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ABDULLAH CEVDET (1869-1932) ET L'ISLAM
Avertissement
Abdullah Cevdet sera désigné dans cet exposé par les initiales A.C..
Pour l'écriture des noms et termes turcs, en dehors des orthographes
largement consacrées en français par l'usage pour certains noms propres en
particulier, c’est l’orthographe du turc contemporain qui sera utilisée. De plus,
sans recourir à une vraie transcription scientifique, pour les noms et termes
ottomans, nous utiliserons le signe [] pour rendre le [ayn], l’apostrophe pour
la [hemze] et l’accent circonflexe pour rendre les voyelles longues, dans la
plupart des cas.
I. Présentation du travail
Le Docteur Abdullah Cevdet est l’un de ces nombreux personnages qui
animèrent le débat sur la nécessaire et indispensable transformation de la
société et de l’Etat, dans les toutes dernières années de l’Empire ottoman puis
au tout début de la République turque. Se consacrer à l’étude de sa pensée
permet de se plonger dans cette période agitée de l’histoire turque et de plus,
de constater, une fois encore, la volonté retrouvée chez de nombreux
médecins ottomans de l’époque, de prendre en main le destin de leur pays.
Comme l’indique le titre de notre travail, il s’agit ici de s’arrêter sur
l'attitude et la pensée d'A.C. sur l'islam. Mais, comme nous le verrons, ceci
impose évidemment ne serait-ce que parce que l’islam et les hommes de
religion tenaient alors encore une place considérable dans l’organisation
sociale et politique de l’Etat ottoman - d'analyser ses idées et ses positions
sur l’ensemble des questions que durent aborder, les différents problèmes et
défis que tentèrent de relever alors ceux qui, comme A.C., cherchèrent à
proposer des solutions pour assurer l’avenir de leur patrie menacée, l’Empire
ottoman.
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Nous présenterons ainsi en premier lieu une biographie résumée du
personnage, mais en insistant malgré tout sur les points-clés de son parcours.
Puis nous tenterons d’analyser la pensée d’A.C. en considérant ses deux
aspects essentiels et interdépendants, l’occidentalisme et sa position face à
l’islam. Ensuite, il nous paraît intéressant, et nous nous en expliquerons, de
faire quelques commentaires sur la présentation des relations entre A.C. et
l’islam, offerte par les sources que nous avons pu consulter. Nous conclurons
notre travail par l’inévitable projection dans le présent, à laquelle nous aura
conduit cette analyse, pour donner enfin les références des articles et
ouvrages sur lesquels nous nous sommes appuyé pour mener à bien cette
étude.
II. Biographie
Plutôt que de reproduire ici une biographie plus ou moins détaillée du
personnage, telle qu’on peut la trouver dans de très nombreux documents,
nous nous attacherons à insister sur les étapes et les quelques dates
particulièrement importantes de sa vie.
1. Un parcours agité.
A.C. naquit en septembre 1869 dans une famille kurde d’Arapgir. Son
père Ömer Vasfi Efendî, un homme pieux et religieux, était secrétaire au
premier bataillon de Diyarbakir. Après avoir étudié à l’école militaire de
Ma'mûretü-l'‛azîz (devenue Elâzığ), A.C. entre en 1890 à l’Ecole militaire de
médecine d’Istanbul. Les circonstances et les étapes précises aboutissant à la
constitution du Comité Union et Progrès (C.U.P.), İttihât ve Terakki
Cemiyeti, sont controversées ; mais ce fut bien au sein de l’Ecole de
médecine militaire que prit naissance le mouvement jeune-turc et ce fut peu
après les débuts de ses études médicales qu'A.C. rencontra un certain
nombre des membres fondateurs de ce mouvement ainsi que du C.U.P., dans
l’histoire desquels médecins et officiers occupèrent toujours le devant de la
scène. A.C. s’engagea très rapidement dans des activités dirigées contre le
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despotisme du sultan Abdülhamit II. Son tout premier emprisonnement en
1892 marque le début d’une existence fort agitée, émaillée de plusieurs
périodes en prison, pour des durées variables, et par un long exil, buté en
1896 à Tripoli (Libye) et achevé en Egypte d’où il regagna Istanbul en 1911.
Médecin diplômé en 1894, il fut envoyé temporairement à Diyarbakir pour y
combattre une épidémie de choléra. Il en profita pour y obtenir l’inscription de
plusieurs nouveaux membres, parmi lesquels se trouvait Ziya Gökalp, au
Comité de l’Union ottomane, İttihâd-ı Osmânî Cemiyeti, qui deviendrait
ensuite le C.U.P. Echappé de son exil tripolitain, il passa par Paris une
scission se produisit au sein du C.U.P.. A.C. choisit de se ranger derrière
Ahmed Rıza avec ceux qui avaient refusé un accord signé par Mizancı Murad
et plusieurs autres membres avec le chef de la police secrète hamidienne, leur
permettant de retourner dans la capitale. Parvenu à Genève en 1897, A.C. y
devint l’un des dirigeants puis le rédacteur en chef du bimensuel des
Jeunes - Turcs, ‛Osmanlı [L’Ottoman]. En 1899, après avoir négocié avec le
Palais - un an plus tôt de semblables négociations avaient déjà abouti à un
« marché » conclu avec les autorités mais non respecté par A.C. il
s'engagea à ne plus rien écrire qui sortît du cadre médical et fut nommé
médecin à l’ambassade ottomane de Vienne. Mais une fois encore, il ne tint
pas ses engagements et continua de rédiger et envoyer des articles en sous-
main pour ‛Osmanlı. Pourtant, cette étape marque dans son parcours une
rupture définitive avec les Jeunes - Turcs et le C.U.P. A cela deux raisons
essentielles : d’une part, après avoir apparemment commenà verser ses
émoluments au C.U.P., il cessa de le faire. D'autre part et c’est probablement
le plus important, Ahmed Rıza Bey et ses compagnons considérèrent
qu'A.C. avait trahi leur cause en acceptant ce poste à Vienne et déclarèrent
catégoriquement qu’ils ne voudraient plus de lui parmi eux. En septembre
1903, il fut expulsé d’Autriche pour aboutir à nouveau à Genève. Ce moment
est également essentiel dans la vie d’A.C. puisque c’est alors qu’il fonda en
1904, non sans l’aide matérielle, semblerait-il, de l’ex-chef de la police secrète,
Ahmed Celâleddin Paşa, et en y consacrant lui-me l’essentiel de sa propre
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fortune, sa revue İctihâd ainsi que la maison d’édition du même nom et
dénommée en français l’Imprimerie internationale. Il créa alors aussi la série
Kütüphâne-i İctihâd dans laquelle furent publiées nombre de ses propres
oeuvres et dont il fut le directeur jusqu’à son décès. İctihâd, périodique
littéraire et intellectuel dédié à la promotion de la culture mais aussi à la
défense des libertés d’opinion, de parole et de culte, parut durant presque
trente ans, bien qu’avec plusieurs interruptions et en changeant aussi de base
géographique, en fonction des placements de son directeur, résultant de
ses conflits avec les autorités. D’ailleurs, dès la fin de l’année 1904, il fut
expulsé de Suisse et s’installa au Caire en septembre 1905. Dans l’intervalle,
il avait été condamné par contumace à Istanbul à la réclusion à perpétuité en
forteresse, à la confiscation de ses biens, parmi lesquels figurait son
imprimerie bien sûr, et déchu de ses droits civils. A Genève il avait fondé, avec
Edhem Rûhî (Balkan), le Comité d’Union révolutionnaire ottoman,
‛Osmanlı İttihât ve İnkılâp Cemiyeti, une organisation aux penchants
ouvertement anarchistes au sein des Jeunes - Turcs. Au Caire, il adhéra au
Parti décentralisateur jeune-turc, Adem-i Merkeziyyetçi Genç Türk
Fırkası. Tout en exerçant comme ophtalmologue, il poursuivit bien sûr ses
activités littéraires et pamphlétaires allant jusqu’à réfuter dans İctihâd l’utilité
même de la dynastie ottomane ce qui lui valut d’être désavoué par l’ensemble
de la presse jeune-turque. Après l’avènement de la deuxième constitution en
1908 et l’abdication d’Abdülhamit II en juillet 1909, A.C., en délicatesse avec
les leaders du C.U.P., ne se précipita pas pour rentrer à Istanbul. Une autre
tempête fut de plus déclenchée par la publication de sa traduction de l'Essai
sur l’histoire de l'islamisme de Reinhart Dozy, [Ta’rîh-i İslâmiyyet]. En vrier
1910, à la suite de mutiples requêtes présentées par les services du şeyh-
ül’islâm
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(Meşihât) criant à l’agression contre la foi islamique, le gouvernement
jeune-turc d’İbrahîm Hakkı Paşa interdit l’ouvrage en Turquie et ordonna que
les exemplaires dont on pourrait s’emparer soient jetés à la mer depuis le pont
de Galata. Après avoir accueilli dans les colonnes d’İctihâd plusieurs auteurs
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Il s’agit du plus haut dignitaire religieux dans la hiérarchie des oulémas au sein de l’Empire ottoman.
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ottomans adhérant aux idées occidentalistes ou promoteurs du matérialisme
biologique, et participé encore à certaines activités politiques, A.C. revint dans
la capitale au milieu de l’année 1911. Il resta alors quelques temps en retrait
de la politique. En 1912, après la défaite turque dans les Balkans, il fut
brièvement emprisonné, et le seul, parmi les 60 prisonniers politiques
concernés, à ne pas être membre du C.U.P.. De 1913 jusqu’en 1918, du fait
des attaques constantes menées par A.C. contre les institutions religieuses
officielles puis de son opposition à l’entrée en guerre de la Turquie en 1914, la
revue İctihâd dut parfois être publiée sous trois noms différents ou fut fermée à
plusieurs reprises. Durant le conflit mondial en 1915, c’est face aux menaces
de mort à son encontre, émanant des « Unionistes » (membres du C.U.P.),
qu’A.C. fut obligé de faire cesser la parution de sa revue. Après l’annonce de
l’armistice de Moudros, il réapparut sur la scène politique et éditoriale.
Toutefois, bien qu’ayant été par deux fois directeur général de la Santé
publique, ses écrits et ses prises de position lui valurent d’être démis de ses
fonctions, de voir à nouveau sa revue interdite et de devoir faire face à de
nouvelles poursuites judiciaires. Sur ce plan-là, la dernière affaire sérieuse fut
déclenchée en mars 1922 par un article dans lequel il faisait l’éloge de la
religion Bahaï. En avril de la même année, il fut condamné à deux ans de
prison pour blasphème « enbiyâya ta‛n-fezâhât-ı lisâniyye paroles
offensantes envers les prophètes »] mais le procès fut annulé par la cour
d’appel. L’affaire se poursuivit cependant sous la République pour s’éteindre
avec la suppression, le 30 décembre 1926 dans le nouveau code pénal turc,
de l’article définissant le crime invoqué. Malgré tout, du fait de ses activités
politiques à tendance séparatiste et à son attitude nettement anglophile après
l’armistice, il fut écardu service de l’Etat. De même, fin 1924, les rumeurs
sur une éventuelle accession d’A.C. à la députation dans la circonscription
d’Elazığ firent long feu, suite à une campagne de presse qui, en plus des
continuelles et habituelles critiques à l’encontre de ses articles « anti-
religieux », présenta les conceptions d’A.C. sur la politique démographique
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