Prenons l'exemple du commerce mondial. Pour comprendre les règles qui l'orientent, il est
tout à fait utile de s'interroger sur les compromis que trouvent, ou non, les Etats-Unis avec
l'Europe, et les pays du Nord avec ceux du Sud au sein de l'Organisation mondiale du
commerce (OMC). Il est tout autant nécessaire de considérer la façon dont les
multinationales tentent de se servir des Etats pour gagner des avantages compétitifs. Mais
cela est bien loin d'épuiser le sujet de la gouvernance du commerce international. Dans le
cadre de l’échange, les juges de l'Organe de règlement des différends (ORD) produisent
aussi des normes commerciales, de même que les comités d'arbitrage commerciaux privés
dont les décisions font également jurisprudence, les cartels, le commerce intra firmes (les
échanges de biens entre filiales, dont les prix de transfert sont établis par la multinationale
en dehors de tout marché), sans oublier les mafias qui font travailler, disent les experts, les
meilleurs spécialistes du transport mondial. Tous contribuent à la gouvernance
commerciale mondiale.
Les maîtres du monde
Cette dernière approche paraît donc la plus fructueuse pour comprendre comment
s'établissent les règles qui régentent la mondialisation. Ses partisans vont plus loin que le
simple constat de la diversité des acteurs pour expliquer comment ils sont hiérarchisés:
qui domine qui? Il existe une asymétrie grandissante, au profit des Etats-Unis, entre les
Etats, dans leur capacité à agir sur l'économie et la société (d'où la place importante qu'ils
accordent à l'étude de l'hégémonie américaine). Mais tous les Etats, y compris les Etats-
Unis, ont perdu en autorité au bénéfice des acteurs non étatiques qui exercent un pouvoir
équivalent ou supérieur dans beaucoup de domaines. Et la perte d'autorité des Etats ne se
traduit qu'en partie par une augmentation de celle des autres acteurs, une partie de
l'autorité, en dépit des règles existantes, n'étant plus exercée par personne, d'où le
développement de zones de non-gouvernance (ungovernance).
Les Etats-Unis exercent une influence prépondérante, aussi bien sur le plan économique
que militaire, technologique et financier. Les exemples abondent de cette domination: sur
les dix premières multinationales, cinq sont américaines, le dollar reste la monnaie de
référence internationale (voir page 56), 71% des actifs des investisseurs institutionnels sont
détenus aux Etats-Unis, les Américains sont les premiers utilisateurs d'Internet, etc. Plus
généralement, le gouvernement américain est capable de relayer plus efficacement que les
autres Etats les demandes de ses entreprises nationales. Les lobbies pétroliers, par exemple,
ont obtenu l'abandon de la participation américaine au protocole de Kyoto organisant la
réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Néanmoins, la mondialisation ne subit pas seulement l'influence des Etats, fût-il le
premier d'entre eux. Tous partagent leur pouvoir avec un ensemble d'acteurs privés. Par
exemple, les cinq grands cabinets de conseils américains, les fameux "Big Five"
(PricewaterhouseCoopers, KPMG, Ernst&Young, Deloitte Touche Tohmatsu et Arthur
Andersen), ont réussi à imposer l'adoption de normes comptables internationales
communes. Une évolution qui va leur permettre de standardiser leurs interventions, donc
d'en réduire le coût et de les rendre ainsi plus rentables, sans avoir à tenir compte des
disparités comptables nationales. Conséquences: toutes les entreprises vont devoir
s'adapter à une nouvelle norme de présentation de leurs comptes et les autorités de
surveillance des Bourses ont perdu la possibilité de pouvoir modifier les règles du jeu en
matière comptable pour des raisons de sécurité.