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L’ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE, UN RETOUR AU SUJET ?
François Régis MAHIEU
Professeur émérite de sciences économiques
Cemotev, Université de Versailles
UMI « Résiliences » (IRD)
L’ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE, UN RETOUR AU SUJET ?
Résumé : Le statut et l’objet de l’anthropologie économique sont très discutés en sciences
sociales, sauf en économie, depuis la condamnation de cette méthode par Frank Knight en
1941. Cette méthode permet une vision alternative à l’homo oeconomicus, celle de la
«personne totale», intégrant ses différentes dimensions, notamment psychologiques. Elle rend
l’économie responsable en élargissant le crime économique jusqu’à toute décision pouvant
augmenter la souffrance dans son domaine.
ECONOMIC ANTHROPOLOGY, COMING BACK TO THE SUBJECT ?
Abstract : Economic Anthropology is a matter of hard debates in social sciences ; except for
economics since its condemnation by Frank Knight (1941). However, this method gives us a
new approach of the economic agent, not only "homo oeconomicus" but a whole person with
a complex of social relations, enlarging economic responsabilities to all decisions which
create suffering.
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L’ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE, UN RETOUR AU SUJET ?
François Régis MAHIEU
"On comprend d'autant mieux la partialité de l'économiste qu'il a pour objet d'étude un agent
conscient et agissant, autrement dit un sujet" André NicoÎaï (1960).
INTRODUCTION :
Si la phénoménologie désigne ordinairement l’approche philosophique des
phénomènes, l’anthropologie économique étudie les phénomènes économiques. Elle est une
application de la phénoménologie ; Merleau-Ponty (1953) a, de façon magistrale, analysé le
lien entre la phénoménologie et les sciences sociales. En particulier, il rappelle que pour
Husserl, citant Lévy-Bruhl, la philosophie ne peut se passer de l’expérience anthropologique.
Il est important, selon Husserl, «de nous projeter dans une humanité fermée sur sa
socialisation vivante et traditionnelle, et de la comprendre en tant que, dans sa vie sociale et
à partir d’elle, cette humanité possède le monde. Celui-ci n’est pas pour elle une
«représentation du monde», mais le monde qui, pour elle, est réel». La méthode pour analyser
les phénomènes est clairement développée par Marcel Mauss (1967) dans son manuel
d’ethnographie : l’anthropologie économique se caractérise par des phénomènes de masse,
des représentations collectives, et fait disparaître les notions de besoin et d’utilité.
L’anthropologie économique élargit le champ de l’analyse économique en prenant en compte
tous les aspects de la personne, notamment psychologiques. Elle rend l’économie responsable
en élargissant le crime économique jusqu’à toute décision pouvant augmenter la souffrance
Le statut de l’anthropologie économique est discuté préalablement (1) ainsi que son statut (2),
avant de repréciser ses exigences (3), d’illustrer son opposition au modèle standard. (4) et
d’élargir ses implications (5) De nouvelles perspectives avec introduction des phénomènes de
vulnérabilité et de silience permettant d’élargir notre champ. Dans le cadre d'une
anthropologie économique de la personne, deux démarches sont cependant
indissociables celle-ci étant à l'interférence entre individu et structure. L'école d'Abidjan
utilise à la fois la théorie des comportements économiques et l'analyse structurale pour
former une micro-économie élargie. Elargie au niveau du sujet (la personne) de la méthode
(compréhensive) et des ingrédients (surtout la psychanalyse). Elle s'inspire largement des
travaux d'André Nicolaî (1960) sur "le système' comme complexe cohérent et spécifique de
structures et comportements".
LE STATUT DE LANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE
L’anthropologie traite des phénomènes humains et, à ce titre, est une méthode
appliquant la phénoménologie. Dans son manuel d’ethnographie, Marcel Mauss (1967)
énumère les phénomènes à observer, économiques, juridiques, moraux, religieux ; eux-mêmes
classés en sous-phénomènes. L’interaction entre ces phénomènes montre bien le souhait de
construire un «phénomène social total
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». Georges Bataille (1980) fait appel à l’ «économie
générale» qui définit «le caractère explosif de ce monde», avec l’intervention de données
historiques et de données présentes, tout en insistant sur le rôle de l’homme. Seul l’homme
peut, selon lui, lever cette malédiction. Erich Fromm (1941) décrit un individu souffrant de sa
solitude, déshumanisé et aliéné qui de façon perverse utilise sa liberté pour la détruire. Olivier
Leroy (1927) a développé «la raison primitive» et donc la relativité locale des rationalités.
Cette approche sera violemment combattue par les économistes, notamment par Von Mises
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La critique du totalisme anthropologique est très fréquente. La totalité prend un sens particulier dans la
philosophie de l’arithmétique de Husserl.
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(1949) en tant que «totalisme» (tout est dans tout) et «historicisme» (tout est relatif).
L’influence de l'institutionnalisme sur l’anthropologie (Herskovits, 1952) est très importante.
Elle creuse une opposition définitive entre l'anthropologie économique fondée sur des
comparaisons «réelles» et l'analyse économique «déductive» (Knight, 1941).
Les chercheurs francophones
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développent une anthropologie économique sous
l’impulsion d’André Nicolaï, dans les années 1960. Cette approche est très attachée au terrain,
plutôt pluridisciplinaire, monographique, qualitative plutôt que quantitative, et essayant de ne
pas tomber dans l’ethnocentrisme. Elle «est davantage une démarche, une méthode qu’une
théorie de référence» selon Gastellu (1984). A l'image d'autres perspectives, l'anthropologie
économique n'est pas une discipline, elle représente une problématique de l'homme sous
l'angle économique. L'anthropologie constitue une partie de l'analyse économique ; partie
méconnue, car les besoins de la politique économique obligent à la macroéconomie.
L’approche est particulière, à la fois du point de vue du domaine de réflexion et du point de
vue de la méthode. Si l’anthropologie économique est souvent assimilée à l'ethnologie
économique, à savoir l’étude des sociétés primitives, elle s’en détache pour traiter de la
personne dans la société contemporaine.
SON OBJET
Le point de vue anthropologique en économie traite des mœurs de l'homme
économique dans son universalité et son altérité. La totalité
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ne veut pas dire le totalisme,
mais une totalité construite par interactions entre structures et comportements. Tel est le
vieux conflit entre holisme et individualisme. Le point de vue anthropologique postule
l'individu et son autonomie (dans l'universalité) dans sa capacité à créer le social (même
inconsciemment) et à en adapter les contraintes. L'homme est le point de passage oblides
normes, fussent-elles l'expression de contraintes sociales très fortes. L'anthropologie étudie
comment l'homme internalise les normes. L'anthropologie n'oppose pas l'individu au social ;
l'individualisme méthodologique consiste à utiliser l'individu comme représentation des
contraintes sociales, tout en sachant que c’est la relation entre le pouvoir de la communauté et
celui de l’individu qui fonde le Malaise dans la culture (Freud, 1930).
L’universalité ne renvoie pas à un point de vue ethnocentrique, mais à une lecture
récurrente à partir des progrès de la raison. L'ethnocentrisme peut s'introduire dans les
internalisations et les déviations ; par exemple, on peut estimer que les relations familiales
sont de même nature en Afrique et en Amérique du Nord. L’effet de miroir joue dans
l’espace, mais aussi dans le temps. L'histoire nous apprend ainsi qu'il existe des universaux
dans le comportement économique passé et des modalités spécifiques dans leur adaptation.
Les modalités spécifiques d'échange (Potlatch, Kula), de destruction (Bilabia), les facilités de
certaines zones d'abondance (M. Sahlins, 1972) permettent de mieux comprendre l'adaptation
des principes généraux de la maximisation sous contrainte. Le don, la consommation
ostentatoire, la destruction du surplus ont des finalités politiques et culturelles que nous
devons comprendre. L'anthropologie étudie ainsi l'homme dans son universalité et son altérité
«économique» ; elle met en relation ces caractéristiques avec la pragmatique économique, les
actes économiques quotidiens. La tâche des outils économiques, dans cette perspective,
consiste à mettre en valeur l'universalité et l'altérité. Il est nécessaire de saisir comment
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En particulier de l'Office pour la Recherche Scientifique et Technique en Outre-Mer, devenu Institut Français
de Recherche Scientifique pour le développement en coopération et, finalement Institut pour la Recherche pour
le Développement (IRD)
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Objet initial des recherches de Husserl, critiqué par Frege.
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chaque homme se représente le social sous une forme qui lui est propre, spécifique, tout en
étant traitée par une méthode universelle.
EXIGENCES DE LANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE
Les anthropologues ont énoncé des règles ayant trait à l’anthropologie économique, en
premier lieu Marcel Mauss avec son manuel d'ethnographie et Lévi Srauss avec son projet
d'enseignement. Les règles recensées de l'anthropologie sont les suivantes :
1. Elle est prioritairement une étude de l’homme. Cet homme n’est pas forcément social,
contrairement à ce qu’affirme Lévi-Strauss (exemple : la responsabilité de la personne par
rapport à elle-même chez Sartre). Elle l’étudie dans son unité et sa diversité. Elle le respecte
dans sa dignité de personne, dans son authenticité, hors de tout ethnocentrisme.
2. Elle privilégie le terrain et donc les enquêtes compréhensives (par exemple en suivi
d'un panel) plutôt que représentatives. Le terrain implique de se fondre dans le groupe social
étudié afin de garantir l’objectivité de l’analyse. «L’anthropologie cherche, elle, à élaborer la
science sociale de l’observé» (Lévi-Strauss, 1957).
3. Elle préfère travailler sur des personnes au quotidien, au nom d’une rationalité locale. Ces
personnes ont droit au respect au nom d’une éthique de la statistique (Tolstoï 1892 ; Goulet,
1964).
4. Elle fait référence à la totalité, au «fait social total», mais ne prétend pas la saisir. La
totalité ne veut pas dire le totalisme, mais une totalité construite par interactions entre
structures et comportements. L’anthropologie a trait à tous les hommes et à «tout l’homme»
selon la formule de Lebret (1968).
5. Elle procède à des analyses comparatives, à la manière de l’anthropologie en miroirs de
Kluckholn (1985) : je comprends mieux ma société par la compréhension des autres.
6. Elle soumet ses résultats et interroge la théorie en feed back; L’anthropologie économique
n’est qu’une méthode (Gastellu, 1984) ; Lévi-Strauss (1957) insiste sur le rapprochement de
l’anthropologie avec la nouvelle formulation des problèmes économiques, notamment la
théorie des jeux.
DEUX ILLUSTRATIONS DE LA RELATION ENTRE LANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE ET LES
MODELES STANDARD.
L'anthropologie économique privilégie la compréhension du phénomène avant tout
rapprochement avec des modèles standards. Les funérailles en Afrique de l'Ouest servent à
évaluer les participants .Le maître des cérémonies annonce l'argent donet donc le statut
social de chaque participant. Le chercheur sera tenté d'utiliser sa boite à outils immédiatement
en l'analysant par tâtonnement walrasien. De même, l'analyse d'un groupe ethnique peut être
effectuée en utilisant des éléments de la théorie de l'altruisme, par exemple la théorie des
clubs, sans comprendre préalablement son rôle social., ses interdits, ses tabous.
Deux exemples sont développés ici, le cas des transferts inter vivos et celui de la bière
de banane dans l'Afrique des grands lacs.
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-PHENOMENOLOGIE DES TRANSFERTS INTER VIVOS EN COTE D’IVOIRE
Les transferts inter vivos en Côte d’Ivoire ont suscité de nombreuses controverses. A
première vue, il semble que ces transferts sont gigantesques. Par exemple une enquête sur les
fonctionnaires de Daoukro montre qu’un tiers des fonctionnaires ont des obligations
supérieures à leur revenu. L’importance de ce phénomène se révèle dans les enquêtes sur le
niveau de vie ; avec des signaux anthropologiques, le fait par exemple de constater l’angoisse
de la fin de semaine. Cette fin de semaine peut être concernée par des funérailles, occasions
d’une vaste redistribution. L’anthropologie cherche à estimer le niveau de ces transferts, leur
degré de contrainte et les réactions des personnes concernées. Face à cette responsabilité,
elles réagiront rationnellement en essayant de minimiser leur statut social. Mais ces transferts
sont effectués sous la contrainte de la communauté vis-à-vis de laquelle il faut rester
raisonnable sous peine d’exclusion. Chaque personne doit évaluer ses droits et ses
obligations qui contraignent son comportement.
Cette contrainte n’est pas prise en compte par les experts de la Banque Mondiale, notamment
Fafchamps (1992) et Ravallion (1987) qui défendent l’universalité d’un système d’échange
volontaire. Les transferts communautaires seraient analogues à des assurances et donc
relèvent de modèles intergénérationnels.
En fait la redistribution est universelle. Il serait faux de particulariser l’Afrique sur ce
phénomène ; des enquêtes postérieures montrent que les transferts dépendent de la valeur du
dollar marginal transféré. Ainsi les Etats-Unis, pays réputé égoïste, ont un niveau de transfert
record car donner un dollar quand on en gagne des milliers par an est peu ressenti. A
l’inverse, donner un dollar que l’on ne gagne me pas sur un jour est très mal ressenti, par
exemple en Afrique des grands lacs.
L’Afrique ne saurait être particularisée par la redistribution car celle-ci est universelle, mais
la pression communautaire et le ressenti personnel de ce racket lui sont particuliers.
PHENOMENE DE LA BIERE DE BANANE AU BURUNDI
Le signal anthropologique apparaît sous la forme de collines peuplées de bananiers
dont l’inutilité est dénoncée par les experts. Les bananes servent à fabriquer de la bière, par
la fermentation des grains. Cette activité fonde une hiérarchie sociale liée au mode de
consommation. Dans les enquêtes, les hommes clarent «se promener» traduction
mécanique du mot kirundi «Gutembere». Mais ce mot signifie dans le double langage local
«se promener afin de rechercher l’endroit finit de fermenter la bière de banane». La
consommation de cette bière répond à des règles précises, notamment de la place de chacun
dans les cercles de buveurs de banane. La vie est ainsi marquée par le respect d’une
progression dans cette hiérarchie.
La bière de banane git l’ordre social dans une société très pauvre chacun réagit
par une pluriactivité sur de l’agriculture en terrasse, Cette société est très vulnérable et
risque d’éclater à tout moment, à l’image des massacres et des migrations massives des
années 1990.
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