Fiche faite par Claire Talazac
pour la question d’agrégation « expliquer/comprendre »
Année 2002-2003 Ens Ulm
La sociologie à l’épreuve de l’herméneutique,
Essais d’épistémologie des sciences sociales
Louis Quéré
Présentation de l’auteur et de l’ouvrage
Louis Quéré est sociologue, directeur de recherche au CNRS, il est membre du Centre
d’Etude des Mouvements Sociaux, à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. De 1994
à 1998, il a enseigné l’épistémologie des sciences sociales à l’Universi de Lausanne. Le
présent ouvrage a d’abord été constitué pour les étudiants qui suivaient ses cours
d’épistémologie des sciences sociales, et se découpe en six chapitres qui portent sur les enjeux
de l’herméneutique contemporaine pour la sociologie. A partir de différents points de vue, il
examine une seule et même question : l’herméneutique, science de l’interprétation,
constitue-t-elle un paradigme pour la sociologie ?
-Plan de l’ouvrage
L’article « l’interprétation en sociologie » esquisse la perspective d’ensemble à partir
de laquelle l’auteur sollicite l’éclairage de l’herméneutique sur les sciences sociales.
L’ouvrage se compose, ensuite, de deux articles sur J.Habermas, et étudient les enjeux
de l’herméneutique contemporaine pour les sciences sociales, chacun des articles
correspondant à différents moments de l’itinéraire intellectuel de J.Habermas. Le premier,
relatif à sa pensée dans les années 60, lui permet d’esquisser une théorie post-positiviste des
sciences sociales, en se confrontant à des divers courants philosophiques et sociologiques
[particulièrement H.G Gadamer]. Le second reformule la problématique wéberienne de la
compréhension du sens à la lumière d’une théorie de la raison communicative.
Deux autres articles sont consacrés à des auteurs nourris par la philosophie de H.G
Gadamer : le premier relate la stratégie proposée par Charles Taylor pour échapper au
dilemme de l’ethnocentrisme et du relativisme en sciences sociales ; le second pose le
problème de l’objectivité de la connaissance historique à partir des travaux de R.Koselleck sur
la sémantique de l’événement dont les différentes sciences sociales devraient tirer partie.
Enfin, un article sur le langage expose la manière dont la sociologie rencontre le
problème du langage, comme thème d’étude, comme ressource pour l’analyse et comme
élément constitutif aussi bien de ses objets que de son dispositif de connaissance.
Il ne s’agira pas dans cette fiche de lecture de résumer et d’analyser successivement les
précédents articles, mais d’extraire les éléments répondant à la problématique du thème
« Expliquer et Comprendre », ce qui conduit à opérer certains choix quant aux éléments qui
vont être développés maintenant.
Problématique générale de l’ouvrage
Comme nous l’avons souligné succinctement précédemment, L.Quéré s’interroge sur
la possibilité et l’efficience de considérer l’herméneutique comme un paradigme pour la
sociologie, ce qui la conduirait à être considérée comme une science de l’interprétation. Or,
des positions récentes comme celles de R.Boudon, qui doute que l’on puisse approfondir la
réflexion de M.Weber sur la compréhension et sur la place de celle-ci dans la connaissance
sociologique en prenant appui sur les développement récents des sciences de l’interprétation,
ou celles de J.C Passeron, qui s’inquiète des risques de « divagation herméneutique »,
soulignent l’existence dans la sociologie française d’une attitude frileuse vis à vis d’acquis de
la réflexion contemporaine, où figurent l’herméneutique.
Cette attitude contraste avec les théoriciens tels A.Giddens ou J. Habermas, qui ont trouvé
dans l’herméneutique un point d’appui solide pour explorer la logique d’une possible science
sociale post-positviste.
Le problème de l’interprétation en sociologie relève essentiellement des implications
épistémologiques et méthodologiques à tirer du fait que nous soyons, selon la formule de
C.Taylor « des animaux qui s’interprètent eux-mêmes », ou encore du fait que les sciences
sociales aient affaire à des êtres individuels et collectifs qui construisent et maintiennent leur
identité à travers une interprétation de soi dans un langage déterminé. Le langage devient
alors un vecteur de l’interprétation, et cela pose implicitement la question de la place et du
rôle du langage dans la sociologie.
Face à cette problématique de recherche présente dans tous les articles de L.Quéré,
nous tenterons d’expliciter la place de l’interprétation dans la sociologie, puis nous
présenterons les différents éléments du débat relatif à la pertinence de l’herméneutique
comme paradigme pour la sociologie, à travers la théorie de J.Habermas. Enfin, nous
interrogerons l’ethnométhodogie, qui esquisse un dépassement de l’herméneutique, mais en
terme plus analytiques et descriptifs que J. Habermas.
Au terme de cette réflexion, devrait apparaître une atténuation des oppositions classiques
entre Expliquer et Comprendre, et Sciences de la nature et Sciences de l’esprit.
I) L’interprétation en sociologie
S’interroger sur la place de l’interprétation en sociologie équivaut à poser la question
de l’identité de la discipline. Il s’agit d’une science qui a pour objet une réalité qui s’interprète
elle-même, qui se maintient dans et par l’interprétation d’elle-même. La sociologie ne peut
accéder à son domaine d’objet que par la médiation de la compréhension et de l’interprétation.
Quelle est alors la place de cette science par rapport aux autres ?
L.Quéré pose de façon transversale la question de l’unité de la science et la querelle des
méthodes, que nous allons synthétiser rapidement.
A la conception de l’unité de la science (considérée comme positiviste), tout un
courant de pensée va, à la suite de W.Dilthey (1833-1911), affirmer l’existence d’une coupure
radicale entre les sciences de la nature et les sciences de l’esprit. Ces dernières ne doivent pas
adopter la méthodologie en usage dans les sciences de la nature car elles ont un objet qui lui
est totalement différent. Dans la connaissance de la nature, qui nous est extérieure, il est
possible de recourir à l’explication, de construire un discours objectif. Dans la connaissance
du monde de l’esprit, nous devons faire appel à la compréhension car, par introspection, nous
pouvons percevoir la signification des actions humaines. Pour accéder à cette compréhension,
W.Dilthey propose de mettre en œuvre une démarche herméneutique, c’est-à-dire une
démarche d’interprétation des manifestations concrets de l’esprit humain. L’idée d’une
spécificité des sciences de l’homme continue d’être défendue dans les deux séries de critiques
qui ont été opposées depuis trente ans au projet d’une sociologie positiviste, appliquant des
méthodes similaires à celles des sciences de la nature.
- une première série invoque le caractère auto-interprétatif et auto-descriptif de la
réalité sociale pour révéler les faiblesses d’une mise en forme scientifique des faits
humains conçus d’après les canons du positivisme logique. Elles sont formulées
dans le domaine de la philosophie des sciences sociales, en s’appuyant soit sur le
second Wittgenstein, soit sur l’herméneutique philosophique de Heidegger puis de
Gadamer.
- La deuxième série de critique apparaît dans la discipline sociologique elle-même,
par le développement du projet wéberien de « sociologie compréhensive ». Tenant
compte du caractère signifiant de l’activité sociale, M.Weber fixait pour tache à la
sociologie de « comprendre par interprétation l’activité sociale, et par
d’expliquer causalement son déroulement et ses effets ». Cela a donné naissance
aux sociologies interprétatives : la sociologie phénoménologique de A.Schutz,
l’interactionisme symbolique issu de G.H.Mead, l’ethnométhodologie…
Face à ces deux critiques, il est nécessaire de s’interroger sur le développement de largument
herméneutique en sociologie et sur les raisons qui pourraient conduire à l’élever au rang de
paradigme pour la sociologie.
Les raisons d’admettre l’argument herméneutique
On entend par la proposition qui affirme que la réalité sociale ne se livre que par et
dans l’interprétation, en raison de sa consistance propre. Non seulement la réalité sociale ets
pré-interprétée par ceux qui y vivent, mais surtout, elle se constitue dans et par l’interprétation
de soi, au sens où l’activité et les institutions sociales s’organisent et se stabilisent à travers les
interprétations que les acteurs en font.
Ces réflexions font apparaître le statut doublement herméneutique de la sociologie : d’une
part, elle a affaire à l’interprétation en tant que composante interne de son domaine d’objet, et
d’autre part, elle doit recourir à l’interprétation comme médiation pour accéder à ce domaine,
ie pour acquérir des données et pour en préciser des propositions descriptives. C’est ce double
statut qui serait oublié ou occulté dans les modèles dominants de la discipline sociologique :
l’empiricisme et le constructivisme.
a) la réduction empiriciste
L’objet de l’empiricisme est scindé en deux éléments :
- la réalité brute, qui possède des propriétés absolues, indépendantes de toute
appréhension par des sujets pour qui elle est objet d’expérience
- le sens que ces sujets attachent à cette réalité sous forme d’attitudes, de
dispositions, de croyances…
L’opération de la connaissance est alors de contourner la subjectivité et l’instabilité des
interprétations et de conjurer des qualifications divergentes d’un même phénomène.
L’ambition scientifique est de produire des savoirs sous forme de qualification pourvues
d’une certitude fondée sur des preuves et non pas sur des intuitions subjectives. Il s’agit d’une
recherche de descriptions absolues du monde social, de descriptions visant à saisir les
propriétés de ce monde en faisant abstraction de celles qu’il a en tant qu’objet d’expérience de
sujets. Il existe donc une séparation de la réalité et de l’expérience, de façon à rendre compte
de la réalité en termes de propriétés absolues, et de faire de l’expérience elle-même des faits
bruts de la réalité objective susceptibles eux-aussi d’une qualification absolue.
De plus, une qualification est scientifique doit être stable et indépendante de ses descriptions
et explications, ce qui est rendu possible par la vérification, qui implique de n’admettre que
des assertions qui sont vérifiables que par des observables. Dans ce cadre, l’interprétation est
subjective et donc dépourvue de pertinence et constitue une nuisance qu’il convient de
neutraliser. L’herméneutique ne peut être admise au niveau de l’administration de la preuve,
car une interprétation est un type de proposition dont on considère qu’il est impossible de
décider si elle est vraie ou fausse.
La critique herméneutique de cette réduction
Le sens éprouvé est complètement tronq lorsqu’il est dépouillé de sa nature
intersubjective et de sa dimension constitutive.
L’observation comporte elle-même une interprétation, puisqu’elle nécessite de disposer
d’un système symbolique (catégories, règles, normes) qui fournit un contexte pour décider à
quoi on a affaire. Le langage, sur lequel nous reviendrons ultérieurement, et tout le réseau
symbolique d’une culture produisent des énoncés d’observation sur la réalité, mais
contribuent aussi à la structurer d’une manière plutôt qu’une autre.
Le monde social se présente aussi bien aux sociologues qu’aux acteurs, comme un champ
externe d’événements ou de faits justifiables d’une investigation visant à dégager des lois ou
les régularités de leur observation. Mais, la « facticité » même de ces événements représente
une prémisse inexpliquée. Une série importante d’événements sont exclus, correspondant à la
manière dont le monde social est devenu disponible.
b) La réduction constructiviste
Il s’agit d’une démarche courante en sciences sociales qui consiste à rendre compte de la
régularité, de la récurrence, de la reproductibilité, du caractère ordonné des conduites sociales
en termes de déterminations externes (lois, structures), du fait que ce caractère régulièrement
ordonné des conduites donne à penser qu’elles ont pour source un système de contraintes ou
de nécessité auquel elles se conforment, obéissent)
Cette démarche constructiviste réduit l’interprétation, d’une part en attribuant l’ordre
social à l’intervention des contraintes externes qui déterminent les acteurs dans leur dos, et
d’autre part, en privilégiant la forme déductive de l’explication.
La critique herméneutique de cette réduction
La critique se fait sous deux formes : une d’ordre transcendantal et l’autre d’ordre empirique.
En partant de l’ouvrage de G.H von Wright Explanation and Understanding [1984],
K.O Appel exprime le fait que la notion d’explication causale suppose une capacité humaine
dont il n’est pas possible de rendre compte en terme de déduction nomologique. Si l’on
réduisait l’action à un événement observable avec une détermination causale, on détruirait la
notion même de nécessité causale. C’est pourquoi une approche interprétative de l’action qui
s’intéresse aux conditions et aux modalités de son intelligibilité est possible dans les sciences
sociales.
De façon empirique, il existe une nécessité de crire le travail d’interprétation sous-
jacent à la qualification d’un acte ou d’une situation concrète sous une catégorie générale qui
lui est appliquée. Se posent alors les questions de la détermination de cette catégorie générale
dont on considère qu’elle s’applique à un cas concret, et plus généralement de savoir
comment on parvient à voir un ordre social ou des structures objectives derrière des actions
singulières situées.
Les critiques précédentes conduisent à un double résultat. D’une part, elles conduisent à
élargir le champ des phénomènes à soumettre à l’investigation d’une science sociale, l’aspect
essentiel étant le caractère auto-interprétatif du monde social incorporé dans le langage parlé
par ceux qui lui appartiennent et dans les médiations symboliques constitutives de leur culture
et d’autre part, elles recommandent une conception herméneutique des sciences sociales, qui
revient à leur assigner l’exégèse textuelle comme modèle ou dans une version plus faible, à
leur attribuer comme tache de conférer des significations de rendre intelligible ce qui ne l’est
pas suffisamment.
Toutefois, L.Quéré se refuse à suivre cette recommandation herméneutique et de lui procurer
le statut de paradigme pour la sociologie. En effet, l’herméneutique conduit à un nouveau type
de réduction qui perd de vue le rôle médiateur joué par l’interprétation dans l’organisation
endogène et interactive de l’activité sociale. Le fondement de la recommandation nous invitait
à partir de la définition même de la sociologie de M.Weber. Celui qui veut comprendre par
interprétation en prenant pour modèle l’exégèse textuelle doit démontrer qu’il est possible de
transférer à l’action l’essentiel des traits d’un texte, c’est-à-dire de traiter l’action comme une
objectivation du sens sous l’aspect de son achèvement, et ainsi de soustraire à l’analyse
l’accomplissement de l’action .
De plus, l’interprétation est constructiviste par définition. Or, ce type de démarche, qui
procède par qualification va à l’encontre d’une attitude analytique qui vise à élucider les
conditions et les modalités d’une occurrence plutôt qu’à l’expliquer ou lui attribuer un sens.
Enfin, émergent deux types de problèmes lorsque la sociologie se donne pour tache
d’interpréter : d’une part, un risque de voir proliférer les discours et les commentaires sans
que l’on puisse se référer à un critère intersubjectivement partagé pour évaluer leur pertinence
ou leur justesse, le propre de l’interprétation étant de ne pas pouvoir être vérifiée par les faits ;
d’autre part, le renoncement, souvent impliqué par l’argument herméneutique, à toute visée de
connaissance objective et théorique du mode social.
Si l’herméneutique ne semble pouvoir constituer en soi un paradigme pour la
sociologie, il ne faut pas pour autant occulter l’interprétation. En effet, pour J. Habermas
[Théorie de l’action communicationnelle, 1981], il y a une objectivité propre de
l’interprétation, en terme d’accord produit à travers une argumentation dans laquelle n’est
prise en compte que la force des arguments. De la sorte, toute compréhension par
interprétation est nécessairement rationnelle parce que pourvue d’une structure quasi-
argumentative. Nous allons donc dans la partie suivante souligner les grands axes de la pensée
de J.Habermas, qui cherche à développer une « science sociale reconstructive ». Elle se donne
pour but de mettre à jour, à travers une théorie de l’agir communicationnel, les conditions
générales de validité et d’acceptabilité d’actions pourvues de sens et le savoir-faire
préthéorique maîtrisés par les acteurs pour réaliser et reconnaître des actions socialement
acceptables leur permettant de coordonner leurs activités.
II) La pragmatique universelle de J. Habermas
La thèse d’un dualisme méthodologique entre les sciences de la nature et les sciences
de l’esprit est discutée par la philosophie des sciences et la sociologie allemande. Dans la
connaissance du monde de l’esprit nous pouvons faire appel à la compréhension car, par
introspection, nous pouvons concevoir la signification des actions humaines. Pour accéder à
cette compréhension, Dilthey proposait la démarche herméneutique, dont nous venons
d’étudier les différentes modalités pour la sociologie. D’autres auteurs, tout en affirmant les
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