Programme : des Mongols aux Mandchous

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LA CHINE À L’HEURE MONGOLE
LE CADRE CHRONOLOGIQUE
Au 13e siècle, dans le monde, le fait majeur est la constitution de l’empire mongol : les cavaliers
mongols déferlent comme une vague sur toute l’Eurasie, donnant à l’histoire de cette époque une
dimension globale, mondialisée. Les conquêtes mongoles, qui s’étalent sur tout le siècle, conduisent
en effet à la formation du plus grand empire jamais formé : outre la Mongolie, il comprend la Chine,
l’Asie centrale, la Russie du sud (empire de la Horde d’or), l’Afghanistan, l’Irak, l’Iran. Les Mongols
se rendront même aux confins nord-ouest de l’Inde (1224), en Europe orientale (1241), ainsi qu’en
Syrie et au Liban (1260), mais n’y resteront pas. C’est sur ces immenses territoires que va régner la
pax mongolica (la « paix mongole », par allusion à la pax romana). À cause de ces dimensions
mêmes, l’empire mongol ne possède néanmoins aucune unité culturelle : pas de langue commune, pas
de système politique commun, pas de religion commune, pas de chef unique, etc. C’est un empire à
plusieurs têtes, et qui de ce fait va se fissurer aussi rapidement qu’il s’est constitué.
La Chine n’est donc qu’une partie de l’empire mongol, mais par sa culture, ses richesses, elle en est le
joyau. Pour ce qui est de la chronologie du règne mongol en Chine, on peut distinguer grosso modo
trois temps :
1. la phase de conquête de la Chine du nord, qu’on peut considérer achevée en 1234 avec la chute de
la dynastie jurchen des Jin1. Cette période est surtout associée à Genghis Khan (ci-après GK), qui
meurt en 1227. Phase de « conquête continue » (les Mongols sont dans leur élément).
2. la phase de conquête de la Chine du sud, qui dure presque un demi-siècle et se termine
symboliquement par la prise de Hangzhou, la capitale des Song du sud, en 1276. Pendant tout ce
temps, les Mongols gouvernent la Chine du nord. Qubilai (ci-après QK), petit-fils de Genghis, est élu
grand khan en 1260. Les Mongols déplacent leur capitale à Pékin puis prennent le nom dynastique
chinois de Yuan 元 (1271).
3. le règne mongol sur toute la Chine : de 1276 2 à 1368, date de la proclamation de la dynastie
chinoise des Ming. Cette phase n’est plus guerrière, les Mongols s’amollissent. Après la mort de
Qubilai (1294), c’est un déclin qui ne fait que s’accélérer.
Attention, donc : le règne mongol en Chine n’est pas limité à 1276-1368 : les Mongols ont occupé la
moitié nord de la Chine dès le début du 13e siècle. Il n’y a pas un siècle, mais deux, d’influence
mongole en Chine.
De Chine, les Mongols tentent de poser pied en Corée, au Japon, en Asie du sud-est et à Java. C’est un
côté moins glorieux de leur histoire car mis à part en Corée, ces tentatives se soldent par des échecs.
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Les Jurchen, originaires de Mandchourie et lointains ancêtres des Mandchous, étaient un peuple de pêcheurs et
de chasseurs. Vers la fin du 11e siècle, ils vivaient sous la domination des Khitan (nom dynastique chinois :
Liao), les maîtres de la région. En 1115, le chef jurchen Aguda s’était proclamé empereur, fondant la dynastie
Jin 金. En 1120, il fit adopter une écriture nationale inspirée de celle des Khitan. Excellents cavaliers, leurs
qualités guerrières – ainsi qu’une organisation sociale de type paramilitaire – permirent aux Jin, avec une
rapidité exceptionnelle, de faire disparaître l’empire des Khitan. Puis, en 1126-1127, de rompre leur alliance
avec les Song et de les attaquer. Ils capturèrent l’empereur des Song et obligèrent ceux-ci à se replier dans la
moitié sud de la Chine (dynastie des Song du sud, à partir de 1127). Les Jurchen continuèrent de harceler les
Song du sud, avant de conclure avec eux un traité de paix (1142) les obligeant à verser de lourdes indemnités
annuelles. En 1153, ils établirent leur capitale à Pékin (baptisée Zhongdu, la « capitale centrale »). Leur empire
était immense : toute la Chine du nord et tout le grand Nord-Est. Peu à peu, et en dépit de réactions violentes
d’une partie de leurs élites, les Jurchen se sinisèrent. Les premiers affrontements entre Mongols et Jurchen
datent du milieu du 12e siècle.
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On voit parfois, comme date de début, 1279, qui est la date de l’élimination du dernier prétendant au trône des
Song. Mais ce n’est là qu’une convention : 1276 ou 1279, peu importe.
CHI 013a – J. Kerlouégan – Décembre 2005
À PROPOS DES SOURCES…
Quelques sources textuelles importantes sur l’époque mongole :
- le Yuanshi 元史 (Histoire des Yuan) est l’histoire dynastique des Yuan (il est donc en chinois). Il a
été compilé au tout début des Ming, en 1369-1370. Les compilateurs ont dû compléter à la va-vite une
première version dans laquelle manquait la partie sur le long règne du dernier empereur des Yuan,
pour laquelle il n’y avait pas d’archives. L’ouvrage est traditionnellement jugé comme bâclé (on a
retranscrit tels quels les documents des archives, sans grand travail de synthèse). Il contient peu de
choses sur la période avant Qubilai. Mais le Yuanshi reste néanmoins incontournable pour étudier les
Yuan. Au 18e siècle, plusieurs lettrés des Qing ont tenté, sans jamais mener à bien leur projet, d’écrire
une autre Histoire des Yuan, car ils jugeaient que le Yuanshi contenait trop d’imprécisions. Mais ce
n’est que dans les années 1920 qu’un Xin Yuanshi (Nouvelle Histoire des Yuan) a été compilé pour
pallier les lacunes du Yuanshi.
- L’Histoire secrète des Mongols est une sorte d’épopée historique, de saga, de chant héroïque plein de
chair et de sang, dans la tradition des récits oraux nomades (L’Histoire secrète est sans doute fondée
sur les récits qu’on racontait sous la yourte). Elle relate les origines de la lignée genghiskhanide (des
origines de GK jusqu’à l’avènement de son successeur Ogodei, en 1229). Très riche pour la jeunesse
de GK. Donne une image de GK pas toujours aussi positive que celle de l’histoire officielle (Jochi ne
serait pas son fils, GK a peur des chiens, est influencé par ses femmes au moment de diviser son
empire, a subi des défaites là où l’histoire officielle parle de victoires, etc.). Aurait été écrite lors du
quriltai (assemblée des grands) de 1228, juste après la mort de GK.
La version mongole est perdue : on n’en connaît que la version en caractères chinois translittérant
approximativement les syllabes du mongol du 13e siècle (ce travail a été fait par le Bureau des
Interprètes du début des Ming). Cependant, en 1926, a été découverte en Mongolie une copie
médiocre (de la fin du 17e siècle ou du début du 18e siècle) de l’Altan tobchi (Le Résumé d’Or), en
écriture ouïghoure traditionnelle, qui comprend de longs passages de L’Histoire secrète, ce qui a été
utile pour restaurer le texte mongol original.
Il existe plusieurs traductions en langues occidentales. La plus aisément accessible est : Histoire
secrète des Mongols. Chronique mongole du 13e siècle, Gallimard, « Connaissance de l’Orient », 1994.
- la Somme des chroniques (Djâmi ‘al-tawârîkh), de l’historien Rashi al-Dîn, en persan, contient une
chronique de l’histoire des Mongols genghiskhanides et des premiers il-khans (les khans de Perse).
Rashi al-Dîn occupait des fonctions politiques dans le khanat de Perse. Il a écrit sur l’ordre du khan de
Perse, lui-même féru d’histoire, et a ainsi pu avoir accès à des archives, et notamment à une chronique
mongole privée de la famille genghiskhanide, l’Altan Debter (Le Livre d’or), aujourd’hui disparue. Il
a aussi pu assister aux conférences d’un ambassadeur de QK en Perse, qui était une autorité en histoire
mongole.
- le Shengwu qinzhenglu 圣武亲征录 (Chronique des campagnes personnelles du Saint Martial) est
une chronique en chinois des campagnes de GK et d’Ogodei, fondée elle aussi sur l’Altan debter. Elle
a servi de source pour la rédaction du Yuanshi. Elle a été traduite en français en 1951.
- plusieurs codes de lois, en chinois, datant de la fin du 13e siècle et de la première moitié du 14e siècle
(voir 3.4). Sources précieuses sur le fonctionnement de la société sous l’ère mongole.
1. LA SOCIÉTÉ MONGOLE EN MONGOLIE
Qui étaient les Mongols ? D’où venaient-ils ? Les réponses sont assez floues. À l’époque où
on les voit émerger, au milieu du 12e siècle, ils n’ont pas une longue histoire, ils ne sont pas un peuple
important comme les Ouïghours ou les Khitan. Dans les sources chinoises, la première apparition du
mot Meng 蒙 date seulement des Tang : dans des textes du 8e siècle, ce mot désigne des tribus de la
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La Chine à l’heure mongole
forêt mandchourienne. Puis il réapparaît aux 10-11e siècles pour désigner des nomades, mais pas de la
même région (entre le lac Baïkal et les Grands Khingan). On pense toutefois qu’il y a un lien.
Apparemment, ces Meng ne sont pas nombreux, pas très développés culturellement, et pauvres; en
tout cas, ils passent assez inaperçus jusqu’au 12e siècle. À partir des années 1140, ces Meng
(appelons-les désormais Mongols) apparaissent fréquemment dans les textes, et clairement comme des
ennemis des Jin (qui règnent en Chine). Mais ils ne demeurent qu’une confédération tribale parmi bien
d’autres.
Les origines légendaires du peuple mongol (cf. L’Histoire secrète) sont les suivantes : un loup
gris et une biche se seraient unis sur une montagne, devenue ensuite sacrée, et auraient initié une
descendance sur plusieurs générations…
Trait principal de la société mongole : le nomadisme, la mobilité. Ils se déplacent sans arrêt,
n’ont pas de « domicile fixe ». Ils perdront d’ailleurs de leur puissance lorsqu’ils se sédentariseront en
Chine (ce sera aussi le problème des Mandchous au 17e siècle, mais ceux-ci le résoudront mieux).
Les Mongols possèdent une culture du cheval qu’ont perdue les Chinois : petit cheval
vigoureux de la steppe, le poney, qui est capable de dénicher de l’herbe sous une couche de neige, que
tout le monde sait monter. Les Mongols se déplacent à cheval, dorment dessus, font la guerre dessus
en tirant à l’arc léger ou lourd (tirent par-dessus l’épaule, en se retournant), chassent dessus (la chasse
ou la conquête de nouveaux pâturages servent d’entraînement permanent à la guerre), peuvent même
saigner le cou du cheval et boire son sang tout en cavalant. Chaque homme possède deux ou trois
chevaux, peut-être même cinq, et les monte jusqu’à ce que les bêtes meurent d’épuisement. Un dicton
dit : « Sans son cheval, qu’est-ce qu’un Mongol a de mieux à faire que mourir ? ».
Ils élèvent aussi des moutons, chèvres, qui leur donne lait et laitages (produits inconnus en
Chine, typiques de la steppe), viande et laine.
Pas d’agriculture mais un artisanat (tanneurs, fabricants d’arcs, forgerons, qui sont en même
temps des guerriers). Nécessité de vivre près d’empires sédentaires pour s’approvisionner en thé,
textiles, objets métalliques, …
Les Mongols vivent en permanence de la chasse et des pillages, qui leur procurent du butin.
Peuvent aussi enlever des femmes des autres ethnies (la mère de GK est enlevée par Yisugei, son père,
à un chef Merkit qui voulait en faire sa fiancée). Ce mode de vie violent, ils vont l’élever en principes
stratégiques pour les guerres de conquêtes : raids imprévisibles, stratégie de harcèlement plutôt que
d’affrontement direct, retraites simulées pour attirer l’ennemi en un terrain favorable. Tout cela est
savamment planifié.
Ils habitent sous la yourte (ger), campent dans la prairie, le long des points d’eau, se déplacent
au rythme des saisons, une science qui nécessite la connaissance de la météorologie, des distances, du
relief, des pistes.
Dans la société mongole, le place des femmes est plus grande que dans les autres sociétés
asiatiques, sédentaires. Chez les nomades, tout le monde travaille !
Il y a des classes sociales : les nobles, les gens du peuple (pas grande différence de statut entre
les deux) et des dépendants (bo’ol). Le nokhod est l’entourage d’un chef (comprend des gens de toutes
origines sociales, qui ont choisi de suivre un chef).
Les lignages (familles étendues) constituent la base de l’organisation sociale, mais peuvent
aussi être « lâches » (on se construit des lignages artificiels, alliances politiques de circonstance, qui
peuvent être vite remises en question).
Les Mongols ne savent ni lire ni écrire. Culture orale. Les ordres militaires sont transmis de
bouche à oreille par des formules rimées pour qu’on les retienne (cela permet en outre que ces ordres
ne tombent pas entre les mains ennemies). Les bilik sont des espèces de maximes, les yasaq des
commandements.
2. DE LA CONQUÊTE À LA SINISATION
2.1 Le destin exceptionnel de Genghis Khan
Gengis Khan, 成吉思汗 en chinois, s’appelait Temüjin (de temurchi, « forgeron », car il serait
né dans une famille de forgerons). Il serait né au milieu des années 1160. Il a circulé ensuite plusieurs
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CHI 013a – J. Kerlouégan – Décembre 2005
légendes autour de sa naissance. Il fait partie d’une des ethnies qui peuplent la steppe, l’ethnie
mongole, établie entre les rivières Onan et Kerulen, dans une région de collines et de prairies, au sud
de la forêt sibérienne et au nord de la capitale actuelle de la Mongolie, Oulan Bator. Cette ethnie vit
entourée d’autres ethnies, tantôt rivales tantôt amies (les alliances se font et se défont au gré des
circonstances, et les revirements sont les prétextes de campagnes punitives). Ces ethnies sont divisées
en tribus, elles-mêmes divisées en lignages et clans. Temüjin fait partie du clan des Bordjigin. C’est
un chef très charismatique, à l’œil de chat, au physique imposant, au mode de vie frugal (il n’aimait
pas le luxe chinois), aussi généreux avec ses loyaux serviteurs ou compagnons d’armes que violent et
sans pitié pour ses ennemis ou ceux qui l’ont trahi.
Le thème de la vengeance est très important dans la culture mongole. Enfant, Temüjin tue un
de ses demi-frères qui lui a volé un butin de chasse. On le voit ensuite participer à l’expédition
punitive contre les Merkits (1184), qui avaient enlevé sa future épouse, Börte (la fille d’un chef
Onggurat), à laquelle il avait été fiancé dès son plus jeune âge; puis écraser les Tatars, qui avaient
empoisonné son père (vers 1174-1175); exécuter son vieil ami d’enfance Jamuga, coupable d’être
passé plusieurs fois chez l’ennemi (1205). C’est souvent par vengeance (et par esprit conquérant) que
les Mongols rayent de la carte des territoires entiers, rasent les villes, massacrent leurs habitants. Les
soldats mongols coupent les têtes ou les oreilles pour avertir la population de leur passage, dressent
des pyramides de têtes (voir les témoignages horrifiés de chroniqueurs de la chrétienté occidentale).
GK a passé presque toute sa vie à faire la guerre.
En une vingtaine d’années, Temüjin, qui est fait khan au quriltai de 1187 ( ?), commence par
mettre sous sa tutelle les peuples de la steppe (prairies ou forêts), dont certains étaient bien plus
nombreux que les Mongols :
- les Tatars sont battus en 1196 (Temüjin s’allie pour cela aux Jin, qui le récompensent de
titres honorifiques).
- les Kereits, longtemps alliés de Temüjin (son père avait aidé un chef Kereit), nestoriens, sont
battus en 1203. Temüjin se proclame leur chef.
- les Naimans (peuple lettré, d’origine turque, ayant adopté une écriture ouïghoure,
bouddhistes et nestoriens), sont vaincus en 1204.
L’une des clés du succès est un nouveau type d’organisation militaire, fondé sur un système
décimal : des unités de 10, 100, 1000 (mingghan) ou occasionnellement 10 000 hommes (tümen). Ces
armées sont mobiles, souples, disciplinées. Genghis veille à répartir le commandement, de façon à
éviter qu’un chef d’armée prenne trop de pouvoir. Il n’hésite pas à promouvoir les soldats du rang. Les
chefs d’armée disposent de gardes personnelles, les kesig, qui servent en même temps d’intendance
personnelle mobile. Ce système d’organisation militaire permet aussi de briser les liens tribaux.
Devenu le maître de la Mongolie, le khan Temüjin reçoit son nom de Cinggis
(« l’océanique », « l’universel » ? ou « le grand », « le brave » ?) au quriltai de 1206. Entre temps, il
commence à promulguer des lois, notamment sur la discipline militaire, par exemple sur l’exécution
des déserteurs, la responsabilisation des chefs. Ces lois deviendront eu fil du temps le yasaq, un code
politique et moral plein de traditions ancestrales, réservé aux Mongols (cf. 3.4). Il dote la langue
mongole d’un alphabet, adapté de l’alphabet ouïghour (1204)(c’est ce même alphabet ouïghour que
les Mandchous utiliseront au 17e siècle pour créer leur alphabet).
Plusieurs peuples se soumettent de leur plein gré, comme les tribus de la forêt sibérienne
(1207), les Kirghizes (1207) et surtout les Ouïghours (1209). Les Ouighours, peuple lettré, de langue
turque, descendants des puissants Ouïghours de l’époque des Tang, avaient été repoussés vers l’ouest
(dans les oasis du Xinjiang) au 9e siècle et s’étaient sédentarisés. Ils devaient avoir une profonde
influence culturelle sur les Mongols et s’avérer plus tard des intermédiaires précieux avec les Chinois.
Au 13e siècle, ils sont de plus en plus bouddhisés (mais pas encore Musulmans comme aujourd’hui).
Première victoire sur un peuple sédentaire. GK s’attaque ensuite au vaste État Tangut (dynastie
appelée Xixia par les Chinois), dans la région des Ordos, et conclut une paix avec lui en 1210.
GK peut ensuite s’attaquer aux Jin, en Chine du nord. La première attaque contre eux, en
1211, ne sert qu’à rapporter du butin. Le blocus de Pékin, en 1213-1214, est levé car Pékin ne tombe
pas : les Mongols concluent des accords de paix avec les Jin. Mais ceux-ci fuient, dans la foulée, en
lieu plus sûr, à Kaifeng (où ils tiendront encore 20 ans). Furieux, GK revient, et cette fois prend Pékin
désertée, détruisant une bonne partie de la ville. Il faut noter que le pouvoir Jin était contesté en son
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La Chine à l’heure mongole
sein même (rébellion d’un général jurchen qui fonde son État en Mandchourie, en 1215). Les Khitan
de Mandchourie, ennemis de toujours des Jin, se rallient.
Mais GK doit s’occuper de l’ouest : entre 1215 et 1223, il délaisse la Chine, qu’il confie aux
mains de son général Muqali, et s’occupe de conquérir l’Etat du Kara-Khitai (les « Khitan noirs »,
descendants des Khitan vaincus un siècle plus tôt par les Jurchen, et qui s’étaient réfugiés au
Xinjiang). Sa campagne contre l’Etat musulman du Khorezm (1219-1223) lui permet de prendre
Boukhara, Samarcande, Kaboul, puis il pousse vers le Caucase, l’Arménie, l’Azerbaïdjan…
Genghis retourne en Mongolie vers 1225, et meurt, des suites d’une chute de cheval dit-on,
dans une ultime campagne contre les Tangut – il voulait régler un dernier compte avec eux, car ils
n’avaient pas honoré leur parole de soutien aux Mongols. On n’a jamais retrouvé sa tombe, ce qui a
donné lieu à un tas de spéculations, mais on a construit très tôt une sorte de sanctuaire dans le désert
des Ordos, avec un cercueil contenant ses prétendues cendres et reliques (détruit pendant le
soulèvement musulman dans la région au 19e siècle).
Un destin exceptionnel : de chef de tribu à maître du monde… L’héritage de GK est
périodiquement rediscuté en Chine, en Mongolie, dans l’ex-URSS. Héritage positif (mélange des
cultures) ou négatif (destructions, morts) ? Depuis le début du 20e siècle, GK est une figure nationale
en Mongolie, où il est considéré comme le fondateur de la nation et de la culture mongoles.
2.2 De Genghis à Qubilai
GK avait préparé sa succession dès 1219 en divisant son empire et ses armées entre ses quatre
fils : Jochi, l’aîné (puis ses descendants) règneront sur la partie ouest (Russie du sud, Sibérie
occidentale) 3, Djaghatai reçoit l’Asie centrale (ses descendants seront les fameux « grands moghols »
indiens du 16e siècle), Tolui, le plus jeune, la Mongolie natale. Le troisième fils, Ogodei, est choisi par
GK comme son successeur et doit hériter (tacitement) de la Chine du nord.
Ogodei est fait khan au quriltai de 1229 dans la « terre natale » de Mongolie, et poursuit les
conquêtes en suspens en Chine. En 1234, il force la capitulation définitive des Jin, qui s’étaient
déplacés à Kaifeng pour y être en lieu plus sûr (voir plus haut), et dont un certain nombre avaient fait
défection et étaient passés du côté des Mongols. Il aura fallu 20 ans de guerre, depuis la prise de Pékin
en 1215, pour éliminer définitivement les Jin. Les Song du sud refusèrent de coopérer aussi bien avec
les Mongols (en les laissant passer au Sichuan) qu’avec les Jin, qui étaient venus leur demander
assistance. Ogodei poursuit les conquêtes à l’ouest (Moyen-Orient et jusqu’en Europe orientale) et
même en Corée, mais celle-ci résistera presque 30 ans avant de capituler, en 1259 (il faut dire qu’elle
n’était pas une priorité des Mongols). La mort d’Ogodei, en 1241, fait revenir les troupes mongoles
d’Europe, car il faut tenir le quriltai pour élire un successeur.
À partir de cette date, la lignée genghiskhanide sera en permanence en proie à des querelles de
succession, qui montreront les rivalités entre les fils et petit-fils de GK. En 1251, c’est la lignée de
Tolui qui s’impose pour de bon en Chine et y règnera jusqu’à la fin de la dynastie mongole4 : Mongke,
un fils de Tolui, est élu grand khan (mais ce choix est contesté : certains nobles mongols ne
reconnaissent pas la décision du quriltai). De même, à la mort brutale de Mongke, en 1258, alors qu’il
combattait contre les Song du sud, nouvelle querelle de succession, cette fois entre deux de ses frères :
Qubilai (qui était lui aussi en campagne contre les Song du sud) et Arigh Boke, le cadet. Arigh, resté
en Mongolie, réussit à rallier des soutiens de poids parmi la noblesse mongole, y compris des gens de
la lignée d’Ogodei et de Djaghatai (qui espèrent revenir régner en Chine) mais finalement, c’est
Qubilai qui, à toute vitesse, est élu grand khan en 1260 (là encore, son élection sera toujours
contestée).
2.3 Le règne de Qubilai
Qubilai 5 est une figure de « second fondateur » (après Genghis), et même de véritable
fondateur du règne mongol en Chine. Son nom est resté profondément attaché à l’histoire chinoise,
Khanat de Kipchaq, plus célèbre sous son nom de Horde d’Or, qui survivra jusqu’au début du 16e siècle.
La lignée d’Ogodei se rabat sur l’Asie centrale et rejoint celle de Djaghatai.
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Voir sa biographie par Morris Rossabi : Khubilai Khan, His Life and Times, 1988.
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plus que celui de son grand-père. On peut même dire que ce fut l’un des plus grands empereurs
« chinois »… même s’il était Mongol.
QK achève la conquête des Song du sud, lancée dès la chute des Jin (1234), et qui nécessite
une quarantaine d’années. QK lui-même, dans les années 1250, a pris une large part à cette guerre
contre les Song du sud. Les armées mongoles ont contourné les Song du sud par le Sud-Ouest
(Yunnan, Sichuan, où les stratèges chinois aménagent des forteresses naturelles imprenables). Les
combats sont acharnés, et les Mongols ont dû s’y reprendre a plusieurs fois. Nankin est prise en 1274,
et Hangzhou, la capitale, est prise en 1276 par le général Bayan sans effusion de sang (contraste avec
la conquête du nord un demi-siècle plus tôt). Le dernier prétendant au trône des Song est tué en 1279.
La conquête a été facilitée dans les dernières années par l’affaiblissement complet du régime impérial
des Song du sud. Au-dessous d’empereurs enfants manipulés, deux factions s’affrontent : les
capitulards, comme le ministre Jia Sidao (qui, dit-on, observait des combats de criquets lorsqu’on vint
lui annoncer la chute de la dynastie), et les résistants, les patriotes, comme Wen Tianxiang, qui, après
avoir lutté pour repousser les Mongols, est fait prisonnier, refuse de s’agenouiller devant Bayan, est
amené devant QK, qui lui demande quel est son vœu. Wen répond qu’il souhaite mourir, car il ne peut
servir deux maîtres successivement, et est exécuté. Quoi qu’il en soit, l’intégration des Song du sud
amène dans le giron mongol une population d’environ 50 millions d’habitants. Le sud était beaucoup
plus peuplé que le nord, notamment parce qu’au moment de la conquête du Nord par les Jin, 150 ans
auparavant, beaucoup de Chinois du nord avaient émigré au sud.
Le règne de QK (1260-1294) correspond à une phase de sinisation accrue, même si cette
sinisation volontaire a sans doute été exagérée par les chroniqueurs chinois, fiers qu’un étranger
adopte les mœurs chinoises. Des mesures hautement symboliques, et impulsées dans une large mesure
par le lettré Liu Bingzhong, conseiller de Qubilai, montrent la volonté de ce dernier de s’ancrer en
Chine et de « rompre avec la steppe ».
Dès 1260, adoption d’un nom d’ère chinois, dans la tradition des empereurs chinois.
En 1264, QK déplace la capitale de Karakorum, construite par Ogodei (en 1235) en Mongolie,
à Khanbalik, la « ville du khan » (l’actuelle Pékin), 1500 km au sud-est. De son côté, Kaiping, au nord
de Pékin, qui était le QG des Mongols en Chine et la ville qu’avait faite construire Qubilai (et où
jusque-là il résidait), est transformée en capitale d’été et prend le nom de Shangdu (« capitale
supérieure ») 6. Khanbalik est construite à peu près sur l’emplacement de l’ancienne capitale Jin, que
les Mongols avaient presque entièrement détruite en 1215. La première phase des travaux débute en
1267 et est achevée en 1276. La ville est construite selon les conceptions architecturales chinoises les
plus anciennes. QK fait ceindre Khanbalik de remparts de presque 30 km de périmètre et y construit le
palais du khan (aujourd’hui disparu, remplacé par la Cité interdite). Importance symbolique de ce
transfert de la capitale dans le territoire conquis (les Khitan/Liao, eux, avaient, aux 10e-11e siècles,
gardé la capitale de leur empire dans le nord lointain, Pékin n’étant qu’une capitale secondaire).
Adoption en 1271 d’un nom dynastique chinois, Da Yuan 大元, une notion prise dans le
Yijing, et qui voudrait dire la « grande grandeur », et, en 1272, d’un nom chinois pour la capitale
(Dadu 大都, la « grande capitale »). QK se proclame empereur de Chine, investi implicitement du
Mandat Céleste. Il adopte cette même année, sur les conseils de Liu Bingzhong (qui y travaille depuis
1268 avec toute une équipe de lettrés), le cérémonial de Cour chinois (musiques et danses).
C’est QK qui adopte un système institutionnel « à la chinoise », à la fois pour s’adapter à la
réalité chinoise mais aussi pour contrer la puissance des nobles mongols qui avaient reçu des apanages
dès le règne d’Ogodei (nécessité de la centralisation administrative). Voir 3.2.
Il promeut l’agriculture, encourage la sériciculture, la production de cotonnades. Défriche des
terres vierges en Mongolie pour y introduire l’agriculture. Soutient aussi le commerce, y compris le
commerce extérieur (reste dans la lignée des Song), et l’artisanat. Le papier-monnaie est réintroduit en
1260, pour remplacer les pièces.
Il publie des textes réglementaires, des lois (mais pas de code pénal à proprement parler) : voir
3.4.
Problème du ravitaillement en grain de la capitale. Avec la conquête du Sud, véritable
« grenier à riz », on peut envisager ce ravitaillement. Le transport se fait d’abord par mer, mais c’est
Shangdu deviendra dans l’imaginaire occidental le mythique Xanadu, dont il est question dans le film Citizen
Kane, d’Orson Welles.
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La Chine à l’heure mongole
dangereux et c’est entre les mains de deux anciens pirates (qui avaient participé à la conquête du Sud),
qui le font payer cher. Des voix s’élèvent pour le transport fluvial. On construit le Huitonghe, c’est-àdire une section centrale du Grand canal (1289), très cher à construire (3 millions d’hommes + impôts
très lourds qui grèvent le budget) et à entretenir. On utilisera de fait les deux voies : la mer et le Grand
Canal. Le Yuanshi détaille la cargaison des convois maritimes entre les années 1284 et 1329. Ce
problème colossal du transport du grain au Nord ne sera jamais vraiment résolu au cours de toute
l’histoire impériale.
QK adopte une politique religieuse tolérante (voir 5.3.).
Le génie de QK a été d’avoir su s’entourer de conseillers chinois bien avisés, des confucéens.
Ainsi, Xu Heng, grand lettré confucéen, est nommé directeur du Collège impérial (il milite pour la
philosophie de Zhu Xi, apparue sous les Song du sud). Liu Bingzhong, lui, avait commencé sa carrière
comme moine chan. Sa bonne connaissance des mathématiques, de l’astronomie et des « sciences
occultes » (la croyance populaire en fera à sa mort une sorte de magicien) le rend populaire auprès de
QK, qui lui avait ordonné de superviser la construction de son QG, Kaiping, dès 1256-1260. C’est Liu
Bingzhong qui conseille, dès les années 1250 lorsque Qubilai n’est pas encore khan, de siniser
l’administration, de créer des écoles pour former des cadres, de promouvoir Confucius, de recruter et
protéger les lettrés chinois (il en présente à QK), de s’attacher à l’éducation, de baisser les impôts, et à
qui Qubilai confie, en 1267, la tâche de construire la nouvelle capitale.
Il y a au départ des résistances chinoises à la prise de pouvoir par Qubilai : par exemple, la
rébellion de Li Tan (1262), qui était le président du Secrétariat du Shandong et avait fait de la région
un véritable fief personnel. Sa rébellion est matée, mais QK en gardera une méfiance envers les lettrés
chinois. Mais surtout, la politique de sinisation mise en place progressivement n’a pas été sans être
vivement critiquée au sein même de la lignée genghiskhanide : dans les années 1270, QK est obligé de
faire la guerre, en Mongolie, aux descendants d’Ogodei et de de Djagathai (les lignées qui avaient été
éjectées hors de Chine en 1251), qui lui reprochent de devenir « trop » chinois.
Il faut souligner aussi que QK ne renie pas ses origines mongoles et maintient certaines
traditions de la steppe : les banquets somptueux (où l’on sert beaucoup de viande et d’alcool), la
chasse. Même dans sa vie conjugale : il ne choisit que des épouses et concubines mongoles.
La fin de son règne est moins brillante : échecs des guerres en Birmanie et en Annam dans les
années 1280, échec des expéditions au Japon (1274, 1281, 1286) et du débarquement à Java (12921293). Dans les dernières années de son règne, QK est attristé par la disparition de son épouse
principale, Chabi (1281). Chabi avait été une compagne fidèle dès la première heure (elle avait aidé
son mari à être élu khan). C’était une femme pro-chinoise, qui s’entendait bien avec les conseillers
chinois de son époux, et était intéressée par l’histoire chinoise. Elle avait assisté QK tout au long de
son règne, l’avait même influencé dans sa politique (protection du bouddhisme, sinisation). Elle avait
aussi influencé la mode (création d’un nouveau type de chapeaux à bords, d’un gilet sans manche,
plus pratique pour faire la guerre à cheval). La mort de Chabi est suivie par celle de l’héritier, le prince
Zhenjin (en 1285, à l’âge de 42 ans), fils de Chabi, qui avait reçu une éducation chinoise et parlait
chinois. QK en avait fait son digne successeur. S’il avait succédé à QK, le destin des Yuan aurait peutêtre été tout autre… Ces deux disparitions successives font sombrer QK dans la dépression. Il devient
alcoolique et boulimique (obèse, cf. les portraits qu’on a de lui), se cloître au Palais.
2.4 Le déclin des Yuan
Dans la première moitié 14e siècle, malgré une relative prospérité économique et commerciale, et la
paix, plusieurs signes d’affaiblissements apparaissent :
- l’éclatement de l’empire genghiskhanide, apparu dès le milieu du 13e siècle (et qui avait fait soupirer
un petit-fils de GK : « Si nous avions été unis, nous aurions pu conquérir toute la terre. »), se
confirme. Les quatre grands khanats de l’empire mongol n’ont plus de lien entre eux, et se font même
la guerre.
- en Chine : lutte de factions, dans l’aristocratie mongole, entre les Mongols « confucéens » prêts à se
siniser – les idées de Zhu Xi essaiment peu à peu dans la Chine du nord après la réunification – et les
guerriers purs et durs partisans de la politique de la steppe, qui déjà avaient reproché à QK son
penchant pro-chinois. Les empereurs valsent (8 empereurs entre 1294 et 1332, qui sont des pantins
aux mains des cliques de nobles; chaque succession se fait dans la violence, au prix d’intrigues,
7
CHI 013a – J. Kerlouégan – Décembre 2005
d’assassinats, de lobbying, de conspirations…). Climat d’instabilité politique. En 1323, l’empereur est
assassiné par la clique des durs. L’empereur/khan ne contrôle plus rien, n’a plus le pouvoir et ne
contrôle plus que la région de Pékin : des seigneurs de guerre locaux (mongols ou chinois), qui vivent
des revenus de leurs fiefs et entretiennent des armées personnelles, se partagent le reste du territoire.
Certains nobles mongols influents sont même en Mongolie et participent à distance, via leurs réseaux,
à la politique qui se trame à Pékin. Ces luttes de factions se poursuivent pendant le long règne du
dernier empereur, Shundi, souvent présenté comme un souverain de perdition (égaré par sa passion
pour le tantrisme tibétain).
- autre facteur : le pouvoir militaire central fort décline au profit d’un pouvoir civil décentralisé, avec
ses faiblesses
- la qualité de l’armée mongole décline rapidement (l’esprit militaire, martial disparaît)
- la corruption et la mauvaise administration gagnent du terrain
- résistance de plus en plus violente des masses chinoises à l’exploitation économique mongole,
surtout dans le Nord (car les Mongols n’avaient pas touché aux grands propriétaires fonciers du Sud,
qui leur apportaient des revenus). Fuite d’esclaves chinois cultivateurs à partir du début du 14 e siècle.
Le tout est aggravé par des calamités naturelles (changement de cours du Fleuve jaune en 1344) et des
épidémies (peut-être de peste). Révoltes de sectes religieuses bouddhiques, liées à la tradition du
Lotus Blanc ou au culte messianique du Bouddha Maitreya, avec des éléments de la religion
manichéenne. Les Turbans Rouges (en référence à la coiffe des insurgés) se donnent un roi, qu’ils
considèrent être un descendant du clan impérial des Song (et qui doit donc être mis sur le trône de
Chine). Un certain Zhu Yuanzhang, un paysan pauvre, fait partie de ces Turbans Rouges. Il prend leur
relais après leur défaite (1362), et parviendra à émerger comme le seigneur de guerre le plus puissant
parmi une dizaine d’autres, et à bouter les Mongols hors de Chine. Il sera le premier empereur des
Ming. Pour plus de détails, voir la première partie du chapitre suivant.
3. LA SOCIÉTÉ CHINOISE A L’ÈRE MONGOLE
3.1 La ségrégation ethnique
La société est divisée en quatre catégories ethniques (la division suit la date d’incorporation
au territoire mongol). Cette division n’a jamais été exprimée abruptement, mais elle est visible dans
les textes de lois :
- les Mongols
- les ethnies diverses (semuren 色目人 : Persans, Arabes, Russes, Européens, Tibétains, populations
turcophones, etc.), qui se parlaient probablement en turc ou en persan, mais cherchaient davantage que
les Mongols à s’intégrer à la culture chinoise, à apprendre le chinois.
- les Hanren (Chinois du Nord, incluant les Jurchen et les Khitan, qui étaient largement sinisés)
- les Chinois du sud (les plus nombreux, de loin; les Mongols les appelaient couramment des manzi 蛮
子, « sauvages », « Barbares du Sud »).
Ces catégories étaient davantage juridiques que sociales (il y avait des Mongols pauvres et des
Chinois restés riches). Les mariages entre groupes ethniques différents étaient interdits. Le traitement
pénal appliqué différait. Il était, pour un même délit, plus clément pour un Mongol que pour un
Chinois : un Mongol qui tuait un Chinois écopait d’une amende alors qu’un Chinois qui tuait un
Mongol était exécuté. La détention d’ustensiles pouvant servir d’armes, l’entraînement à la boxe, à
l’escrime, à la lutte, la participation à la chasse ou la possession d’un cheval étaient interdits aux
Chinois. Un Chinois n’avait pas le droit de rendre les coups quand il était frappé par un Mongol.
Les fonctionnaires chinois, bien entendu, n’ont plus les privilèges traditionnels dont ils
jouissaient sous les Song.
L’instauration de quotas égaux pour les quatre ethnies aux concours, réinstaurés en 1315, fait
de ces concours un simulacre (car cette division en quatre parts égales ne reflète pas la répartition
8
La Chine à l’heure mongole
réelle dans la population). Qui plus est, les lauréats n’obtiennent jamais de pouvoir réel : des Mongols
incompétents leur passent devant7.
Dès l’occupation du Nord, les civils qui survivent aux combats doivent de lourdes
contributions en nature aux occupants, quand ils ne sont pas faits esclaves au service des généraux,
des soldats ou des nobles mongols (les Mongols rechignent à cultiver la terre et confient ce travail à
leurs esclaves chinois; il y avait des marchés d’esclaves à Dadu) ou dépossédés de leurs biens et
obligés de fuir sur les routes. Des Mongols extrémistes veulent même éliminer complètement les
Chinois et faire de la Chine une vaste terre de pacage. Puis ce système d’exactions, de lourde taxation
s’est allégé (il fallait bien reconstruire des territoires ravagés et décimés).
Les Chinois subissent aussi la tutelle économique des marchands musulmans (Iraniens,
Musulmans d’Asie centrale) organisés, pas seulement en Chine mais dans tout l’empire mongol, en
associations, les ortaq. Ces marchands fonctionnent main dans la main avec les riches Mongols ou
semuren, et même la famille du khan, qui leur prêtent de l’argent à de fort taux d’intérêt pour leurs
affaires. Ces marchands prêtent à leur tour l’argent aux populations ou aux administrations (pour
payer les impôts), à un taux encore plus élevé. Ils tiennent donc entre leurs mains tout le système de
crédit et ils sont responsables de la lucrative collecte des impôts (assistés par les troupes mongoles).
C’est pourquoi les Mongols sont tentés, au moins au début, de prélever des impôts lourds (Ogodei est
gourmand, il est pro-Musulman, leur accorde des avantages fiscaux, et son successeur Mongke fait de
même).
Les marchands, financiers, prêteurs Musulmans se feront détester des Chinois, qui voyaient en
eux des gens corrompus et les responsables de leur misère. Les Mongols, eux, voyaient cette haine
d’un bon œil : elle leur permettait de détourner les rancoeurs sur une autre communauté… Les
attitudes des Mongols vis-à-vis des Musulmans furent complexes : ils avaient d’un côté besoin de
l’expertise des Musulmans pour amasser de l’argent, mais se méfiaient aussi de leurs ambitions
politiques et de leurs opérations financières pas toujours transparentes8. Parmi les élites mongoles, les
Musulmans ne faisaient pas toujours l’unanimité.
Ajoutons que les Chinois sont évidemment réquisitionnés de force par les Mongols pour les
corvées : grands travaux (construction, défrichement, canaux), service dans l’armée, corvées
administratives.
Le pouvoir est noyauté par la noblesse mongole. Les postes importants et les postes de
darughaci (superviseurs, voir 3.2.) sont confiés à des Mongols, voire des semu (Musulmans par
exemple, ou des gens comme Marco Polo). Les Chinois occupent les échelons inférieurs (les échelons
supérieurs quand vraiment on ne peut pas faire autrement). Mais en réalité, les Chinois jouent le rôle
de conseillers. Au niveau local, c’est encore plus nuancé : il existe une véritable coopération, les
Chinois ont leur place. Après la conquête du Sud, Qubilai invite les fonctionnaires chinois des Song
du Sud à occuper des postes dans le gouvernement mongol.
Les Chinois avaient une attitude partagée à l’égard des Mongols : heureux d’être enfin
réunifiés (après quatre siècles de division) sur un grand territoire, peut-être même fiers de l’immensité
du nouvel empire (même s’ils ne le disaient pas), prêts à reconnaître que les Mongols avaient reçu le
mandat du Ciel; mais en même temps critiques d’un gouvernement inefficace et corrompu,
incompétent, remplis de gens incultes (Mongols et semu), et d’une justice inique (ségrégation).
Certains reconnaissaient que les Mongols et les semu étaient d’honnêtes gens, un peu naïfs mais
simples et carrés.
7
En 1333, seulement 2% des fonctionnaires en poste sont passés par la voie des concours.
La carrière d’Ahmad est à cet égard instructive. Ahmad devient une sorte de « super-ministre des finances » de
Qubilai dans les années 1270, se constitue des appuis dans l’administration, et élimine ses opposants. Ses
méthodes suscitent de plus en plus d’opposition, et la montée d’un sentiment anti-musulman. Il est assassiné en
1282 (le fils de Qubilai, le prince Zhenjin, pro-chinois, a peut-être joué un rôle dans cet assassinat, qui est
raconté par Marco Polo). Qubilai se rend compte alors qu’Ahmad était corrompu, ambitieux et brutal, et purge
sa faction. Ahmad était un financier compétent, qui sut rapporter de l’argent dans les caisses de l’Etat et put jouir
ainsi de la confiance de Qubilai. Mais il n’avait pas le « style » du fonctionnaire chinois et a donc été rangé
parmi les « félons » par les lettrés chinois postérieurs. Son histoire montre que des tensions existaient entre les
communautés. Mais ce n’est pas aussi simple que cela : il avait aussi des supporters chinois, et des ennemis
parmi l’aristocratie mongole.
8
9
CHI 013a – J. Kerlouégan – Décembre 2005
3.2 Le gouvernement
En Chine du nord, très vite, se pose le problème de la gouvernance. Pendant les 20-25
premières années, les Mongols maintiennent le système administratif des Jin car ils sont trop occupés
par le contrôle militaire. Ils se contentent de coopter des potentats locaux pour surveiller la population.
Passé la phase de conquête, il a fallu gouverner9. Gros déficit de personnel. Nécessité de recourir dès
le début du 13e siècle à des intermédiaires chinois, jurchen ou khitan ralliés à la cause mongole, car les
Mongols n’ont aucune expérience dans la gestion courante d’un grand territoire : ils ne savent que
faire la guerre10. Ces non-Mongols sont cooptés dans les postes de gouvernement. Il s’agit aussi de
démilitariser peu à peu le régime (on laisse les Mongols finir les conquêtes et on s’attache le service
de civils).
L’un des artisans de la mise en place de l’administration mongole en Chine fut Yelü
Chucai 耶律楚材 (1189-1243). D’origine Khitan, il attire naturellement la sympathie des Mongols,
toujours plus enclins à s’entourer de gens de la steppe, même non-Mongols, que de Chinois (d’autre
part, les Khitan s’étaient alliés aux Mongols contre les Jurchen). Son rôle actif dans la sinisation des
élites mongoles a peut-être été exagéré par les historiens chinois. Yelü Chucai avait travaillé pour les
Jin vaincus, s’était formé au bouddhisme pendant trois ans dans un temple, puis GK l’avait appelé à
son service comme secrétaire et astrologue, et lui avait demandé de lui organiser une rencontre avec le
patriarche taoïste Changchun, en Afghanistan (cf. 5.3.). Dès cette époque, Yelü Chucai avait déjà
commencé à vouloir « civiliser » GK. Ogodei lui donne beaucoup de pouvoir comme chef des impôts
puis comme chancelier, sur toute la Chine du nord, avec pour mission de consolider le pouvoir
mongol et de trouver des moyens efficaces d’exploitation du territoire conquis. Sa double
connaissance du monde chinois et du monde mongol (il a un pied dans les deux camps), son
syncrétisme (confucianiste et bouddhiste) sont des atouts.
Sur les conseils de Yelü Chucai, Ogodei créé les lu 路, division administrative intermédiaire
entre la province et la préfecture. Il remet de l’ordre dans le clergé (bouddhique et taoïste), obligeant
les moines à payer l’impôt. Un recensement général est mené en 1236 (il y a encore beaucoup de
vagabonds suite à la conquête). Yelü persuade ses maîtres Mongols qu’ils ont intérêt à ne pas
exterminer les Chinois mais à les utiliser : leur faire travailler la terre, les faire payer des impôts
réguliers, mais pas excessifs, de façon à assurer à l’État des ressources stables, les enrôler dans les
armées. De même, il ne faut pas convertir en pâturages les champs cultivés conquis (cela détruit les
cultures et diminue la surface imposable). Il est utile pour la conquête des Song du sud de mobiliser
efficacement les richesses du Nord ! Yelü tentera (en vain) de faire payer l’impôt aux Mongols.
Peu à peu, sous le règne d’Ogodei, et sous l’influence de Yelü, des institutions proprement
chinoises sont adoptées : relais de poste avec chevaux (ou bœufs ou chameaux), greniers publics,
impôt foncier, un concours de recrutement est organisé en 1237, des lettrés chinois sont chargés
d’instruire les nobles mongols.
Pour des raisons politiques (déclin de la faction chinoise dont il était le symbole,
mécontentement des Musulmans qui ont la haute main sur les finances de l’État), l’influence de Yelü
Chucai va décliner. Ogodei le congédie et le remplace aux impôts par un Musulman. Mais ses
politiques obtiendront une victoire posthume sous QK. Ce qui serait sa tombe se trouve aujourd’hui
encore dans la banlieue de Pékin.
Sans le concours de gens comme Yelü Chucai, ou Liu Bingzhong quelques années plus tard,
les Mongols n’auraient jamais pu gouverner la Chine. Comment auraient-ils pu gérer et exploiter
seuls (ils n’étaient que quelques dizaines de milliers face à des dizaines de millions de Chinois)
9
Cette transition à faire entre phase de conquête et phase de gouvernance apparaît de façon récurrente au cours
de l’histoire impériale chinoise. Elle est symbolisée par la fameuse phrase de Lu Jia à Liu Bang, le fondateur de
la dynastie Han, aux alentours de 200 avant notre ère : « Vous avez conquis l’empire à cheval. Mais pourrezvous le gouverner à cheval ? » Les Mandchous, au 17e siècle, seront confrontés au même dilemme.
10
Il est intéressant de noter qu’un siècle avant les Mongols, les Jurchen, après avoir conquis le nord de la Chine
et chassé les Chinois au sud (1127), avaient mis sur pied en certains endroits des États fantoches, qu’ils avaient
confiés à des Chinois ralliés à leur cause. Ces Chinois devaient administrer ces États pour le compte des Jurchen,
car ceux-ci n’avaient pas d’expérience dans l’administration de populations sédentaires. Mais les Jurchen
avaient ensuite supprimé ces États.
10
La Chine à l’heure mongole
l’immense empire chinois ? La question cruciale était : comment maintenir les traditions mongoles
nomades, guerrières (liens personnels, etc.) quand on veut gérer un immense empire lettré, sédentaire
(citadin ou agricole), qui a des traditions politiques, sociales, économiques très anciennes ? Comment
réorganiser une société tribale en une société sédentaire ? Les mêmes problèmes s’étaient posés, bien
qu’en des termes un peu différents, aux Khitan trois siècles plus tôt quand ils avaient régné dans le
Nord. Yelü Chucai, puis Liu Bingzhong, rappelèrent d’ailleurs à leurs maîtres la phrase de Lu Jia (voir
note à la page précédente). Si les Mongols devaient s’adapter (se faire indiens en Inde, chinois en
Chine, etc.), jusqu’à quel point et à quel prix devraient-ils le faire ? À sa façon, GK, avec son
organisation décimale des tribus (qui était une rupture avec la tradition tribale), ses commandements
pour lutter contre l’irrespect des règles, la violence, la débauche, avait déjà entamé le processus.
Les institutions politiques des Yuan combinent des éléments chinois (Jin et Song, les Jin ayant
eux-mêmes calqué leur gouvernement sur celui des Song conquis) et des éléments plus proprement
mongols. Le gouvernement qui en a résulté est un des plus complexes de l’histoire impériale chinoise.
Ainsi, les Mongols n’étaient pas de chauds partisans du système des concours, lui préférant
les recommandations personnelles, le privilège de l’hérédité des charges (qui existait en Chine, mais
était devenu très secondaire car il allait à l’encontre du principe méritocratique), la promotion au
mérite des commis11. Néanmoins, en 1315, sous la pression de ses conseillers chinois confucéens,
l’empereur Renzong, le premier empereur mongol qui savait le chinois, rétablit les examens, avec au
programme les Quatre Livres et les Cinq Classiques dans les commentaires de Zhu Xi (la philosophie
néo-confucéenne avait été adoptée officiellement par les Song du sud en 1242). Mais cette mesure
demeura symbolique (quotas privilégiant les Mongols, abus…)12.
Mais les Mongols adoptent un grand nombre d’institutions politiques chinoises : le Secrétariat
(organe exécutif qui coiffe toute la bureaucratie, et présidé par les « grands conseillers »), les six
ministères (sous la tutelle du Secrétariat), le Censorat (un à Pékin, et deux antennes, au Nord-Ouest et
dans la région du Yangzi), toute une série de bureaux centraux (gestion du Palais, du clergé
bouddhique, etc.), les neuf rangs traditionnels de fonctionnaires, etc.
Ils innovent, aussi, avec les « secrétariats auxiliaires », ou « itinérants », les xingsheng 行省,
des « répliques » du Secrétariat central en régions (décentralisation, qui renvoie à leur tradition de
mobilité). Ces représentations locales du gouvernement central, qu’ils confient aux leurs avec les
pleins pouvoirs, deviennent des sortes de fiefs, héréditaires. Ces 11 « secrétariats auxiliaires », qui de
provisoires au départ (ils devaient gérer les zones occupées) deviennent permanents, sont les ancêtres
de la « province » (sheng 省) des Ming et des Qing (on dit que la province est une invention Yuan).
Ils instaurent presque dans tous les organes, y compris à l’échelon local, des « superviseurs »
aux pleins pouvoirs, les darughachi, la plupart du temps mongols, pour s’assurer que les
fonctionnaires locaux chinois travaillent correctement. Tous les documents doivent être signés par ces
darughachi (décrits dans les sources chinoises comme des illettrés, ambitieux, cupides), qui
détiennent les sceaux officiels. Ces darughachi se transmettent souvent leur poste héréditairement.
3.3 Les armées
Ce sont celles de l’ancien régime Jin vaincu, auxquelles on ajoute de nouvelles armées,
formées par les populations vaincues (les Mongols ont de gros besoins en hommes, notamment pour
les sièges des villes du Sud). En 1263, l’organisation de l’armée est confiée au Bureau des Affaires
Militaires, organe truffé de Mongols, et assez secret, chargé de gérer les armées stationnées à la
capitale (y compris les gardes personnelles de l’empereur), de s’occuper du recrutement, de
l’approvisionnement, de la gestion des garnisons. Il a, comme le Secrétariat, des représentations en
province.
Le défi est de transformer l’armée mongole (inadaptée après la phase de conquête) en une
armée nationale chinoise, de se constituer une armée importante avec des soldats essentiellement
Sous les Yuan, le statut de ces agents subalternes de l’administration s’éleva. Être commis était une voie
importante pour obtenir un poste. Comme sous les autres dynasties, les commis étaient critiqués par les lettrés.
12
Il y eut même une nouvelle suspension des concours en 1335-1340 sous l’influence du chancelier Bayan (proMongol).
11
11
CHI 013a – J. Kerlouégan – Décembre 2005
chinois mais sous commandement mongol. Les fantassins ou les spécialistes de la guerre de sièges
chinois s’avèrent précieux quand il ne s’agit plus de guerre montée. Les généraux chinois, quand il
faut freiner le rythme de la conquête (épargner les populations, leur inspirer confiance) et privilégier
les démarches diplomatiques. Ainsi, Hao Jing convainc QK de l’intérêt d’une conquête du Sud en
douceur; il est envoyé en ambassade de paix en 1260 à la Cour des Song du sud (il y sera retenu
prisonnier 15 ans, QK le croyant mort !).
QK tente de bureaucratiser l’armée (mieux la gérer, casser les liens personnels) : il instaure un
système de famille héréditaires de soldats (que ce soit des Mongols, des semuren ou des Chinois,
surtout après la conquête du Sud), auxquelles il alloue des terres à cultiver pour vivre. Les militaires
mongols ne sont pas habitués à cela, et n’arriveront pas bien à se convertir en cultivateurs, préférant
laisser ce travail aux esclaves chinois, mais ceux-ci fuient et les familles militaires mongoles
s’appauvrissent (à tel point que des Mongols, ironiquement, seront même exportés comme esclaves en
Inde ou dans des pays musulmans). Quant aux Chinois, il n’est pas dans leur culture de se faire soldats
en permanence. De plus, les Mongols se méfient de cette institution qui consiste à faire de familles
chinoises des familles militaires (c’est risqué).
L’armée décline dès la fin du règne de Qubilai car ses successeurs n’ont pas la compétence
requise pour gérer ce système et parce qu’elle devient très corrompue. Au milieu du 14e siècle, l’armée
est devenue inutile : lui ont fait place des armées « privées » de seigneurs de la guerre locaux.
3.4 La loi
Problème d’un empire englobant des peuples de culture, d’économie, de religion différentes :
quelle loi appliquer ?
Au début, loi martiale (les militaires occupent les terres conquises, disposent de la vie des
gens, et font respecter l’ordre). Mais ça ne peut pas tenir longtemps. Les Mongols devaient choisir
entre imposer leurs traditions d’origine ou adopter la civilisation du peuple vaincu, d’où deux camps :
les durs et les partisans de l’accommodement.
Les commandements de GK avaient, à sa mort, été rassemblés et publiés dans le yasaq, une
sorte de code moral, mais dont l’influence diminua vite car c’était un code très peu adapté à la
complexité de la société chinoise. Yelü Chucai, défenseur de la cause chinoise, établit des règles
concernant l’administration et la justice. Mais l’esprit des lois est encore très mongol (loi très sévère
faisant régner l’ordre moral, avec châtiments cruels). À la longue, on ne pouvait gouverner le peuple
chinois avec des lois si sévères. Quand les Mongols vainquirent les Jin, en 1234, ils adoptèrent le code
pénal des Jin, le Taihe lü (Code l’ère Taihe), qui avait été adopté en 1201 par les Jin. Ce code resta en
vigueur jusqu’en 1271 (il est aboli le jour même où Khubilai adopte le nom dynastique de Yuan). On
a dit que les Mongols l’avaient aboli car ils le considéraient trop dur, ou bien qu’ils voulaient leur
propre code, et pas un code qui était chinois (et leur apparaissait « provincial ») ou plus simplement
que ce code ne servait plus à rien car des décisions de jurisprudence s’étaient déjà assez accumulées et
pouvaient servir de cadre juridique. Lorsque le Taihe lü fut abrogé, on exerça ainsi la justice sur la
base de la jurisprudence créée jusque-là – car on avait fait des efforts de codification (édits impériaux,
lois, règles, jurisprudence du ministère de la justice). Mais ça n’était toujours pas conforme à la
tradition juridique chinoise, si bien que les conseillers chinois de QK (tel Xu Heng dès 1266) lui
demandent à plusieurs reprises de promulguer un Code empreint des traditions chinoises (ces
demandes, d’ailleurs, s’intensifient avec la corruption des ministres des finances musulmans).
À partir de la fin 13e siècle – et jusqu’à la fin de la dynastie –, plusieurs codes, élaborés par les
lettrés chinois, sont promulgués. Il s’agit en fait de recueils d’édits impériaux, de décisions de
jurisprudence, de règlements administratifs ou judiciaires : le Zhiyuan xinge (1291), le premier code
substantiel de la dynastie et qui marque déjà un éloignement des coutumes mongoles, le Yuan
dianzhang (1320-1322, très mongol dans son écriture), le Da Yuan tongzhi (1321), le Jingshi dadian
(1330, sous forme de recueil classé selon les différents domaines du gouvernement), le Zhizheng
tiaoge (1346). À chaque fois, on note une influence grandissante du droit chinois. Mais il n’y a jamais
eu sous les Yuan de code pénal stricto sensu, peut-être à cause des trop grandes différences de cultures
dans la Chine mongole (impossible d’harmoniser les traditions). Néanmoins, ces codes témoignent des
efforts continus des lettrés chinois et des empereurs mongols pour établir des codifications.
12
La Chine à l’heure mongole
La question du statut social de la femme sous les Yuan a pu être analysée à travers son statut
juridique. Le statut des femmes semble d’un côté rehaussé (elles peuvent hériter, plaider en justice,
sont exemptées du tatouage, peuvent garder leur robe quand soumises à la bastonnade, les femmes
enceintes peuvent quitter la prison pour accoucher). Mais le lévirat mongol est rendu obligatoire pour
les Chinois et autres non-Mongols. Le lévirat veut qu’une veuve est obligée d’épouser le frère cadet
ou le neveu de son mari défunt, doit rester vivre avec sa belle-famille, ne récupère pas sa dot. Il
impose l’idée que la femme est « propriété familiale ». Une étude récente a montré que le droit à la
propriété et le statut des femmes dans le mariage ont été diminués sous les Yuan à cause du lévirat (la
coutume a ensuite été abandonnée, mais a laissé des traces).
Le système pénal emprunte à la fois aux Chinois (les 5 châtiments : peine capitale, exil,
travaux forcés, bambou léger et gros bambou) mais introduit aussi des innovations spécifiquement
mongoles : envoi au front des condamnés à mort dont la peine a été commuée (pour mourir en
combattant), dédommagements pécuniaires pour le préjudice causé (en plus du châtiment
corporel)(l’agresseur doit payer les frais d’enterrement, ou de soins si la victime est blessée),
châtiments corporels supplémentaires en plus du châtiment standard (tatouages ou main coupée pour
les voleurs), affectation au service de la police pour 5 ans pour un voleur récidiviste. En règle
générale, le tarif pénal est moins sévère que sous les dynasties précédentes (mais il y a les
dédommagements en plus), peut-être à cause de l’influence du bouddhisme, qui se traduit aussi par
l’humanisation du régime carcéral ou la réglementation de la torture (la torture était utilisée en Chine
pour obtenir des aveux). D’un autre côté, les Mongols légalisent des châtiments sévères comme le
dépeçage (lingchi), jusque-là pratiqué au coup par coup, et qui restera en vigueur en Chine jusqu’à la
fin des Qing.
Enfin, on a souligné l’essor d’un certain professionnalisme, d’une certaine expertise juridique,
parmi les commis de l’administration.
3.5 Les catégories professionnelles
La société est aménagée en plusieurs catégories de classes productives ou professionnelles :
soldats (avec beaucoup de nuances dans cette catégorie), pêcheurs, forgerons, shamans, prêtres
taoïstes, bonzes, artisans (cf. 5.2), etc. On multiplie le nombre de ces groupes : il en existe jusqu’à
plus de 80. Il s’agit de contrôler l’activité, la production et, plus largement, la société. Ces statuts sont
héréditaires. Mais les Chinois résistent à ce système rigide, qui n’était pas dans leur tradition
(Hongwu, le premier empereur des Ming, s’en inspirera quand même, avec le même insuccès).
4. VOYAGEURS DANS L’EMPIRE MONGOL
La Pax Mongolica permet à des religieux, des marchands, des artisans, des savants de voyager
jusqu’en Chine ou hors de Chine.
4.1 Les ambassades chrétiennes
À la nouvelle des premières conquêtes mongoles, le roi de France Saint Louis prédit : « Si ces
gens que nous appelons les Tartares [les Mongols] viennent jusqu’à nous, ou bien nous les rejetterons
dans le Tartare d’où ils sont sortis, ou bien ils nous enverront tous au ciel. » Ses craintes se réalisent.
En 1241, les troupes mongoles sont à Pest [Budapest], aux portes de Vienne et même en Croatie, mais
repartent à la mort du khan Ogodei, car les chefs tribaux doivent assister au quriltai. Mais le
déferlement des cavaliers mongols suscite une véritable panique dans la chrétienté : les habitants
fuient pour ne pas être massacrés ou réduits à l’esclavage. On voit en eux le peuple de Gog et Magog
(Gog, roi du pays de Magog) annoncé par Yahvé par l’intermédiaire du prophète Ezéchiel, dans la
Bible :
« Tu iras piller et faire du butin, porter la main contre des ruines habitées et contre un peuple
adonné à l’élevage et au commerce (…). Tous ses jeunes lions te diront : ‘Est-ce pour piller
que tu es venu ? Est-ce pour faire du butin que tu as réuni tes troupes ? Est-ce pour enlever
l’or et l’argent, pour saisir troupeaux et marchandises, pour emporter un immense
13
CHI 013a – J. Kerlouégan – Décembre 2005
butin ?’ (…) Tu quitteras ta résidence à l’extrême nord, toi et des peuples nombreux avec toi,
tous montés sur des chevaux, troupe énorme, armée innombrable. Tu monteras contre Israël
mon peuple, tu seras comme une nuée qui recouvre la terre. » !
Une prophétie d’apocalypse…
Légende du Prêtre Jean : ce souverain légendaire (apparu en 1145) était dit régner sur un
fabuleux royaume chrétien dans les profondeurs de l’Asie, au-delà de l’Arménie et de la Perse. Il était
censé délivrer un jour la Terre Sainte des mains des mécréants. Les Chrétiens d’Occident essaieront
pendant longtemps de localiser cette terre légendaire, jusqu’à ce qu’ils apprennent l’existence de
l’empire de Genghis Khan, rempli de chrétiens nestoriens => occasion de s’unir entre Chrétiens pour
vaincre l’ennemi commun, l’Islam, et occasion de convertir le khan. De nombreuses fictions
médiévales parlent du Prêtre Jean, et Marco Polo lui-même l’inclura dans son récit, en relatant une
guerre entre GK et lui.
Ces éléments bibliques et légendaires, mêlés à des considérations bien politiques celles-là,
débouchent, une fois la panique passée, sur des efforts pour nouer des contacts. La chrétienté envoie
des ambassades.
Jean du Plan de Carpin (1245-47) est un franciscain « de la première génération » (disciple de
François d’Assise), envoyé par le pape Innocent IV pour convertir le khan. Part de Lyon (il a alors 60
ans), arrive l’année suivante à Karakorum où il assiste au couronnement du khan Guyuk, et obtient
une audience avec lui. Mais échec. Guyuk demande la soumission du pape. Mais Plan Carpin écrit une
Histoire des Mongols (témoignage anthropologique précieux, il dit même qu’il a pris connaissance
d’un plan de conquête mongol).
Guillaume de Rubrouck (1253-55) : on est juste après l’échec de la Septième croisade (12481254), menée par Saint Louis. Saint Louis envoie d’abord André de Longjumeau, qui revient en 1251
sans avoir rien obtenu. Il envoie alors Guillaume de Rubrouck, franciscain des Flandres (dont on ne
connaît pas grand-chose si ce n’est à travers son récit, mais il a probablement été de la Septième
croisade et se serait porté volontaire pour partir; c’était semble-t-il une force de la nature) auprès des
Mongols, en mission d’observation, de « prise de contact », voire pour tenter de les gagner à la cause
chrétienne, contre les Musulmans. Rubrouck part de Crimée – le point de départ usuel des marchands
et missionnaires, car Venise y avait un comptoir –, avec quatre autres hommes et deux porteurs (cette
équipe sera vite recomposée, puis encadrée par des Mongols). Il rencontre le khan de la Horde d’Or en
Russie méridionale (sur les bords de la Volga), puis se fait envoyer de chef mongol en chef mongol,
jusqu’au khan Mongke à Karakorum (n’est pas allé en Chine), où il se trouve à peu près au même
moment que l’historien persan Juvaini et que le nouveau roi d’Arménie (tous deux sont des sujets des
Mongols). Il croise aussi un orfèvre français (Guillaume Boucher) et une femme lorraine. Il assiste au
débat religieux de 1255 entre les représentants de toutes les confessions. Échec de la mission (aucune
religion ne l’emporte sur l’autre à la cour de Mongke). Rubrouck veut prêcher, mais est renvoyé deux
ans plus tard avec une lettre du khan demandant la soumission de Saint Louis et l’envoi
d’ambassadeurs officiels (Saint Louis renoncera à tout autre contact). Rubrouck revient en Europe
(16 000 km en deux ans, dans le froid et la faim), et, à son retour, raconte son voyage dans une longue
lettre à Saint Louis, en latin : c’est le récit que nous avons aujourd’hui (traduit en français en 1634
seulement, puis édition complète du texte latin en 1839). Rubrouck est l’un des tout premiers à écrire
sur la Chine et les Chinois dans une langue occidentale [voir Voyage dans l’empire mongol,
Imprimerie nationale, 1997]. Beaucoup moins fantaisiste que Marco Polo. Tout l’intéresse des peuples
qu’il rencontre. Récit très intéressant d’un véritable ethnologue : précis, souci de la géographie,
s’intéresse aux mœurs et usages, à la religion (le shamanisme mongol), critique évidemment les
nestoriens (cupides, ivrognes, etc. alors que lui a fait vœu de pauvreté). Son récit est plus méconnu
que celui de Marco Polo, car il a été moins transmis.
Avec l’élection de QK, la chrétienté se dit que c’est l’occasion d’une expansion foudroyante
du catholicisme, car QK est supposé être chrétien, ou du moins être très tolérant en matière de
religion.
Jean de Montcorvin : envoyé par le pape Nicolas IV, ce franciscain arrive à Pékin en 1293. Il
reste en Chine (à la différence des autres missionnaires), fonde une communauté chrétienne, est en
butte aux Nestoriens, mais prêche, convertit, et demande de l’aide à Rome dans ses lettres. Clément V
14
La Chine à l’heure mongole
lui envoie trois évêques qui doivent le faire archevêque de Khanbalik (ils arrivent en 1313, un évêché
est créé à Quanzhou). Montcorvin meurt en 1330 (il n’a pas seulement converti des Mongols mais des
populations d’origines diverses), le khan réclame un successeur, mais le pape ne lui envoie qu’un
ambassadeur, le franciscain Jean de Marignolli, qui lui offre un cheval noir et autres présents.
Marignolli retourne en Europe après quatre ans à Khanbalik (1342-1346), où il raconte avoir été très
bien traité. Les conversions de Montcorvin restent sans lendemain.
Odoric de Porderone, enfin, est un autre franciscain italien, qui quitte son couvent de Padoue
en 1318, arrive en Chine par la voie maritime, beaucoup plus longue et dangereuse que la voie
terrestre. Il débarque à Canton, séjourne trois ans à Pékin pour consolider l’œuvre de Montcorvin.
Revient en Europe par la voie terrestre en 1330, et meurt l’année suivante. Il sera béatifié en 1755. Il a
laissé un récit pittoresque (décrit la Cour du khan, la pêche au cormoran, les ongles longs des
notables) mais aussi empreint d’imaginaire, de fantastique et de légende. Il est consterné par
l’omniprésence du nestorianisme dans les contrées qu’il traverse (Perse, Inde, Chine) : ces « faux
chrétiens » prêchent partout en toute liberté !
Puis les contacts entre la chrétienté et la Chine cessent. Deux causes probables :
l’affaiblissement des Mongols en Chine (fin de la Pax Mongolica), la Grande Peste qui ravage
l’Europe. Il faudra attendre ensuite l’arrivée des Jésuites, à la fin du 16e siècle. Mais l’œuvre des
Franciscains italiens des 13e-14e siècles ne doit pas être oubliée au motif qu’elle n’a pas eu de résultats
tangibles.
4.2 Marco Polo et Ibn Battuta
Les Polo étaient des marchands vénitiens. Nicolo et Matteo, le père et l’oncle de Marco Polo,
effectuent un premier voyage pour faire du commerce, qui les conduit presque par hasard jusqu’en en
Chine du nord (1254-1269). Ils ont une entrevue avec Qubilai, qui leur demande de revenir avec 100
savants pour se faire expliquer la doctrine chrétienne.
En 1271, ils emmènent Marco (17 ans), et deux dominicains (et non pas 100 savants !). Marco
Polo aurait été à Pékin en 1275, aurait accompli des missions (en tant que semu) au service de Qubilai
(serait allé au Yunnan, à Hangzhou, et même en Inde), aurait eu une charge dans la grande ville
commerçante de Yangzhou pendant trois ans, repart en 1292 par la voie des mers (profitant d’une
mission : raccompagner des envoyés du khan de Perse Arghun venus demander à Qubilai une
princesse pour remplacer l’épouse défunte du khan), et rentre à Venise en 1295.
À son retour, Marco Polo est emprisonné par les Gênois (guerre entre Venise et Gênes) et
dicte à Rusticello de Pise, un compagnon de cellule, le Livre des merveilles (ou Devisement du
monde), qui sera très en vogue en Europe plus tard (impressionne Christophe Colomb, qui l’annotera
en y recherchant les mentions de richesses à se procurer pour le commerce, et quittera l’Europe à la
découverte… de la Chine). Marco Polo y décrit notamment Hangzhou (Quinsay), ville « idéale »,
paradis sur terre qui lui rappelle Venise, mais aussi Pékin (les palais de Qubilai, les fêtes données par
le khan, les habitations des marchands à l’extérieur de la ville) et un grand nombre d’autres villes, les
bateaux, l’importance du sel, les politiques de stabilisation des prix, le charbon, les bains publics, les
bordels de Pékin, le papier-monnaie, le système des relais postaux.
La plupart des sinologues pensent que, même si son récit comporte de petits détails qui
clochent (ou même des inventions ou exagérations), sur le fond Marco Polo est crédible. Mais certains
historiens, minoritaires, ont remis en cause son histoire, parfois même son existence (Marco Polo
aurait été inventé par Rusticello). Voir Frances Wood, Did Marco Polo go to China ? (1995). Pour
elle, il y a des indices qui indiqueraient qu’il n’est pas allé en Chine (car il oublie trop de choses : le
thé, les pâtes, l’écriture, la calligraphie, la Grande Muraille, etc.).
Arguments plus convaincants contre Marco Polo : le peu de renseignements qu’on a sur sa vie
(seul son testament … ; les archives de Venise ne parlent pas de lui après sa sortie de prison en 12981299, ni de son livre), le fait que l’original du Livre des merveilles se soit perdu (on n’a que des
copies, transformées par des copistes : que disait l’original ?), le fait que les auteurs du récit aient pu
recopier d’autres sources qui parlaient de la Chine (comme le rapport d’Odoric de Porderone ou la
chronique persane de Rashi al-Dîn, voir introduction).
Son récit est plein d’énigmes, de choses qui semblent impossibles historiquement, mais quand
même troublantes : ainsi de sa participation au siège de Xiangyang (il dit dans son récit, chapitre 145,
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CHI 013a – J. Kerlouégan – Décembre 2005
qu’il aurait aidé les Mongols grâce à des catapultes, et les sources chinoises disent que QK a gagné
grâce à des techniciens « occidentaux », mais le siège de Xiangyang eut lieu entre 1268 et 1273, alors
que les Polo n’étaient pas encore de retour en Chine), ou de son emploi à Yangzhou (les sources
chinoises sur la ville ne mentionnent aucun occidental en poste, mais on a prouvé l’existence au 14 e
siècle d’une communauté chrétienne de marchands italiens dans cette ville).
Peut-être aussi que Marco Polo n’est pas allé plus loin que la mer Noire (son oncle y avait une
maison) et qu’il y a amassé des informations. D’autres ont dit qu’il avait écrit ce livre pour avoir de
l’avancement au service d’un ambassadeur en poste à Venise, ou bien pour critiquer en négatif Venise
et ses mœurs dissolues (passages sur la vertu des femmes chinoises).
Ibn Battuta est le « voyageur de l’Islam ». Originaire de Tanger, né en 1304, il part en 1325,
au départ pour un simple pèlerinage à la Mecque. Il n’en reviendra que 24 ans plus tard, après avoir
parcouru 120 000 km. Traverse l’Egypte, la Syrie et la Palestine, les rives de l’Afrique orientale,
séjourne en Perse, en Asie mineure (Constantinople), passe huit années à Delhi, puis Inde du sud,
Ceylan, Maldives, embarque pour Java et Sumatra, arrive dans le grand port de Quanzhou (Zaytun),
où était établie une importante communauté musulmane. Il aurait remonté le Grand canal depuis
Hangzhou (al-Khansa dans son récit, dont il dit : « Je n’ai jamais vu cité si grande sur terre ») et se
serait rendu à Pékin (ce n’est pas sûr car sa description de la ville est assez conventionnelle). Il
reprend la mer à Quanzhou vers le Golfe persique, et rentre à Tanger.
A dicté à son retour le récit de son voyage : la Rihla (Récit de voyage) avec le sous-titre
Présent à ceux qui aiment à réfléchir sur les curiosités des villes et les merveilles des voyages [voir
Gallimard, coll. Connaissance de l’orient, ou l’anthologie Voyageurs arabes, dans la Pléiade]. C’est
un récit très personnel : Battuta se met en scène (long roman autobiographique), non sans fausse
modestie. C’est un bon musulman, mais il tolère les infidèles; il aime dépenser, aime les femmes (les
épouse, parfois pour des raisons politiques, a des enfants d’elles, puis les abandonne), les plaisirs de la
table, soucis constant d’argent (emprunte), caractère tenace (il avance sans se laisser impressionner),
courtois (se fait accepter partout), extraordinaire sens du contact (aime bavarder avec les gens de tout
et de rien).
Le chapitre sur la Chine n’est qu’une toute petite partie (la dernière) de son récit. En Chine, il
fuit les indigènes car païens : « Bien que la Chine soit très belle, elle ne me plaisait pas car j’étais très
contrarié de voir que le paganisme y régnait … Au contraire, lorsque je voyais des Musulmans en
Chine, c’était comme si je rencontrais ma famille et mes proches. » (même type de réaction que les
Franciscains horrifiés par le foisonnement des chrétiens nestoriens). Son récit reste sujet à caution.
Comment ces voyageurs consignaient-ils ce qu’ils voyaient ou entendaient ? Comment se
souvenaient-ils, ne serait-ce que des milliers de noms de personnes ou de lieux ? Quelle est la part de
vrai et de fiction, d’exagération ? Les historiens ont décelé des inexactitudes ou des impossibilités, et
ses contemporains, à son retour, étaient parfois sceptiques, même si lui jure devant Dieu d’avoir dit
exactement ce dont il se souvenait.
Mais Ibn Battuta est un excellent observateur, bien supérieur à Marco Polo, et dans
l’ensemble crédible. Il décrit les coutumes, les gens, les maisons, la nourriture, les princes des pays
traversés. En Chine : la soie, le charbon, les hôtels et les transports, l’art du portrait, le papiermonnaie, la fabrication de la porcelaine, les machines hydrauliques, la construction des bateaux.
Toutefois, comme Marco Polo, il ne sait pas le chinois, il ne parle que l’arabe et le cercle de ses
relations se limite aux musulmans.
Sur ces voyageurs dans l’empire mongol, voir Jean-Pierre Drège, Marco Polo et la Route de
la Soie, Découvertes-Gallimard 53.
4.3 Flux de la Chine vers l’extérieur
Et aussi un mouvement inverse… D’abord des ambassadeurs célèbres, passés à la postérité :
- Changchun, patriarche taoïste de la secte Quanzhen, se rend en Afghanistan (1219-1222), convoqué
par Gengis Khan vieillissant et désireux de connaître les secrets de l’immortalité (voir 5.3). Un de ses
disciples a laissé un récit de voyage, le Xiyouji (Relation d’un voyage vers l’Ouest), qui a été traduit
en anglais au 20e siècle.
16
La Chine à l’heure mongole
- Chang De, lui, est envoyé en ambassade en 1259 auprès de Hülegü, qui vient de conquérir l’Irak et la
Perse. Le récit de son voyage, le Xi shi ji (Relation d’une ambassade vers l’Ouest)(1263), est un
témoignage important sur la géographie de l’Asie centrale et occidentale au 13e siècle.
- le moine nestorien Rabban Sauma : odyssée extraordinaire car c’est le seul qui fait le voyage de
l’empire mongol vers l’Europe (l’anti-Marco Polo). Né à Pékin, va en pèlerinage voir le pape des
Nestoriens en Perse. Il séjourne huit ans en Perse, qui devient sa seconde patrie. Puis Arghun, le khan
de Perse (l’il-khan), lui confie une mission diplomatique : aller voir le pape à Rome et les rois de
France et d’Angleterre pour une alliance contre les Musulmans (qui gardent la Terre Sainte). Il lui
confie une lettre. Rabban Sauma passe par la Mer Noire, Constantinople, fait un premier séjour à
Rome (le trône papal est alors vide car on est en plein conclave), rencontre Philippe le Bel à Paris
(1286-1287), visite la Sainte Chapelle (bizarrement aucune allusion à Notre-Dame dans son récit),
puis Edouard Ier d’Angleterre dans son fief de Gascogne, et repasse par Rome (où un pape a entre
temps été élu). Mais sa mission diplomatique est un échec : le pape le reçoit (bien qu’il soit nestorien)
mais n’est pas enthousiaste pour le projet de croisade et lui transmet une lettre pour l’il-khan dans
laquelle il suggère que l’il-khan se convertisse ! Rabban a laissé un récit de son périple (voir Morris
Rossabi, Voyager from Xanadu, 1992) mais n’est pas rentré jusqu’en Chine pour raconter ce qu’il
avait vu en Europe. On ne saura jamais ce qu’il serait advenu si une alliance avait été contractée entre
les Mongols et l’Occident chrétien…
- Zhou Daguan séjourne un an à Angkor en 1296-1297, au temps de sa splendeur, et raconte ce qu’il a
vu au Cambodge dans le Zhenla fengtu ji (Relation des coutumes du Cambodge).
Mais surtout des anonymes, notamment des artisans, qui émigrent à l’Ouest (en Russie, en
Iran) : quartiers chinois à Moscou ou en Iran au 14e siècle. Les Mongols ont transféré des techniciens
chinois dans toute l’Eurasie. D’où diffusion des influences chinoises : en Perse (miniatures,
céramiques, médecine : Rashi al-Dîn écrit un livre sur les méthodes médicales chinoises), mais surtout
diffusion en Europe de la xylographie, du papier et des armes à feu (utilisée par les Mongols en 1241
en Hongrie), via les khanats occidentaux ou via les Arabes.
Enfin, émigration – qui avait déjà commencé avec l’essor de la marine marchande sous les
Song – de Chinois vers l’Asie du Sud-Est ou l’Indonésie (Song du sud qui fuient l’envahisseur
mongol au 13e siècle, Chinois des armées mongoles venues en expédition en Asie du Sud-Est et à
Java, et qui s’y établissent). Dans son récit sur le Cambodge, Zhou Daguan écrit : « Les Chinois qui
arrivent en qualité de matelots trouvent commode que dans ce pays on n’ait pas à mettre de vêtements,
et comme en outre le riz est facile à gagner, les femmes faciles à trouver, les maisons faciles à
aménager, le mobilier facile à acquérir, le commerce facile à diriger, il y en a qui constamment
désertent pour y rester. »
Grande époque de diaspora chinoise et de diffusion de la culture chinoise.
4.4 Un empire cosmopolite
L’immensité de l’empire mongol multiculturel, multiconfessionnel et la Pax Mongolica, la
bonne tenue des routes et relais de poste, ont favorisé les déplacements => cosmopolitisme de la
Chine des Yuan : on est dans la lignée des Tang et des 3e-6e siècles, lorsque sur les Routes de la Soie
se croisaient des gens de diverses nationalités.
Le chancelier d’Ogodei est un chrétien nestorien kereyit. Ogodei confie les finances à un
Arabe, Abd-al Rahman (qui remplace Yelü Chucai tombé en disgrâce). Rubrouck mentionne avoir
croisé un orfèvre russe, un autre orfèvre de Paris, une lorraine (Paquette) marié à un artisan russe.
Dans la Chine de la fin du 13e siècle et du début du 14e siècle, on trouve des églises nestoriennes (et
franciscaines), des temples bouddhiques comme des mosquées; des Tibétains, Turcs, Iraniens, Arabes.
L’architecte népalais Anige, invité à la Cour de Qubilai, fait fondre des statues de Bouddha. Un
architecte arabe et un architecte jurchen participent à la construction de Khanbalik. Qubilai place
successivement sa confiance dans trois « ministres des finances » d’origine ethnique différente : un
musulman (Ahmad, voir note in 3.1), puis un chinois et enfin un lama tibétain, Sangha, qui d’ailleurs
finit tout aussi mal qu’Ahmad (il est emprisonné et exécuté).
Ne pas oublier, non plus, que les Mongols ont recouru aux étrangers pour encadrer et
surveiller les Chinois (surtout dans le Sud). Les darughaci (« superviseurs ») étaient Mongols mais
aussi semu (Musulmans, Ouïghours, Nestoriens, Jurchen).
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Le rôle des Ouïghours a été fondamental : certains membres de l’élite ouïghoure ont transmis
l’écriture et le savoir écrit à GK et à la classe dominante mongole pendant les premières décennies de
l’empire mongol. Ils ont servi de spécialistes « techniques » de l’écriture.
Présence de marchands étrangers (d’Asie du Sud-Est, du Moyen-Orient, d’Inde, de Corée, du
Japon) dans les ports. Les Mongols ont besoin du commerce international car ils le taxent fortement
(ils prélèvent 70% du profit).
5. LETTRES ET ARTS, SCIENCES ET TECHNIQUES, RELIGIONS
5.1 Les lettres et les arts
Les Mongols ne sont pas de grands lettrés et ils ne s’intéressent pas à la culture classique
chinoise. Ils n’ont par exemple aucun goût pour la philosophie, qui reste en sommeil. On note
d’ailleurs que lorsque les concours furent réinstaurés, en 1315, les candidats mongols étaient exemptés
de la question sur les Cinq Classiques.
La suppression des concours (jusqu’en 1315) dévalorise le lettré, qui n’a plus aucune chance
de promotion sociale. Beaucoup de lettrés se retirent de la vie publique (érémitisme). Exemple de Liu
Yin (1249-1293), « ermite confucéen », lettré et philosophe reconnu qui refuse de prendre un poste
malgré les demandes des Mongols, et qu’on oppose souvent à Xu Heng (représentant le compromis et
le service des Mongols).
Seuls les tout derniers empereurs mongols savent le chinois (les autres avaient des
interprètes). Genghis avait bien doté la langue mongole d’une écriture, adaptée de l’alphabet ouïghour
(il l’avait demandé à un prisonnier ouïghour cultivé), mais cette écriture n’était utilisée que pour les
documents administratifs. Puis, sur ordre de Qubilai, le Tibétain ‘Phags-pa créé une autre écriture,
rendue obligatoire dans les documents officiels, et qui est adoptée officiellement en 1269. Les Chinois
et les Mongols étaient censés l’utiliser. Mais elle ne s’impose pas car elle est trop lourde. D’autre part,
les Mongols avaient déjà leur alphabet ouïghour et les Chinois leurs caractères. L’écriture de ‘Phagspa, dite « carrée », adaptée de l’alphabet tibétain, devait servir à retranscrire toutes les langues de
l’empire mongol (écriture universelle). On a retrouvé des textes ou des inscriptions en « écriture
carrée ». Elle retranscrivait les prononciations de façon très exacte et de ce fait, les textes en « écriture
carrée » sont très appréciés des linguistes aujourd’hui.
Pas étonnant, dans ce contexte, que la production intellectuelle ait été le fait des Chinois.
- Historiographie :
=> l’histoire dynastique des Song, le Songshi, est édité sous la responsabilité de Toghto Bukha, un
Mongol confucéen, premier ministre du dernier empereur des Yuan. Le Songshi et ses 496 chapitres
ne sont présentés à l’empereur qu’en 1345, alors que Qubilai, déjà, en avait lancé le projet. Ce retard
s’explique par les querelles idéologiques qui ont entouré la compilation. On n’avait, en effet, pas
encore rédigé les histoires dynastiques des Khitan/Liao et des Jurchen/Jin (les Jin eux-mêmes avaient
buté sur la question de la légitimité dynastique des Liao au moment de rédiger leur histoire). Fallait-il
rédiger deux histoires séparées Song du Nord/Song du Sud ou une seule histoire ? Fallait-il rédiger
une histoire séparée (de celle des Song) pour les Liao, les Jin ? Fallait-il même rédiger l’histoire de ces
deux dynasties non chinoises ? En réfléchissant à tous ces problèmes, les Mongols réfléchissaient en
même temps à leur propre légitimité politique ! Finalement, Toghto imposa ses vues : on rédigea à la
même époque une histoire des Liao, des Jin, des Song, trois projets d’ampleur auxquels collaborèrent
des lettrés chinois. Part belle fut donc faite aux Liao et aux Jin. Mais il faut dire que pour être
légitimes, il fallait bien que les Mongols reconnaissent les Jin, qu’ils avaient vaincus, comme
légitimes : ainsi, les Mongols pouvaient avoir hérité du Mandat Céleste des Jin.
Le fait même d’entreprendre la compilation d’une histoire officielle, coutume purement chinoise,
montre combien les Yuan étaient devenus chinois au milieu du 14e siècle.
=> Ma Duanlin (1254-1325), qui avait refusé de servir dans l’administration mongole après la chute
des Song du sud, compile le Wenxian tongkao 文献通考 (1322-1323), une grosse encyclopédie
historique qui prolonge des travaux antérieurs du même genre (le Tongzhi des Tang, et le Tongdian
des Song). C’est une histoire des institutions (c’est-à-dire des institutions politiques, des rites, de la
18
La Chine à l’heure mongole
fiscalité, de l’économie, de la production littéraire, etc.) jusqu’à la fin des Song. Essentiellement une
compilation de documents, mais avec une évaluation critique personnelle.
- Développement de la langue vernaculaire :
La grande langue classique écrite étant délaissée, se développent des formes d’expression populaire :
chanson, conte, roman, théâtre. Grande époque du théâtre chinois, avec pièces religieuses et
fantastiques, pièces historiques, pièces sentimentales, judiciaires, etc. La plupart ont disparu et il n’en
reste que le titre ou le nom de l’auteur. Le théâtre s’était déjà développé (proto-théâtre) sous les Song
et les Jin. Mais il connaît un âge d’or sous les Mongols : les lettrés frustrés de leur déclassement
trouvent dans la dramaturgie un dérivatif à leurs ambitions frustrées. Le développement du théâtre est
aussi lié à la perte de prestige, au recul du confucianisme (qui condamne traditionnellement le théâtre
comme vulgaire). Plus tard, les lettrés Ming feront des anthologies du théâtre mongol. Le genre
majeur s’appelle zaju 杂剧, genre typique du Nord : pièce en quatre actes, avec des règles formelles
très rigoureuses (alternance chant/parties parlées, chaque acte est écrit dans un mode musical, rôles
précis). La tradition du zaju, l’un des genres majeurs du théâtre chinois, se poursuivra sous les Ming et
les Qing. Noms célèbres : Guan Hanqing (L’injustice subie par Dou E, sous les Han, le destin tragique
d’une femme venue par son père endetté et mariée contre son gré, se retrouve veuve, injustement
accusée d’emprisonnement et exécutée => on y a vu la critique des collabos; Dandaohui, se passe
sous les Trois Royaumes, fait l’éloge de Guan Yu, guerrier courageux et résistant, même contenu
politique), Ma Zhiyuan, Wang Shifu (le Xixiang ji, Le Pavillon de l’Aile Ouest, histoire d’amour
finalement triomphant entre une jeune fille de bonne famille et un lettré pauvre, avec happy end alors
que le conte original Tang est triste); Gao Ming (fin des Yuan) est un représentant du théâtre du Sud
(nanxi), aux airs plus langoureux, doucereux, lents (alors que les airs du zaju sont plus martiaux). Son
chef-d’œuvre, le Pipaji (L’histoire du luth), est une pièce sur la piété filiale : le lettré Cai Bojie quitte
à contrecoeur ses parents et la femme qu’il vient d’épouser pour passer les examens à la capitale, il
réussit, obtient tous les honneurs, épouse la fille du premier ministre; pendant ce temps ses parents
meurent de faim mais il ne le sait pas, sa femme est réduite à la misère, elle vient à la capitale, est
accueillie par la nouvelle femme de Cai, qui retourne avec ses deux épouses au pays.
- Autre grand art (avec le théâtre) sous les Mongols : la peinture lettrée. Elle ne traite pas de sujets en
rapport avec l’actualité politique, et n’est donc pas censurée; et les peintres travaillent en dehors du
circuit officiel, vivent retirés. La figure la plus célèbre est Zhao Mengfu (1254-1322), peintre et
calligraphe de génie (marié à une femme lettrée et peintre), qui servit le gouvernement mongol à la
chute des Song du sud (alors même qu’il était lié par le sang au clan impérial des Song), spécialiste
des chevaux, des paysages, des « fleurs et bambous », des oiseaux, il ouvre la voie aux « quatre grands
maîtres des Yuan » de la deuxième génération, dont le taoïste Ni Zan (1301-1374), aux paysages
dépouillés. Les peintres Yuan continuent la tradition de peinture lettrée commencée sous les Song, et
renouvellent la peinture de paysages en s’inspirant des peintres des Cinq Dynasties et des Song du
Nord (paysages « bleus-verts », qinglü shanshui, paysages « or et bleu de jade », jinbi, paysages à
l’encre). Intérêt des hautes classes mongoles pour la peinture de chevaux (qui renaît). QK se fait
peindre pendant ses chasses.
5.2 Les sciences et techniques
Les Mongols n’étaient pas fous : ils ont su à merveille faire travailler à leur service les
techniciens de leur immense empire. Ils étaient par nature intéressés par les techniques.
Influences arabes dans les mathématiques, l’astronomie, la médecine. En 1267, QK invite à sa
cour l’astronome persan Jamâl al-Dîn, qui travaillait au service de l’il-khan (il y avait un observatoire
« international » en Perse), et qui vient avec toute une équipe de savants, des instruments de mesure,
des sphères armillaires, des ouvrages de mathématiques et d’astronomie; il élabore un calendrier plus
précis (que le calendrier devenu obsolète des Jin, remontant à 1182) : le Wannianli (Calendrier pour
dix mille années), mais qui n’est pas officialisé. Il est nommé le premier directeur du Département
d’Astronomie Musulman, créé en 1271 (qui existera jusqu’au début des Qing), et qui collabore avec
les astronomes chinois.
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L’influence arabe dans les mathématiques est moins criante (on n’a pas beaucoup de traces
concrètes, et il est toujours difficile de savoir, pour telle ou telle méthode de calcul, si ce sont les
mathématiciens chinois ou arabes qui ont été les inventeurs). Mais développement des mathématiques
« populaires » (pour les marchands, artisans, commerçants, et non plus seulement pour les
fonctionnaires), initié sous les Song du sud. On date l’invention du boulier de la fin des Yuan. QK
créé aussi un Bureau de la médecine musulman, pour former médecins, conserver les textes médicaux.
Envoie des émissaires en Perse et en Inde pour se renseigner sur les techniques médicales, rend la
médecine (traditionnellement dévalorisée par les lettrés) plus attractive.
Une figure intéressante en matière scientifique est le mathématicien, astronome et ingénieur
hydraulique Guo Shoujing (1231-1316). Il impressionna QK dès 1262, fut l’un des architectes de son
palais; il travailla aussi à l’approvisionnement de Pékin (aménage des écluses sur le tronçon DaduTongzhou, ce qui facilite le transport du grain). Il construisit des instruments d’astronomie plus précis
et un Observatoire (1279), effectua des mesures de l’ombre solaire en différents endroits de la Chine
(plus de sûreté), ce qui lui permit de présenter à QK un nouveau calendrier (le Shoushili, 1280, adopté
en 1281)(ses compétences en astronomie seront vantées par le grand astronome jésuite Schall au 17e
siècle), fit des relevés topographiques du territoire.
En matière de cartographie, Zhu Siben, un moine taoïste géographe, édite un grand atlas du
monde (1311-1320), profitant de l’immensité de l’empire mongol et des progrès de l’astronomie
(mesure des distances, des emplacements). Son atlas comprend la transcription phonétique d’une
centaine de lieux en Europe (A-lu-mang-ni-a pour l’Allemagne, Fa-li-xi-na pour la France), décrit la
Méditerranée, donne la forme de l’Afrique (ce que ne donnaient pas les cartes européennes) et décrit
le nord du continent africain (Sahara, Alexandrie).
Traités d’agronomie (le Nongshu, de Wang Zhen, vers 1300) et de sériciculture. Les Mongols,
lors de la conquête, avaient détruit les plantations de mûriers (dont les feuilles sont nécessaires aux
vers à soie), ils les ont réintroduits petit à petit. Les Mongols encouragent la production de coton dans
le bassin du Yangzi. La période Yuan correspond au grand essor du cotonnier. Le traitement des fibres
de coton et le filage du coton ne nécessitent que des instruments (rouets, métiers à tisser) simples. Et
les cotonnades sont plus rentables pour le paysan que le chanvre.
Porcelaine : les Yuan héritent des techniques céramiques Song, qu’ils perpétuent non pas tant
par goût que par appât du gain : c’est un commerce lucratif pour financer la machine de guerre =>
exportations vers l’Asie du Sud-Est et le Moyen-Orient via les « routes de la céramique », terrestres
ou maritimes. La céramique chinoise est très demandée par les acheteurs arabes et persans, qui dictent
les styles. Les potiers Yuan maîtrisent au 14e siècle les « bleus et blancs » (leur invention) mais aussi
la porcelaine rouge et verte et les « cinq couleurs » (wuse). Ils inventent le « décor peint », qui va
profondément marquer la céramique chinoise. Les acheteurs étrangers aiment un style lourd,
surchargé, très orné (à l’opposé de la sobriété des Song). QK réorganise la production céramique : il
fait recenser les fours, impose des taxes aux potiers, auxquels il laisse une grande liberté de création.
De manière générale, sous les Yuan, l’artisan (chinois ou non-chinois) est apprécié, davantage
que sous les dynasties confucéennes chinoises. Cet accent mis sur l’artisanat était propre à la culture
mongole, car l’artisan est utile dans la guerre et aussi pour fabriquer des objets de luxe. « Artisan »
était une des catégories de familles à statut héréditaire. Outre les potiers, il y avait aussi les tisserands,
les laqueurs, les producteurs de vin ou d’huile, les fondeurs, etc. Ils étaient divisés en 3 classes : les
architectes, ceux qui fabriquaient les armes, et ceux qui travaillaient pour les besoins de
l’administration ou fabriquaient des objets de luxe pour les riches. On leur accordait des avantages
fiscaux et matériels, et on les épargnait et ne les réduisait pas à l’esclavage lorsqu’on prenait une ville,
voire on les enlevait (il fallait faire montre de ses talents d’artisan pour pouvoir avoir le statut).
Beaucoup étaient recrutés pour les besoins de la Cour. La production artisanale fut encouragée par
QK. L’art et l’artisanat bouddhique aussi. QK s’est posé comme protecteur des artistes et artisans
chinois. Il a fait appeler à Pékin l’architecte népalais Anige (son nom chinois)(1244-1306), remarqué
par ‘Phags-pa lors de ses voyages au Tibet, et qui le ramène en 1265 : Anige est testé (il restaure une
statue), il plaît à QK qui lui demande de construire des temples, des pavillons à Pékin.
Les Yuan (qui n’étaient pas des marins) mettent aussi à leur profit la marine marchande
chinoise des Song, que ce soit sur les rivières, fleuves ou sur les mers. QK a l’idée de faire embarquer
les cavaliers sur les bateaux pour se déplacer dans la Chine du Sud. Les Mongols utilisent le savoir-
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La Chine à l’heure mongole
faire maritime des Song (et réquisitionnent à cette occasion des troupes de Jurchen et de Coréens)
pour lancer des expéditions maritimes visant à envahir le Japon (1274, 1281, 1286 annulée), ou Java.
5.3 Les religions
Si les Mongols affichent mépris pour les spéculations philosophiques, en revanche ils
manifestent un goût pour la magie, les thaumaturges, les guérisseurs. À l’origine, la religion mongole
est le shamanisme (pratique de la divination sur os, comme les Shang). Le shaman, dans la culture
mongole, a autant de prestige qu’un chef de tribu, et on vient le consulter pour toute grande décision
ou pour présider les fêtes. Ce shamanisme restera la religion de la plupart des Mongols (le lamaïsme
sera la religion des élites mongoles). Les Mongols croient aussi en la divinité Tengri (le Ciel), qui
protège les peuples de la steppe, et ont leur montagne sacrée, où les khan devaient se faire investir.
La politique religieuse des Mongols a fluctué : ils se sont adaptés aux pays où ils étaient (peutêtre que si les Mongols étaient restés en Europe après 1241, ils seraient devenus chrétiens…). On dit
que les Mongols ont observé en matière religieuse une certaine neutralité, une certaine indifférence,
ou si l’on veut un certain œcuménisme, dicté par leur souci d’efficacité politique. Ainsi, Mongke avait
déclaré à Rubrouck : « Comme Dieu a donné à la main plusieurs doigts, de même il a donné à
l’homme plusieurs voies. » Le khan de Perse est musulman, et en Chine les Mongols tolèrent l’Islam
(à quelques pratiques près, comme l’égorgement des animaux). Il y a des Nestoriens13 à la cour de
Mongke (son chancelier ainsi que le précepteur de son fils aîné), le fils d’un khan de la Horde d’Or
était nestorien, la mère de Qubilai était aussi nestorienne et son épouse Chabi n’était pas hostile au
nestorianisme (ce qui rehausse le prestige de cette confession). Marco Polo, Ibn Battuta et plusieurs
ambassadeurs chrétiens mentionnent également, enfin, la présence de communautés juives à
Khanbalik et à Hangzhou.
En Chine, c’est notamment en se posant en protecteurs des religions chinoises que les
Mongols ont cherché à se faire accepter du point de vue culturel.
Ils ont d’abord patronné le taoïsme, comme les empereurs des Song du nord l’avaient fait un
siècle avant eux. Qiu Chuji (de son nom de religieux Changchun)(1148-1227) était un chef spirituel
taoïste âgé, d’une grande stature, et dont l’enseignement avait remporté un certain succès en Chine du
Nord sous les Jin lorsqu’il fut convoqué en 1219 par Gengis Khan – alors en Afghanistan, et qui
voulut connaître les secrets de l’immortalité. Qiu se mit en route et rencontra GK en 1222, lui avoua
ne pas pouvoir lui procurer l’immortalité, mais simplement connaître des techniques pour prolonger la
vie. GK le prit néanmoins en estime, et Qiu réussit à obtenir la protection de toutes les confessions
(bouddhisme et taoïsme), et particulièrement de son église, le Quanzhen14. Beaucoup de gens entrent
alors dans la secte (car protégée + exemption d’impôts pour les moines Quanzhen). Les taoïstes
prennent alors le contrôle du clergé, des temples, des biens fonciers de l’église bouddhique. Attaques
des bouddhistes, jaloux de ces prérogatives et de la puissance de l’église taoïste. Yelü Chucai, qui au
début a soutenu Changchun, écrit un pamphlet contre les taoïstes, le Xiyoulu (1228). Puis déclin du
taoïsme à la suite de débats doctrinaux, arbitrés par le khan, et régulièrement gagnés par les
bouddhistes (1255, 1257, 1258). L’influence politique du Quanzhen diminue, QK ordonnera même de
brûler les ouvrages taoïstes (1281).
Jeune, Qubilai fut intéressé par le bouddhisme chan. Puis il se tourna vers le lamaïsme (ou
bouddhisme tibétain) sous l’influence du lama tibétain ‘Phags-pa. ‘Phags-pa est celui qui a initié QK
au lamaïsme. En retour, QK en fit le patron du lamaïsme et l’utilisa ainsi comme instrument pour
contrôler le Tibet (cette attitude annonce la politique des empereurs mandchous vis-à-vis des
L’église nestorienne était une église chrétienne d’Orient, condamnée comme schismatique (par rapport au
catholicisme romain) au concile d’Ephèse en 431 car elle séparait le Christ divin et Christ humain et avait une
conception particulière de la Trinité. Le nestorianisme s’était répandu au Moyen-Orient, en Asie centrale, en
Inde, dans la steppe et en Chine. Son chef spirituel était basé en Iran.
14
Fondée au 12e siècle et qui avait connu un franc succès sous les Jin. Le Quanzhen, ordre de frères mendiants,
était axé sur le perfectionnement de soi, l’ascétisme, l’intériorisation. Il avait des influences bouddhiques à
travers l’importance des mérites accomplis et donc des œuvres caritatives, ce qui rendait le mouvement
populaire en ces temps de conquête si troublés.
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CHI 013a – J. Kerlouégan – Décembre 2005
patriarches tibétains). Diffusion du lamaïsme dans la zone des steppes (les Mongols se convertiront au
lamaisme aux 16-17e). Influences de l’art bouddhique tibétain dans l’art mongol puis chinois.
Mais même si QK (ce sera le cas des empereurs mongols jusqu’à la fin des Yuan) patronne le
lamaïsme, sponsorise les lamasseries (les moines tibétains, qui jouissent d’énormes privilèges, affluent
à Hangzhou, qui grouille de lamasseries), il reconnaît aussi bien les Maîtres Célestes taoïstes (une fois
les Song du sud conquis), autorise la construction de temples de Confucius dans l’empire, fait rendre
des sacrifices à ses prédécesseurs au temple des ancêtres impériaux, comme le faisaient les empereurs
chinois.
Parmi les masses chinoises, le bouddhisme chan est très populaire, ainsi que les sectes
bouddhisantes. Voir leur rôle dans les révoltes de la fin de la dynastie : la tolérance religieuse a
finalement coûté cher aux Yuan.
Il est profondément injuste et inexact de dire que la Chine des Yuan a été un « désert
culturel ».
CONCLUSION
A l’actif du bilan des Mongols en Chine :
- ils ont réunifié la Chine, qui ne l’était plus depuis la fin des Tang (les Song du Nord ayant dû
composer en permanence avec les États « barbares » qui se trouvaient sur leurs frontières :
Khitan/Liao, Jurchen/Jin, Tangut/Xixia). Entre 907 et 1276, c’est-à-dire pendant près de quatre
siècles, la Chine n’avait pas eu de centre de gravité fixe ! Les Mongols mettent fin à cette géopolitique
mouvante. D’ailleurs, une fois sinisés, ils se sont clamés les réunificateurs de la Chine, ce qui a aidé à
« faire passer la pilule » de la conquête auprès des Chinois : les Mongols avaient un motif pour
prétendre légitimement au Mandat céleste.
- idée originale de QK d’un État universel et multiculturel (cette idée ne réapparaîtra qu’au 18e siècle,
sous les Qing).
- héritage linguistique, vestimentaire, littéraire (théâtre), juridique (le code pénal en 6 parties),
traditions martiales (qui se prolongera chez les premiers empereurs des Ming, encore très « mongols »
dans leur style de vie : participation personnelle aux campagnes guerrières, chasse, excursions hors du
Palais).
- des institutions socio-politiques qui vont perdurer : la province (issue des représentations locales du
Secrétariat central, les xingsheng), le système des familles à statut héréditaire (artisans, militaires, etc.)
- tolérance religieuse et cosmopolitisme (qui cessera sous les Ming, la Chine se refermera).
- une forme originale, dans l’histoire des institutions chinoises, de gouvernement bipartite (sinomongol)(parallèle avec la dyarchie sino-mandchoue, quatre siècles plus tard).
Au passif :
- les dégâts humains et matériels de la phase de conquête : il faudra plusieurs siècles au Nord pour
s’en remettre (déficit de peuplement, retard économique et culturel).
- le déclin démographique : la Chine comptait 110-120 millions d’habitants vers 1200 (Song du sud +
Jin), 70 millions seulement vers 1300 (même chiffre vers 1400). Sans doute les effets des massacres et
des guerres, mais aussi des épidémies et famines, de l’exode… ou alors lacunes dans le recensement ?
On ne peut savoir. Il y a eu un déclin sévère, c’est incontestable, mais pas de moitié, et il a surtout
affecté Chine du Nord, du Nord-Ouest, et le Sichuan. Ce déclin démographique s’est accompagné
d’un appauvrissement général. Le déclin, au 14e siècle, de Hangzhou, la prospère capitale des Song du
sud jusqu’en 1276, et jadis centre culturel, économique, religieux, est un symbole de cet
appauvrissement.
- le régime d’exploitation économique et de ségrégation ethnique
- une culture classique en sommeil
Le processus général a été le suivant. Dans un premier temps, conquête de pâturages, prise de
butin, spoliation, asservissement des populations conquises, exploitation pure et simple sans aucun
22
La Chine à l’heure mongole
souci de gouvernement. Puis, au fil des générations, sinisation accrue, la « mongolité » s’estompe, les
structures confucéennes absorbent la part mongole.
Le renversement des Mongols consacre un déclin amorcé dans la première moitié du 14e.
Mais ce n’est pas pour autant qu’ils disparaissent de la scène.
Sous les Ming, il y a encore des descendants de Mongols en Chine (ils sont notamment dans
les armées ou les gardes impériales, mais il y a aussi des « fonctionnaires mongols » au 15e siècle). Et
dès le début du 15e siècle, les Mongols hors de Chine se font menaçants à nouveau. L’empereur
Yongle est obligé de mener campagne contre eux et déplace même la capitale de Nankin à Pékin pour
être plus près de la menace. Lui-même s’appuie sur des officiers mongols dans la Guerre civile (13991402) qui l’amènera sur le trône. Tout le long des 15e et 16e siècles, les Mongols constituent un péril
permanent pour les Ming, qui en ont très peur (spectre du joug mongol qui reviendrait). Ils font
presque chuter la dynastie lorsqu’ils s’approchent de Pékin, en 1449 et en 1550. Mais leurs divisions,
le manque d’unité des tribus les condamnent à des raids qui, s’ils peuvent être dévastateurs et
déséquilibrer l’économie de la frontière nord, restent sans conséquence pour la dynastie.
Sous les Qing, la situation est différente. Les Mandchous, qui s’étaient servis des Mongols
pour conquérir la Chine, sont de plus habiles politiques que les Ming : ils engloberont politiquement
les Mongols dans leur vaste empire (outil politique du lamaïsme utilisé par les empereurs Qing,
politique de mariages entre les aristocraties mandchoues et mongoles). La religion des Mongols, le
bouddhisme tibétain depuis la fin du 16e siècle, les porte naturellement vers le Tibet : beaucoup de
textes du bouddhisme tibétain sont traduits ou écrits en mongol. Fin 19e siècle : de nombreux chinois
Han viennent vivre, commercer en Mongolie, la culture mongole est menacée. Réaction nationale
avec par exemple la Chronique bleue (une histoire du peuple mongol). GK est élevé en figure
nationale (début 20e siècle seulement).
Références bibliographiques
- Jacques Gernet, Le Monde chinois, pp. 316-36 (« Invasion et occupation mongoles »)
- Frederick W. Mote, Imperial China : 900-1800, pp. 403-513 (“China and the Mongol World”)
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