Vers une transition écologique et sociale Au lendemain de la COP21, le monde semble avoir davantage pris la mesure de l’urgence climatique. L’engagement international pris à Paris est ambitieux, même s’il arrive tard. Le travail commence dès aujourd’hui pour opérer la transition vers une économie décarbonée. Cette transition devra par contre tenir compte d’une autre urgence, celle des inégalités croissantes. Face à cette urgence, la mise en place et le renforcement de systèmes de protection sociale est indispensable. Les solutions apportées aux urgences climatiques et sociales peuvent parfois apparaître antinomiques, notamment par leur rapport à la nécessité de croissance. Or le défi du développement durable sera de répondre simultanément aux crises environnementale, sociale et économique. Double constat : Urgence climatique & Inégalités socio-économiques L’Accord de Paris issu de la COP21 est qualifié d’historique. Pour la première fois, la communauté internationale dans son ensemble a adopté un plan d’action commun pour lutter contre les changements climatiques. Cet accord reconnaît les principes de justice climatique et de différenciation, c’est-à-dire le fait que les responsabilités du changement climatique ne sont pas les mêmes pour tout le monde et que les conséquences touchent souvent plus durement les populations qui en sont les moins responsables. La reconnaissance de ces principes et de la nécessité de reconnaître les « pertes et préjudices » subis par les populations les plus vulnérables sont donc une avancée à saluer. Et si les changements climatiques touchent différemment les populations, les mesures d’atténuation et d’adaptation mises en place pèseront elles aussi davantage sur les populations les plus vulnérables. Dans les pays industrialisés, la transition écologique peut impliquer la disparition progressive de certains secteurs économiques entraînant la suppression d’emplois, même si d’autres seront parallèlement créés. Quant à la fiscalité environnementale, elle risque d’impacter davantage les populations vulnérables et ainsi renforcer les inégalités de richesse. Le rapport d’Oxfam paru en 2015 l’a souligné : le 1% des personnes les plus riches détient 48% des richesses mondiales tandis que les 99% autres se partagent les 52% de richesses restantes1. Nous n’avons jamais produit autant de richesses et pourtant les inégalités ne font que croître depuis les années 19802. La place accordée aux inégalités dans les nouveaux Objectifs de Développement Durable – le dixième objectif leur est consacré - ainsi que l’initiative conjointe de l’OIT et de la Banque mondiale pour une protection sociale universelle3 indiquent que la communauté internationale a pris la mesure de l’ampleur du phénomène. Changer de paradigme Les inégalités socio-économiques et environnementales touchent au final souvent les mêmes personnes, celles qui ont moins de moyens pour faire face aux risques sociaux et environnementaux. 1 Oxfam (2015), « Insatiable richesse : toujours plus pour ceux qui ont déjà tout », rapport thématique, Oxford, Oxfam GB, p. 2. https://www.oxfam.org/sites/www.oxfam.org/files/file_attachments/ib-wealth-having-all-wanting-more-190115fr.pdf 2 Godin (Julie), « L’aggravation des inégalités de richesses, entre domination et contestation » dans L’aggravation des inégalités, CETRI, Alternatives Sud, 2015. http://www.cetri.be/L-aggravation-des-inegalites-de 3 “A joint mission and plan of action: Universal social protection to ensure that no one is left behind”, statement ILO, 30 juin 2015. http://www.ilo.org/global/about-the-ilo/who-we-are/ilo-director-general/statements-andspeeches/WCMS_378984/lang--en/index.htm Mais si les problèmes sont souvent liés, les solutions sont quant à elles encore trop peu connectées. Comment imagine-t-on la transition vers une économie zéro carbone ? Celle-ci sera-t-elle compatible avec le maintien et le renforcement de nos systèmes de protection sociale ? Comment la protection sociale est-elle encore viable dans une économie sans croissance ou à croissance lente ? Dans sa contribution dans le cadre du 2e Congrès interdisciplinaire du développement durable, le philosophe et économiste Laurent de Briey souligne l’« impossibilité de concilier quatre éléments qui peuvent pourtant tous paraître souhaitables : des investissements publics devant permettre la transition écologique ; l’adoption d’un modèle de croissance faible, voire négative ; la réduction du temps de travail ; la défense de l’Etat-Providence »4. Or vu l’urgence des questions environnementales et sociales, il est essentiel d’y trouver des solutions conjointes. La réflexion est en marche Afin d’orienter les populations vers des comportements écologiques, le principe du « pollueurpayeur » est souvent appliqué. La fiscalité environnementale repose par exemple de manière égale sur toutes les épaules, même les plus fragiles, ce qui n’est pas équitable. Que faire donc pour changer les comportements sans aggraver les inégalités ? Les réflexions sur le sujet ne manquent pas. Dans son essai Le bel avenir de l’Etat Providence, Eloi Laurent, économiste à l’OFCE, spécialiste des questions de bien-être et de soutenabilité environnementale, fait le constat que « nos crises écologiques sont des questions sociales qui peuvent se comprendre à la lumière des inégalités de revenu et de pouvoir»5. Pour y remédier, il faut selon lui « reconnaître les enjeux écologiques dans les questions sociales, révéler les enjeux sociaux des questions écologiques »6. Une politique socialécologique doit donc « reconnaître l’existence d’un arbitrage entre la question sociale et la question environnementale pour parvenir à le surmonter »7. Selon Eloi Laurent, les politiques socialesécologiques se réaliseront en effet par un arbitrage visant simultanément une amélioration sociale et environnementale. L’Etat Providence doit donc se muer en Etat social-écologique, prodiguant à la population une protection social-écologique qui dépasse la protection sociale. Cette métamorphose doit se faire en réorientant les dépenses sociales, la fiscalité et en repensant les indicateurs de bienêtre8. En matière de fiscalité, Mireille Chiroleu-Assouline et Mouez Fodha, professeurs d’économie de l’environnement à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne et à l’Ecole d’économie de Paris, imaginent ainsi une politique bas carbone basée sur trois instruments : une taxe environnementale, un impôt sur les revenus et un profil spécifique de progressivité fiscale. Ces trois instruments permettront de poursuivre simultanément des objectifs de réduction des émissions de carbone, d’accroissement de l’efficacité économique du dispositif fiscal et de son acceptabilité par tous9. Certains mouvements politiques incarnent également simultanément les préoccupations écologiques et sociales. Même s’ils diffèrent sur d’autres points, l’écosocialisme et l’écologie sociale, tous deux « rouges et verts », préconisent ainsi un changement profond d’organisation de nos sociétés 4 De Briey, L., p.13. Laurent, E., Le bel avenir de l’Etat Providence, Les liens qui libèrent, 2014, p. 57. 6 Idem, p. 93. 7 Ibidem. 8 Idem, pp. 102-103. 9 Chiroleu-Assouline, M. & Fodha, M., « Lutter contre le changement climatique sans « creuser les inégalités » dans Le Monde, 3/11/2015. http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2015/11/03/lutter-contre-le-changement-climatique-sansaggraver-les-inegalites_4802155_3232.html 5 comprenant une sortie du capitalisme, un ancrage local et une réduction du temps de travail10. Ces idées rejoignent celles de Jeremy Rifkin et sa « nouvelle société du coût marginal zéro » qui reposera sur l'Internet des objets, l'émergence d’un nouveau modèle économique qu’il appelle les « communaux collaboratifs » et l'éclipse du capitalisme11 ou des villes en transition de Rob Hopkins12. Justice sociale et justice climatique : un mécanisme mondial ? Même si la solution doit être avant tout territoriale, les inégalités économiques ou environnementales se jouent également au niveau global. Un pas a été franchi lors de la COP21, les pertes et préjudices ont été reconnus comme troisième pilier de l’action contre le changement climatique13. La porte est ouverte au renforcement d’un mécanisme international d’appui aux victimes des changements climatiques. Pour lutter contre les inégalités économiques, certains promeuvent l’idée d’un fonds ou d’un mécanisme mondial pour la protection sociale. Les anciens rapporteurs spéciaux des Nations Unies Olivier De Schutter et Magdalena Sepúlveda ont proposé la création d’un Fonds mondial pour la protection sociale mêlant fonds de soutien et mécanisme de réassurance14. La Global Coalition for Social Protection Floors a elle aussi soutenu la création d’un Fonds mondial pour la protection sociale qui serait un mécanisme de financement basé sur la solidarité pour aider les pays à établir, mettre en œuvre et, de manière limitée, financer des socles de protection sociale15. Parmi les nombreuses idées existantes, celle développée par Gorik Ooms, chercheur à l’Institut de médecine tropicale d’Anvers et spécialiste des politiques globales en santé, est intéressante dans l’optique de la lutte contre les inégalités16. Il imagine un mécanisme d’égalisation dans le domaine de la santé s’inspirant de ce qui existe pour permettre aux différentes entités d’un Etat fédéral de prodiguer la même qualité de services publics, malgré une fiscalité ancrée dans les entités. Il insiste sur la motivation d’un tel mécanisme, non pas basée sur une logique d’aide, mais sur le principe de l’intérêt commun, étendu ici à l’échelle de la planète. Il rejoint en cela l’idée de Wilkinson et Pickett qui montraient déjà en 2009 les effets négatifs de sociétés inégales sur la santé, l’éducation, la sécurité, la confiance mutuelle, et cela qu’on y soit pauvre ou riche17. Un mécanisme global d’égalisation permettrait d’endiguer le risque d’érosion de nos systèmes de protection sociale qu’entraîne l’intégration économique mondiale. Récemment, les Objectifs de développement durable ont également souligné l’importance de poursuivre simultanément une série d’objectifs parmi lesquels la réduction des inégalités (Objectif 10 Devleeshouwer (L.), « Ecosocialisme ou écologie sociale » sur barricade.be, octobre 2011. Rifkin (J.), La nouvelle société du coût marginal zéro : L'internet des objets, l'émergence des communaux collaboratifs et l'éclipse du capitalisme, Babel, 2016, 512 p. 12 Voir https://www.transitionnetwork.org 13 Rigot, V. ? « L’Accord de Paris expliqué à … ma collègue », CNCD-11.11.11, 18/12/2015. 14 De Schutter, O. & Sepulveda, M., Underwriting the Poor: a Global Fund for Social Protection", Briefing Note 7, by the Special Rapporteur on the Right to Food and the Special Rapporteur on Extreme Poverty and Human Rights). http://www.ohchr.org/Documents/Issues/Food/20121009_GFSP_en.pdf (http://www.socialprotectionfloorscoalition.org/2015/05/financing-for-development-the-global-coalition-calls-ongovernments-to-support-the-creation-of-a-global-fund-for-social-protection/). 15 A Global Fund for Social Protection. A proposal for the Conference on Financing for Development, Addis Ababa, July 2015 http://www.socialprotectionfloorscoalition.org/2015/05/financing-for-development-the-global-coalition-calls-ongovernments-to-support-the-creation-of-a-global-fund-for-social-protection/ 16 Ooms G., Hammonds R., Waris A., Criel B., Van Damme W. and Whiteside A., “Beyond health aid: would an international equalization scheme for universal health coverage serve the international collective interest?” in Globalization and Health 2014, 10:41 http://www.globalizationandhealth.com/content/10/1/41 17 Wilkinson (R.G.) & Pickett (K.), The Spirit Level: Why More Equal Societies Almost Always Do Better, Allen Lane, 2009. 11 10) et la lutte contre les changements climatiques (Objectif 13)18. Dans une perspective socialécologique, il est en effet nécessaire de réfléchir les différents mécanismes globaux en dépassant les solutions « en silo ». Pour conclure, il est nécessaire de souligner qu’à la fois au niveau des Etats qu’au niveau global, la solution devra être transversale, issue du croisement entre les problématiques et les solutions. La transition juste, l’Etat social écologique, les objectifs de développement durable sont déjà des pistes de solutions qu’il faudra appliquer et approfondir pour parvenir à léguer un monde plus juste et plus sain aux générations futures. 18 Voir le Nouvel agenda du développement http://www.undp.org/content/undp/fr/home/sdgoverview/ durable sur le site de UNDP :