce monstre anonyme qu'est le grand public, ce grand public qui remplit la caisse et qui pourrait nous donner les moyens de faire de grandes choses, en admettant que nous en soyons capables, ce grand public que veur-il? Où va-t-il? Peur-on l'atteindre? Peut-on l'éduquer? Je n'en crois rien. Il choisit lui aussi; souvent mal mais il choisit et quand il va au Palace ou aux FoliesBergère, il y va pour son plaisir. Est-ce notre faute, à nous qui sacrifions nos plus belles années à défendre une cause, si on préfère aux spectacles que nous donnons, ces amusements faciles? [ ... } Si chaque année se perd un peu plus le goût de la vraie culture, si Paris devient peu à peu cette « vache multicolore» dont parle Zarathoustra, est-ce notre faure? Si j'étais malin, je vous dirais: « Le public va aux Folies-Bergère parce qu'il y trouve de temps en temps cette divine fantaisie que nous poursuivons. Donc j'ai raison, le mouvement moderne, c'est la revue, le cirque, la parade. Et fondant "l'Atelier-MusicHall", j'ai raison! » Hélas, je ne suis pas malin ... [ ... } Ce dont je reste convaincu c'est qu'un grand mouvement dramatique moderne ne sera valable que lorsqu'il aura suscité les mêmes enthousiasmes qu'ont suscité les premiers films de Charlie Chaplin, de Douglas et de William Hart. Le cinéma a créé un mouvement, un mouvement réel. Malgré tout le cinéma reste le grand favori. Le peuple a besoin de son cinéma; le cinéma fait partie de sa vie quotidienne. Il économisera pour payer sa place. Mais à nous, il ne vient qu'exceptionnellement. [ ... } Le mouvement dramatique moderne existe dans les revues d'art et dans notre cerveau; mais il n'existe pas sur la scène. Peut-être arriverons-nous à remonter le courant; je l'espère: un jour viendra certainement où nous triompherons mais quand? Je n'en sais rien. En attendant, nos rêves nous coûtent cher; car ces temps sont particulièrement durs à l'artiste. La guerre, je crois, a bien tué le romantisme. La rêverie, les loisirs charmants, n'ont plus de place sur ce marché qu'est devenu la vie. Quand je lis les manuscrits des jeunes, des vrais jeunes, ce qui m'étonne le plus c'est l'aridité et sécheresse des personnages qu'ils mettent en scène; on dirait qu'ils les souhaitent immunisés à jamais contre toute souffrance. Dans ces conditions, pour les êtres sensibles, le refuge du théâtre c'est la farce; car le rire restera toujours divin. Ce qui m'affole parfois c'est de penser qu'un jour ou l'autre on pourrait nous défendre de rire et que le monde entier ressemblerait tout à coup à ces dancings américains où l'on danse des heures avec le même visage impassible. Le matin je ne fais qu'une seule prière: c'est d'avoir l'occasion de rire au moins une fois dans ma journée. [ ... } C'est la face déchaînée, la blague sans amertume qui nous sauveront. Voilà, me semble-t-il, pour un prétendu calviniste comme moi, un manuel dramatique assez plaisant. C'est le seul auquel je puisse croire et je n'en veux pas d'autre. DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. juin 1924 Charles Dullin « Théâtre ci' Art » in Paris-Soir, 24 juin 1924. 5 6 Je voudrais dédier cette chronique aux financiers qui m'ont prédit la ruine, aux auteurs qui m'ont couvert d'injures, à tous ceux qui ont cherché à me décourager, mais la dédicace serait plus longue que la chronique. Je suis paraît-il le directeur le plus pauvre de Paris. On le dit. Je le répète. Je n'en ressens ni honte, ni fierté, ni amertume. Ma pauvreté ne fur jamais volontaire, vous vous en doutez. Si j'ai fondé un théâtre d'art, c'est que je ne pouvais pas trouver de satis factions réelles en faisant autre chose. J'avoue d'ailleurs n'avoir jamais bien compris ce que signifiait ce mot théâtre d'art. Les « gens de théâtre » n'avouent-ils pas là, ingénument qu'ils n'ont jamais considéré le théâtre comme un art? Quand on y regarde de près, on comprend cela assez bien. Pour moi, il yale théâtre que j'aime évidemment plus que moi-même. C'est donc par amour que j'ai fondé L'Atelier. Quand un artiste fonde un théâtre d'art il a déjà contre lui cette appellation qui, pour beaucoup de spectateurs, évoque des pièces ennuyeuses, des essais littéraires. Il a contre lui tous ceux qui passent leur vie à démolir ce qui demande à vivre et qui louent sans réserves ce qu'ils ont à démolir. (Cette espèce-là passe sa vie dans un cimetière avec des fleurs à la main; ce sont les croque-morts littéraires). Il a pour lui l'armée des auteurs refusés autre part qui deviendronr ses pires ennemis quand il les aura évincés lui aussi. Les financiers à qui il va demander de l'argent haussent les épaules, les snobs l'ignorent. Le spectateur qui n'hésite pas à dépenser soixante ou quatre-vingts francs pour assister à un défilé de femmes nues ou pour voir une vraie piscine avec de l'eau véritable sur une scène de music-hall n'ose pas risquer cinquante francs pour un abonnement et participer ainsi à la vie de ce théâtre. Le spectateur en général si résigné est prêt à toutes les concessions dès qu'il s'agit d'un théâtre d'art. Il trouve qu'il n'en a jamais pour son argent, réclame, s'indigne et quand il n'a pas compris une œuvre, dit qu'on a voulu se moquer de lui. Le jeune téméraire qui fonde un théâtre d'art a contre lui les amis trop zélés qui veulent à tout prix diriger son théâtre parce que ça ne va jamais à leur idée. Ils viennent au malheureux chapeau bas, les yeux navrés, toujours comme s'il y avait un mort dans un coin de la scène. Quand la pièce tombe ils disent « je l'avais prédit ». Si elle réussit, ils disent: « Ah! s'il voulait toujours m'écouter! » Enfin le jeune fou a une compagnie d'acteurs à diriger. L'Atelier est dans ce sens un théâtre privilégié. On y travaille dans une atmosphère de cam a- DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. raderie assez rare, mais malgré cela rien n'est plus difficile que la direction d'une com pagnie de comédiens. Le théâtre est peut-être l'art où on rencontre le plus d'abnégation, de générosité naturelle. Les comédi<,;ns en général sont de grands enfants capables de tous les sacrifices momentanés et qui btusquement, si on les laisse faire, démolissent en quelques jours ce qu'ils ont mis des mois à consttuire. Pourquoi? Ils ne le savent pas eux-mêmes. Ce qu'on appelle le cabotinage n'est pas seulement la vanité stupide dont beaucoup d'entre nous heureusement sont exempts et qui d'ailleurs n'a jamais été plus laide dans notre corporation que dans toutes les autres: c'est aussi le lâchage brusque, le désordre, dans le travail, la lassitude de jouer un même rôle, le souci de tel effort que souligne le public, la distraction inévitable. Le système de la vedette est une coutume déplorable qui se retournera de plus en plus contre les directeurs qui l'ont constitué. Le jeune acteur pour se défendre doit subir cette loi. On mesure au centimètre son fromage blanc. On pose des conditions ridicules. C'est la lutte, l'intrigue, les concessions. C'est l'industrie, le marchandage prenant le pas sur l'art. Calcul misérable. Le public a encouragé cela. Il l'a voulu. C'est lui le grand coupable. Mais cet état de choses a créé un état d'esprit qu'il faut combattre au jour le jour et qui ajoute aux difficultés extérieures le poids d'une direction intérieure toujours délicate et souvent périlleuse. Notre époque pour qui sait regarder est hallucinante: elle contient toutes les autres. C'est un bric -à-brac tenu par un vieux juif à lunettes d'or. Il faut se donner la peine de regarder et de ne pas se fier aux apparences. Le mouvement théâtral qui se dessine dans le monde entier et qui partout revêt le même caractère s'épanouira avec les générations qui viennent. Il réclame un théâtre pur, un théâtre où domine la fantaisie, où la vie n'est pas simplement photographiée mais interprétée; il réclame un spectacle qui nous arrache à nos préoccupations quotidiennes, au grand spleen de ce siècle d'argent. L'homme moderne n'est pas gai. Il est fatigué, blasé. Il faut tenir compte de cela. Il faut être comme le photographe qui fait poser un enfant et qui lui ment pour qu'il regarde l'appareil. Le mensonge est plus nécessaire à l'homme que la vérité. Le mensonge est au fond de tout ce qui fait aimer la vie, et le théâtre n'estil pas le palais féerique du mensonge? .•.. DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. 1925 Le Théâtre des Jeunes Auteurs Théâtre du Vieux-Colombier. Réouverture. Théâtre des Jeunes Auteurs », in La Petite Illustration, Paris, 31 octobre 1925. « En , 924, Copeau s'est retiré du Vieux-Colombier « pour mettre au point les condiûons essentielles de création )J, loin du public parisien, En Bourgogne, il pense trouver un public neuf auprès de qui il pourra expérimenter la Comédie Nouvelle qu'il tente d'esquisser depuis plusieurs années. Il se consacrera dès lors à former de jeunes acteurs, les Copiaux, qui plus tard seront à leur tour les animateurs d'une nouvelle génération de thé6tres d'art tels les Compagnons de Notre-Dame d'Henri Ghéon, la Compagnie des Comédiens Routiers de Léon Chancerel et surtout la Compagnie des Quinze de Michel Saint-Denis. Hubert Gignoux et Jean Dasté font également partie de cette aventure où figurent la plupart des futurs pionniers de la décentralisation thé6trale. En octobre 1925, le Thé6tre des Jeunes Auteurs annonce la « réouverture du Thé6tre du VieuxColombier)J ... 58 Si, à toutes les époques, c'est par l'effort des jeunes que s'est renouvelée la littérature, il est certain que le théâtre contemporain, après avoir subi la coupure de la guerre, a témoigné, depuis ces dernières années, des tentatives les plus intéressantes pour s'affranchir des anciens genres et de l'imitation stérile des prédécesseurs. Sous l'égide de compagnies dramatiques ou sur des scènes d'avant-garde, des œuvres nombreuses ont surgi, qui ont retenu, par leur originalité et leur valeur, l'attention et l'estime d'une élite lettrée. Il est même arrivé que plusieurs d'entre elles aient atteint, d'emblée, le grand public. De tout jeunes gens, comme M. Jean Sarment ou M. Jacques Natanson, ont acquis du premier coup et dès avant leur vingtcinquième année une réputation que peuvent leur envier leurs aînés. Il n'en est pas moins vrai que les conditions actuelles de l'art dramatique ne sont toujours pas favorables à l'éclosion de talents nouveaux, surtout quand ces talents s'efforcent de s'écarter des chemins battus. Les directeurs de théâtre, dont l'exploitation commerciale devient de plus en plus difficile, hésitent souvent, et l'on ne saurait leur en faire un grief, à monter une pièce qui déconcerte les habitudes. Ils lui préfèrent telle comédie de tout repos, coulée dans un moule connu et d'une formule éprouvée. D'autre part, la foule, qui fait seule les succès matériels, n'encourage guère les initiatives des novateurs. C'est ainsi qu'une distinction semble s'être établie entre les théâtres tout court, qui peuvent gagner de l'argent en flattant les goûts de leur clientèle, et les théâtres d'art, qui en perdent généralement. Au lieu d'agir en ordre dispersé, pourquoi les jeune; auteurs ne chercheraient-ils pas à se grouper et à présenter eux-mêmes leurs œuvres au public? C'est ce qu'ils ont fait. L'association qu'ils ont formée compte soixante-six noms. Il en est, sur ce nombre, plusieurs de fort connus déjà. D'autres le sont moins. Le terme de « jeunes» ne doit pas être pris dans un sens trop strier. En littérature ou en art, on reste jeune tant que l'on est capable encore de progrès et d'enrichissement de sa personnalité. Les « jeunes auteurs» ne représentent pas une école. Ils n'ont pas de principes communs, hormis celui de ne point répéter ce qu'ont fait leurs aînés. Par leurs tempéraments et tendances, ils diffèrent singulièrement les uns des autres. Cela n'a pas empêché leur union. Bien des obstacles se présentaient devant eux. Ils les ont surmontés. Des collaborations précieuses leur ont été apportées. M. Henry Bidou, le critique dramatique du JOI/rnal des Débats, dont l'indépendance égale la compétence et le discernement, a DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. accepté de lire les manuscrits et de décider, seul, des pièces qui seraient représentées. M. Gaston Baty et M. Edmond Roze se sont offerts comme metteurs en scène. Le théâtre du Vieux-Colombier, momentanément abandonné par M. Jacques Copeau, a fourni la salle. Des acteurs de premier plan ont prêté leur concours. C'est dans ces conditions qu'un premier spectacle a pu être présenté, le 24 septembre. Il comprenait deux pièces: la Chapelle ardente, de Gabriel Marcel, et Simili, de Claude Roger-Marx. DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. Madrid, 1935 Federico Garcia Lorca « » Une fête d'art in Heraldo de Madrid, 2 février 1935. Article intitulé: « Une fête d'art apothéose - au Teatro Espanol. Margarita Xirgu offre une représentation extraordinaire de Yerma le magnifique poème dramatique de Lorca, à ses camarades, les artistes des théâtres de Madrid, Texte intégral de la formidable proclamation du jeune et illustre auteur dramatique. » En 1 931, la proclamation de la deuxième République espagnole a répondu à une volonté de réformes profondes qui libère les énergies accumulées sous des années de dictature. Poète, auteur et homme de théc'Jtre adulé, Federico Garda Lorca propte de sa notoriété pour s'engager publiquement du c6té des plus défavorisés, au moment où l'Espagne se coupe en deux politiquement. Avec Eduardo Ugarte et de jeunes universitaires, il fonde, dans le cadre des « missions pédagogiques» lancées par le ministère de l'Instruction publique, une troupe itinérante, Il La Barraca », dont les tournées dans les villages les plus reculés visent à rehausser le niveau culturel du pays en faisant connaltre partout le répertoire classique espagnol, tiré « du fond des bibliothèques », arraché « aux érudits », et rendu de la sorte « à la lumière du soleil et au plein air des villages ». Il s'agit de permettre au thééJtre de « reconquérir ses anciens droits 1) et d'éduquer le public pour que celui-ci puisse ensuite accéder plus facilement aux essais avant-gardistes les plus audacieux qui constituent le terreau du « théc'Jtre de demain ». Garda Lonca se présente alors comme directeur de thééJtre : en guise de prologue à ses spectacles, il parle aux paysans qui l'écoutent en plein air sur les places, aux intellectuels et à la bourgeoisie éclairée dans les grandes salles de Madrid ou de Barcelone. 70 l'exigence et la lutte, fondée sur un amour sévère, trempent l'âme de l'artiste, alors que la flatterie facile l'amollit et le gâte. Les théâtres sont pleins de fallacieuses sirènes, couronnées de roses de serre, et le public, satisfait, applaudit aux cœurs bonrrés de son et aux dialogues de vent qu'on lui offre. Mais le poète dramatique, s'il veut se sauver de l'oubli, ne doit pas oublier les champs de pierres trempés du matin, où peinent les paysans, ni ce pigeon, blessé par un cbasseur mystérieux, qui agonise entre les joncs sans que personne n'écoute sa plainte. [H'] Le théâtre est un des instruments les plus expressifs, les plus utiles à l'éducation d'un pays; le baromètre qui enregistre sa grandeur ou son déclin. Un théâtre sensible et bien orienté à tous ses niveaux, de la tragédie au vaudeville, peut transformer en quelques années la sensibilité du peuple. Tandis qu'un théâtre dégradé, où le sabot fourchu remplace les ailes, peut gâter et endormir une nation entière. Le théâtre est une école de larmes et de rire, une tribune libre où l'on peut défendre des morales anciennes ou équivoques et dégager, au moyen d'exemples vivants, les lois éternelles du cœur et des sentiments de l'homme. Un peuple qui n'aide pas, qui ne favorise pas son théâtre est moribond, s'il n'est déjà mort; de même, un théâtre qui ne recueille pas la pulsation sociale, la pulsation historique, le drame de son peuple, et la couleur authentique de son paysage et de son esprit, avec son rire et ses larmes, ce théâtre-là n'a pas le droit de s'appeler théâtre, mais « salle de divertissement », local tout juste bon pour cette horrible chose qui s'appelle « tuer le temps ». [H'] Tant que les acteurs et les auteurs dépendront d'entreprises totalement commerciales, libres de toute espèce de contrôle littéraire ou officiel, dépourvues de tout critère et n'offrant aucune sorte de garantie, les acteurs, les auteurs et le théâtre tout entier tomberont toujours plus bas, sans salut possible. ['H] Le théâtre doit s'imposer au public et non le public au théâtre. [H'] C'est ce qu'il faut faire pour le bien du théâtre, pour sauvegarder la gloire et la dignité sociale des interprètes. Nous devons garder une attitude digne, avec la certitude qu'elle sera largement récompensée. Faire le contraire, c'est trembler de peur derrière les portants, tuer la fantaisie, l'imagination et la grâce du théâtre, qui est DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. toujours, toujours, un art, et qui sera toujours un art insigne, bien qu'il y ait eu un temps où l'on appelait art tout ce qui ne nous plaisait pas, pour avilir l'atmosphère, détruire la poésie et faire de la scène une foire d'empoigne. Un art avant toute chose. Un art infiniment noble. Et vous, chers acteurs, des artistes par-dessus tout. Des artistes des pieds à la tête, puisque par amour et par vocation, vous avez accédé au monde fictif et douloureux de la scène. Des artistes par métier et par passion. Partout, du théâtre le plus modeste au plus orgueilleux, il faut graver le mot « art » dans les salles et dans vos loges, si l'on ne veut pas y mettre le mot « commerce », ou un autre que je n'ose dire. Et dignité, discipline, sacrifice et amour. DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. 1939 Gaston Baty: « Les théâtres d'art doivent-ils renoncer à leur mission? » in Excelsior, 13 janvier 1939. Avec la conviction qu'« une entreprise d'art doit toujours être déficitaire », Lugné-Poe a pré(éré (ermer ses portes en 1929 pour ne pas « devenir un marchand de thédtre ». Louis Jouvet adopte une démarche plus pragmatique et déclare en 1 935 que « le thédtre doit d'abord être une affaire, une entreprise commerciale florissante ». Dullin, Baty et Copeau ne cessent plus quant à eux de pousser des cris d'alarme. La tentative de prouver qu'une production de qualité peut échapper au joug économique leur paraît maintenant une vaine utopie puisque le droit à l'essai ne leur est plus permis. Mais ils ne se contentent pas de lancer régulièrement dans la presse des appels désespérés: au fil des déclarotions, ils tentent publiquement d'esquisser des solutions. I/s recherchent des (ormes nouvel/es de mécénat et s'évertuent à trouver les raisons qui pourraient engager l'Etat à soutenir les œuvres de création. René Rocher propose de systématiser un enregistrement radiophonique des pièces dont la diffusion non seulement permettrait de promouvoir le thédtre d'art mais le soutiendrait par les droits qu'il pourrait ainsi percevoir. 72 Voyez-vous ce qu'il y a de terrible à présent c'est que les théâtres d'art ont des frais d'exploitation si lourds qu'ils ne peuvent plus remplir leur véritable office. Cet office, c'est de monter des pièces intéressantes, hardies, alors même qu'on n'est pas absolument certain de leur réussite commerciale. Il y a quelques années encore nous avions la possibilité de risquer une trentaine de mille francs pour monter une de ces œuvres. Aujourd'hui, l'échec d'une pièce représente une perte globale d'environ cent cinquante mille francs. Nous ne pouvons plus engager une pareille dépense, hélas! sans compromettre parfois définitivement la vie de notre théâtre. Je connais cinq à six pièces qui me semblent excellentes que j'aurais jouées il y a une dizaine d'années et que je ne monterai pas hélas! Nous sommes dans un siècle vicieux. Il faut des théâtres d'essai et pour former des comédiens et pour apprendre leur métier aux auteurs. Les théâtres d'art tout désignés pour cette fonction et qui la remplissaient jadis allégrement ne peuvent à présent se payer le luxe d'un échec. C'est triste! Si l'on m'apportait maintenant une pièce de la valeur de Têtes de rechanges de JeanVictor Pellerin qui a marqué une date dans l'histoire du théâtre, la jouerais-je? Je n'en sais rien. J'hésiterais longtemps. Peut-être en fin de compte ne me déciderais-je pas. Voilà où nous en sommes. Il faut avoir le courage de le dire. Dites-le. Voilà, c'est fait. En écho, l'Excelsior publie la réaction de Dullin: En art, dès qu'on n'avance plus, on recule; il faut donc au risque de se tromper, chercher constamment alors qu'on en a plus la possibilité. Vient ensuite cette déclaration de René Rocher, administrateur de L'Atelier: Un seul insuccès, c'est la catastrophe. On n'ose plus lire de manuscrits, par peur de se laisser tenter. Il faut avoir la possibilité de se tromper. Un vrai théâtre devrait être une affaire d'Etat, mais l'Etat n'a pas à lancer de jeunes auteurs, l'Etat n'a pas à glisser ses rouages administratifs dans les affaires d'art. Il faudrait éviter aux jeunes gens qui ont fait preuve de qualités, qui se sont battus pendant des années parfois durement, de succomber au premier insuccès à la première erreur vénielle. Mais quoi l'Etat a de moins en moins les moyens d'encourager, de soutenir les entreprises d'art. DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. Karolos Koun Athènes, 1943 (extrait de conférence donnée en 1943), Nous ne faisons pas du théâtre pour le théâtre, Nous ne faisons pas du théâtre pour vivre. Nous faisons du théâtre pour nous enrichir nousmêmes et le public qui suit nos efforts, et tous ensemble, nous aidons à créer, dans notre pays, une civilisation de grande envergure, psychiquement riche et intégrale. Le Théâtre d'Art c'est ensemble vous et nous. Le Théâtre ci' Art (1942-1977), ... oaSIS artIstIque Allocution prononcée lors de la « Célébration du 35e anniversaire du Théâtre d'Art de Karolos Koun », Paris, 28 novembre 1977. Quand en 1942, débuta le Théâtre d'Art, notre grande préoccupation était de savoir comment former et conserver un théâtre collectif, avec des artistes destinés à servir des œuvres de qualité et nous assurer un public numérairement satisfaisant qui puisse assister à ces représentations et entretenir un théâtre de cette forme. Trente-cinq ans se sont écoulés depuis cette date. Aujourd'hui encore notre préoccupation demeure la même, Au début nous jouions Ibsen, Strindberg, Pirandello, et tout ce que les forces d'occupation nous permettaient. Aujourd'hui nous jouons Ionesco, Beckett, Brecht, les classiques, le théâtre grec ancien et néohellénique. Les problèmes qu'envisage notre théâtre restent inchangés. En ce temps-là, le Boulevard régnait ainsi que les comédies légères. Aujourd'hui le grand public préfère encore le même répertoire. Dès que certains acteurs se distinguaient, les théâtres les plus « riches » les détachaient de nous ou bien se tournaient vers ce qui leur assurait une mise en vedette et plus de bénéfice. Aujourd'hui c'est toujours la même chose. Il y a le cinéma commercial et la télévision, Il est bien difficile que le cercle d'un travail collectif demeure ininterrompu, Il est bien difficile Fondé en 1942 sous l'occupotion ollemande, dans un climot de marasme économique et de terreur, le Thé6tre d'Art de Karolos Koun est d'emblée perçu comme une « oasis artistique dans le désert total de l'époque JJ. L'ambition de Koun est précisément d'opporter « une source lumineuse dans l'obscurité complète qui règne n. Né en 1909, d'origine grecque, polonaise et juive, Koun a grandi dans un milieu cultivé et cosmopolite. 1/ passe son enfance à Istanbul où il reçoit une éducation onglo-saxonne, puis il séjourne à Paris en 1928 et y suit des cours d'Esthétique en Sorbonne, Professeur d'anglais au collège américain d'Athènes, il dirige la troupe omateur de l'école et présente des pièces d'Aristophane, Euripide et Shokespeare sur des principes de travail d'ensemble et de jeu en droite ligne inspirés de Stanislavski et de Vakhtangov. Après avoir su intelligemment tirer les leçons d'expériences pionnières, Kaun va également importer dans son pays les idées de Jacques Copeau qu'il adaptera au tempérament grec en y joignant un immense talent de metteur en scène et surtout de pédagogue, Qu'ils soient acteurs, metteurs en scène, auteurs, scénographes, les plus fortes personnalités du monde thé6tral grec contemporain (tels Dirnitris Hadjimarcos, Maya Uberopoulou , Vassilis Papavassiliou, Lefteris Voyatzis) auront débuté sur les planches de la scène et sur les bancs de l'école de Koun. 73 DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. de réduire la distance qui sépare le grand public de l'art. Les conditiolls dt: I"t:spaet: théâtral ne peuvent pas changer facilement. Même le monde du théâtre ne change pas dans sa structure. Ce serait une utopie que de croire le contraire. C'est un sentimentalisme inutile que de nous affliger à ce sujet. Ce qui est, reste tel qu'il est. Face à cette réalité du théâtre et sous ces conditions, le Théâtre d'Art a essayé de garder sa marche qu'il avait tracée dès le début en 1942. Après Ibsen, Tchékhov et Pirandello, il présenta Lorca et les américains Tennessee Williams, Wilder, Miller et tout ce que, de plus digne, offrait le théâtre mondial de cette époque. Grâce à son école dramatique et l'aide de ses anciens collaborateurs, Hadjimarcos, Lasanis, il a pu renouveler ses forces et conserver un ensemble homogène d'artistes capables de s'adapter aux exigences et aux évolutions du théâtre contemporain. Notre répertoire allait du théâtre populaire grec, avec Erophile, Alceste, Ploutos, au théâtre de Tchékhov, d'Ibsen, et d'autres plus près de nous, pour l'interprétation desquels Stanislavski et Vakhtangov étaient à l'époque les plus grands maîtres. Aujourd'hui encore ce sont les mêmes qui demeurent pour nous, sur de nombreux plans, les guides précieux du théâtre contemporain. Dans l'école dramatique du Théâtre d'Art, au sein de laquelle nous sommes tous des élèves, nous formons sans arrêt des modes renouvelés d'expression théâtrale. Le théâtre onirique nous révèle des aspects du théâtre ancien. Celui-ci nous aide à interpréter le théâtre épique et le théâtre cérémonial. Et le théâtre de l'absurde nous ouvre des voies vers le théâtre antique et les classiques. Les poètes Brecht, Ionesco, Beckett et Pinter nous rapprochent de Shakespeare, d'Eschyle et d'Aristophane, et eux-mêmes pénètrent dans l'espace du théâtre contemporain. Ayant comme ressources notre expérience et notre travail, nous nous sentons, maintenant, plus mûrs pour contribuer à la création dans notre pays d'un foyer vivant composé d'auteurs dramatiques grecs. Chaque pièce nous ouvre une perspective différente et devient pour nous une nouvelle expérience, une nouvelle découverte, une nouvelle incantation. C'est une joie pour les poètes qui existent et pour leur œuvres, une joie de pouvoir nous donner à ces œuvres, une joie de pouvoir partager la joie de nos spectateurs. C'était ainsi en 1942, de 1942 à 1977, et il en sera ainsi de 1977 aux années à venir. DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. Otomar Krejca « Le théâtre en tant qu'atelier » Prague, juin 1968 in Otomar Krejca et le Théâtre Za Branou de Prague, Supplément à Travail théâtral, L'Age d'Hoimme, Lausanne, 1972, p. 94-99. Il est évident qu'une SClSSlOn se produit dans les cultures théâtrales actuelles, - en particulier dans les plus avancées - divisant les théâtres en deux catégories, ceux que nous pouvons qualifier d'ateliers et les autres qui, dans les conditions de la société industrialisée, se sont développés en des sortes d'« usines ». Moi, je préfère les désigner sous le nom de théâtres-producteurs. Néanmoins toute comparaison est inadéquate. POut notre distinction, le critère de la collaboration entre les différents éléments de l'expression scénique ne sera sûr que lorsque nous l'autons formulé de manière plus précise. Le théâtre actuel ne peut se passer de la coopération du metteut en scène, de l'acteur et du scénographe. Cette constatation est d'une telle banalité qu'il serait inutile d'en discuter à moins d'avoir quelques soupçons sur cette évidence. Or, le fait même de la collaboration ne laisse aucun doute. Le problème et le conflit apparaissent seulement lorsqu'on commence à s'interroger sur le genre, le degré et l'intensité de cette collaboration. Où se trouvent ses limites? Où finit la liberté de l'individualité créatrice engagée dans la collaboration à l'œuvre scénique? Comment la personnalité artistique se transcende-t-elle dans l'acte compétitif de la coopération scénique? Où se trouve exactement la limite à partir de laquelle seulement une vraie coopération a lieu? C'est la pratique quotidienne de tous les théâtres du monde qui fournit la réponse à ces questions et à d'autres semblables. Dans certains théâtres, peutêtre même pour la plupart, ces problèmes ne se posent pas de manière très urgente. Un compromis supportable s'y est instauré; l'évolution et l'habitude, l'activité syndicale, l'effort entrepris pour rendre effective la production artistique, l'autorité directoriale, tout cela a contribué à définir exactement des droits et devoirs mutuels. Le metteur en scène renonce d'avance aux exigences excessives, les acteurs après tout donnent satisfaction de bonne grâce, le scénographe respecte le goût du public ainsi que le budget, et le directeur littéraire cherche à se frayer un chemin entre les exigences que posent la mise en valeur de la troupe, l'ambition du metteur en scène, le conservatisme des abonnés et les prétentions des snobs et des critiques en vogue. Parce qu'il se plaignait de l'organisation trop systématique du Thé6tre national de Prague, étroitement contr61é par ses dramaturges officiels, Krejca a démissionné de son poste de directeur du secteur dramatique pour fonder en 1965 le Thé6tre Za Branou, avec le dramaturge Karel Kraus. En ouvrant un nouveau thé6tre, subventionné par l'Etat il s'érige contre la dérive institutionnelle qui conduit, en Allemagne fédérale notamment à la « perfection stérile» des « fabriques de mises en scène ». « Despote éclairé », Krejca s'affirme poète de la scène. Par ses personnalités aussi talentueuses que dévouées, le Thé6tre Za Branou souhaite garantir une authenticité de création qui le distingue d'« un institut de recherche en art dramatique », d'« une usine à spectacles» ou d'« une entreprise de prét-à-porter de luxe ». Malgré les protestations internationales, il sera fermé en 1 972, après l'éviction de Krejca de la présidence de l'Union tchécoslovaque des artistes dramatiques. 77 DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. Dans ces théâtres il est facile d'atteindre l'âge de la retraite. Les (ollllilS lIaissellt plutôt de l'incapacité administrative de la direction et de la vanité outrée de quelques vedettes. On voit donc qu'on peut considérer les problèmes de coopération comme une ligne qui sépare les différents types de théâtre. D'un côté nous trouvons les théâtres où l'essentiel des conflits dans les rapports de coopération est étouffé ou existe que de manière latente et où l'on s'adapte aux besoins d'une marche sans à-coups de l'entreprise. De l'autre, les théâtres qui cherchent à résoudre les problèmes de coopération lors de chaque nouvelle mise en scène, péniblement, mais systématiquement et dès le niveau des principes. Dans la plupart des pays le premier type est encore considéré - du moins de l'extérieurcomme le représentant officiel de la culture nationale. Le second type - celui des théâtres-ateliers - vit plutôt à la périphérie de l'officialité, mais il concentre en luimême la plupart des forces capables d'assurer le développement de la culture dramatique. Nous voyons donc qu'il est possible par la « coopération » de déterminer comme de différencier - notre attitude, notre rapport fondamental à l'art dramatique et, par là, d'indiquer notre place sur la carte du monde théâtral. [Mais tout cela reste incomplet si l'on} n'indique pas le nom de celui qui met en mouvement tout ce qui se passe sur la scène, qui donne son sens à notre travail et à notre coopération. Même de nos jours l'auteur, le dramaturge, le poète est le personnage clé de l'art du théâtre, peut-être même son destin. Je suis loin de n'envisager que le théâtre littéraire, le théâtre d'auteur. Puisque même là où l'acteur ne s'exprime que par un geste, par son corps, même là où le spectateur se voit invité à participer d'une façon active à l'événement théâtral, à le coréaliser, le poète est présent partout, bien que ce soit l'acteur ou le spectateur, le metteur en scène ou le scénographe qui suppléent sa fonction. Le théâtre est toujours un poème. Et le théâtre actuel est généralement encore un poème dramatique, c'est-à-dire l'incarnation scénique d'un texte. Nous avons acquis une méfiance envers les mots, nous avons appris leur traîtrise, nous savons qu'ils ont creusé un fossé de malentendu, de haine, d'illusions et d'idéologies. Et pourtant c'est la parole qui est notre dernier espoir. La parole réhabilitée par la raison et la connaissance poétique. La scène a la faculté et l'obligation d'examiner la vérité des mots. Et inversement la parole porte jugement sur la vérité de nos actions scéniques. [ ... } C'est le dialogue créateur avec l'auteur dramatique qui est l'axe et l'issue de la coopération de tous les éléments scéniques. Peu importe qu'il s'agisse d'un auteur vivant ou mort. Nous disons un Shakespeare comme un Topol, nous efforçant de les comprendre l'un comme l'autre, résolus à nous identifier à eux. Je sais que nous n'y réussirons qu'incomplètement, par l'interprétation qui ne sera toujours que notre profession de foi personnelle. Le problème des différents niveaux de collaboration dans la réalisation d'une œuvre scénique se pose donc dans toute son ampleur lors de la rencontre du poète avec le metteur en scène. Car, dans le théâtre contemporain, le metteur en scène se porte garant de l'organisation aussi bien spirituelle que matérielle de la représentation, il est à l'origine de la mise en évidence de sa signification, il est le responsable de l'incarnation scénique de la parole. C'est au metteur en scène que l'évolution du théâtre contemporain accorde le premier rang dans la hiérarchie des éléments scéniques, et de ce fait elle lui réserve une communion directe et en quelque sorte intime avec l'auteur. Cette position avancée du metteur en scène et son fort engagement dans le processus de la réa- DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. lisation scénique du texte constituent naturellement la source d'un accroissement de tension entre deux conceptions, celle de l'auteur et celle du metteur en scène. La tension peut déchoir en un simple conflit, mais elle peut tout aussi bien devenir une source d'énergie libératrice de nouvelles significations, de nouvelles images, de nouveaux rapports. C'est le résultat de la tension productive entre la mise en scène et le texte qui détermine en pre mier lieu le cours et le résultat de la réalisation scénique d'une œuvre dramatique. [ ... } Lorsque je dis que la fonction du metteur en scène domine les autres éléments de l'ex pression scénique, j'entends avant tout souligner sa responsabilité, mais je n'oublie pas que c'est l'acteur qui est le véritable porteur des significations théâtrales, c'est lui qui interprète le message du poète dans le sens primitif, riche et nuancé du mot, c'est-à-dire qui le transmet au public, qui le livre au peuple réuni, renouvelle et enfante, recrée, élève, cultive et conserve. Le metteur en scène interprète donc le poète par un moyen matériel qui est capable de se former lui même, qui lui-même recrée. Cela signifie que le metteur en scène doit toujours revendiquer à nouveau et justifier sa fonction de médiateur et d'organisateur vis-à-vis du poète, dont l'œuvre est autonome, et vis-à-vis de l'acteur, qui dispose de ses moyens propres d'incarnation. Pour assurer la réussite d'une œuvre scénique il est indispensable - et extrêmement difficile d'établir un rapport de vraie collaboration entre deux volontés artistiques. C'est un mystère, un miracle aussi bien qu'un écueil constant du théâtre. C'est une valeur morale qui associe de la manière la plus sûre divers artistes, fondée sur le service commun à la cause du poète. Au triple rapport de coopération, le plus important existant dans le théâtre contemporain, à savoir celui du poète, du metteur en scène et de l'acteur, accède encore en géné raI le scénographe (je ne mentionne pas ici toute une série de personnes qui interviennent ultérieurement dans la réalisation scénique). De par leur rôle, le metteur en scène ou l'acteur peuvent, du moins dans certains cas, suppléer à celui du scénographe. Par la nature de son travail et ses modes d'expression, le scénographe ne s'impose pas immé diatement dans le triple rapport de base. Il ne participe pas activement et de façon aussi importante à chaque instant du processus de réalisation scénique de l'œuvre, car il n'est pas directement engagé à tous les stades du développement ininterrompu des significations qui aboutit à l'interprétation scénique et dramatique du poète, interprétation réa lisée par le metteur en scène et l'acteur. L'espace de jeu créé par le scénographe est en un certain sens toujours global, il n'est pas l'interprétation directe du drame, mais sa transposition ou, si l'on veut, la confrontation assez ouverte d'une idée plastique avec l'œuvre littéraire et la conception du metteur en scène. Je ne voudrais à aucun prix sous estimer la fonction du scénographe, mais plutôt regretter que jusqu'à présent il n'ait pas été incorporé dans le processus de la réalisation scénique de manière suffisamment organique. Souvent il ne l'aborde que de loin, moins intéressé et moins fondé à le faire que ne le sont les autres responsables du spectacle. Je pense qu'il en est ainsi, même si justement l'élément plastique a plus d'une fois cherché à dominer la hiérarchie des élé ments scéniques et à se soumettre ou à absorber tout à la fois le poète, le metteur en scène et l'acteur. Je pense qu'il en est ainsi même si, a u cours des dernières décennies, les analyses critiques des mises en scène ont porté avant tout sur l'élément plastique. Je ne pense pas que le véritable motif de cette attention particulière doive être cherché dans l~ valeur fonctionnelle de la scénographie, mais dans le fait qu'il est possible de la DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. saisir, de la décrire, de l'atteindre par les méthodes de l'esthétiqlll': propre: aux arts plastiques, et sans aucun doute cette attention tient-elle aussi au fait que la scénographie est compréhensible internationalement. La dramaturgie occupe une place essentiellement différente dans le système de la collaboration théâtrale. [ ... ] Parce qu'elle n'est pas une branche artistique, qu'elle ne dispose pas de moyens d'expression propres qui lui permettraient de se réaliser sur la scène de façon visible. Je me risquerais également à dire que le théâtre n'a créé la fonction de directeur littéraire, dans le sens actuel du terme, qu'à l'époque où il s'est institué sous sa forme de théâtre-producteur. Le directeur littéraire est chargé de procurer à la machine le combustible dans la composition demandée. On l'entretient au fond comme un artiste du compromis qui s'efforce d'équilibrer l'offre artistique et la demande des consommateurs. La tâche du directeur littéraire - elle n'est pas enviable - est de procurer des pièces de théâtre susceptibles de satisfaire les goûts de l'administration et du public, les ambitions des metteurs en scène et celle des acteurs, de répandre la culture et d'emplir la caisse. Le directeur littéraire finit généralement par être un entremetteur, alors qu'il aimerait être un artiste. Dans un théâtre répondant à notre concept imagé d'atelier créateur, le rôle de directeur littéraire sera exercé par une personne qui, à la suite de son activité directe sur la scène, déterminera le profil artistique de la troupe. [ ... ] J'ai cherché à tracer à grands traits le schéma des rapports entre les différents collaborateurs d'un théâtre qui ne se contente pas de la routine et dont les efforts tendent à la création artistique. Je n'avais nullement l'intention de vous présenter l'image d'un mécanisme fonctionnant parfaitement, mais d'appeler plutôt votre attention sur la fragilité du matériel qui est à l'origine de nombreuses perturbations, voire d'avaries. Car le matériel humain de l'organisme théâtral n'est pas formé de gens facilement maniables, mais de personnalités artistiques, dont l'inadaptabilité et l'individualité sont directement proportionnelles à leurs capacités créatrices. [ ... ] Le travail dans les théâtres-ateliers n'a ni mécanique, ni méthode conformes aux règles communes: il reste toujours un essai qui présente un risque. D'ailleurs il ne faut pas s'en plaindre: en art les échecs honnêtes ont une plus grande valeur que les victoires faciles de la routine. [ ... ] Mais je suis persuadé qu'il existe une certaine possibilité de cohérence et de convergence dans la collaboration, même si les présuppositions n'en sont apparemment qu'idéales. Les théâtres-ateliers se trouveront toujours d'un côté de la barrière, au pays de l'Art. De l'autre côté de cette ligne infranchissable resteront les théâtres pour lesquels l'Art n'est qu'un élément parmi d'autres, et non le plus essentiel, les autres étant l'argent, le côté représentatif, l'idéologie, la popularité, la sécurité matérielle, le prestige ou bien la facili té. DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. Mario Apollonio, Paolo Grassi, Milan Giorgio Strehler, Virgilio Tosi : « Programme du Piccolo Teatro » in Il Piccolo Teatro d'Arte, quarant'anni di lavoro teatrale 1947-1987, Milano, Electa, 1988, p. 33-34. (trad. Bernard Poysat) Ce théâtre, qui est le nôtre et qui est le vôtre, le premier théâtre communal d'Italie qui pose et résout à la fois des problèmes de locaux, de fonds, de subventions et bien d'autres encore, a surgi de l'initiative de certains hommes d'art et d'étude; il a reçu l'approbation et le sourien de l'autorité compétente, responsable de l'organisation sociale dans la vie de la Cité. Nous exposons ici les raisons qui ont poussé les hommes de théâtre à prendre l'initiative de ce projet et convaincu les administrateurs de la commune de son bien-fondé, confiants en ce qu'il en paraîtra de même à ce cercle plus élargi dont nous sollicitons l'attention: aux spectateurs de demain, auxquels nous demandons de s'ouvrir à des images de vie humaine parfois douloureuses, parfois libératrices, mais toujours intègres; aux hommes qui, investis de pouvoir, se sentent responsables de la vie morale d'aurres hommes, afin qu'ils mettent au profit de cette institution leur aurorité politique ou leur puissance économique; à tous les citoyens milanais, à la dignité desquels nous voulons répondre par la beauré et la bonté de notre effort. Nous aurres, nous ne croyons pas que le théâtre soit une simple survivance d'habitudes mondaines, ou bien même un hommage abstrait à la culture. Nous ne cherchons et n'offrons ni un lieu de rencontre pour les loisirs, ni l'occasion d'une oisiveté, quand bien même elle serait dignement réalisée, ni le miroir d'une société qui se fait belle : nous aimons le repos, et non l'oisiveté, la fête et non le divertissement. Et nous ne pensons pas non plus le théâtre comme une anthologie d'œuvres passées mémorables, ou d'œuvres présentes remarquables, ni comme l'instrument d'une information hâtive ou curieuse. Nous ne croyons pas que le théâtre soit sur son déclin, sous le simple prétexte qu'aujourd'hui le cinéma isole et fait mieux ressortir la valeur du moindre geste, qu'aujourd'hui la radio isole et fait mieux ressortir la valeur de la parole proférée, dissociant pour ainsi dire des éléments dont la fusion même fait l'unicité de l'acte scénique. C'est en /972, à l'occasion de son retour au Piccolo Teatro de Milan, qu'il avait quitté avec (racas en 1968, que Strehler réhabilite la notion de thé6tre d'art, disparue du vocabulaire après avoir été abondamment usitée pendant un demi-siècle. Tout en se réclamant l'héritier direct de Berto/t Brecht, il (ait alors directement ré(érence à ceux qu'il présente comme ayant été ses maltres, Jacques Copeau et Louis Jouvet. Dès lors, Strehler utilisera tant6t l'expression « thé6tre d'art public )J, tant6t celle de « thé6tre d'art. pour tous )J dans une intention ouvertement polémique: revendiquer la primauté de l'exigence artistique au sein d'une institution fixe, implantée au cœur de la cité, susceptible de garantir « les moyens de travailler avec le maximum de stabilité, le maximum de tranquillité, le maximum de concentration )J. 81 DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. Le théâtre répond toujours aux intentions profondes de ses crt:ateul'S, i\ sa nécessité première : le lieu où la communauté, se rassemblant en un commun accord pour contempler et revivre, se révèle à elle-même; le lieu où cette communauté s'ouvre à une disponibilité plus grande, à une vocation plus profonde: le lieu où l'on fait l'expérience d'une parole à accepter ou à rejeter; d'une parole qui, acceptée, deviendra demain un nouveau foyer, suggérant rythme et mesure aux jours à venir. Au théâtre, derrière le jeu magique de la forme, nous cherchons la loi qui anime l'homm'e; le poète, qui ne peut offrir une image nécessaire qu'après l'avoir cherchée dans les profondeurs de sa substance vive; l'acteur qui, en donnant vie à un personnage de fantaisie l'investit de sa propre exigence de créature humaine; et surtout les spectateurs qui, parfois même sans en être conscients, en tirent quelque chose qui les aide dans les choix de leur vie personnelle et dans la responsabilité de leur vie sociale. En découle le programme suivant : 1) Le parterre, centre du théâtre. En d'autres temps, et sous d'autres formes de vie sociale, le théâtre a cherché ses origines et sa justification dans le texte littéraire : son centre était le cabinet de travail de l'auteur. En d'autres temps et sous d'autres formes de vie sociale, a prévalu l'acteur, et son centre était la scène. Bien sûr nous ne voulons pas, par simple goût du paradoxe, gommer l'image qu'avec les mots et les didascalies le poète suggère aux réalisations futures; et pas moins réduire l'acteur à un simple porte-voix ou à un simple instrument: ainsi nous demandons aussi bien au poète qu'à l'acteur de s'engager totalement dans leur recherche. Mais évitons que celle-ci ne se limite à un acte de suffisance, le poète se contentant de ses mots et l'acteur de son jeu: la parole est le premier temps, le jeu le second d'un processus qui ne trouve son incandescence que parmi les spectateurs; à eux de décider si l'œuvre de théâtre est vivante ou non. Que le centre du théâtre soit donc les spectateurs, chœur tacite et attentif. 2) Nous tenons à préciser ceci : Déplacer le théâtre au cœur du parterre signifie aussi pour les hommes de théâtre assumer la responsabilité de ce qui est soumis aux spectateurs. Nous refusons les eXpérimentations de pure littérature. Nous refusons l'aspect décoratif de ce qui n'est que pure scénographie. Nous refusons l'aval gratuit de la mode. Nous refusons toute concession à la sensualité bon marché. Nous refusons les phrases toutes faites, les lieux communs, le conformisme des habitudes politiques et sociales. Nous demandons au chœur de se sentir responsable de la vie morale. DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. C'est donc avec sévérité que nous exclurons tout éclectisme qui ne porterait que sur des formes vides soit parce qu'elles appartiennent au catalogue du passé, soit parce qu'elles sont à la 'mode. Et notre attitude envers le texte et le spectacle suivra le même élan de dignité que celui que nous croyons contenu dans l'acte dramaturgique. 3) Italiens et étrangers. Ce théâtre n'a pas besoin de revendiquer un caractère national: nous le réaliserons concrètement à partir de la substance vive d'un cercle social qui recueillera spontanément l'hérédité commune de l'histoire et des coutumes, dans la mesure où il se dispose à les intégrer en profondeur. Même si nous ferons dans un premier temps appel à des paroles prononcées autrefois et ailleurs par d'autres peuples, nous mettrons en relief la donnée universellement humaine qui se révèle dans ces œuvres, selon des conditions ou des situations que nous pouvons faire nôtres en tant qu'Italiens. Nous ne renoncerons pas à nous entichir des ressources universelles de la parole humaine : seulement nous la traduirons spécialement pour nous, nous la porterons entre nous. Et pour cela, nous demanderons au traducteur d'être un interprète, presque un deuxième auteur, un poète ajouté au poète. 4) Les nouveaux auteurs. Nous déplorons aujourd'hui l'absence d'auteurs; sauf exceptions, les uns s'éloignent du théâtre, les autres s'y précipitent sans raison. Ouverts à la culture nouvelle, engendrant à travers les réalisations scénographiques et les mises en scène les ftuits d'une nouvelle conception de l'art, d'une sensibilité neuve, d'un langage nouveau, nous pouvons espérer que de nouveaux auteurs viendront à notre rencontre. Nous voulons édicter pour cette nouvelle littérature dramatique des conditions qui peuvent sembler insuffisantes, mais qui sont cependant nécessaires. 5) Civilisation du spectacle. Quand on demande tout, on doit être prêt à tout donner: pour cela nous repoussons l'idée, si souvent de mise chez les hommes de théâtre, de compenser à l'aide des ressources de l'art le manque de substance d'un texte. Non seulement nous rejetons la vacuité du décorum, mais nous préférons aussi, à la vérité enfouie sous les fastes de la rhétorique, la parole nue: tout en sachant que ce n'est pas un choix facile. Mais si nous détestons l'excès, nous nous garderons aussi du manque. Nous ne demanderons jamais, ni à nous-mêmes ni aux autres, de se fier aux intentions proclamées. Ce qui est inadéquat, en art, est sans aucun doute laid, donc faux, donc mauvais. Mais nous voudrions, par cette voie, influer sur les habitudes du peuple, l'accoutumer à être vigilant quant aux divergences entre la parole et les intentions, l'habituer ou le réhabituer à la dignité et à la cohérence, à une intégrité de vie qui abolisse les lacunes, les insuffisances, les approximations. 6) Technique. Tout programme suppose un quantum de dilettantisme, mais l'épreuve des faits nous démontrera si nous avons réussi à donner une forme vivante à nos intentions. Vous ver- DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. rez alors en nous ce qui peur-être n'apparaissait pas à travers nos paroles: dt:s tt:chniciens du spectacle. Et nous aurons renoncé en rien à la dignité promise; et même, nous l'aurons intégrée. 7) Pourquoi un petit théâtre. C'est la limite qui nous est offerte, et imposée. Mais nous nous proposons de trouver dans cette limite même une incidence heureuse. Après les slogans du théâtre de masse et le conformisme de la propagande, nous croyons qu'il est temps de remplacer l'uniforme par la diversité, et travailler dans un premier temps en profondeur pour pouvoir, dans une seconde phase, gagner en extension. Le groupe que constituent nos spectateurs formera peut-être un noyau d'agrégation plus large: si nous ne nous trompons pas, toute civilisation se réalise au long d'un processus d'intégration qui font se côtoyer deux groupes puis un autre, et celle-ci est d'autant plus riche qu'elle est multiple. Pour cela, nous irons chercher nos spectateurs, dans la mesure du possible, dans les écoles et dans les couches populaires avec des formules d'abonnement susceptibles de solliciter et de permettre une fréquentation assidue. Il n'est donc pas question de théâtre expérimental, ouvert sur l'indéfini, sur le possible et l'impossible; ni même de théâtre d'exception restreint à un cercle d'initiés. Nous avons l'ambition d'être exemplaires: demain, chaque commune grande et petite pourrait imiter notre « Piccolo Teatro ». DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. 1 J 1111f Mnouchkine « un artisanat de l'art» 1984 ". 11" "II la vie », (extrait de l'entretien réalisé le 7 avril 1984) /II Il'' '/ l, juin 1984, p. 202-209. 1"'(' Il, Il, tomme tout artiste, est un explorateur; c'est quelqu'un qui, 1111 tir .rllmé, plus souvent désarmé qu'armé, s'avance dans un tunnel 1,,"1', III H profond, très étrange, très noir parfois, et qui, tel un III IIIIII""C; des cailloux : parmi ces cailloux, il va devoir trouver et 1 1. tI 1111 liant. Je crois que c'est cela que les comédiens appellent 111111"- ". Descendre dans l'âme des êtres, d'une société, et en reve•• , l" l'l'c'rnière partie de l'aventure. La deuxième partie de l'aven, '.1 '1'lIInd il s'agit de tailler les diamants sans les casser; trouver 1. 'Idlloll la forme originelle du diamant. 1 1. l ,i II~" 'lue le théâtre, le jeu de l'acteur, dépendent de la clarté d'une 10111 1\ l''"~ les moments. Pour que l'acteur puisse jouer, il faut qu'il ait, !. 1"1. 1IIIt' Vile claire des choses, mais des visions claires, au sens visionl, ,III' ,"III H', pas seulement au sens « projet ,> du terme (bien sûr il faut 1 1 1111 l'IO;.·t clair), mais l'acteur lui, est toujOutS au présent; il doit 1 1111 l, 1"'~M'nt du personnage à chaque instant. C'est la façon dont nous '" ttlll,,"". I.·acteur doit avoir la force et la musculature imaginative pour j 1/,. 1"" Il' cngendrer des visions; puis pour les transformer en images hill' • 1"1111' les autres; il ne peut le faire que si lui-même sait recevoir des 1 1,,"_, ,II'~ (:rats, des émotions, très clairs. 1 le 11111111 fi l'enfance, oui, je crois qu'il faut jouer comme des enfants, 1 Il''' ", '1liC ça veut dire? Cela veut dire, d'abord, y croire, aussi simple!lIt "' '1111' ,da: jouer vraiment au roi, jouer vraiment à la reine. Une des donil ,III il'II, du théâtre, c'est le plaisir, la joie d'être là, la joie de se transI 1IIIIt', tI" s'habiller, de se déguiser, d'être aimé, de savoir que pendant 1".11" 11I'III'C5, on va répondre à un besoin, Et ce besoin est réciproque. A ,1. 111'11 l'CS et demie du soir, il y a six cent personnes qui viennent donner '111,1'1111' •. hose, et, de l'autre côté cinquante personnes, dont la vie entière, le II00V,I11 ,'micr est dirigé vers cet instant. Il est miraculeux qu'il y ait des gens 11111 , It"isissent de payer, de se déplacer, de se débarrasser, de se désencom1"" 1111 lI\oment de leur vie, pour venir écouter et voir une histoire. 1 1 1 )IIIIS le théâtre, ce sont toujours plusieurs histoires qui se racontent. Il Il'Y Il l'as de spectacle de théâtre sans histoire du théâtre à l'intérieur. Et 111/11111' qlland un spectacle raconte l'histoire d'une catastrophe, une histoire ,,,llr'lIll1', qui décrit la noirceur de la lignée humaine, il n'empêche que, du 11111 IIIP.II\C que cette pièce existe, et que des êtres humains sont en train de III 1iIIIi'I', il Y a déjà de l'Espoir dans l'Humanité. Il n'est pas possible de t, En entrant au Thé6tre du Soleil, le comédien inscrit son travail dans une période précise de l'histoire de la compagnie, et sa recherche est guidée par une double mémoire collective; 10 référence aux témoignages des grands pionniers de l'Histoire thé6trale, et la leçon des expériences qui ont marqué la troupe depuis sa fondation en 1964. Cette mémoire est entretenue et ravivée por Ariane Mnouchkine qui défend l'idée d'« un artisanat de l'art ». Le souci de ne pas démériter de 10 fidélité du public impose de « placer chaque fois la barre plus haut », aussi est-il exigé de l'acteur une entière disponibilité et un investissement extrémement rigoureux de toute sa personne. Dons le méme temps, Mnouchkine est soucieuse de fournir à l'acteur de « beaux outils» qui lui permettront de travailler avec la plus gronde méticulosité. Tout en se situant dans une recherche esthétique proche de Meyerhold, il lui importe également de défendre des principes éthiques qui furent ceux de Stanislavski car le spectacfe thé6tral est en soi un « chemin vers la culture », une invitation à partager le plaisir d'entrevoir, dons la beauté des passions exprimées, un nouvel art de vivre. Par ailleurs, l'urgence de constituer un modèle qui fosse école est devenue pour Mnouchkine une priorité. Comme pour Copeau, la nécessité de développer et de transmettre une tradition de l'acteur n'a cessé de prendre de l'importance; l'hypothèse de voir se perdre la spécificité thé6trole de son art par manque de discernement et surtout par oubli d'une discipline de base lui paraÎt intolérable. 85 DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. faire du théâtre si l'on n'est pas conscient de cela. Il y a des gens qui peuvent penser que: « la nature humaine, il n'y a rien à en tirer» ; mais leur présence ici le dément! Le fait que le Théâtre du Soleil existe, le dément. Ce n'est pas parce qu'au bout de vingt ou trente ans, on disparaîtra, que l'on pourra faire que nous n'avons pas existé. Cela veut dire qu'à chaque instant, des gens ont accepté de payer le prix - tout à fait légitime de l'art. Pour l'art il y a un prix très lourd à payer, toujours. DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. Antoine « Aimer nos acteurs 1984 Vitez » in Le Journal de Chaillot, nO 18, juillet 1984. En trois années, Chaillot a retrouvé dans Paris un visage singulier. Nous avons joué des centaines de fois, pour des milliers de gens. Quand on dressera la liste des œuvres, des auteurs, des artistes, de ceux qui sont ici toute l'année, on mesurera l'étrangeté de ce phénomène: soudain, comme des fourmis, des centaines de gens se sont rendus en ce lieu naguère déserté, délabré, et s'acharnent à y vivre et faire vivre leurs simulacres - images du monde. Il est vrai que nous l'avons fait, et que le public est venu en nombre nous voir et nous entendre. Nous avons osé prendre cette responsabilité: proposer à d'aurres nos contes, et ils nous ont écoutés. Si je regarde ces trois saisons accomplies, si je cherche à en trouver le sens, ou les mots qui conviennent pour les désigner, je reprendrai une expression ancienne, une idée d'avant-guerre, « théâtre d'art» ; nos aînés l'employaient. Je l'aime pour ce qu'elle a de provocant. Il est aisé de faire salle pleine, les procédés sont connus, le tout est de savoir que la mode change, mais ce qui est demandé à un théâtre national, sa mission, est de rassembler autour de lui sur un petit nombre de principes des gens qui se reconnaîtront en lui, l'aimeront et le distingueront, le soutiendront parce qu'il sera le lieu d'une expérience unique, originale. C'est cela que contiennent les mots de « théâtre d'art » (auxquels Stanislavski ajoutait justement ces autres mots: « accessible à tous »), et c'est bien de ce théâtre-là que Vilar fut ici même le continuateur. Il sur résoudre l'énigme éternellement posée aux artistes: faire de la recherche l'objet même de la production, et de cette recherche ainsi produite l'objet du rassemblement public. Trente ans plus tard, la recherche ne porte plus sur les mêmes points, mais la question qui nous est posée n'a pas changé, nous y répondrons de même manière, en affrontant l'apparent paradoxe. Voilà la difficulté et le sens de notre travail: gagner autour de soi cette fraction du public prête à prendre les risques de la nouveauté. Cela fait beaucoup de monde, car l'audace est bien partagée. Mais il faut le savoir: le spectateur ici convié est appelé, lui aussi, à prendre part à une œuvre. « Elitaire pour tous», disais-je il y a douze ans à Ivry, et je reprenais ces mots ici, commençant mon travail en ce lieu. Quelles confusions n'ai-je pas alors provoquées! Certains, feignant de ne pas comprendre, voulurent voir là un aveu, et d'autres n'y voyaient qu'un bon mot. Et pourtant, c'est bien une définition de tout le « théâtre d'art » que je donnais là, je n'y En 1984, Antoine Vitez dresse un bilan des trois saisons accomplies en tant que directeur du Thédtre National de Chaillot. Dans ce lieu symboliquement chargé, Vitez ne parle pas de « thédtre populaire» mais de « thédtre d'art n, Naguère. Jean Vilar avait lui aussi dressé un bilan de sa première saison à Chaillot en présentant ainsi son programme: « le but du thédtre, c'est d'étre du peuple avant tout n, Le « jeu obligataire n d'un thédtre national et populaire reposait pour lui sur « l'élaboration d'un lieu qui ne soit plus distingué, up to date, ou de l'élite, mais simple et familier n. Or Vitez, qui affirme poursuivre à Chaillot une aventure commencée en /920 et souhaite « épouser l'utopie de l'édifice n, complète la mention « thédtre d'art n par l'expression de Schiller qu'iI avait énoncée après 68 : « Elitaire pour tous. Il 87 DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. changerai rien: méprisé par les formes lourdes de la reproduction massive:::, il ne travaille jamais que pour peu de monde à la fois. Qu'est-ce que c'est que Bercy comble? Une misère encore, à côté d'un poste de télévision! Nous ne singerons pas les arts techniques, mais ce que nous savons, c'est que nous avons le pouvoir de retenir à nous des courants de goûts et de pensée au sein du peuple, des gens que rien d'autre ne lie que le plaisir de cet art, et que nous devons être leur société secrète. Aussi l'action que nous attendons de la politique (et les raisons qui nous mènent à tel engagement plutôt qu'à cet autre) est qu'elle permette l'élargissement du « cercle des connaisseurs » dont parlait Brecht, par la diminution du temps de travail et la transformation de la vie des gens, oui, cela, le théâtre est en droit de le demander à la poli tique - mais là s'arrête évidemment l'affaire de la politique: le cercle des connaisseurs, élargi, jugera bien lui -même du choix de ses plaisirs. Et nous, cercle dans le cercle, nous avons à rencontrer ceux qui peuvent se reconnaître dans nos recherches, aimer nos acteurs. DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. Antoine Vitez, « L'Art du théâtre » 1985 in L'Art du théâtre, nO 1, printemps 1985, Actes Sud/Théâtre national de Chaillot, p. 7-9. Quand tout sera passé, on regardera ce temps-ci - ces trente ou quarante années - comme un âge d'or du théâtre en France. Rarement on aura vu naître tant d'expériences, et s'affronter tant d'idées sur ce que doit être la scène, et sur ses pouvoirs. Illusion ou allusion, culte du sens ou détournement, relecture ou dépoussiérage des classiques, vertu révolutionnaire ou dérisoire innocuité, fiefs et baronnies de théâtre, légendes des grands hommes, publics sans théâtre, théâtres sans public, tout cela mêlé dans la confusion. Ici vient la nécessité de la revue, et l'on ne dira pas: encore une, car le nombre des revues vouées à l'illustration de l'art du théâtre aura été, dans ce même temps, bien petit, comparé à la profusion du théâtre lui-même. Ce n'est assurément pas sans raison que cette revue-ci porte l'art dans son titre. Outre l'hommage à Gordon Craig, il s'agit bien de ce qui distingue le faire et le refaire, par quoi se manifeste l'art, et celui-ci particulièrement. Au fond, aurons-nous d'autre sujet qu'examiner les chemins où passe l'artiste de théâtre, quelle que soit sa place dans la fabrication de la pièce, pour reproduire chaque soir, ou d'une saison à l'autre, le même objet, à peine changeant ? Dans cet à peine-là gît le plaisir, la poésie même du théâtre. Plus la forme est fixée, rigide, plus le public est attentif aux variations infimes du jeu. L'opéra chez nous, au Japon le nô, donnent l'exemple d'un art qui est celui de la variation infinie. Et de même, le retour perpétuel de la mise en scène aux œuvres connues, le bêchage incessant de ce terrain-là, n'est pas autre chose que la recherche sans fatigue des variantes d'interprétation. La tradition conserve, oui, mais par le changement, dont l'obligation nous vient d'un commandement secret, obscur, une sorte de damnation ou condamnation à ne pas perdre la mémoire. Nous écrirons donc de la Tradition, et s'il nous faut un patron nous prendrons Louis Jouvet. Celui qui fut en France le dernier metteur en scène de l'ancienne époque, et le premier de la nouvelle, c'est-à-dire encore artisan du théâtre comme œuvre continue composée d'une suite d'ouvrages, et déjà fabricant d'œuvres uniques, châteaux de sables faits de signes délicatement assemblés, portait en lui avec une conscience aiguë, la contradiction entre figures archaïques, issues du temps, et apparences modernes. Son travail sur la mémoire des rôles nous inspire. On s'apercevra· que les familles d'interprétation d'Hermione, ou de Hamlet, ou de Nina, ou de Courage, sont en nombre clos, non point infini Tandis qu'il réhabilite la notion de « thé6tre d'art il, Vitez réunit des collaborateurs pour fonder une revue: LArt du théâtre. Quinze ons après la création de la revue Travail théâtral, l'équipe de rédaction se donne pour premier principe de « parler de tout ce que le thé6tre donne à voir comme art, comme institution. Du visible plus que de l'invisible. De l'œuvre plus que du processus. De l'art plus que du travail.» 89 DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997. comme on pouvait le croire il y a peu, et que les choix de mise en scène aussi sont limités à quelques types essentiels. On essaiera patiemment de les découvrir, et de comprendre l'apparition des modes et des styles, la raison des engouements, les puissances sociales qui se cachent derrière les goûts artistiques. Car le théâtre est un champ de forces, très petit, mais où se joue toujours toute l'his toire de la société, et qui, malgré son exiguïté, sert de modèle à la vie des gens, spectateurs ou pas. Laboratoire des conduites humaines, conservatoire des gestes et des voix, lieu d'expérience pour de nouveaux gestes, de nouvelles façons de dire comme le rêvait Meyerhold -, pour que change l'homme ordinaire, qui sait? Après tout, protester contre une image humaine renvoyée à satiété par le jeu unifié des acteurs tel qu'on l'appréhende sur tous les écrans de télévision du monde, c'est la tâche du théâtre. Il y réussit, malgré la disproportion des forces. Cette protestation des apparences doit s'étendre à la protestation des écrits. Le texte de théâtre n'aura de valeur pour nous qu'inattendu, et - proprement - injouable. L'œuvre dramatique est une énigme que le théâtre doit résoudre. Il y met parfois beaucoup de temps. Nul ne savait comment jouer Claudel au commencement, ni Tchékhov, mais c'est d'avoir à jouer l'impossible qui transforme la scène et le jeu de l'acteur; ainsi le poète dramatique est-il à l'origine des changements formels du théâtre; sa solitude, son inexpérience, son irresponsabilité même nous sont précieuses. Qu'avons-nous à faire d'auteurs chevronnés prévoyant les effets d'éclairage et la pente des planchers? Le poète ne sait rien, ne prévoit rien, c'est bien aux artistes de jouer. Alors, avec le temps, Claudel, que l'on croyait obscur, devient clair; Tchékhov, que l'on ju geait languissant, apparaît vif et bref. L'art du théâtre est une affaire de traduction: la difficulté du modèle, son opacité, pro voque le traducteur à l'invention dans sa propre langue, l'acteur dans son corps et sa voix. Et la traduction proprement dite des œuvres théâtrales donne un exemple de la misère par la prolifération des pratiques paresseuses d'adaptation, destinées à satisfaire on ne sait quel goût du public. Il est vrai que le goût supposé de la majorité a ses garants et ses défenseurs. Nous parlerons de la critique de théâtre. Si souvent faible soit-elle en France, si borné soit son horizon, si pauvres ses mobiles et si petite son instruction, elle nous intéresse toujours, l'examen des tendances dont elle donne en creux témoignage nous éclaire à tout moment sur la situation politique où nous nous trouvons. Nous ne la négligerons pas; elle fait partie du théâtre, lieu impur, où les actions sont toujours polémiques: on joue pour qui ? contre qui ? pour régler quel compte? vider quelle querelle? Certains succès n'ont pas d'autre raison que la perte décidée d'un groupe par un courant hostile, et chaque fois les uns sont utilisés contre les autres, puis les rôles changent. Rien n'est nouveau là, mais nous voulons au moins le savoir, le montrer, dire que nous n'en sommes pas dupes. C'est le travail de la revue, sa vocation. Enfin on défendra la fonction, l'existence même de la mise en scène, aujourd'hui à nou veau contestée dans son principe. On ne se laissera pas enfermer dans le rapport ineffable de l'acteur au texte et au public. On ne permettra pas que le théâtre soit dépouillé d'une conquête historique, fondatrice de ce qu'on nommait le théâtre d'art. Le chemin est étroit entre le gros bon sens conservateur et la démagogie populiste. Ce que nous cherchons, c'est la conscience du temps, et notre position sur la durée.