DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
mai
1890
André Antoine
«
Le Théâtre Libre»
«
Avant-propos
»
et
«
Causes de la crise actuelle
»
in
Le Théâtre Libre,
mai 1890, p. I-IV et 23-27.
AVANT--PROPOS
Le Théâtre Libre, dont la première soirée remonte seulement au 30 mars 1887, achève sa
troisième saison.
A cette heure, la tentative qu'il représente atteint le maximum du développement dont elle était
susceptible. Avec sa forme embryonnaire, ses moyens limités, impossibles à développer
davantage en l'état actuel des choses, elle a donné, dépassé tous les résultats espérés.
Après les trois années de tâtonnements et d'essais que la nouvelle scène a permis d'effectuer, la
presse tout entière [ ... ] constate nettement l'utilité du rôle joué par le Théâtre Libre, l'existence
effective d'une nouvelle nération d'auteurs dramatiques et la nécessité absolue d'un
rajeunissement des formules théâtrales.
La crise matérielle aiguë dans laquelle se débattent les scènes françaises démontre également
l'urgence d'une tentative pratique après les tonnements purement théoriques des soirées du
Théâtre Libre.
C'est cet état de choses qui pousse aujourd'hui M. Antoine à velopper son œuvre et à fonder
un théâtre public, les mes expériences seront poussées plus avant et plus complètement
et, en un mot, soumises à l'appréciation d'un grand public.
Avant tout, le lecteur est prié de vouloir bien croire que nous sommes ici en face d'une chose
grave, d'utilité publique, puisque l'art dramatique, dont il s'agit de favoriser le plein
épanouissement, est l'une de nos supériorités les plus incontestées.
Qu'il soit donc bien entendu, de suite, et pour n'y plus revenir: qu'il ne s'agit pas de lancer
une affaire;
que l'instigateur, ainsi qu'on va le voir, ne cherche là aucun profit personnel ;
qu'en élargissant sa tâche, il ne fait qu'obéir à la nécessi de suivre la voie tracée par les
événements;
qu'enfin, le Théâtre Libre, dans sa forme nouvelle, restera comme par le passé une œuvre
d'intérêt général, ignorante des bas trafics où s'enlise peu à peu
1'«
industrie théâtrale
».
Transformé matériellement, le Théâtre Libre vivra, comme il a vécu depuis trois ans, par l'art et
pour l'art.
Baptisés à
la fin
du
siècle
«
théâtres à côté
»,
les théâtres irréguliers
ne
donnaient que des manifestations
occasionnelles
il
leur était interdit de faire directement
recette; ils
étaient contraints d'adopter
un
système
d'abonnement
ce
qui
leur
offrait l'avantage d'être exonérés des lourdes taxes d'exploitation dont
étaient
frappés les
théâtres professionnels avec pignon sur rue,
et
d'être moins assujettis à la
censure.
Fondé
en
1887, le Théâtre Libre
a
représenté la première initiative de
«
théâtre à côté » à appeler à
un
renouveau du théâtre
en se faisant
l'apôtre d'une
formule artistique nouvelle. Une troupe amateur prétendait régénérer le théâtre professionnel par l'exemple. Dans
un
souci
de vérité
et
d'authenticité, AndAntoine
a
appliqué les idées de Zola. Eteignant la salle durant le spectacle,
il a
débarrassé
la scène
de ses
vieilles
habitudes
et
favorisé la découverte d'une nouvelle génération d'auteurs dramatiques.
La réussite permet à Antoine de pousser plus avant ses ambitions,
et
d'espérer pouvoir implanter son théâtre dans
un
lieu
fixe
à vocation régulière
et
désormais professionnelle. Souhaitant ériger
la
pratique
et
les choix de
sa
troupe
en
«
modèle d'intérêt public
»,
vivant
«
par
et
pour
la
littérature française
»,
André Antoine entreprend de rénover de fond
en
comble l'organisation
interne
du travail thé6tral, pour que
celui-ci
soit
susceptible
de composer
un
ensemble
harmonieux, capable de
fonctionner
dons
un
esprit de coopération
et de
solidarité. Son modèle de troupe
va
très
vite
se
diffuser à travers l'Europe, jusqu'à Moscou
il
inspirera Stanislavski.
p.11
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
CAUSES DE LA CRISE ACTUELLE
I
La crise actuelle a des causes faciles à résumer.
D'abord, lassitude du public en présence de spectacles toujours pareils, la production
dramatique étant limitée à une quinzaine d'auteurs qui font la navette de théâtre en théâtre,
monopolisent l'affiche et servent toujours au spectateur la même mixture, dissimulée sous un
simple changement d'étiquette. Chacun a sa
«
marque» assez semblable, d'ailleurs, à celle du
voisin, chacun fait constamment la même pièce, un peu plus mal à chaque récidive parce que
l'âge vient et que le tour de main s'alourdit. les directeurs ne se lassent pas d'offrir au public ces
ftuits de la décrépitude, mais le public, saturé, s'en détourne et passe son chemin.
Donc, cause première de la crise,
un impérieux besoin de nouveau.
Ensuite,
incommodité des salles actuelles
. [ ... ] Tous nos théâtres, - disons presque tous pour
ne décourager personne, - sont construits et aménagés dans des conditions
d'incuri
et
d'inconfortable
absolument évidentes.
Troisième cause,
la cherdes places
. [ ... ] En dehors du billet de faveur, - cette plaie que les
directeurs, tenanciers avides mais maladroits, ont fait naître, qu'ils ont complaisamment
développée et dont ils souffrent aujourd'hui au point de lui attribuer naïvement toutes leurs
infortunes, - en dehors du billet de faveur, le théâtre qui était autrefois un plaisir possible, à la
portée de toutes les bourses, est devenu un véritable
«
luxe
»,
restreignant ainsi peu à peu sa
clientèle, diminuant ses recettes à mesure qu'il augmentait ses prix, et chassant lentement le
grand public vers les cafés-concerts et les spectacles acrobatiques.
Quatrième cause de décadence,
la désorganisation des troupes de comédiens
. Ici encore, nous
nous heurtons à une maladresse qui désarmerait toute critique si elle n'avait d'aussi désastreuses
conséquences.
Alors que l'interprétation d'un ouvrage exige, avant tout, une qualité tellement essentielle qu'elle
dispense des autres,
l'ensemble,
condition sans laquelle l'œuvre littéraire est défigurée et
massacrée
comme le serait une œuvre musicale dont les exécutants ne joueraient pas en mesure,
les directeurs,
substituant au système de l'ensemble le système des étoiles, mettent en vedette un ou deux noms
connus et cotés, pur-sang dont ils paient à prix d'or la course plus ou moins brillante, et
entourent ces grands favoris souvent fatigués mais tenant toujours la corde, de malheureux
acteurs recrutés au hasard pour servir de repoussoirs aux têtes d'affiches. De cette interprétation
hétéroclite résulte une absolue déformation de l'œuvre, d'nouvelle et irrémédiable cause de
répulsion pour le public indigent.
En résumé, le théâtre actuel offre au spectateur des
Pièces sans intérêt,
dans des
salles déplorablement
agencées,
à des
prix exorbitants,
avec des
troupes sans cohésion.
Il
Tels sont les principaux vices à réformer, tels sont les points essentiels sur lesquels nous
allons insister de façon à conclure énergiquement que les quatre réformes suivantes sont
devenues indispensables :
Pièces nouvelles, salle confortable, places tarifées
à
bon marché, troupe d'ensemble.
L
à est le programme de tentative qui fait l'objet de ces réflexions.
p.12
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
Paul
Fort
«
Fondation du Théâtre d'Art
»
1891
Lt:ttre in
L'Echo de Paris,
24 février 1891
Le Théâtre d'An est aujourd'hui un théâtre pauvre ... Demain,
ce sera le Théâtre de Verlaine, de Maeterlinck, celui de
Mallarmé, de Charles Morice, de Moréas, d'Henri de
Régnier, de Vielé-Griffin; les fous et les exaspérés auront
peut-être attiré des réputations plus solides ... Jusqu'à demain,
ô déesse des pures gloires, protégez-nous je vous prie contre
l'Inconnu Commanditaire qui engagera les actrices sur la
simple inspection de leurs mollets ...
Le Thé6tre Libre
a
ouvert la voie.
Mais
on
accuse Antoine, qui entendait
pourtant foire
de son
théâtre une
tribune pour toutes
les écoles
littéraires,
de
favoriser l'accession
de
la trivialité
ou
théâtre
en
faisont
la
part
trop belle aux grivoiseries des
«
comédies rosses
».
A l'encontre des
préoccupations réalistes, les
symbolistes s'affirment comme une
élite d'esthètes cultivant l'hermétisme
et
le raffinement ennemis
de
tout
prosaïsme qui les éloignerait
de
l'art,
traduction d'une quête d'idéal, soif d'«
échoppée vers des ou-delà
».
Ce
contexte offre
une chance oux ombitions
du
jeune Poul Fort qui, tout en oyant
été
un
fervent admirateur du Thé6tre Libre, trouve là une place à saisir:
se
présentant comme le chompion
du
Symbolisme,
il
s'érige
en
concurrent direct
du
Thé6tre Libre. En fondant
le
Théê1tre
d'Art
il
convie peintres, musiciens, poètes,
à venir concourir sons aucune préséonce.
Si
le Thé6tre Libre a
mis en
opplication les idées préconisées par Zola, le Thé6tre d'Art
se
réfère
quont
à lui oux idées
de
Stéphone Mallarmé;
«
Nommer
un
obje~ c'est
supprimer les trois quorts
de
la jouissance
du
poème qui est faite
de
deviner peu à peu;
le
suggérer. voilà le réve.
»
13
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
27
août
1891
Pierre
Quillard
Théâtre d'Art
Un
périodique,
La collaboration des
peintres, tels
Bonnard, Vuillard,
Denis,
Vallotton ou
Ranson
permet
à
la
scène
de
se
rendre perméable aux
inruences
d'une esthétique
picturale
en
pleine évolution:
les
Nabis
ne
peuvent qu'être
attirés
par
la recherche d'un espace scénique
conçu
comme lieu
de
visions ou
de prophéties.
Cependant, dons la
mesure où
la
scène doit demeurer
une zone
étrange, être
perçue
comme un
lieu imaginaire
apparaissent
et
disparaissent
des
fant!Jmes,
l'acteur ne
peut manquer
de se
heurter
à
la difficulté de
figurer un
fant!Jme
de papier
ou
d'incarner
une idée, sons
décevoir
par la
matérialité
de son corps. Les
animateurs du ThééJtre d'Art, qui
ont la
conviction que
celui-ci
n'est encore
qu'un
«
brouillon de l'avenir
»,
ont
conscience de se confronter
ainsi
aux
limites
de l'art
thééJtral.
14
Argument de la mise en scène pour
La Fille aux mains couPées
in
Théâtre d'Art,
programme du 27 août 1891, première au
«
Théâtre d'Art
d'Asnières
»
d'une
«
série de représentations parallèle à celle de Paris
».
L'ordonnance scénique de ce poème est pour laisser toute sa valeur à la
parole lyrique empruntant seul le précieux instrument de la voix humaine qui
vibre à la fois dans l'âme de plusieurs auditeurs assemblés négligeant
l'imparfait leurre des décors et autres procédés matériels. Utiles quand on
veut traduire par une imitation fidèle la vie contemporaine, ils seraient
impuissants dans les œuvres de rêve, c'est-à-dire de réelle vérité.
On s'est fié à la parole pour évoquer le décor, et le faire surgir en l'esprit du
spectateur, comptant obtenir, par le charme verbal, une illusion entière et
dont nulle contingence inexacte viendra troubler l'abstraction.
Aussi le dialogue en vers est-il enchâssé dans une prose continue qui dévoile
les changements de lieu et de temps, indique les êtres, révèle les faits et
laisse ainsi au vers sa fonction essentielle et exclusive: exprimer lyriquement
l'âme des personnages. La prose assidue du coryphée suit l'action, elle la
débarrasse de tout récit, de toute explication qui gênerait ou alourdirait son
vol. Le chant ne contient que le chant.
Le Théâtre d'Art représente sur fond d'or
La Fille aux mains couPées.
DUSIGNE, Jean-François, Du théâtre d’art à l’Art du théâtre, Paris, éditions Théâtrales, 1997.
Auguste Linert :
«
Théâtre
ci'
Art social,
spectacle
ci'
essai»
Extrait du programme, in
L'Art social,
1re année
(11011
datée), p. 7.
Trouvant notre théâtre trop spécialiste, trop analytique, j'ai tenté un essai
Vl;rs un genre plus large, plus théâtral, plus fécond, vers la synthèse en
un
III
ot.
Notre drame moderne est une photographie prise
à
l'instantané et rehaus-
sée de retouches au pinceau du poète ou fouillée des pointes ches du
psychologue.
C'est aller
à
l'encontre de l'art dramatique, je crois, que de viser seule-
ment, exclusivement,
à
la rité,
à
la reconstitution
exacte
d'un milieu,
à
"étude naturelle d'un caractère, au veloppement logique de la vie,
puisque tout est factice au théâtre, depuis le sol, plancher vulgaire, jus-
qu'au ciel, vagues frises.
La
commedia dell'arte
serait la seule et bonne tranche de vie - et encore
!
Le théâtre étant de l'humanité artificielle, je bâtis franchement ma pièce
en pleine convention, je l'échafaude avec des accessoires nécessaires, et
malgcela - ou plutôt, grâce
à
cela - j'espère produire une impression de
réalisme dans l'esprit du spectateut.
Mon sérieux est basé sur le burlesque. En un mot, je veux retourner sin-
cèrement
à
la source du théâtre, revenir
à
la voie primitive; je saute des
siècles pour arriver aux grossières moralités, miniscences du drame
antique, le seul qui fut
à
la fois philosophique et humain.
L'art dramatique doit surtout viser
à
la synthèse, généraliser la vie et les
aspirations d'un peuple.
C'est ainsi qu'il a été chrétien aux siècles de la foi sincère, guerrier au
temps des rouges apothéoses; il est bourgeois en notre époque monnayée,
toutes les scènes se sument en ceci: propriété; vol, trafic matrimo-
nial, cocuage, adultère, héritage, testaments et contrats.
Il doit être social aux jours de revendications populaires et exprimer sur-
tout la lutte de ces antagonistes : le capital et le travail, la banque et
l'atelier.
Aussi deux symboles dominent dans ma pièce: le coffre-fort, armure des
chevaliers modernes, la ... cloche de Caïn, tocsin des frères maudits ...
12
mars
1893
En apportant au
titre
de Paul Fort un
ajout significatif, le Thé6tre d'Art
Social
se
veut ouvertement
polémique.
Le
12 mars 189],
Auguste
Linert
annonce de la
sorte
un spectacle
d'essai
et
place en
exergue
de son
programme la
motion
suivante:
«
La
parole
est
à
l'Art.» Il ne donnera
qu'une seule représentation. qui n'a
sans
doute
pas répondu aux
intentions
de ses fondateurs. Ses
attaques
visent
aussi bien le
thé6tre
«
conventionnel
et
bourgeois» que le
Thé6tre Libre
et le Thé6tre
d'Art de
Poul Fort conjugués.
Il ne
s'agit
pas de calquer
la
réalité
mais de développer une dimension
fantaisiste de la fable.
Comme
des
marionnettes, les
personnages
doivent
représenter des types de
caractère semblables
à
ceux
de la
Commedia dell'arte, donnée pour
exemple. Portant du principe que
tout
est
factice au
thé6tre,
il s'agit de
mettre
en évidence la convention,
et
retourner
ainsi vers
«
les voies
primitives
». De
telles
intentions ne s'avèrent-efles pas
annonciatrices du
thé6tre
d'Alfred
Jarry avec son Père Ubu
ou
du
thé6tre de foire du
docteur
Dappertuto, alias Meyerhold?
1 / 63 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !