Dissertation d’histoire Léopold Scharwitzel Conférence de Mr Ferragu Le 19e, siècle de l’affrontement de la science et de la religion ? Institut d’Etudes Politiques de Paris Premier cycle, première année Dans son Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain, Condorcet présente l’histoire comme le cheminement de la Raison qui prend lentement conscience d’elle-même. L’esprit humain doit lutter contre les superstitions qui l’asservissent. Cette opposition classique entre la Raison qui s’exerce dans les sciences et la religion est assez récente. En effet, la science telle qu’elle existe aujourd’hui, avec ses méthodes (recours à l’observation et au raisonnement) et ses objectifs, est née au 17e siècle. De l’Antiquité à la Renaissance, on parle davantage de « philosophies naturelles », car la connaissance du monde est alors intimement liée à des fins métaphysiques. Cette science a pris ses distances avec la religion dès lors que les scientifiques ont compris que les Eglises gêneraient leur travail plutôt qu’elle ne le favoriseraient. Dès le 16E et le 17e, des conflits opposaient l’Eglise à des théories susceptibles de contester la validité du dogme. La condamnation de Galilée en 1633 au nom de la Bible en est certainement l’exemple le plus frappant. Mais les éclatants succès de la période 1770-1820 donnent à la science un véritable pouvoir intellectuel et social : elle ne se limite plus à chercher à comprendre le monde, mais elle vise à améliorer la condition de l’homme, notamment par la médecine ou par de nouvelles techniques de production. Elle offre donc une nouvelle éthique du bonheur détachée de l’idée religieuse de grâce ou de salut. Dès lors, elle se pose en compétiteur de la religion. Comment concilier les exigences du dogme et de la foi avec l’évolution de la pensée scientifique au cours du 19 e siècle ? Nous verrons d’abord que l’opposition entre science et religion naît au cours du 19e pour devenir une lutte ouverte. Puis, nous analyserons les tentatives de réconciliation des deux domaines initiées par les milieux scientifiques et puis par les Eglises. A. La dichotomie entre science et religion se développe au cours du siècle et finit par paraître insurmontable. 1. Progrès et émancipation des sciences. Le conflit entre la science et la religion naît du décalage croissant de l’autorité « éternelle » et « certaine » des Eglises avec l’observation et l’interprétation des phénomènes naturels. Progressivement, la science s’intéresse à la connaissance de la terre, à la vie animale et végétale, au corps et enfin à l’esprit humain. Cette évolution accroît l’importance de la science dans la vie quotidienne de l’homme du 19e siècle, particulièrement dans la Bildungsbürgertum allemande ou dans les classes moyennes cultivées. L’héritage des Lumières L’autorité théologique avait déjà été érodée par la révolution copernicienne. Mais c’est au 18e siècle que l’attaque de la sciences contre la théologie est la plus vigoureuse, d’autant parce qu’elle s’appuie sur le mouvement philosophique des Lumières. Buffon publie son Histoire Naturelle à partir de 1749. Il rejette l’idée newtonienne de création divine du système solaire, l’attribuant plutôt à un phénomène naturel. Il refuse le Déluge et son estimation de l’histoire de la Terre est en évidente contradiction avec les estimations antérieures, fondées sur la Bible. Il finit par être condamné par la Sorbonne et se rétracte. L’idée d’évolution, qui sera la pomme de discorde entre théologiens et scientifiques, commence à apparaître en astronomie avec Kant (Histoire générale et théorie des cieux) ou, un peu plus tard, avec Laplace (Exposition du système du monde). Ainsi, sans remettre en cause le dogme de façon radicale (à l’exception de la période révolutionnaire), le 18e prépare le terrain aux grands bouleversements du siècle suivant. L’apparition d’une vérité terrestre C’est donc au 19e que l’influence conjuguée du rationalisme, de la Révolution française et des progrès scientifiques permet à la science de se dégager de la tutelle séculaire de l’Eglise. L’espérance et le bonheur cessent d’être liés au Salut ou à la grâce divine. La science, parce qu’elle propose une alternative, devient une puissance autonome. Elle ne reconnaît que les phénomènes matériels et attribue une valeur supérieure au principe de causalité. Aussi fait-elle redescendre les problèmes terrestres sur Terre. Si la médecine était jusqu’alors subordonnée à l’Eglise avec les hôpitaux, une répartition des tâches entre le médecin chargé du corps et le prêtre chargé de l’âme du patient, une substitution courante du prêtre au médecin (pourtant interdite au concile de Latran de 1139), le corps médical organise son émancipation progressive en limitant l’ingérence des Eglises : « La science médicale n’est et n’aurait jamais dû être tributaire de la métaphysique » affirme Broussais. L’opinion publique du 19e soutient largement ce jugement. L’Eglise finit par reculer en adoptant les vaccins antivarioliques et les anesthésies. Elle se rallie aux thèses hygiéniques qu’elle avait d’abord combattues. Elle tente toutefois de créer sa propre thérapeutique (pèlerinages, lutte contre les pratiques païennes, constatation de miracles) et de garder une influence sur les médecins catholiques. 2. La rupture des années 50-60 et la réaction manquée des Eglises. La révolution évolutionniste Le contexte du milieu du 19e est très favorable à une remise en cause de la religion. La foi dans le progrès est alors extrêmement forte (Renan, l’Avenir de la science, 1849). Toute la lutte va se concentrer sur le problème de l’évolution. Pour l’orthodoxie, le monde avait été créé en 6 jours, et il avait immédiatement contenu tous les corps qu’on pouvait rencontrer). La science était tenue de rester dans un cadre étroit de 6000 ans. En 1859, Darwin fait paraître De l’origine des Espèces au moyen de la sélection naturelle ou la lutte pour l’existence dans la nature. Dans ce livre, il part du constat que tous les êtres vivants présentent des variations organiques individuelles puisqu’une reproduction orientée peut fixer héréditairement certaines de ces variations. Les êtres vivants sont aptes à être sélectionnés d’une manière analogue au sein de la nature. D’autre part, il existe une capacité naturelle d’occupation totale et rapide de tout le territoire par les représentants d’une seule espèce, animale ou végétale, se reproduisant sans obstacle. Comme il existe des équilibres naturels constitués par la coexistence, sur un même territoire, de représentants de multiples espèces, il doit y avoir un mécanisme régulateur et éliminatoire qui réduit l’extension numérique de chaque population : c’est la lutte pour l’existence (struggle for life) qui effectue cette sélection naturelle. Ce principe s’oppose très clairement à l’idée théologique de création indépendante d’espèces immuables par un créateur omni-prévoyant. Les espèces descendent les unes des autres suivant un processus continu de divergence, par le moyen de modifications survenant « au hasard » et qui sont sélectionnées et transmises . Le darwinisme sonne donc le glas de la fixité des espèces, de l’histoire courte de la genèse, du principe de Providence et, surtout, du caractère unique de l’homme du point de vue théologique. Quelques théologiens vont faire observer que les hommes ont des âmes immortelles, contrairement aux animaux, qu’ils ont un sens du bien et du mal et que c’est eux, et non les singes, que le Christ a voulu sauver. En fait, ils auront bien du mal à endiguer la progression de l’évolutionnisme, du moins dans les milieux scientifiques et éclairés. La théorie de l’évolution est sans doute le coup le plus dur porté à la théologie depuis Copernic, puisque l’admettre oblige à remettre en cause la Création divine. Le mutisme des Eglises et le retour à la scolastique Mis à part quelques théologiens, le clergé ignore tous ces problèmes. Le bas clergé en particulier vit en vase clos durant la majeure partie du siècle. Après la vague de déchristianisation de la fin du 18e siècle, le renouveau religieux est important, mais face aux évolutions de la science et de la pensée scientifique, les Eglises optent pour un retour aux valeurs sûres du dogme et s’opposent à toute tentative d’exégèse. Le bas clergé est, par sa formation, incapable de répondre aux critiques ou de donner à réfléchir aux adversaires. On compte peu de savants catholiques. Les critiques du dogme sont seulement interprétées comme des tentations du démon. L’Eglise catholique choisit la voie du thomisme. Le Concile de Vatican I proclame le pouvoir de la raison de reconnaître Dieu avec certitude. Léon XIII exalte volontairement le thomisme dans l’encyclique aeterni Patris (1879) : on peut atteindre les vérités naturelles et surnaturelles par la raison. Parallèlement, le protestantisme connaît un mouvement fondamentaliste très puissant. Dès le 18e, le conflit entre la science et la religion devient latent pour éclater dans les années 1850-1860, alors que la capitalisme se développe et que la foi dans le progrès est plus forte que jamais. Les premières désillusions économiques et sociales vont toutefois apaiser le conflit et amener les deux camps à tenter un rapprochement. B. Les Eglises, comme les milieux scientifiques, tentent de réconcilier ces « deux faces de la vie sociale » (Russell). 1. Science et croyances La science comme religion Face à l’échec des religions traditionnelles, certains scientifiques et philosophes proposent de leur substituer une religion de la science. Dans son Avenir de la Science, Renan affirme que « la science ne vaut d’autant qu’elle peut rechercher ce que la Révélation prétend affirmer. » Il ajoute dans la préface du même livre : « la science est donc ma religion. » La science ne doit donc pas seulement comprendre le monde, mais également proposer certaines valeurs capables de combler le vide laissé par la déchristianisation. Le mouvement le plus significative de cette évolution du discours scientifique est le positivisme d’Auguste Comte. Dans le Cours de philosophie positive, Comte expose les grandes thèses de sa doctrine par l’observation de l’histoire de l’humanité : une loi des trois Etats (âge théologique, âge métaphysique, âge positif) et une hiérarchie des sciences à laquelle il adjoint une méthode de travail qui vise à expliquer des phénomènes simples pour évoluer vers des phénomènes de plus en plus complexes. A partir de 1848, le positivisme cherche à peser sur le cours du siècle. Mais Comte comprend que le positivisme ne peut être une religion « froide », sans quoi elle ne suscitera aucun engouement. Il met donc en place des institutions internes qui visent à relier les adeptes entre eux et à l’Humanité (calendrier, nouvelles fêtes). D’autre part, il n’hésite pas à introduire des aspects sentimentaux avec le culte de Clotilde de Vaux. Le Catéchisme positiviste précise le dogme, le culte et le régime de cette religion de l’Humanité. Comte ne mène pas une guerre contre la religion en elle-même, qu’il juge nécessaire pour assurer l’ordre social -d’autant qu’il spécule aisément sur des causes scientifiques pour justifier l’ordre social (ex des femmes)-, mais contre le « surnaturel » et le « révélé », auxquels il oppose le « naturel » et le « démontré ». La science comme justification à l’ordre moral, social et politique Pendant le 19e siècle, la science devient une telle force intellectuelle et sociale qu’elle ne résiste pas aux tentatives de dévoiement dont elle est l’objet. Elle sert rapidement de base intellectuelle à certaines idéologies mais surtout, et c’est ce qui est intéressant dans le cadre de notre sujet, elle justifie les croyances et les préjugés. Le premier dévoiement de la théorie de l’évolution et de la lutte pour la vie de Darwin se trouve dans la préface à la traduction française de l’Origine des espèces par Clémence Royer. Celle-ci affirme sa foi dans le progrès par la compétition entre les hommes ou entre les nations. Cette transposition du darwinisme de la nature à la société aboutira le darwinisme social (1880), une théorie qui s’appuie sur les idées de Darwin pour justifier des préjugés antérieurs. Quoique Darwin y fût assez hostile, le darwinisme social servit de justification au libéralisme économique. Cette idéologie avait été jusque-là en déficience de légitimité par rapport aux théories traditionalistes et absolutistes. Le darwinisme social est donc providentiel : il justifie non seulement le libéralisme sauvage mais également la lutte interraciale voire, à partir des années 1880, l’eugénisme. Certains milieux scientifiques, non contents d’avoir rejeté le pouvoir spirituel hors du champ temporel, voulaient substituer leur propre système de valeurs à celui des Eglises. Mais ce processus, comme l’avait pressenti Comte, ne pouvait aboutir qu’en réintroduisant des éléments de spiritualité et d’irrationnel dont le fondement scientifique légitimait, avec darwinisme social notamment, des égarements idéologiques autrement plus graves. 2. La tentative d’adaptation des Eglises Tandis que la science essaie de s’ingérer dans des domaines d’où le pouvoir temporel avait été exclu jusqu’à présent, les Eglises connaissent un mouvement général de rénovation à la fin du siècle. Alors que le scientisme s’essouffle, les Eglises retrouvent un rôle certain, d’autant qu’elle s’appuient pendant un temps sur des méthodes scientifiques d’exégèse. Le modernisme La création des Instituts catholiques en 1875 permet la renaissance des études cléricales. Il faut combler un retard de plusieurs décennies. Georges Sorel déclare en 1901 : « on ne croit plus que des progrès des recherches scientifiques soient un danger pour l’Eglise. » A la fin du siècle, certains membres du Clergé comme Loisy, Duchesne ou Hébert sont persuadés qu’il est urgent accorder les Eglises avec les idées scientifiques de leur temps. Ils multiplient les tentatives d’exégèse et n’hésitent pas à ruiner certaines « légendes » pour se défendre sur le terrain du discutable. Pour reprendre un image de Russell, « l’Eglise abandonne les bastions pour garder la citadelle intacte ». L’abbé de Broglie établit en 1891 le bilan des rapports de la science et de la foi. Les résultats de la science seraient un mélange de faits scientifiques acquis et d’hypothèses philosophiques ayant leur aspect. L’Eglise n’est pas rejetée dans l’impuissance perpétuelle. Seul un mouvement historique conjoncturel explique que des savants soient sortis du champ de la foi pour empiéter le domaine des philosophes. En fait, la Révélation et la foi restent « d’actualité ». Mgr d’Hulst, recteur de l’Institut catholique de Paris, affirme que la science et la foi ne s’excluent pas, que les convictions religieuses n’entravent pas la liberté du savant et que les catholiques n’ont rien à craindre de la science. Parallèlement, il crée les congrès scientifiques internationaux des catholiques. La réaction des Eglises Ces tentatives de conciliation des Eglises avec leur temps échouent face aux raidissements des autorités ecclésiastiques. En novembre 1893, alors que vient de paraître un article de Loisy dans lequel l’universitaire affirme que les Livres de la Bible sont de valeur historique inégale, Léon XIII promulgue l’encyclique Providentissimus Deus qui nie la possibilité d’un désaccord entre théologiens et savants si les uns et les autres se renferment dans leurs limites respectives, et maintient l’inerrance de la Bible dans toutes ses parties. Un décret romain qui censure 65 propositions (Lamentabili sane exitu) est encore une victoire de l’école traditionaliste. C’est surtout l’encyclique Pascendi (1907) accusant le modernisme de ruiner « non seulement la religion catholique mais toute religion » qui réaffirme l’antimodernisme de l’Eglise catholique. Un courant intégriste multiple les dénonciations et fait planer le soupçon sur une élite de chercheurs. Cette réaction aboutit à une doctrine fixiste qui se maintiendra jusqu’à la deuxième moitié du 20e siècle. Le mouvement de rénovation intellectuelle et dogmatique des Eglises a donc échoué. Mais cet échec apparaît pour beaucoup comme inévitable. En effet, comme l’affirmait le père Pouget : « […]Rome procède par autorité et il faut avouer qu’elle a raison. Pour trois ou quatre cents esprits critiques, il y a des millions et des millions d’âmes et c’est le peuple. » Les Eglises ne pouvaient se permettre de modifier le dogme pour répondre aux critiques d’une minorité de chercheurs. Le 19e voit se développer un discours scientifique autonome. Ce discours, parce qu’il est en rupture avec la tradition et le dogme chrétiens, ne peut qu’entrer en conflit avec les Eglises. Face à la menace, celles-ci ont préféré réaffirmer leurs principes fondateurs plutôt que de se compromettre avec un mouvement trop réformateur. Car le dogme chrétien est caractérisé par une grande unité logique et remettre en cause une partie du raisonnement aurait conduit à rejeter tous les stades antérieurs. Il faut donc attendre 1950 et l’encyclique de Pie XII Humani generis pour que la papauté reconnaisse que la théorie de l’évolution est compatible avec la foi catholique. Pourtant, dès la fin du 19e, le conflit entre science et religion semble apaisé : la croyance au progrès s’essouffle tandis que l’influence, notamment politique, des Eglises chrétiennes diminue. Rétrospectivement, ce conflit peut paraître secondaire, d’autant qu’il ne concerne que les élites intellectuelles et religieuses, soit une part minime de la population européenne. Seulement, il n’est pas étranger à l’extraction à peu près définitive du pouvoir spirituel hors des problèmes temporels. Il s’apparente sur le plan intellectuel à la lutte que l’Etat mène contre les Eglises sur le plan politique. Il va même plus loin en fondant un nouveau discours à la fois religieux et rationnel. La science est donc un élément essentiel de la modernité du 19e, modernité au sens de ses contemporains, parce qu’elle détruit les archaïsmes de l’Ancien Régime religieux, et modernité telle que nous l’entendons actuellement, parce qu’elle valorise l’émergence d’un pouvoir temporel, laïc et technicisé. Bibliographie : - - Dictionnaire du 19e siècle européen, M. Ambrière (dir.), PUF, 1997 Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences, D. Lecourt (dir.), PUF, 2003 B. Russel, Science et religion, Gallimard, 1975 Le 19e siècle, I. Poutrin, Berger-Levrault, 1995 G. Cholvy, Y-M Hilaire, Histoire religieuse de la France contemporaine, BhP, 1985 G. Cholvy, La religion en France, Editions Hachette, 1998